I'm not expecting to grow flowers in the desert,
But I can live and breathe and see the sun in wintertime.
Je venais à peine de quitter les quartiers d’Alheïri, sur le dos de Bee. Nous survolions la ville de Logue Town, sans savoir vraiment ou aller. Je n’avais rien indiqué à mon coéquipier, pas d’endroit ou atterrir, pas de pied à terre. J’étais absorbée dans mes pensées, me laissant simplement porter sans tenir compte de ce qui se tramait autour de moi. Je m’en fichai. Rien n’avait d’importance. Pas d’où. Pas de quand, de comment, de pourquoi. Juste maintenant.
Juste l’instant. L’instant et la pensée.
C’était ce qui me restait après mon entrevue avec Alheïri, après notre discussion, cette dernière lettre que je venais de lui laisser avant de m’enfuir. Encore une fois, il n’y avait pas d’au revoir, juste une promesse de retrouvaille. Un lien très simple qui nous accrochait l’un à l’autre, sans que l’on ne puisse s’en défaire. Un serment qui nous unissait, au-delà des océans et des mers du monde, des épreuves de la vie et autres erreurs de parcours.
Un ami avec qui affronter le monde.
Mise à part Bee, il ne me semblait pas avoir réellement eu des amis jusqu’ici. Du moins, sur qui compter en toute légalité. Robb Lochon faisait partie de ses incontournables qui avaient su, l’espace de quelques mois, illuminer ma vie avec leurs bêtises et leurs aventures. Rhyne était cette sœur que je n’avais jamais eue mais avec qui j’avais pu affronter l’adversité sans fléchir. Bee était mon rempart contre le monde, mon armure, mon moi avec qui je me battais, qu’importait l’ennemi.
Je ne savais pas si je pouvais appeler cela une famille. Je ne savais pas vraiment ce que c’était que ça, une famille. J’en avais eu une, passé un temps, pour me construire ou me reconstruire, selon comment on voyait la chose. Mais rien de bien concret. Pas de mère. Pas de père. Encore moins de frère. Je n’étais la fille de personne, la sœur de personne. Je n’étais que cette gamine sans nom, sans prénom, orpheline de tout, qui avait su fabriquer un monde avec des pièces rapportées. Qui avait réussi à se créer un univers avec des objets qui n’avaient pas de lien entre eux. Des bons hommes comme des mauvaises filles. Mais des personnes qui m’avaient fait grandir, murir, m’avaient mis à l’épreuve.
J’étais ce qu’elles voulaient que je sois. La Lilou. Elle. L’impliable. Fragile mais qui ne baissait pas les bras. Imparfaite mais qui n’abandonnait pas. Et pour l’instant, ça allait.
Parce que je n’avais pas à regarder derrière, je n’avais pas à revenir sur moi. Je n’avais pas à y penser. Il y avait des points sombres, des zones d’ombres. Des coins et des couloirs que je n’empruntais pas. Des mystères et des questions qui n’avaient pas de réponse.
Je m’interrogeais. Sur moi.
Peut-être pas assez, et pas comme il le fallait. Mais je le faisais. Lorsque je voyais qu’un homme comme Alheïri pouvait avoir une famille, un père qui veillait sur lui et une mère qui prenait de ses nouvelles. Qu’il avait trouvé une femme et aurait pu avoir des enfants. Un homme qui savait d’où il venait, sans pour autant être sûr ou il allait. Il n’y avait pas de mal à ne pas connaitre son futur. Il était néanmoins plus hasardeux de ne rien savoir de son passé.
L’enfance, quoi qu’on puisse en dire, est la base de toute une vie. Les fondations d’une existence. J’irai jusqu’à dire que l’enfance forge le destin, les choix, les gouts, les envies, les objectifs. Si l’on se perd en route, on aura toujours quelque chose sur quoi s’appuyait, pour repartir et prendre le temps d’une pause. Et quand bien même l’on juge important d’avancer, malgré les choses qui nous enchainent à ce qui est révolu, notre passé, c’est nous.
