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Au détour d'une ruelle. [FB: 1621]

Bliss.

Dans beaucoup d'îles, les premières choses qui vous sautent aux yeux, ce sont les enseignes des bars, tavernes, auberges. Des enseignes plus grosses les unes que les autres, tentant d'attirer les clients à coups de lettres en capitales « size 54 » et de chansons de troubadours. Ou d'ivrognes pour les plus modestes. Ça marche aussi, mais c'est pas la même clientèle.
Or dans cette ville, la première chose que l'on voit, ce ne sont pas les habituels vendeurs de poissons à l'étalage. Ici, ce sont les Dock que l'on voit de très loin. Qui attirent l’œil. Pas de navire de pèche ou très peu. Dans le port, une procession de Blindés aux couleurs de la mouette, soit rutilants de propreté et clinquant de neuf, soit encroutés d'algues et fêlés par divers affrontements contre vents, marées, tempêtes et autres équipages pirates.

Bliss.

Dans le port où Rachel débarqua en plein milieu de l'après-midi, elle se sentirait presque comme chez elle. À l'image des navires qu'elle voit de droite et de gauche, les hommes ici sont vêtus aux couleurs de la marine. Elle également. On le lui avait bien spécifié, répété, rappelé, qu'ici, elle devait abandonner sa tenue noire à froufrous au profit de l'uniforme. Veste de sous-officier, sabre de fonction. Et malgré tout, une fois lâchée sur le port, elle se mêlait à une foule diverse, variée, et pourtant invariablement occupée. Tellement qu'elle, immobile sur les premiers pontons de l'île qu'elle foulait, plus petite que pratiquement toute la populace locale, avait l'impression d'avoir été plongée dans une mer agitée qui ne cherchait qu'à l'engloutir. Dépaysée, elle ne l'était pas le moins du monde. Mais le monde, ici, ne l'était pas moins car dans son élément. Travailleurs, dockers, marins, livreurs... Seule elle avait finalement l'impression de ne pas être exactement à sa place. Et les appels répétés d'un gros costaud chargé de trois caisses de la taille d'une barque pour la faire bouger du milieu lui fit comprendre à quel point elle voyait juste. Dans un grand sourire, elle s'excusa auprès de l'homme tout en s'effaçant, désamorçant instantanément des réprimandes plus sérieuses, puis elle s'en fut vers la ville.

Bliss.

Sa galerie marchande. Car il en faut bien une. Et celle sur laquelle Rachel avait jeté son dévolu était celle dont le nom -sur un écriteau de bois à l'entrée- était fleuri par un couple de fleuriste d'angle. Pas la plus moche, donc. Large pour au moins laisser passer un navire de la marine -remarquez les outils de comparaisons de notre jeune sergent- elle était pavée avec goût et les sens y étaient tiraillés de toute part. Un boulanger au pain aux senteurs de miel ; un second fleuriste dont la devanture n'était faite que de plantes carnivores aux effluves aromatisées censées attirer les insectes et créatures plus grosses comme des hommes et qu'il fallait à tout prix éviter ; un chanteur/jongleur/danseur ambulant qui descendit la rue trois fois sur un monocycle ; un forgeron qui parlait avec moult gestes avec l'armurier d'à côté, laissant leurs apprentis respectifs travailler à leur place. Celui du forgeron était un jeune homme aux cheveux courts et dont Rachel croisa le regard. Un magnifique regard bleu glacial qui la grisa et la força à détourner de lui ses yeux verts. Celui de l'armurier était un « celle ». Elle en aperçut fugacement la chevelure rousse avant qu'elle ne disparaisse, absorbée par son travail.

Plus haut sur la rue, un vieux violoniste jouait un air de polka agréable et en fin de chaque morceau, il tendait une main et un verre pour qu'on le remplisse de berries. Rachel s'arrêta devant une boutique de fruits et légumes, acheta une simple pomme bien rouge et s'approcha de l'homme. Avant de s'apercevoir que personne ne s'arrêtait pour l'écouter. Pire, tous lui jetaient un œil dégouté. Apeuré. Autour de lui, trois rats en dévoraient un quatrième. Lui-même avait perdu un œil et sous son bandeau, on voyait qu'il s'était infecté. Celui qui restait était rouge et semblait vous sonder entièrement. Ses vêtements étaient rapiécés et un très grand chapeau couvrait son crâne pudiquement. Ou en masquait d'autres horreurs. Oui, il n'y avait pas à dire, il était franchement glauque ! Magnifique !

Le lieutenant s'arrêta alors à sa hauteur avec l'intention de lui offrir la monnaie de sa pomme. Elle écouta l'air de polka qui devenait de plus en plus aiguë. Et lorsqu'il posa sur elle son regard rouge, le rythme s'intensifia soudainement. De plus en plus aiguë, de plus en plus rapide. Et surtout agressif. Et pourtant, devant elle, il avait arrêté de jouer. Et il commençait à se lever. Lentement, très lentement, devant les yeux verts surpris du Sergent Blacrow dont les membres ne répondaient plus. Et cette musique qui hurlait maintenant dans ses oreilles. Elle était là, immobile, à le regarder devenir de plus en plus grand, de plus en plus effrayant. Et dans son dos, une ruelle qu'elle n'avait pas aperçue s'emplissait de centaines de paires d'yeux rouges comme des rats sortaient de toutes parts. La silhouette fit un pas vers elle, claquant comme un cuivre. Elle le regardait impuissante, s'avancer vers elle. Et dans son dos, la vague de rats déferla d'un seul coup comme résonnait à ses oreilles, dans sa tête, par dessus la musique devenue insupportable, une voix désincarnée : « Je savais que quelqu'un viendrait, un jour... ». Et ce quelqu'un, Rachel, ne pouvait plus faire un mouvement. Plus un son, regarder cette marée noire et rouge se ruer sur elle, la submerger, l'étouffer comme le violon l'assourdissait totalement.

Et lorsqu'elle reprit pied avec la réalité, les pavés lustrés sous ses pieds et la rumeurs de la rue de nouveau bourdonnante, tout avait disparu. L'homme, la ruelle, les rats... son sabre...

-Mon sabre !!!! Ahhh ! Où il est ?!?!? Nonnonnonnonnonnon ! Nooooon !

Et les passants la regardèrent, interloqués, fuir dans la ruelle sombre face à elle sans rien comprendre à son comportement.

*****

Bliss.

Sa galerie marchande et ses saletés de clochards musiciens. Des enfoirés d'épouvantails aux yeux rouges. Des putains de nuées de Rats. Des **** de voleurs, oui !
C'est donc déconfite que Rachel, après avoir couru une partie de l'après-midi après quelque chose qui, aux yeux de tous n'avait jamais existé, redescendit l'avenue, les pieds trainants, maudissant sa gentillesse. Pleurant presque le présent de Salem qu'était son sabre. Pauvre sabre. Il en avait vu de toutes les couleurs avant de disparaître. Volé pour la deuxième fois, mais cette fois par une chose intangible... Peut-être le signe pour elle d'arrêter de se protéger avec une arme conventionnelle et d'obtenir enfin ce qu'elle recherche tant. Une faux. Où donc ? Du côté du fabriquant d'arme et de son ami le vendeur d'armes. Avec un peu de chance...

Rachel se présenta alors devant les deux magasins, en ne sachant dans lequel rentrer, elle se dit que l'homme forgeron dont elle avait croisé le regard plus tôt l'intimidait trop pour devoir lui demander une chose si peu commune. Enfin, elle verrait bien.

Le Sergent poussa donc le pas vers l'armurerie ou ce qui y ressemblait drôlement, salua à la volée toutes les personnes présentes.

Avant de s'immobiliser devant le regard qu'on lui rendit.

Bliss. Ses rencontres...
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« Baaaah ! Arrête d’rêvasser, toi ! Une vraie girouette cette gamine, toujours en train d’penser ! T’as une lame sur le feu, Bordel à Cul ! Elle va fooooondre !
- Oups, pardon… Juste, je suis pas Forgeron, pas l’habitude.
- Baaah… Tu chauffes bien l’métal pour faire des armures, hein ?
- Oui…
- Bah, t’es forgeron !
- D’accord… Enfin, si c’était si simple, je serais aussi couturière, pilote de canard, dresseuse d’animaux, escort-girl, SDF, ingénieur ET forgeron.
- Bah, t’es tout ça, ma grande. Beau CV, bravo ! Bon, tu tapes, nom d’un p’tit bonhomme ! »

Je lui fis un grand sourire, reprenant le marteau posé à côté des cendres ardentes. Puis, il me désigna de la canne les parties ou taper, me précisant qu’il fallait bien travailler le métal pour le rendre comme nous le souhaitions. Que c’était un travail de patience, mais un travail qui l’avait fait vivre pendant des années et des années. Mais surtout, qui lui avait grandement plu pendant tout ce temps, et qu’il n’arrêterait pour rien au monde. Sa passion s’étendait par-delà les océans, il avait, me racontait-il a l’occasion, pu voir des lames d’exception, en posséder certaine pour les vendre. Mais ce qui lui plaisait par-dessus tout, c’était ces immenses armures infranchissables qui avaient sauvé tant et tant de vies.

