- Quelques nuits après Little Garden, sur le pont du Léviathan
Sur le pont d'avant, les trois hommes de quart se serrent frileusement autour du brasero. Ils savent que dans quelques minutes ils vont devoir s'éloigner du feu pour reprendre leur ronde, alors ils cherchent à emporter le plus de chaleur possible avec eux.
-N’empêche, je suis sur qu'il a triché !
Ça c'est Félix, dit Tabouret a cause de sa petite taille et d'un sommet de crane aussi plat que chauve. Un petit type jovial et un peu magouilleur, toujours prêt à rendre service ou à pousser la chansonnette pour encourager ses collègues... Mais pour l'instant Tabouret fait la gueule, s'il est de garde cette nuit c'est qu'il a joué son tour de garde et qu'il a perdu.
-Pff, pas besoin de tricher pour te lessiver, dés que tu bluffes tu te mets à triturer le porte bonheur que tu as dans ta poche comme si tu étais pris de tremblote...Tout le monde le sait.
Ptit Louis, qu'on n'appelle comme ça que parce que son corps d'adolescent en pleine croissance donne toujours l'impression qu'il déborde de ses vêtements trop petits, se marre à voix basse en rapprochant ses mains du feu. Même s'il n'est soldat que depuis peu, les événements tragiques de Little Garden lui ont appris à savourer chaque moment de calme. Même ceux des gardes de nuit...
-Moi je suis sur qu'il a triché...
-Allez les gars, c'est l'heure...
Une voix grave et rauque, celle du sergent Rolph, un géant parmi les hommes, tellement fort, barbu et poilu qu'on le dit cousin avec les ours. Mais toujours sur le ton de la plaisanterie car Rolph est un brave homme et un brave marin. Et qu'il n'a pas son pareil pour prendre soin de ces hommes...
Laissant le brasero les trois hommes empoignent leurs armes et partent faire leur tour. D'abord le gaillard d'avant, puis l'entrepont, ses canons de poursuites et ses sabords pour l'instant soigneusement fermés. Puis la soute avant ou logent les gabiers, juste à coté des réserves de tissus et de cordes nécessaires aux réparations de matures. Juste à coté aussi de l'endroit ou on a logé le civil que le Capitaine a ramené sur le bateau...
Une ronde sans surprises, une de plus...
[...]
L'assassin n'a eu aucun mal à se glisser à bord. C'est un expert, un spécialiste qui a soigneusement étudié les plans du Léviathan et les procédures en vigueur à bord avant de passer à l'action. Il est tellement discret qu'il en est presque intangible et n'en a pas vraiment besoin. Mais quand on est membre de l'Umbra on apprend à ne rien laisser au hasard, pas même le plus infime ou le plus insignifiant des détails. Et ce quelle que soit l'importance de la mission...
Et celle de ce soir est de loin la plus importante que l'assassin ait jamais exécuté. Il est l'un des meilleures parmi ses frères et cette nuit est la consécration de sa carrière. L'occasion de graver son nom à jamais dans l'histoire ou de mourir et de sombrer dans l'oubli... Mais l'assassin ne pense pas à ça. Il sait que penser à autre chose qu'a l'instant présent ne peut que le conduire à la mort. Il connait sa cible et sait très bien qu'il n'aura pour frapper qu'une seule occasion...
Devant lui les trois hommes s’arrêtent. L'un d'eux sent quelque chose, une menace ? Un bruit ? Mais les deux autres le rassurent. Et l'assassin sourit. L'instinct est une chose merveilleuse, d'une précision inouïe, et pourtant les hommes ne l'écoutent jamais... Non que dans ce cas précis cela serve à grand chose pour les soldats. Ils ont beau marcher et parler, ils sont déjà morts...