Du haut de mes vingt ans, je n’ai pas de passé. Pas d’enfance. Surtout, pas de parents. Et ça, c’était quelque chose qui laissait des marques. C’était là mon statut « d’orpheline », triste réalité.
« On s’en va d’ici. »
D’ici. Un endroit. Lambda. Nulle part et ailleurs à la fois. Dans tous les cas, rien ne me retenait ici, vu que j’avais réglé les derniers problèmes. Logue Town, s’en était fini pour moi, je n’aurais pu à y remettre les pieds avant un bon moment.
« Allons au port. »
Il caqueta. Je souris simplement en replongeant. Voilà près d’une heure qu’il attendait une réponse, une indication, un ordre. Une heure à ne rien faire, simplement à voler en me laissant penser, à me laisser à ce constat affligeant. S’il m’arrivait de me dire que je n’en avais rien à faire, ce n’était que mensonge. Hypocrisies sur tromperies. Personne ne se fiche de ce genre de chose, surtout pas moi.
J’étais plus peinée d’y songer après m’être rendu compte que certain avait plus de chance que moi. J’étais peinée d’être jalouse : Depuis mon départ de mon île presque natale de South Blue, ou j’avais laissé un gite et un couvert contre une vie d’aventure, j’avais immédiatement senti le poids de l’absence d’une famille. J’en avais une, un homme qui m’avait pris sous son aile et qui s’était occupé de moi, mais qui étais-je vraiment ? Je trouvais ça injuste. Injuste parce que ces questions, aucun gosse ne devrait avoir à se les poser, surtout pas après tout ça. Ça. La vie. Une putain de vie. J’étais en colère. Contre moi, contre eux. Pour avoir laissé faire ça, pour m’avoir abandonné. Je me sentais abandonner. Et si je partais, c’était parce que rien ne me retenait nulle part, parce que j’abandonnais avant qu’on ne m’abandonne encore.
Et des questions, toujours des questions.
Pourquoi lui ? Pourquoi pas moi ? Et pourquoi les autres ? Qu’avais-je de plus ? Ou de moins ? Est-ce que je le méritais ? Etait-ce une punition ? Frappait-on au hasard ? S’acharnait-on ?
Et après ? Qui pour y répondre ?
« Mademoiselle Jacob… »
Bee leva le nez vers l’homme qui s’adressait à nous. A mon tour, je fis la même chose. Nous venions à peine d’atterrir, de nous approcher d’un navire à « emprunter ». Il me salua en s’inclinant respectueusement, la nuit tombée ne me laissait pas voir son visage, mais je devinais facilement sa tenue officiellement, celle d’un commandant en service..
« J’ai besoin de vous. »
[L]a Valse des Monstres.
Je regardai sa cabine sous tous les angles, faisant le tour du propriétaire. Un parquet ciré, un bureau, des trophées, des décorations accrochés aux murs. Une petite fenêtre donnant sur le pont pour surveiller ses hommes. Celui qui m’avait abordé était de toute évidence un capitaine. Son nom ? Elliot Peyton. Un grand homme aux cheveux noirs et mal coiffés, aux yeux d’un vert profond, l’air nonchalant. Ses traits étaient marqués par son âge, il allait vers la cinquantaine, mais son corps d’athlète ne laissait aucun doute sur sa puissance.
Mon regard s’arrêta sur une fiche, un avis de recherche, le seul placardé au mur de son bureau et qui contrastait avec le reste. C’était celle d’un homme primé à quinze millions de Berries ; je constatai que les bords et les angles étaient abimés, usés. L’affiche avait par deux fois était complètement déchiré, avant d’être scotché. L’homme dessus était brun, un sourire vainqueur et provocant, une bonne tête de fouille merde. Shell « Punk » Phillip.