« Dites, Vieux Jin !
- Bah quoi ?
- Pourquoi est-ce qu’on n’a jamais inventé d’ouvre-pistache.
- Bah, on en a déjà inventé un, ma p’tite.
- Ah ?
- Bahoui, et on appelle ça des doigts par chez moi ! Alors maintenant, TAIS TOI !
- Hahaha… Mais non, je ne parlais pas de ça ! Je trouvais ça vachement dur d’ouvrir des pistaches, et avec le sel, ça peut piquer les doigts. Et puis, les coquilles abiment les ongles. Je me disais donc que…
- Baaah… Ou tu peux les acheter déjà ouv’rtes et arrêter de m’faire chier, hein ?
- Mais c’est plus cher, déjà ouvertes !
- Oui, bah, c’la vie. La crise, tout ça, ça aide pas les chaumières.
- Je pensais que ça aurait pu être pratique de savoir ouvrir les pistaches sans les ongles, grâce à un appareil qui le ferait à notre place. Comme ça, plus de manucure foirée, plus de sel sur les doigts, et pas la peine d’acheter des pistaches déjà ouvertes.
- Bah, dis voir, pour les idées à la con, t’es plutôt douée. Bon, si t’bossais à la place que je te dis ? Ta lame va se tordre et après… KABOUM, elle va EXPLOSER !
- Mais c’est absurde, les lames n’explosent pas…
- Bah ! J’dis c’que j’veux moi, gamine ! Et si j’dis qu’elle explose, elle explose, et toi tu fais genre t’as peur, sinon ça va mal finir entre nous !
- Ah d’accord… Aaaah ?
- TAPE BORDEL ! » *

*

J’avais passé une bonne partie de la journée à ne faire que ça, pour au moins forger des épées basiques, ainsi que des petites pièces d’une armure en construction. Jin me courrait après et criait sur moi, critiquant mon travail avec une justesse incroyable. Ce papi avait encore de l’œil pour son âge, et un caractère bien trempé, particulièrement épuisant. Bee était dans un coin en train de ronfler sur un coussin usé par le temps, faisant par instant quelques mouvements dans ses rêves qui le faisait bouger de son cousin et basculer sur le côté. J’en riai à chaque fois, ce qui le réveillait. Il s’y remettait à chaque fois, faisant mine de rien, me fixant avec un regard adorable à souhait pour surveiller que j’allai bien.

Et j’allai bien.

Puis, j’entendis tout un tapage dans le magasin accompagné des plaintes du propriétaire des lieux : Le vieux Jin déboula dans la petite forge en gueulant qu’il n’avait pas envie d’accueillir quoique ce soit, même des jolies filles et qu’il était trop vieux pour ce genre de surprise, que son cœur n’allait pas le supporter. Je soupirai et enlevai les gants sur mes mains ainsi que mon tablier et mon masque de protection pour me rendre jusqu’à la boutique, ou en effet, une superbe jeune fille rentrait à peine. Jin l’avait vu venir depuis l’extérieur, et, appelez cela comme vous voulez (instinct, hasard ou destin), il savait qu’elle allait venir dans sa boutique, au lieu de celle du vieux Kin, qu’il détestait par-dessus tout. Je sais tout, moi ma p’tite dame, qu’il m’avait dit. Et quand je dis qu’un client va rentrer, il rentre toujours.
Faisant un sourire à la cliente, je la détaillai habilement pour éviter de faire une quelconque erreur. Je remarquai ses décorations sur son vêtement d’officier, ainsi que bien évidemment, le costume en question. Je notai donc qu’elle n’était plus une simple matelot, mais un sergent de la marine. Elle était brune, avec des yeux verts qui, l’espace d’un instant, réveillèrent en moi un vieux souvenir qui retourna rapidement à sa place de « vieux souvenir ».

« Puis-je vous aider… Sergent ? Vous cherchez quelque chose ? »

Un lourd silence. Cette fille me fixait presque avec insolence, comme un arret sur image qui ne me quitterait pas des yeux. J’étais confuse, je ne savais plus comment me mettre pour faire passer la gêne qui me gagnait progressivement. Non seulement je trouvais cela impoli, mais en plus, ses pupilles vertes étaient comme deux mires dans la nuit, presque angoissante, et qui sondent au plus profond de l’être. Je me raclai la gorge et repris :

« Ou… est-ce que c’est pour offrir ? »

De nouveau, un lourd silence ; je jouai avec une pièce sur le bois du comptoir, attendant avec une certaine anxiété qu’elle daigne me répondre, mais ça n’avait pas l’air gagné pour autant. Passablement agacée, mais toujours souriante et polie, comme me l’avait appris (à coup de canne) le vieux Jin, je repris en insistant tout particulièrement du regard :

« Sergent ? »

Enfin, une réaction. Dans les yeux. La brèche était trouvée.

« Puis-je vous aider, alors ? »

Je m’y engouffrai, le tout en faisant tourner une pièce entre mes doigts qui, à chercher dans ma mémoire, dater de bien avant mes dix ans. Comment est-ce que je l’avais eu ? Le vague souvenir d’un homme à chapeau et d’une histoire sans dessus-dessous. Une histoire avec une gamine aux yeux verts…

« … Rachel ? »
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Dans son dos, Rachel discernait clairement un vieil homme parler, pester même. Contre elle ? Possible. Mais force était d'avouer qu'elle ne comprenait pas vraiment un traitre mot de ce qu'il lui disait. Ou disait tout simplement. Les vieux, à partir d'un certain âge, ça se fait des films et ça parle tout seul. Suffisait de voir le vieux Pludbus pour ça. Quoique ce dernier donnait encore des coups de cannes. Certes à l'aveuglette, mais un bleu est si vite arrivé. C'est donc par pur réflexe que Rachel s'écarta d'un bond de l'entrée, histoire de mettre quelques pas de plus entre elle et la canne du forgeron -ou vendeur d'arme. Le tout sans jamais lâcher du regard la jeune fille qui lui faisait face, et qui s'approchait, aimable, serviable et tout sourire.

Elle était plus grande qu'elle, du moins en taille. Non, en âge aussi. Si, Rachel le savait... En quoi ? Ce détail ne lui était pas encore accessible, mais elle avait conscience que cette apprentie était plus âgée qu'elle. Et qu'on l'avait déjà fixée avec cette même curiosité, une fois. C'était fou comme un regard pouvait garder de son intensité, malgré les années. Oui, elle l'avait déjà vue, mais où ? Là ! Ah non... zut. Non plus. Raaah ! Mais elle ne connaissait pas tant de rousses que ça, si ? Là peut-être... ? Ah attends... peut-être bien...
Elle l'avait au bout de la langue, elle en était sûre. Elle touchait presque du doigt la réponse. Et pendant ce temps, la jeune rousse continuait de lui parler, de lui poser des questions tandis que l'homme dehors calmait ses exhortations. Rachel, bras ballants, fixait intensément la jeune fille comme si elle allait lui donner la réponse. Mais tout ce qu'elle réussit à faire, c'est propager la question. Oui, elles se disaient la même chose : « où ais-je bien pu voir ces yeux avant ça ? ». Enfin, dans le cas de Rachel, ces cheveux. Et pour donner plus de prise à sa moue déjà passablement gênante, elle pencha la tête sur le côté, juste après que la jeune fille l'eut appelée sergent.
Juste avant qu'elle ne l'appelle Rachel.

Là, son regard changea. D'une intense réflexion aux allures de fouilles archéologiques, le visage de Rachel prit une teinte surprise. Non, pas vraiment surprise puisqu'elle s'y attendait mine de rien. Mais pour le moins étonnée. Honteuse ? Peut-être aussi. Comment pouvait-elle ne pas se rappeler d'une jeune fille si rousse et qui de plus connaissait son propre prénom ? Pourquoi n'arrivait-elle pas à s'en souvenir, du sien ? Était-il donc si banal ? Si original ? Ces pensées la trituraient, le tenaillaient. Et ne pouvant finalement pas soutenir ce regard qui, lui, la voyait telle qu'elle était alors qu'elle-même ne le pouvait pas, elle finit par s'incliner maladroitement.

-Je suis désolée !

De ne pas la reconnaître, de l'avoir fixée de manière si éhontée, avec insolence comme elle le pensait. D'avoir aussi provoqué quelques cris des vieux grincheux qu'elle avait pris pour des ancêtres gais et bons vivants plutôt que d'aigris distributeurs de coups de cannes ambulants.
Ce dernier, donc, était entré à la suite de Rachel, comme pour surveiller un échange qui ne devrait pas se faire sans son accord. Et canne brandie vers Rachel, il avait dardé son regard circonspect sur la jeune apprentie aux cheveux roux.

« Tu connais cette gamine, gamine ? »

Gamine... ?
Entre les lignes des dalles, de la poussière, des nœuds dans le bois, dans le mare de café et les feuilles de thés devant ses yeux, un flash. Plutôt une succession d'images si rapides qu'elle mit une seconde avant de pouvoir les revoir en image par image.

Une table où trônait un poulet et une hache. Une pièce agréable. Un feu. Une arrière salle et un colosse de métal qui touchait le plafond. Un grand monsieur au visage flou, une jeune fille... sans prénom.

-Ah !