Et alors qu'ils se remettent en marche l'assassin frappe. Aussi implacable que la mort en personne il se glisse au coté de ptit Louis et lui tient la tête une seconde, juste le temps de lui enfoncer dans l’œil une longue aiguille et de le laisser cloué au mur pour éviter qu'il ne fasse du bruit en tombant. Les soldats n'ont pas le temps de respirer que c'est au tour de Rolph de rencontrer son destin. Une main se plaque sur sa bouche et une lame lui ouvre la gorge d'une oreille à l'autre. Lui aussi est mort avant de toucher le sol. Et quand Tabouret se retourne il n'a pas le temps de voir l'assassin que celui l'a déjà frappé à trois reprises, toutes mortelles, et le soldat bascule dans le trépas sans même comprendre ce qui vient de lui arriver...
Et l'assassin se remet en marche en rangeant ses armes, droit vers la cabine ou il sait trouver sa cible...
[...]
L'assassin est arrivé il y a déjà des heures. Des heures passés immobiles, à faire corps avec le bateau. Des heures à attendre, tous les sens aux aguets. A attendre l'autre, l'autre qui doit venir... De façon aussi immuable que la lune ou les mouvements des astres... L'autre qui était son frère et qu'il va devoir affronter.
Alors il attend. Et aussi soudainement que s'il avait toujours été la, soudain l'assassin n'est plus seul. L'autre aussi est présent. Et c'est comme se regarder dans un miroir. Un miroir curieusement pourvu de libre arbitre...Mêmes tenues, mêmes techniques, même façon de bouger en restant constamment aux aguets, prêt à réagir instantanément à toute menace...
Mais l'assassin à sur son double l'avantage de la surprise, et celui de le connaitre aussi parfaitement qu'il se connait lui même. Et quand son doigt déclenche le leurre il voit réagir son frère de la même façon qu'il aurait lui même réagit. Et il frappe à son tour aussi vite et précisément que le tueur un instant plus tôt. Et dans les couloirs du Léviathan, sans que nul ne s'en doute, l'assassin tue l'assassin...
[...]
-CAPITAINE ! Venez vite Capitaine !
Le type qui fait irruption dans la cabine de Salem manque à tout les usages, il est débraillé, hors d'haleine, et n'a respecté aucun des protocoles habituels d’accès à une chambre de gradé. L'heure doit être grave...
-Capitaine, il s'est passé quelque chose cette nuit, on a perdu trois hommes, et il y a un autre type mort que personne ne connait... Le Colonel Ketsuno a dit que vous deviez venir tout de suite !
Et effectivement sur le pont c'est la crise. On a aligné sur une table les corps des trois hommes de l’équipe de garde du pont avant. Trois braves marins fauchés sans même avoir pu se défendre. Et autour les hommes contemplent les cadavres d'un air choqués. Si on n'est même plus en sécurité à bord...
Un peu plus loin Ketsuno analyse une autre scéne de crime. Encore plus étrange celle la. Au grand mat du léviathan est cloué un homme. Une lame dans chaque oeil. Un homme vêtu d'une tunique grise à cagoule que tout ceux ayant déjà eu affaire à la confrérie peuvent reconnaitre immédiatement. L'homme est un des assassins de L'Umbra. L'une des confréries de tueur les plus redoutés des blues.
Mais ce n'est pas le plus étrange. Non, le plus étrange c'est le symbole qu'on lui a gravé dans la paume de la main. Celui que l'Umbra laisse en guise de message sur ses victimes... Un homme de la confrérie, tué par la confrérie ?
-Salem, il avait ça avec lui...
De sa veste, Ketsuno sort un étrange couteau, un simple poinçon, une pointe dépourvue de tranchants mais assez acérée pour traverser aisément mailles et armures. Une arme d'assassin... Une arme dont la couleur évoque immédiatement quelque chose dans l'esprit de tout les marins présents. Une arme en Granit Marin...
Et quand on connait le granit marin, on sait aussi qu'il ne sert qu'a une seule chose. Tuer des possesseurs de fruits du démons. Et on ne peut s’empêcher de se poser une question. A qui l'assassin destinait'il son arme ?