« Faites comme chez vous. »
Je tournai le regard vers mon interlocuteur, les bras croisés sur ma poitrine.
« J’avais plutôt dans l’idée d’en finir rapidement. »
Elliot me fit un sourire et me désigna de la main une chaise devant son bureau. Je vins m’assoir et l’examinai du regard pour l’estimer à sa juste valeur. Il m’avait l’air d’un homme droit, juste, pas trop prise de tête, mais accablé par un poids qui lui courbait les épaules vers l’avant. Il semblait fatigué, aussi.
« J’ai vraiment besoin de ton aide. Tu me permets de te tutoyer ?
- Mh. J’avais cru comprendre, donc…
- A quelques kilomètres d’ici, il y a un navire pirate sur le point d’accoster au port. Une dernière escale avant d’aller sur Grand Line. Je dois empêcher leur départ : ils ont quelque chose dont j’ai besoin. J’ai l’intention de faire couler ce navire, avec l’équipage, et de mettre aux fers les survivants. »
Je le fixai toujours, sans comprendre où il voulait en venir. Je ne faisais pas dans la charité, je n’étais pas du genre à m’allier à n’importe qui sans de très bonnes raisons.
« C’est une très jolie histoire, mais je dois vous prévenir que je ne suis pas du genre à mettre délibérément ma vie en danger sans une très bonne raison. Et ce n’est pas parce que j’ai une réputation depuis peu de « sauveuse de l’humanité » que j’ai l’intention de jouer au super-héros tous les jours. »
Il fit une grimace, pas satisfait de la réponse.
« Je ne m’attendais pas à un refus.
- Je n’avais pas l’intention d’accepter quoique ce soit sans en savoir un peu plus. Pourquoi eux ? Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Qu’est-ce que vous voulez ? Et surtout, pourquoi moi ? »
Il reprit d’un air sombre :
« Je suis venu sur Logue Town spécialement pour te voir. Toi. Deux semaines de trajet avec l’éventualité de te manquer. Mais j’ai fait tout ce chemin. Je ne peux pas tout te dire, pas maintenant. Je l’ai promis…
- Promis à qui ?
- … Personne, oublie. J’ai pensé que ça serait bien… Enfin, je ne sais pas vraiment comment aborder ça…
- … »
Il avait toujours l’air accablé, la tête entre les mains en train d’essayer de chercher ses mots, une phrase correcte, qui passerait mieux qu’une autre. Je le regardai toujours, pas certaine de savoir ou me mettre, quoi faire, ou quoi dire.
« Commençons par le début : Pourquoi moi ? »
Il poussa un long soupir, se redressant :
« Parce qu’elle t’a reconnu. Sur le journal, les nouvelles, les évènements de Logue Town.
- Elle ?
- … »
Un silence. Elle m’avait reconnue. Je n’avais aucune idée de qui il était en train de me parler, qui était cette « elle ». Et son silence commençait sérieusement à me pesait. Soupirant un bon coup, je pris mon mal en patience, il allait forcément finir par lâcher le mor…
« Ma femme. Ta mère. »
A nouveau, un silence. Lourd. De vérité. Mon cœur était sur le point d’éclater sous cette révélation. Ma… mère ? Je fronçai les sourcils, déglutis péniblement en essayant de reprendre le contrôle de ma pensée. Ma mère ? Je trouvais cette situation étrangement ironique. Cherchant à dire quelque chose, j’ouvris la bouche mais rien n’en sorti. J’étais choquée. Hébétée… Si je n’étais pas déjà assise, je me serais cassée la figure.
« Qu’est-ce… Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? »
« On nous at… »
Pas le temps d’en dire plus qu’Elliot lui trancha la gorge d’un geste vif. Sans pitié, destructeur. Bee le regarda droit dans les yeux et se tourna vers moi. Lui non plus n’était pas rassuré, mais je n’étais pas en position de penser quoique ce soit par moi-même.