Elle se releva d'un bond en pointant l'apprentie du doigt, ses yeux verts exorbités et son visage figé dans une expression de satisfaction et de soulagement. Et à ses côtés, un professeur sexagénaire, avec une canne, qui faillit basculer lorsqu'elle s'était redressée avec force. Il fallait le comprendre : notre Sergent de la marine était restée près d'une minute immobile et silencieuse, le regard fixe sur le sol, à repasser en boucle dans sa tête des images floues et enfouies dans une mémoire à laquelle elle ne touchait jamais. Question de principe. Une vie perdue est perdue. On oublie et on passe à autre chose. Tout ça pour dire que l'armurier s'était rapproché d'elle avec la mine inquiète. Et qu'une fois rassuré et passablement agacé d'avoir été renversé ou presque, il pesta une nouvelle fois contre
Rachel. Et pas à demi-mots.

-Je suis désolée ! S'exclama alors la poupée aux yeux émeraude qui s'inclina une fois de plus, mais face à lui.

Cette fois-ci, elle ne garda pas la pose et se redressa. Se retournant lentement pour faire face à la jeune fille rousse, elle lui fit un sourire rayonnant et, malgré tout gênée par la pagaille qu'elle avait provoquée en entrant, elle replaça une mèche de cheveux derrière son oreille. Elle fit un pas vers la jeune fille sans nom, toujours appelée gamine, même par cet homme qui n'était pas plus son père que l'imposant monsieur dans ses souvenirs. Souvenirs si flous qu'elle ne se souvenait même pas que la « Gamine » se faisait maintenant appeler Lilou. Une différence de taille. Mais comme elles se souriaient en se fixant, toutes deux devaient se dire la même chose. Leur dernière rencontre... c'était il y a dix ans. Et si pour la Gamine, les souvenirs remontaient facilement car déjà « adulte » à l'époque, pour Rachel, se souvenir était une autre paire de manche.

-Quelle étrange sensation de te retrouver là... J'ai l'impression d'avoir été plongée dans un trou temporel. Elle rit doucement puis reprit. Toujours à « jouer » avec les métaux, alors ?

Envolé son sabre. Enfin, toutes les pensées qui y gravitaient jusqu'alors. Une rencontre pareille, remontant à avant sa nouvelle vie... Ça avait de quoi chambouler des idées bien organisées. Enfin pour un temps seulement, car voir autour d'elles toutes ces lames, pièces d'armures, la petite image de son sabre grossissait dans sa tête, et bientôt elle reprendrai le pas sur la nouveauté et la surprise de la rencontre.

Le visage de Rachel prit soudain une mine contrite. Elle fixa la jeune fille dans les yeux et fit un demi-sourire d'excuse.

-Par contre... je ne me voie pas t'appeler « Gamine », moi.

Quel est ton nom ? Mais ces mots, elle ne les prononça pas, de peur de la vexer. De la rendre triste peut-être aussi. Comme la première fois... lui semblait-il. Ce n'était après tout qu'une impression plutôt qu'un vrai souvenir.

Bliss, hein ?
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C’était elle. Rachel. La Rachel.

Une vague gamine d’un vieux souvenir oublié, enfoui, là, tout au fond de ma conscience. Tellement bien caché que jamais je n’aurais songé remettre la main dessus. Songer. Ou chercher. Elle était cette petite brèche sur le barrage de ma mémoire. Une brèche qui m’embêtait plus qu’elle ne m’arrangeait. Si le barrage était là, c’était pour une très bonne raison. Et voir son visage, preuve d’une existence, marquée par cette jeunesse encore fraiche, ce sourire d’enfant… C’était comme un couteau en plein cœur que le destin me plantait. Je déglutis péniblement, rangeant la pièce dans la poche de mon pantalon. Je ne savais pas trop quoi dire, ni quoi faire. Je ne savais pas comment lui parler. Il ne me sembla pas devoir lui témoigner une quelconque amitié. Elle était, pour moi, un morceau de souvenir qui n’était pas bienvenue dans mon présent. Ce n’était pas contre elle. C’était contre ce qu’elle représentait.
Je me rappelai d’elle comme cette enfant, heureuse de vivre. Mais au-delà de son bonheur, elle avait pu être et s’accomplir en tant qu’enfant, à cette époque. Elle avait réveillé en moi cette jalousie que j’avais réussie à enterrer profondément, elle, qui avait aussi, en ce temps-là, à faire naitre en moi ce même genre de sentiment hostile à son égard. Au fond de moi, j’étais tiraillée entre deux émotions opposées mais bien présentes : la première, la peur de m’aventurer sur ce genre de terrain. Cette même peur qui me faisait croire que la brèche au fond de mon cœur pouvait encore s’ouvrir. La seconde, la joie de voir que j’avais marqué durablement cette jeune fille, autant qu’elle m’avait marqué, et qu’il y avait, entre elle et moi, un lien privilégié que nous étions les seules à pouvoir comprendre.
Pourtant, il y avait des cicatrices qui ne se refermaient jamais, et à mon grand malheur, Rachel… Ou Louve… avait fait son apparition dans ma vie au moment où le sang coulait à flot, et où je colmatai ce que je pouvais avec ce que j’avais : autant dire que j’avais réussi, en ce temps, à faire plus de dégâts qu’autre chose. Si je me sentais hostile, c’est parce qu’en elle résidait tout ce que j’aurais voulu être, une belle jeune femme, épanouie et pleine de certitude. Et ce que je n’étais résolument pas, selon moi. J’aimais Rachel autant que je la haïssais, et s’il m’avait fallu lui expliquer, sûrement me serais-je mise à pleurer toutes les larmes de mon corps. Je ne me savais pas si fragile. En fait, je ne l’étais pas. Mais les confrontations étaient toujours dur pour moi, surtout face à mon passé. Surtout face à ce que je m’étais efforcée d’oublier.

Et ça… ça faisait un mal de chien.

« Quelle étrange sensation de te retrouver là... J'ai l'impression d'avoir été plongée dans un trou temporel. Toujours à « jouer » avec les métaux, alors ? »

Jouer. Encore jouer. Toujours jouer. C’était ce que Rachel avait voulu faire, la première fois. Jouer avec une enfant de son âge. Une enfant, moi, qui ne savait plus s’amuser comme les autres bambins. En fait, une gamine qui n’était plus vraiment de la trempe que ces dits bambins. Encore un coup dur. Je préférai de rien dire devant ces maladresses de langages. Elle n’en savait rien. Dans les faits, elle n’en était même pas coupable. Peut-être même ne se doutait-elle pas de la froideur dans laquelle j’ai grandi, dans quel silence inhospitalier j’avais évolué, ni comment cela m’avait profondément métamorphosé. Je n’avais jamais réellement réussi à revenir à cette candeur des premiers temps, même en me sentant en sécurité près d’un vieillard près à tout pour me protéger du monde. La terre me semblait sèche, glacée, les relations souvent désuètes, inutiles. Et les souvenirs, dont j’avais pris soin de me défaire, douloureux. Sinon monstrueux.

« Par contre... je ne me voie pas t'appeler « Gamine », moi. »

Silence. Je ne savais pas quoi lui répondre. « Gamine ». Ce n’était plus d’usage. Et ça remontait à tellement loin, ce surnom. « Gamine ». Ce qui avait fait mon identité pendant près de cinq longues années. Années durant lesquels j’avais assimilé et mélangé tant de choses dans ma tête, choses que j’eus un mal fou à démêlé par la suite. Le vieux Jin saisit mon désarroi. Il me regarda avec la mine peinée, conscient que j’étais mal à l’aise, en proie au pire. Conscient qu’il fallait me ramener sur terre en douceur. Il fixa Rachel, et lui fit un sourire :

« Bah… Lilou, je te laisse t’occuper d’elle. Appelle-moi s’il y a un souci. »

Il lui donna mon nom. Simplement. Le plus simplement du monde. Et il me sortit de ma torpeur. Je lui fis un maigre sourire, baissant la tête pour le remercier de m’avoir sorti de cet état second ou je me trouvais. Et puis, je me tournai vers Rachel, cherchant à être aimable mais à poser les distances à la fois :

« Désolée, Sergent. Appelez-moi Lilou, ça ira plus vite. Et comme vous l’avez finement remarqué, le temps ne change pas les passions. »

« Sergent ». Cela posait déjà des barrières. Elle n’avait plus à faire à la même gamine, pour sur. Regardant à sa ceinture, je repris rapidement la conversation :

« Il me semblait que les gradées avaient, généralement, une arme. Etes-vous ici pour vous procurer une ? »

La fixant un instant encore, je tâtonnai discrètement pour voir ce qu’elle attendait de moi, suivant ses mimiques avec attention :

« Je vous imagine plus arme tranchante, permettez que je vous montre ce que j’ai à ma disposition ? »

Pas la peine de vraiment répondre, je poussai ce qu’il y avait sur le comptoir, attraper un long drap de velours et le posai sur le bois. Le drap était lourd et particulièrement bruyant. En le déroulant, Rachel eut l’occasion de voir une dizaine d’épées en tout genre, toutes créées et travaillées par le vieux Jin. De belles qualités, décorées avec goût. Mais son regard n’eut pas l’air tant convaincue :

« Ou, peut-être, êtes-vous là pour autre chose ? »
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« Désolée, Sergent. Appelez-moi Lilou, ça ira plus vite. Et comme vous l’avez finement remarqué, le temps ne change pas les passions. »

Rachel se raidit sous la douche froide de ces quelques mots. Pas forcément durs. Pas méchant non plus, mais surtout froids et... extrêmement distants. Elle se crispa compulsivement. Comme pour ériger une barrière entre elles deux. Fait totalement involontaire s'il en est, car la seule envie de Rachel à cet instant, était de savoir comment la jeune « Lilou » avait vécue ses dernières années. Si son « père » allait bien, si elle avait su passer de bons moments, si elle s'était aventurée sur les quatre grandes mers bleues, si elle se plaisait et se complaisait dans ce métier. Et pourquoi pas, même, si elle s'était trouvée un amoureux. Tout arrive.
Pourtant, la jeune fille qui lui faisait face, plus grande qu'elle de dix bons centimètres, continuait de parler avec cet air si impersonnel du vendeur qui tente de refourguer ses babioles au premier client venu. Et ce pour une étrange raison qui échappait à Rachel.