Nous nous trouvions sur le sommet du mât, regardant en bas en tenant le corps sans vie de la vigie. Le plan était simple : semer la panique, permettre l’assaut, éradiquer le problème. Et Basta, j’aurais fait ma part.
« Tout va bien ?
- Mh. »
Il me fixait, essayant de savoir si j’étais prête à faire ce qu’il me demandait. Son regard rassurant me disait que le jeu en valait la chandelle, il en était sûr.
« Bee, le mât ! »
Le canard hocha simplement la tête et sauta vers l’avant. Elliot m’intima de le suivre et de descendre progressivement les cordages. Bee atterrit sur le pont, regarda les hommes autour de lui qui furent surpris de l’apparition de ce canard. L’on se mit à rire, à vouloir l’attraper pour le faire cuir. Mais lorsque la bête fut assurée de ma sécurité, il se transforma en ce robot destructeur et jaune.
Les hommes se mirent à crier, à courir, à tirer. Mais Bee n’en avait rien à faire. Il passa ses grandes mains d’acier autour du mât du navire et tira dessus, très fort. De plus en plus fort. On entendit un craquement sinistre, jusqu’à ce que le bois ne se brise complètement et qu’on ne le voit vaciller dans les airs.
« Mon mât ! »
Elliot surgit de l’ombre et assomma le capitaine. Un homme au chapeau en plume, vêtu d’une longue cape sale et de botte en cuir. Je le suivais, évitant l’attaque de ses hommes qui comptaient bien défendre leurs meneurs. Sur le bord du navire, l’on entendit des bruits secs. Bee vira de sa grande main les hommes qui l’attaquaient et se rendit là ou des grappins venaient de se greffer. Il prit tous les grappins et tira un grand coup dessus, si fort encore qu’un navire marin surgit de l’ombre pour rentrer en collision avec celui des pirates.
Ils étaient fait.
« A l’ABORDAGE ! »
…
Le raffut avait enfin cessé. L’on passait le fer aux pirates, on les faisait s’assoir et on attendait les ordres du grand patron. J’étais à côté de lui, du grand patron. Il regardait les assassins avec l’œil mauvais, en colère.
« Il n’est pas là…
- Qui ? »
Il avait lâché cela en se tournant vers ses hommes, et d’une voix forte, il enchaina :
« Où est le capitaine ? »
L’on lui désigna celui au grand chapeau à plume. Il prit le pas vers lui, moi sur ses talons pour essayer de comprendre son agacement, aussi de ne pas le perdre de vue pour qu’il réponde à toutes mes questions.
« Que faites-vous ? »
Il ne m’écoutait pas, comme dans son monde. Sa colère était palpable, saisissante, contagieuse. Il avait une allure vive, pleine de rage, donnant l’impression d’écraser un monde entier sous ses chaussures.
« Toi, là !
- Grmbl ?
- Ou est Punk ?
- Punk ? »
Le mec, sur l’affiche. Lui. Le capitaine du navire leva le nez vers son interlocuteur, le dévisagea de son seul œil valide et afficha un petit sourire qui dévoila ses dents jaunies :
« Hey, mais je vous reconnais… Z’êtes le capitaine qui traque Punk depuis un p’tit moment, là, parc’qu’il a fait des trucs pas bien. A vot’ p’tite femme, parait. Hinhinhin… »
Votre femme. Ma mère. Son rire raisonna, son regard se fit lubrique. Ce n’était pas un enfant de chœur, et le Punk qu’il cherchait avait l’air de la même trempe, mais en pire… Elliot se tourna vers moi et me jeta un regard plein de haine, qui me fit froid dans le dos. Impossible de savoir s’il transférait la rancœur qu’il avait pour son interlocuteur ou si c’était vraiment moi qu’il haïssait de la sorte. Le pirate comprit immédiatement, moi pas du tout :
« Le rejeton ? A-do-rable… C’monstre-là, l’avez manqué… De peu. L’a quitté l’embarcation hier soir. Hinhinhin. »
Le Marine serra les poings, prenant une grande inspiration pour garder son calme. Malchance. En prenant le temps de venir jusqu’à moi, il avait manqué sa véritable cible…
« Et z’êtes pas prêt de l’avoir. »
Provocation de plus qui déclencha la colère d’Elliot. Et heureusement que l’homme savait se contrôler : Il lui assena un coup de poing si violent qu’il lui brisa deux dents, acte qui aurait pu être pire si le Marine n’était pas un exemple de patience. Aussitôt le geste fait, l’homme devint imperméable à toutes critiques et attaques. Il se tourna vers ses hommes :
« Foutez-moi ça en prison. ET VITE ! »
Il tourna les talons tandis que les moustiques agissaient. En quelques minutes, les hommes furent mis sous les verrous. L’on s’éloigna du navire de pirate, on tira dessus avec des canons et l’on fit plonger à jamais l’embarcation.