Pour elle, Lilou était certes un personnage d'un passé qu'elle réussissait à oublier avec un certain brio -assez bien pour que ses propres épreuves ne deviennent pas source de malaise- mais elle était surtout l'une des rares, si ce n'était la seule, jeune fille avec laquelle la jeune pirate que notre poupée était alors se soit liée. Si infime que ce lien fusse. Un lien que Rachel avait été heureuse de retrouver soudainement. Et qu'elle perdait de nouveau. Sans aucune raison. Alors oui, elle se crispa pour barricader son cœur, pauvre cœur qui avait des ratés à l'écouter ainsi parler, la jeune rousse, sans une once d'émotion véritable.
Puis, cette dernière se retourna, sans s'arrêter de parler, comme si Rachel était une cliente lambda. Oui, c'était peut-être ça après tout. Elle n'était rien pour elle.
Se dire ça aurait été tellement plus simple. Si seulement notre poupée de porcelaine n'avait pas croisé ce regard. Si seul. Si désemparé. Si triste ? Et maintenant qu'elle lui tournait le dos, quelle tête faisait-elle ? Cachait-elle un trouble ? Ou peut-être ne faisait-elle que chercher les lames dont Rachel aurait pu avoir besoin, tout simplement. Saleté de doute persistant.

Encore immobile sur le pas de la porte, le regard de Jade suivait Lilou sans la lâcher, cherchant à déceler une faille, un indice. N'importe quoi qui permettrait à Rachel d'affirmer qu'elle avait raison. Ou qu'elle se trompait. Elle eut envie de lui crier de se retourner, mais les mots ne franchirent pas ses lèvres. Alors, la tête basse et les yeux vides, elle la suivit jusqu'au tas d'armes que Lilou lui proposait. Alors pour n'être pas convaincu, son regard ne l'était pas un brin. Pourtant, dans une grande inspiration, elle releva le menton et fixa Lilou droit dans les yeux et se promit de briser la barrière de cette dernière.

-Oui, en effet, je viens pour autre chose. Un sabre, j'en avais jusqu'à ce matin, mais on vient de me le voler. C'était un cadeau donc je ne pourrai pas le remplacer. De plus, mon père m'entraînait, petite, avec des couteaux et des petits sabres, pour rire surtout. Non, ce que je voudrais, ce que je viens demander, ce serait quelque chose de plus lourd. Un peu comme une hache mais en plus imposant. Pour pouvoir couper plus qu'un poulet, si tu vois ce que je veux dire. Non, ce serait plutôt dans le genre outil de la Mort : une Faux !

Toute cette tirade ne servait pas à grand chose. Peut-être à mettre en avant ce qui les rapprochait, toutes les deux. Et encore, tout cela était fait de manière très hésitante et avec du recul, Rachel fut soudainement découragée d'arriver à quoi que ce soit. Et puis, que voulait-elle, d'ailleurs ? Un sourire, une accolade peut-être même, voire un semblant de reconnaissance ? Ne pas avoir l'air d'une étrangère, sûrement.

Malheureusement, elle ne parvint pas à soutenir son regard et finit par pousser un long soupir de découragement. Elle esquissa un mouvement de recul, entre fuite et repli, et sans la regarder :

-Mais je peux très bien aller demander ailleurs...


Dernière édition par Blacrow L. Rachel le Lun 14 Jan 2013 - 22:51, édité 1 fois
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« Oui, en effet, je viens pour autre chose. Un sabre, j'en avais jusqu'à ce matin, mais on vient de me le voler. C'était un cadeau donc je ne pourrai pas le remplacer. »

J’écoutai sans vraiment écouter la tirade dans laquelle elle se lançait. Rachel semblait prise dans ce qu’elle disait, mais surtout profondément attristée de quelque chose que je ne saisissais pas vraiment. Pour moi, la perte de son cadeau et sabre devait être la raison de cette peine visible dans ses yeux, et j’imaginai sans mal l’attachement que l’on pouvait porter à des objets tels que ceux que je vendais à l’heure actuelle. Plus j’y songeai et plus je me disais que, par exemple, je ne pourrais pas vivre sans Bee, qu’il était mon arme contre le monde, ce pourquoi je comprenais ce que Rachel pouvait ressentir sans ce cadeau qui l’avait aidé à vaincre et affronter ses ennemis jusqu’ici.

« De plus, mon père m'entraînait, petite, avec des couteaux et des petits sabres, pour rire surtout. Non, ce que je voudrais, ce que je viens demander, ce serait quelque chose de plus lourd. Un peu comme une hache mais en plus imposant. »

Lorsqu’elle me dit cela, j’attrapai une feuille et un crayon, commençant à griffonner sur le papier que j’avais sous la main. Fixant toujours Rachel attentivement, la mine parcourrait le blanc bientôt gribouillé de gris. Ce qu’elle m’inspirait et ce qui découlait de ses mots s’inscrivaient partiellement sur le document. Elle me parlait de plus imposant, de plus lourd. Je voyais, à côté de sa silhouette chétive, de son teint blanc et pur, de ses yeux verts, quelque chose de filiforme. Tout en longueur, en finesse, mais pas suggéré. Il fallait que ça parle, que l’arme parle d’elle-même. Qu’elle soit impressionnante dans sa minceur, sans perdre l’esthétisme et le charisme que Louve dégageait naturellement.

« Pour pouvoir couper plus qu'un poulet, si tu vois ce que je veux dire. »

Du poulet ? Un sourire bref naquit sur mes lèvres, tandis que je jetai un coup d’œil au dessin qui prenait doucement forme.

« Non, ce serait plutôt dans le genre outil de la Mort : une Faux ! »

Autre sourire. Nous étions au moins sur la même longueur d’onde à son propos. Ou alors, je l’avais bien cerné. J’avais le vague souvenir de la dextérité dont elle avait fait preuve avec cette hache, qui avait impressionné Yumen, bien malgré lui. Ma fragilité naturelle m’empêchait d’être aussi habile qu’elle pour ces choses-là, aussi de voir la même chose. Quand elle parlait d’engin de mort, de lame servant à ôter la vie, j’y voyais un objet bien différent, se rapprochant plus de l’œuvre d’art que de l’outil mortel en lui-même. J’avais autant besoin qu’il lui corresponde, pour qu’elle accomplisse tout ce qu’elle voulait avec, pour la considérer à la fois comme une arme, mais plus que ça encore : comme une complice. Une amie. Une sœur dans la vie, ainsi que dans la mort.

« Mais je peux très bien aller demander ailleurs si tu ne veux pas me voir. »

Je me stoppai, posant le crayon juste à côté de la feuille, fixant la jeune fille droit dans les yeux. Je fronçai un sourcil, un peu surprise de ces déclarations. On aurait pu y entendre une plainte, une jérémiade de petite fille que l’on ne regarde pas assez. Un petit sourire narquois naquit sur mes lèvres : la Pauvre. Elle m’avait connu plus tendre que je ne l’étais maintenant, elle n’allait probablement pas aimer.

« Je ne comprends pas : c’est quoi ton problème ? Tu t’attendais à quoi au juste ? Que je te saute dans les bras, qu’on se fasse des bisous et qu’après, on parle pendant des heures en se brossant les cheveux l’une l’autre ? »

Le petit air interrogatif appuyant le bras sur la hanche, je n’attendais pas spécialement de réponse de sa part. Mais au moins, elle savait à quoi s’en tenir. Et la question prêtait plus à rire qu’autre chose, en y pensant bien. J’avais compris ses perches, mais j’avais aussi pris la décision de ne pas les saisir, de ne pas rebondir dessus. J’avais finement choisi de faire l’impasse sur ces allusions, sur ces pics gratuits. Parce que j’avais passé assez de temps à me fâcher contre moi-même pour des broutilles, et que je n’en avais pas plus à perdre actuellement.

« Improbable, tu le sais très bien. Alors, deux solutions : soit on continue ces gamineries, on se prend le bec, tu t’en vas pour voir là-bas si j’y suis et tu vas payer un max pour un couteau à beurre en face. Soit on se calme, on réfléchit deux secondes avant de penser que parler du passé c’est une bonne idée, et on avise. »

Le temps de lui laisser imprimer mes déclarations, de peser le pour et le contre, de voir ce qui l’arrangeait vraiment. Elle était sergent dans la Marine, ne devait pas avoir un salaire élevé, rien pouvant réellement lui permettre de s’offrir une faux comme elle le désirait. Je savais qu’en face, ils ne lui feraient pas de cadeau, quand bien même elle pouvait être adorablement mignonne. Je savais aussi que moi, j’étais prête à lui faire quelque chose, à le lui donner et à mettre un point final à toutes ces histoires.
Comme un nouveau départ.

« On avise, genre, tu me donnes ta taille et ton poids, et tu me dis si ça… »

Ça. Ce dessin sur un bout de papier. Un petit rien qui allait donner un gros tout, pour l’une comme pour l’autre. Je le lui tendis du bout des doigts, le crayon passant entre les phalanges de mon autre main, le petit sourire en coin…

« … Ça te va. »
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Les émotions contradictoires se croisèrent et se heurtèrent dans l'esprit de Rachel. Elle avait été décidée à tourner les talons pour s'éloigner de Lilou, cette grande fille, déjà adulte et depuis bien plus longtemps qu'elle-même. Mettre de la distance entre elles deux avait été la seule envie du moment, il fallait bien se l'avouer. Tout simplement parce que Lilou ne semblait pas partager le plaisir que ressentait Rachel à l'idée de retrouver une amie disparue. Même une amie extraite de force de souvenirs inaccessibles. Même une amie croisée par hasard et dont chacun se souvenait différemment. Puisqu'apparemment, si l'une en était heureuse, ce n'était pas le cas de la jeune rousse. Alors oui, Rachel comptait bien laisser là Lilou et son amertume. Même si ça avait été la dernière chose qu'elle voulut en la reconnaissant.

Heureusement, tout cela bascula une nouvelle fois comme elle l'interpellait pour se moquer d'elle. Des mots bien moins froids et empreint d'une certaine chaleur quoique particulièrement relative. Et surtout, le tutoiement qui avait reprit le dessus. Tutoiement qui, avec cette moquerie, termina de la décider à se retourner, se retourner et la voir. La voir elle, sa mimique, sa posture presque comique et son sourire narquois. Et pourtant, Rachel fut contente d'y voir quelque chose d'autre que de l'indifférence, même feinte.

-Oui, quelque chose comme ça... avoua-t-elle alors, penaude, en baissant le regard.

Le discours qu'elle tint alors lui fit relever les yeux. Rachel fixa intensivement Lilou, visiblement investie par ce qu'elle disait, presque passionnée ; et peut-être à pas grand chose de véritablement se prendre le bec avec le Sergent Blacrow et ses gentils airs de gamine joyeuse. Tout ça parce que l'idée d'évoquer le passé ne semblait pas lui plaire des masses. À ce point ?

S'en suivit un long silence. Que Rachel n'aurait pas soupçonné l'instant d'avant. Dans le magasin, plus un bruit et seules les lames entassées, reflétant les rayons du soleil baissant, rappela à Rachel sa venue ici. Pas de bruits de forge, pas de vieux Jin pour braver son voisin, pas de rumeur provenant de la rue. A moins que ce ne soit Rachel qui se complaisait en réflexions sûrement inutiles. Après tout, elle-même n'avait pas tant envie de parler du passé que de savoir si Lilou vivait bien son présent. Et savoir si le monstre de métal avait fini par casser le plafond, aussi.
Et puis finalement, Lilou montra à Rachel quelque chose qu'elle n'avait même pas remarqué. Un simple bout de papier avec le dessin d'une faux. Stupeur et coup d’œil au crayon qu'elle tenait entre ses doigts, puis elle se demanda subitement quand elle avait pris le temps de dessiner.
Une faux, aussi simple et efficace que laissait supposer la taille de sa lame. Le visage de Rachel s'éclaira alors en détaillant l'illustration faite avec brio pour le peu d'informations qu'elle lui avait donné. Et surtout par la chaîne qu'elle avait dessinée au bout du manche.

Les étoiles plein les yeux, Rachel imaginait déjà cette arme qui lui promettait tant de choses, au creux de son coude. Debout à la proue d'un navire, bravant vent et tempêtes sans peur ni crainte. Du moins pas pour elle. Mais pour tous les pirates qu'un jour elle croiserait et déferait... Tout ce qu'elle accomplirait serait grâce à cet engin qu'enfin, après presque un an de recherche, elle allait pouvoir s'offrir. Tout le monde aurait peur d'elle, tout le monde reconnaitrait sa renommée. Et elle gravirait les marches du pénitencier d'Impel Down. Avec « ça », elle pourrait y accéder !

-Je dois faire 1m65...

Elle s'interrompit lorsque son regard remonta vers Lilou et son sourire en coin. Et devant le sous-entendu qu'il lui adressait, la jeune Sergent piqua un fard.

-Bon, je fais 1m60. Et à peu près 45kg... Si c'est vrai d'abord ! ...Réponse au regard ironique qui suivait. Totalement louable.

Et comme pour se rattraper, histoire d'oublier le rouge qui lui montait aux joues, elle saisit la feuille de papier qu'elle lui tendait. Après une seconde trente d'observation, son bras se détendit et elle happa le crayon qui tournoyait entre les doigts de la rousse comme une pièce avant lui. Et tout en parlant, elle gribouilla comme elle ne savait pas le faire sur le beau dessin de Lilou.

-J'aime beaucoup la chaîne qu'il y a en bas, mais ce serait bien je pense qu'elle soit cachée dans le manche. Pour l'effet de surprise, tu vois ? °Gribouille. Gribouille° Et puis je pensais, il faudrait la faire le plus grand possible, parce que... parce que je suis petite et que ça m'aiderait pour m'imposer, tu vois ? Et plus perfectionnée qu'une simple faux de paysan. °Gribouille. Gribouille° Avec des lames en plus le long du manche, sous la lame peut-être ? Non ? Qu'est-ce que tu en dis ? Comme ça tu vois ? Et puis... ah si ! Je voulais pouvoir y mettre des trucs dedans ! Une tête vide, comme une boite, pour y mettre des choses, y ranger... des explosifs par exemple... Ou plein de truc drôle. Enfin... Tu vois quoi.

Se taisant enfin, elle rendit la feuille maculée de crayon noir avec lequel elle avait appuyé sans la délicatesse qui malheureusement pouvait lui faire défaut. Un peu moins propre. Un peu plus... « ça ». Et comme Lilou reprenait sa feuille avec un drôle d'air, Rachel tentait de faire tournoyer le crayon entre ses doigts comme elle-même le faisait. Et après trois tentatives infructueuses, elle le lui rendit en faisant la moue.

-Tu penses que tu pourrais faire tout ça ? Il me semble que tu es plus technicienne que forgeronne, de toute façon, à en croire le monstre de métal que tu m'avais montré...
Donc selon toi, c'est faisable ?

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« Le monstre de métal, hein… »

Ce monstre. Comme la première fois qu’elle l’avait vu, dans ce vieux hangar de derrière la petite maison. Ce monstre qui était certainement moins monstrueux que tous ceux que j’avais eu l’occasion de rencontrer jusqu’ici, que tous ceux que j’aurais l’occasion de croiser, plus tard. Ce même monstre qui m’avait sorti de mon enfer et qui m’avait tiré des griffes de mon diable, mon Lucifer, à moi. De mon père. Et qui continuerait, par-delà tous les obstacles à me protéger, contre tout ce qui se présenterait à lui. Bee était probablement une bête, mais il était mon rempart contre le monde, et surtout mon ami. Il apparaissait comme prodigieux aux yeux d’une enfant de cinq ans, voix titanesque, à bien y songer. Mais aux yeux d’une fille comme moi, qui lui devait tout, et surtout sa propre vie, il était ma seule famille.

« Si je ne savais pas un minimum forger, comment aurais-je pu créer cet armure, à ton avis ? »

Les mots du vieux Jin me revenaient en mémoire. Certes, je n’aurais jamais réussi à courber le métal qui recouvrait Bee sous sa forme hybride et basique si je n’avais aucun talent de forgeron. Ce n’était, certes, pas mon dada, parce que ça prenait beaucoup de temps, en parti pour travailler la matière, mais j’avais certaines compétences, sans pour autant exceller dans celles-ci : J’avais encore beaucoup à apprendre auprès du vieux, et c’était d’ailleurs pour cette raison qu’il m’avait prise comme apprentie.

« De toute façon, Bee et le vieux Jin m’aideront probablement. Je suis ici en formation, c’est pour une bonne raison. Bref, ne t’en fais pas pour ça. »

Je lui fis un sourire et attrapai la feuille qu’elle avait préalablement gribouillée. Je la regardai avec des yeux pétillant, comprenant parfaitement ce qu’elle désirait. Sur ces pensées, je me disais que forger, ou créer une arme, c’était un peu comme être un artiste psychologue, qu’il fallait comprendre l’acheteur pour lui donner ce qu’il désirait. J’avais brièvement connu Rachel, onze ans auparavant. Et j’étais surprise du tournant qu’elle avait pris. Dans mes souvenirs, Louve faisait partie d’un équipage de pirate, elle était, à présent, sergent dans la Marine. C’était du changement, et pas du petit changement. J’étais assez curieuse d’en savoir plus, à propos d’elle, de ses choix, même si j’avais aussi envie de garder des distances. Après tout, si changement il y avait eu au cours de sa vie, c’était pour une très bonne raison. Et comme pour moi, peut-être n’avait-elle pas envie de remuer le passé : On ne quitte pas une famille sans s’écorcher au passage. Et d’expérience, ces écorchures ne guérissent jamais.
Je tapai dans mes mains, très fortement. Assez pour que Bee s’éveille brusquement de son coussin, dans un « bwoik » sonore. Il me regarda avec des yeux ronds et encore endormi, avant que je lui fasse signe de se rendre dans la forge dans l’arrière-boutique. Il grommela, roula sur son dos et atterrit sur ses pattes, puis se dandina en direction de la porte que je lui avais indiquée. Il salua brièvement Rachel d’un « kwak » endormi et disparut quelques secondes plus tard. Moi, j’en profitai pour ranger les épées que j’avais sorties quelques minutes plus tôt, pliant ensuite le dessin pour le glisser dans ma poche.