« Vous me devez des explications !
- Je ne TE dois rien du tout ! »
Il tournait comme un lion en cage, dans sa cabine. D’un geste brusque, il envoya par terre tout ce qu’il y avait sur son bureau. Difficile d’affronter un homme en colère. Difficile de faire face. De comprendre. De remarquer surtout que la haine de cet homme, elle n’est plus seulement contre Punk, mais aussi contre moi.
« Tout ce temps perdu, pour RIEN ! Pour rien du tout ! Il n’était même pas là, il est parti la veille ! J’aurais pu l’arrêter et l’attraper, et NON ! Tout ça à cause de TOI ! TOUJOURS TOI ! »
Je le regardai avec des yeux ronds, de surprise et d’une violence nouvelle qui montait en moi. Je ne savais pas pourquoi mon humeur changeait, je ne savais pas pourquoi est-ce que l’on m’accusait, mais l’injustice et l’incompréhension donnaient un cocktail amer et explosif. Il abusait… de mon temps, de ma patience, de ma bonne foi.
« Je ne suis responsable de rien du tout ! C’est vous, seulement vous qui avez fait le choix de venir me chercher ! Vous n’aviez pas besoin de moi, vous n’aviez pas besoin de mon aide ! Vous me faites perdre mon temps à m’accuser de chose dont je ne suis pas responsable ! Si c’est pour me faire gronder comme une gosse de six ans pour une bêtise que je n’ai pas faite, MERCI BIEN, j’ai passé l’âge !
- T’es qu’une gosse mal-élevée qui m’empêche de faire correctement mon boulot !
- Votre boulot ? Non mais je rêve, c’est moi qui ai fait votre boulot ce soir, comme y’a un mois ! Comme vous êtes venu me chercher pour avoir « votre » Punk !
- Je ne suis pas venu te chercher ! Je peux l’avoir, seul !
- Vous êtes incapable de le tuer ! »
Les yeux rougis par les larmes, la colère, l’émotion, je fixais toujours Elliot. On se disputait sans savoir pourquoi, sans véritable raison, simplement parce qu’on en avait marre, tous les deux, de ces non-dits, de ces secrets. Les choses allaient crescendo, toujours plus fortes, plus hautes, plus vives. Plus blessantes. L’homme me rendit un regard plein de désespoir, ses yeux se posèrent sur l’affiche, sur celle de son adversaire, de son ennemi, qui le narguait depuis des mois, et des mois. Il s’effondra sur sa chaise, tremblant de haine, de peine, essoufflé.
« Je sais. Tu as raison. »
Il sanglota. Et il lâcha prise.
« Je n’en suis pas capable. Je ne suis pas assez fort pour le battre. Mais je dois le battre, je dois la venger. D’une façon ou d’une autre. J’ai pensé l’avoir, ce soir. J’ai pensé qu’il serait là, que je t’expliquerai tout devant lui et que tu te liguerais avec moi contre lui, pour enfin l’arrêter et rendre justice. Mais c’est trop bête. »
Il se leva et alla jusqu’à l’affiche. Il la décrocha, se tourna vers moi, regarda l’homme dessus, me regarda et vint me la donner. Je m’en saisis maladroitement, regardant les traits rieurs de ce Punk.