« Tu peux venir voir, si tu le désires. »

Je marquai une petite pause, un peu gêné. Ça allait être sûrement dur pour elle de me voir chaude, puis froide, et encore chaude à son égard. J’étais moi-même un peu perdue sur ce que je ressentais à son propos. Devais-je être contente ? Devais-je fuir ? Ou faire face ? Ou, finalement, faire marche arrière et refuser de l’aider ? Être moins ferme ? Plus douce ? Plus forte ? Elle était, pour moi, cette gamine un peu trop curieuse qui avait la fâcheuse tendance à poser trop de questions sur des sujets un peu trop sensibles. Et justement parce que j’avais encore cette image d’elle de cette gamine, qui me renvoyait à ma propre image, je n’arrivai pas à la détester totalement ou à l’aimer entièrement.

« On aura peut-être des choses à se raconter… Après toutes ces années… »

Et elle pourrait être flattée. Aucun client n’avait eu le privilège de passer la forge du vieux Jin jusqu’à aujourd’hui. L’endroit était spacieux, pierre apparente, sol terreux. Une cheminée en fond de salle, des plans de travail montés au milieu de la pièce, des outils accrochés aux murs ou sur les tables. Seulement une petite fenêtre et un énorme chandelier accroché au plafond… J’allai jusqu’à une enclume sur laquelle était posée un marteau et attrapai une longue tige en préparation. Il était encore temps de la forger selon nos envies. J’enfilai un tablier et des gants, passant des protections comme j’avais à Rachel, pour ne pas qu’une projection puisse la blesser. Puis, posant la lame dans le charbon chaud, j’adressai la parole à la jeune femme :

« Qu’est-ce que tu deviens, alors ? »
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Certes, l'évocation de Bee et du vieux Jin avait surpris Rachel. Le vieux Jin, encore, elle avait compris qu'il s'agissait du forgeron qu'elle avait vu en entrant et dont la canne pouvait être utilisée à des fins de recadrage. Pas de soucis de ce côté-ci, puisque Lilou parlait de l'aider dans son travail. Mais Bee ? Un ami à elle ? Son petit ami peut-être même. Ou n'importe qui d'autre d'ailleurs. Après tout, un nombre incalculable de personnes aurait été en état d'aider Lilou.
Pourtant, lorsqu'elle frappa soudainement dans ses mains, Rachel, cette fois-ci, sursauta. Le claquement résonna, rebondit une fois sur les murs, une fois sur le plafond et une troisième fois au fond de la salle de vente dans un échos en forme de « Boïnk » totalement énigmatique. Il y eut une petite seconde de flottement, puis Rachel se pencha de côté pour discerner ce que regardait la jeune rousse au fond de la pièce.

Là, un canard de la taille d'un chien roulait difficilement pour se mettre debout. Ses plumes jaunes ébouriffées, son bec proéminent et ses petits yeux endormis lui donnaient un petit air trognon qui aurait pu faire tomber toutes les jeunes filles en admiration. Toutes sauf Rachel qui se contenta de regarder la bestiole avec les yeux ronds d'incrédulité. Certes, s'il avait été noir, s'il crachait des nuages de poison ou s'il avait eu des cornes, elle l'aurait adoré. Mais là, cette couleur et ces petites pattes à la démarche hésitante et endormie...

-C'est... c'est lui bee ?

Un petit sourire lui répondit simplement.
Lilou rangeait les lames avec moult cling et clang. Et le canard disparut à la vue de notre poupée de porcelaine en traversant la porte vers la forge. Non sans un salut dans sa langue propre. Rachel, elle, fixa encore l'ouverture comme si elle s'attendait à ce que le fameux Bee en ressorte. Depuis quand il était là, ce canard ? Puis prenant soudain conscience que ces interrogations n'avaient en soi aucune importance, elle finit par se redresser, paraissant plus digne qu'elle ne le laissait paraître en fixant bêtement une porte vide. Porte vide qu'elle salua tout de même avec beaucoup de retard.

« Tu peux venir voir, si tu le désires. »

Rachel observa alors interdite Lilou qui se dirigeait maintenant vers la porte où le petit Bee avait disparu quelques secondes auparavant. Elle resta immobile un court instant encore, le temps de bien assimiler la demande. Le temps de bien savourer l'une des barrières qui déjà venait de tomber entre elles deux. Surprise, également, que ce fusse si facile. Venant même à se demander si de telles barrières, qui avaient semblé les séparer aux premiers mots, avaient réellement existé. Et Lilou se posa des questions similaires, car elle-même marqua un temps d'arrêt avant d'entrer dans la salle aux mystères et aux promesses. Depuis sa poche, un angle du dessin dépassait encore.

« On aura peut-être des choses à se raconter… Après toutes ces années… »

Et la marche reprit vers le fond de la salle. Rachel ne put alors pas s'empêcher de pouffer doucement en lui emboitant le pas.

-J'ai toujours une brosse à cheveux sur moi si tu veux. Dit-elle taquine juste sur ses talons.

Puis toutes deux pénètrent du côté forge. Là où création, inventivité et essais infructueux donnent petit à petit forme à des pièces de métal, à des lames, à des inventions métalliques originales comme à des armes un peu plus sophistiquées. Comme celle qui avait attiré ici Rachel, ses 45kg et ses anglaises noires. Une faux, on pouvait la classer directement dans la catégorie des armes originales, non ?
Mettant un pied sur le sol plus froid de ce coin là du bâtiment, Rachel frissonna. Non à cause du sol ni même de la fraîcheur qu'il renvoyait malgré les braises rougeoyantes non loin, mais plutôt à causes des sensations que la pierre de ce lieu, que les murs, que les lames et pièces de métal, renvoyaient au corps frêle de la marine. Un vertige la prit soudain. Mais ce n'était pas un mauvais, plutôt comme un pressentiment. Tournant sur elle-même pour observer la cheminée, les cendres, le feu brûlant, les enclumes et outils, faisant voleter un instant ses anglaises, elle savoura cette sensation étrange que sa vie allait changer. Grâce à cet endroit. Grâce à un petit bout de papier griffonné au crayon. Et grâce à Lilou. Un rire, un tout petit rire naquit dans sa gorge et s'épanouit comme la jeune fille rousse se dirigeait sans hésiter vers les outils et les protections, prête à se mettre à l'ouvrage. Malgré la semaine d'attente des clients lambda du vieux Jin. Rachel en avait conscience et remerciait chaleureusement Lilou intérieurement, sans pour autant se convaincre d'ouvrir la bouche pour la couvrir de milles mots de reconnaissance. Ce n'était peut-être pas le moment, pas la meilleure tactique. Les mercis par dizaines, les bisous par centaines et les câlins brise-reins attendraient que tout soit fini. Ce serait certainement mieux pour elles deux.

Deux paires de gants volèrent en direction du sergent qui les attrapa au vol et les revêtit sans hésiter. Elle se savait privilégiée, ainsi spectatrice d'un travail long, rigoureux et qui se révèlerait extrêmement difficile, alors elle n'allait pas refuser les paires de protections. Deux car elle n'avait pas sa place ici et que se blesser lui était pour le moins interdit. De même pour les deux lunettes de protection qu'elle mit l'une par-dessus l'autre, brouillant sa vue d'une buée opaque que même sa manche ne parvint à effacer. Et c'est là que le vieux Jin passa une tête hirsute aux yeux écarquillés par l'embrasure de l'une des portes (impossible de s'orienter avec un tel champ de vision) et devant le salut énergique que lui renvoya Rachel, il battit en retraite en soupirant, laissant là seules les deux « amies ». Et le terme est important. Du moins pour Rachel qui se faisait un joie à pouvoir utiliser un tel mot.

-Je pourchasse les pirates ! Du moins dans l'absolu. Y'a peu de temps, j'étais sur Inari avec un vieux, Pludbus je crois, un amiral en chef, il me semble. Et à nous deux plus un autre pervers, on a fait fuir Yukiji. Tu sais ?! Yukiji Alucard ! Le pirate ! C'était trooooooop top !
Plus globalement, j'écume les mers sur des navires chaque fois différent, alternant les postes à bord, souvent engagée pour guider les équipages qui ont besoin de l'être en qualité de bosco. Depuis l'an dernier à peu près. Avant, j'étais au ordres de Salem, un grand homme, peut-être Colonel maintenant. Fenyang il s'appelle, tu en as peut-être déjà entendu parler : il est connu sur East Blue. C'est lui qui m'avait offert mon sabre pour ma promotion. Sabre que l'on m'a volé tout à l'heure. Un monsieur louche avec une flute, des yeux rouges, une allure d'épouvantail avec un haut de forme et des yeux rouges...


Devant ses yeux, pendant que Rachel parlait et racontait les îles qu'elle avait visitée depuis qu'elle avait quitté Salem, Lilou travaillait un métal si chaud qu'il se tordait sans peine sous les coups de boutoir de Lilou et sous l'influence de nombreux outils bien trop complexes pour la jeune Sergent. Et si chaque gestes étaient d'une précision millimétrée, le tout formait un ballet de mouvements si aériens, si fluides, qu'ils apparaissaient aux yeux de Rachel comme une danse magnifique, une danse aux rythmes des coups de marteaux sur l'enclume, des braises qui rougeoient, des étincelles qui jaillissent en crépitant. Par précaution et aussi pour mieux pouvoir embrasser la scène du regard et profiter du moindre geste, elle se recula de quelques pas, toujours à portée de voix bien entendu, et, consciencieusement, fit un effort pour enregistrer chaque image et se souvenir de tout ce qu'elle voyait, entendait et sentait. Toujours prête, cela dit, et avec zèle, à apporter un verre d'eau ou un fruit séché à Lilou pendant qu'elle travaillait.
Rachel ne savait pas combien de temps forger une faux, surtout aussi compliquée que celle-ci, allait prendre, mais elle craignait qu'elle ne se fatigue à la tâche. Et voulant d'ailleurs éviter à la forgeronne de perdre son souffle, son haleine et sa salive en discussions inutiles, elle attendit patiemment qu'elle pose son marteau, ses gants et ses outils pour boire un verre d'eau fraîche avant de relancer elle-même la question.

-Et toi alors ? Comment tu es arrivée jusqu'ici ? Et ta machine, tu l'as finie ? T'as un amoureux ?

Bon.
Toutes les questions n'avaient pas été posées dans l'autre sens mais au moins la discussion était relancée. Même si le regard fatigué de Lilou en disait long sur ce qu'elle pensait de ces questions stupides et totalement hors contexte. Du moins pour la dernière.
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« C’est très étrange. A l’époque, tu étais bien dans un équipage de pirates, non ? Et maintenant, tu les traques ? Le changement est brutal, voir inattendu. »

Je rebondissais sur ce qu’elle disait, et je n’avais pas pu me retenir de lui faire part de l’avis que j’avais sur cette réponse. C’était inattendu, mais appréciable de voir qu’elle avait bien tourné et qu’elle avait su se défaire des pirates, comme moi, j’avais appris à m’éloigner de Yumen et ses mercenaires. Nous avions pris des chemins, certes différents dans la forme, et pourtant pas si loin dans le fond. Rachel m’était apparue comme heureuse et épanouie auprès de ses innombrables pères, pourquoi prendre une route aussi éloignée de ses origines ? C’était surprenant, oui. Moi, j’avais des raisons de fuir. Elle, elle avait eu droit à un cocon pendant son enfance. Tous les éléments n’étaient pas en ma connaissance, et les accidents arrivaient très vite dans ce monde… J’espérai qu’elle s’en était mieux sortie que moi.

« Le Colonel Fenyang ? Jamais entendu parler. Mais je ne suis pas du genre à suivre les actualités et à écouter ce qu’on raconte. Vu comment tu en parles, ça doit être… un grand homme, en effet. »

Je lui fis un sourire complice. Elle avait l’air de beaucoup l’aimer, ce Colonel Fenyang. Bon, moi, je mentais un peu : ça me disait vaguement quelque chose, mais je n’avais jamais vu son visage. Je ne lisais pas les journaux, ça ne m’intéressait guère. A raison, vu que les actualités étaient, pour la plupart, déprimantes. Puis, elle me parla de son vol et de ce qui l’avait plus ou moins amené ici, elle me décrivit l’un des voleurs qui rodaient assez régulièrement dans le coin et qui usait de « magie », ou quelque chose du genre, pour obtenir ce qu’il voulait. Je poussai un long soupir et fis une mine peinée pour elle : elle n’allait jamais revoir sa lame, j’espérai qu’elle n’y tenait pas tant.

« Ooooh… Ce vieux-là ? Pas de bol, personne n’a jamais remis la main sur ce qu’il a volé. »

Je posais mes outils et continuai à l’écouter. Elle avait l’air d’avoir plus ou moins fini de parler. Je pris un verre d’eau et me désaltérai un instant. Puis, sortit de nulle part, elle enchaina sur un tas de questions qui manquèrent de me tuer. L’eau ressortit par mon nez et mes joues commencèrent à devenir roses : Je m’étouffai à moitié, en particulier à cause de la dernière interrogation, et recrachai mes poumons. Les yeux rouges, je ne savais pas s’il fallait que j’en ris ou que j’en pleure. Elle se montrait tellement candide. Un fou rire naissait dans ma gorge alors que je continuai à tousser pour recracher l’eau…
Il me fallut un temps fou avant de pouvoir reprendre mes esprits et de lui répondre. Ma gorge me faisait toujours assez mal et ma voix s’enraillait lorsque je m’adressai à elle :

« Tu es très drôle, comme fille. On reprend dans l’ordre... »

Une autre quinte de toux, je fermai les yeux et pris une grande inspiration pour me remettre. Puis, j’attrapai une longue barre d’acier pour l’amener jusqu’au plan de travail. Cette barre allait être le manche de l’arme, que j’avais l’intention de commencer à graver.

« Je me suis échappée de chez Yumen, et j’ai été adopté par un vieux monsieur sur South Blue. Puis, j’ai commencé un tour du monde pour parfaire ma maitrise. Jin m’a pris sous sa coupe, le temps que mon « stage » chez lui se termine. Voilà tout. »

Je disais cela avec une certaine distance, sans rentrer dans les détails. Elle n’avait pas à savoir la suite, de comment j’étais partie, de ce qu’il s’était passé. Par contre, elle avait vu Bee en construction, elle pouvait en voir la finalité. Me tournant vers le Canard, je lui fis un sourire et lui demandai calmement de prendre sa forme hybride. Il m’interrogea un temps du regard et se pointa devant Rachel, baissant aimablement la tête pour la saluer à nouveau. Puis, il y eut un bruit métallique et en quelques secondes, l’énorme carrure d’acier s’étendit de tout son long dans la forge. Sa tête heurta le plafond trop bas. Il se baissa à peine, manqua de tomber, mais s’immobilisa pour tendre la main à la jeune femme :

« Voilà le robot que tu as vu, à l’époque. En fait, on lui a fait manger le Fruit du Canard. C’est donc un Robot-Canard. Et il s’appelle Bee. »

Marquant une pause, la laissant admirer l’œuvre, je repris avec un petit sourire mesquin :

« Et non, je n’ai pas d’amoureux… Par contre, toi, t’as bien l’air de craquer sur ton… Colonel Fenyang, c’est ça ? Héhéhé. »

Ma voix était teintée de moquerie. Je trouvais ça mignon. Nous n’étions peut-être pas en train de nous brosser les cheveux, mais ce n’était pas loin. La honte. Ça me faisait bizarre, je n’avais jamais eu d’amie. D’amie fille, j’entends… Et je ne savais pas vraiment comment me comporte avec elle. J’avais évolué dans un monde d’Homme, je savais comment eux se comportaient. Les femmes, par contre, restaient un grand mystère. Je n’arrivai parfois pas à comprendre mon propre fonctionnement…

« Ah, question bête… Le gars au Chapeau, qu’est-ce qu’il est devenu ? »
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Le canard aux grands yeux et au bec plat s'avança vers Rachel à petits pas mesurés, comme s'il la jugeait du regard ou faisait monter le suspens. Lilou, en effet, lui avait donné une indication assez obscure à base d'hybride. Un centaure ou un Minotaure, voilà à quoi pensait Rachel sous de tels mots. C'est donc perplexe qu'elle fixait le canard dans les yeux. A ses côtés, Lilou souriait malicieusement, telle une mère qui cachait aux yeux d'une enfant un cadeau qu'elle attendait impatiemment, presque heureuse de la faire languir. Alors le canard aux proportions ogm-isées la salua une nouvelle fois. Puis il s'inclina légèrement pour qu'un tonnerre de ferraille commence à gronder et rouler sur les murs en pierres et briques autour des deux adolescentes. Prenant de l'ampleur comme boulons, vis et plaques métalliques se superposaient les unes les autres, intervertissant leurs places, certains sons stridents la tétanisèrent. Ce n'était pas un tintamarre très puissant, se voulant même très silencieux pour la masse métallique que chaque plaque représentait, mais la surprise et la découverte augmentaient aux oreilles d'une Rachel stupéfaite l'ampleur des chuintements même les plus intimes.
Finalement, le crâne du robot finit par toucher le plafond. C'est à ce moment que la jeune marine se détendit, les yeux grands ouverts et remplis d'étoiles, le bouche béante sur une exclamation muette et les bras ballants. Lilou s'amusait de la réaction de la sous-officier. Cette dernière, le visage rayonnant, approcha une main de celle du robot pour la saluer après avoir retiré ses lunettes de protection et les avoir posées sur une table à proximité.