« Ça fait dix-neuf ans que j’ai promis de l’arrêter. Dix-neuf ans que je ne pense qu’à une chose. C’est une traque, sans merci. Et j’ai l’impression de devoir capturer de la fumée. Il s’échappe, il s’en va. Il me connait mieux que personne maintenant. Et il joue avec moi, quotidiennement.
- Pourquoi lui ? »
Lui qui me fixait dans les yeux depuis tout à l’heure fut comme pris d’un spasme et baissa le regard. Une lueur haineuse dans les prunelles, rien de bien rassurant.
« Qu’est-ce qu’il a fait à… votre femme ? »
Impossible de l’appeler par ce qu’elle était, par ce sobriquet qu’on devait logiquement lui donner. Maman. Peut-être. Ou non. Pourquoi pas. Je ne savais même pas à quoi elle ressemblait.
« Il… l’a violé. »
Mes yeux se posèrent sur la photo à terre. Celle qu’il avait envoyé valser de son bureau. Celle de deux personnes, une femme avec de long cheveux roux, les mirettes vertes et l’air très doux et d’un petit garçon aux mêmes cheveux noirs que son père qui riait à ses côtés. Une photo d’une famille heureuse mais d’une femme brisée par l’homme que je tenais dans mes mains.
« Elle a mis tellement de temps à se reconstruire. Tellement. Elle est si courageuse. Mais elle a peur, tout le temps… »
J’écoutais sans vraiment entendre. Ou l’inverse. Il y avait quelque chose d’abstrait, une certaine réflexion sur l’instant. Quelque chose clochait. Des associations étranges dans ma tête qui allait et venait. Une équation qui prenait forme.
Un viol.
Une mère.
Dix-neuf ans de traque.
Ma mère.
Moi.
« C’est… c’est mon père ? »
Elliot n’avait pas cessé son discours depuis tout à l’heure. Il se rendit rapidement compte que je n’avais rien écouté de l’éloge qu’il faisait de ma mère. Je lui montrais la photo du doigt, les yeux écarquillés par l’horreur du résultat obtenu. Il préféra ne rien dire.
« Bordel, c’est vraiment mon père ! »
Qu’est-ce qui était le plus lourd dans cette histoire ? Découvrir que son père est un voyou de la pire espèce ? Ou savoir qu’on est le gosse le moins désiré de toute l’histoire de l’univers ? Mais à quoi est-ce que je pouvais m’attendre… Devoir grandir dans un orphelinat, vivre tout ça… C’était forcément une punition divine. Forcément.
« Hana, je suis désolé… »
J’eus un sursaut, à ce prénom. Qui ? Mon air surpris lui fit comprendre qu’il avait fait une erreur en m’appelant ainsi. Qu’il n’y avait pas de « Hana », ici.
«C’est ainsi que Maïa t’a appelé en te laissant là-bas. »
« Là-bas ». Ce n’était même pas un orphelinat. C’était là-bas. La bile me monta aux lèvres.
« Elle regrette son geste tous les jours. Elle a remué ciel et terre pour te retrouver, tu sais ? Quand elle t’a reconnu sur la photo…
- Elle aurait dut me reconnaitre il y a vingt ans. »
Une identité. Ce que j’étais. Ce que j’avais vécu. Ces années sans l’amour d’une mère parce que j’étais différente, parce que j’étais malade. Non contents de m’avoir fait batarde, mais parents m’avaient MAL fait. Puis, la perte de tout ce que j’aimais, mon univers entier pour me retrouver chez des mercenaires. Chez lui. Le créateur. Yumen. Qui a été un semblant de père pendant quelques temps. Et puis Bee et Harry. Et Jamie, Savanah, Robb, Rhyne, Sœur Marie Thérèse, Tahar Tahgel, Judas, Alheïri Fenyang. Et maintenant ça.
« Je vais le retrouver. Et je vais le tuer. Je ne vous devrais plus rien, je n’aurais plus à me faire pardonner de vivre.
- Mais tu n’as pas à t’en excu-
- Ah non, la ferme ! J’ai très bien compris ce que j’étais… Ce que je suis pour toi, pour vous. Une erreur. Un putain d’accident. Une tâche sur ce beau tableau. Pas la peine de tomber dans une hypocrisie mielleuse, c’est pathétique. »
Je pris le pas vers la porte de la cabine, lui sur mes talons et avalai la distance qui me séparait encore de mon ami, Bee.
« Je vous tiendrai au courant de l’avancée des choses. Quand Punk sera mort, je vous enverrais sa tête dans une boite et nous n’aurons plus rien à nous dire. Et vous passerez le message à cette très chère Maïa que ce n’est plus la peine de me reconnaitre dans le journal.
- Lilou, je-… »
Je le coupai d’un geste de main, Bee déplia ses ailes en menaçant quiconque s’approchait de nous. Je pris place sur lui, il s’apprêta à s’envoler.
« Allez-vous faire foutre commandant. »
- Spoiler:
La valse des monstres. C’est ainsi que ça se nomme. Parce qu’il n’est jamais unique et qu’il revêt les formes qu’il lui plait. Personne n’y échappe, tout le monde l’est. Il n’y a pas d’issu possible à cette tragédie, parce que le simple fait d’exister, d’être ce que l’on nomme aujourd’hui « humain » fait de nous l’être le plus monstrueux qui puisse exister. Selon comment on prend la chose, le monstre change de face, d’air, de physionomie. Il devient l’homme comme la femme, l’abominable, le voyou, le juste, la fillette.
Le monstre est celui qui dénonce l’injustice et accuse l’innocent, l’ignorant, l’incompris et qui réclame la vengeance ou la justice. L’un va avec l’autre, l’un est lié à l’autre. La justice n’est plus cette valeur imperméable, philosophique et pleine de cette droiture que l’on veut lui accorder. A partir de l’instant où elle a été touchée par la main de l’homme, elle a pris cette forme difforme qui la mue en une monstrueuse hache coupeuse de tête. Le monstre est cette mère qui ne s’assume pas comme mère, qui ne supporte pas le poids de son enfant, le poids de sa vie, le poids d’un accident de parcours. A raison ou pas, elle s’est muée très vite en cette bonne femme haineuse envers le petit être qu’elle a mis au monde…
Un monstre, à ces yeux. Un monstre à qui l’on a donné naissance, qu’on a laissé venir au monde. Ni voulu, ni désiré, comme la maladie, comme la peste même, que l’on abhorre rien qu’en prononçant son nom, qu’on dénigre et qu’on ne veut pas voir. Il est celui qu’on abandonne parce que dénué, lors de la création, de ce que l’on appelle « amour » et qui se nomme en réalité « désir ». Ou la « pulsion ». Selon. Pulsion qui guide d’autres genres de monstres, des humains plus sauvages, plus fous, plus assoiffés de vie et de justice, accro à l’existence et à la jouissance. On leur en veut parce qu’ils détruisent, brisent, brulent, exterminent. Plus proche de ce diable qu’il y a en chacun de nous, de ce démon dans nos corps qui rugit par instant.
Qu’importe d’où il vient, ou il va et pourquoi il est là. Il ne fait que danser avec ces gens. Il ne fait qu’en créer d’autre. Il ne fait qu’exister. Il ne fait qu’agir. C’est déjà trop.
Et il est toujours plus facile de le juger que de le comprendre.Journal d'un Philosophe de Comptoir, psychologue pour la soirée.
17 Avril 1623.