-On dirait de la magie !

« Voilà le robot que tu as vu, à l’époque. En fait, on lui a fait manger le Fruit du Canard. C’est donc un Robot-Canard. Et il s’appelle Bee. »

Rachel interrompit son mouvement au mot « fruit ». Fruit comme dans fruit du démon ? La fameuse légende ? Son regard se figea tout autant que sa main suspendue dans le vide. Son visage se décomposait et ses yeux prirent une étrange lueur, balayant la salle d'un regard qui devenait paniqué, cherchant une issue. Qui évidemment se trouvait derrière Bee et ses grandes pupilles surprises. Retraite coupée : Tactique du boulier humain.

Rachel bondit dans un cri apeuré et se dissimula du mieux qu'elle le put derrière la jeune rousse qu'elle dressa entre elle et le monstrueux robot métallique. Puis, après une seconde d'immobilité frémissante, elle releva le regard par dessus son épaule et fixa avec circonspection le tas de ferraille qui gardait le même regard que le canard précédemment. Troublant. Et Lilou qui s'en amusait plus que s'en inquiétait. Bon sang, c'était tout de même un démon, et y'a des choses avec lesquelles on ne riait pas ! Franchement, y'a pas idée de filer des plumes à un truc pareil !

Mais la gêne soudaine de Rachel et la peur dans son regard ne déconcerta pas la rousse pour autant qui continua de parler. Et de parler jusqu'à citer Salem à son tour. Dans une phrase bien tournée. Avec pour réaction de faire oublier à Rachel le canard robot pour concentrer toute son attention sur Lilou. Par contraste avec le rose précédent, elle vira cette fois-ci carrément au rouge tomate. Comment ça ? Sous-entendre qu'elle était amoureuse de Salem comme ça... jamais de la vie ! Et puis, c'était un supérieur... et puis il y avait Aisling, sa femme. Et puis elle n'avait que dix-sept ans. Tu vois donc bien que tu dis des bêtises !

Le problème c'est que cette magnifique argumentation resta perdue dans son esprit embué par la fumée qui sortait de ses oreilles et ses joues si rouge qu'on l'aurait crue fiévreuse.

-Mais... mais... mais... Non... Je... Je suis... Bégaya-t-elle en jouant avec la pointe de ses doigts toujours dans le dos de Lilou.

Et puis la question tombe comme un couperet. Une nouvelle fois le mouvement en cours s'arrête et le regard se relève. Lilou s'était retournée et observait Rachel une nouvelle fois immobile, le regard fixé sur elle.

Et c'était Rachel qui appuyait là où ça faisait mal ? Elle serra les dents et déglutit un instant, ne répondant pas de suite. Ça faisait deux fois qu'elle évoquait le sujet. La première de manière involontaire, notre poupée de porcelaine avait juste feint de n'avoir rien entendu, à propos de son prétendu revirement de bord. Deux fois en quelques petites minutes. Cette fois au sujet du cuistot, seul membre d'équipage qu'elle ait jamais vu, abstraction faite des deux accompagnateurs dont même Rachel avait oublié l'existence. Tout comme elle avait oublié le visage de son père ou les noms de toutes les personnes à bord. Uniquement subsistaient les images d'une vie paisible et le cauchemar d'une nuit fiévreuse. Cauchemar qui était la raison de ce changement, ou du moins le déclenchement. Qu'était donc devenu l'homme au chapeau rouge ? Rachel sentit son cœur se serrer et ses poumons plus durs à remplir d'air. Comme tous les autres. La bouche soudainement sèche, elle passa la langue sur ses lèvres et déglutit à nouveau, prenant enfin une inspiration cherchée. Comme son père.

Pourquoi se mettre dans de tels état pour un événement et des personnes dont elle avait fait son deuil ? Car personne ne savait. Et ceux qui savaient appartiennent désormais à un autre monde. Personne ne sait ce qu'il s'est passé sur le navire cette nuit là. Toutes les questions sur ce qu'elle avait fait petite, où elle était née, où étaient ses parents, elle les détournait tout le temps, répondant par d'autres interrogations, mentant même, ou éludant les questions. Mais aujourd'hui, sans y faire vraiment attention, elle cherchait les mots pour dire le plus simplement du monde ce qu'était devenu l'homme au chapeau rouge. Et comme elle pensait tout ça, l'air circulait à nouveau normalement dans ses poumons ; sa bouche sèche ne l'était plus. Voyant tout à coup que Lilou qui se tenait devant elle la fixait étrangement, elle lui fit un sourire franc. Non loin, Bee avait profité de l'absence de Rachel pour reprendre sa forme de canard. Elle lui en fut intérieurement reconnaissante. Certes il était effrayant à souhait, mais surtout angoissant à cause de son démon. La peur, elle savait gérer et aimait ça. L'angoisse, moins.
Notre poupée de porcelaine se racla la gorge et replaça une mèche derrière son oreille dans un mouvement compulsif.

-Il est mort, comme tous les autres. C'est aussi pour ça que quand Salem m'a trouvée, je me suis engagée dans la marine, plutôt que de suivre la voie de la piraterie. L'angoisse de revire une nuit pareille où tous sont tombés.

Consciente d'avoir refroidi autant que faire se peut la forge à la chaleur suffocante, Rachel sourit une fois de plus en refermant la fenêtre intérieure entre elle et cette autre vie. Celle qu'elle gardait tout le temps scellée. Celle qui lui avait permis d'oublier et de se construire normalement. Avisant un petit tabouret de bois robuste, Rachel s'y laissa tomber et croisa les jambes en soupirant. Peut-être un signe de faiblesse, mais surtout un changement radical dans la position qu'elle adoptait jusqu'à présent avec Lilou. Elle retira les gants de protection et se servit un verre d'eau avec la bouteille qu'elle avait apportée pour son amie un peu avant.

Un changement radical vis-à-vis de Lilou, disais-je ? La brosse à cheveux imaginaire.

-Alooors... Comme ça tu t'es échappée de chez ton... de chez Yumen ? Échappée genre fugue ou genre plus dangereux ?

Elle aurait voulu lui décocher un sourire entendu, mais à l'instar de sa propre réponse, celle de Lilou, si du moins elle répondait, risquait d'être aussi sérieuse. Alors elle se contenta de boire une gorgée fraiche et d'en proposer à sa vis-à-vis.
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Voilà, j’avais raison. A propos de ce Fenyang, en tout cas. De ce qu’elle ressentait. Ses joues rouges étaient comme un aveu de ses sentiments pour son supérieur. Il y avait certainement de très bonnes raisons à ça, je n’en doutais pas. Et peut-être même avait-elle bon gout en matière d’Hommes. Ça faisait plaisir de voir une jeune fille s’enticher pour quelqu’un de cette façon. Niaise à souhait, avec le cœur qui battait plus vite, comme ses paupières lorsqu’elle pensait vaguement à lui. Et si elle n’était pas encore passée à la déclaration, c’était probablement pour une autre bonne raison. J’espérai pour elle qu’elle ne tarderait pas trop à se manifester et que la réponse serait positive. En attendant, il fallait que je la calme.

Car Rachel avait complètement craqué après ma déclaration sur le fruit du démon, n’hésitant pas à bondir comme une sauvage dans la forge pour se mettre à couvert, sous les yeux étonnés de mon compagnon de route. Il ne s’en sentit pas pour autant vexé, mais trouva son comportement étrange. Déjà que son style était particulier, très sombre, ses attitudes ne laissaient rien présager de bon sur son état mental. Il me jeta un regard inquiet, mais je le rassurai un signe de main et d’un sourire.

La minute d’après, l’ambiance changea du tout au tout, devint aussi sombre que les cheveux de Rachel. La jeune femme sembla perdre ses moyens, son assurance, cette bêtise innée qui la rendait adorablement enfantine. Je la fixai pour essayer de comprendre ce qui se passait. Et de ce que j’en saisis, la Sergent portait de lourds secrets sur ses petites épaules. Elle eut l’air de réfléchir, de chercher ses mots pour me déclarer le plus terrible de son histoire. Je l’écoutai, un peu désolée d’avoir abordé ce sujet, sans avoir eu l’intention de lui faire du mal avec ces paroles. Décidément, blesser quelqu’un avec des mots, c’était bien trop facile.
Je voulus lui dire d’arrêter, de ne rien dire, car après tout, si cela lui faisait plus de mal qu’autre chose, ce n’était pas la peine d’aller plus loin dans la discussion, qu’on pouvait parler d’autre chose. Mais elle me susurra d’une voix étrangement douce et froide que l’homme au chapeau était mort, comme le reste de ses pères, et qu’elle s’était engagée dans la piraterie parce qu’elle était seule, qu’elle angoissait de revivre cette terrible nuit ou tout avait basculé pour elle. Que Salem l’avait trouvé, et qu’elle avait changé de camp, pour se retrouver un cocon. Sans doute moins « familiale », mais assez accueillant pour pouvoir y vivre.

« Mh… »

Que dire de plus ? « Je suis désolée » ? J’avais le pressentiment que m’excuser ne ferait qu’alourdir l’ambiance déjà pesante. Ne rien dire me sembla être un choix beaucoup plus judicieux pour tout le monde, pour éviter de retourner le couteau dans la plaie. Le temps avait fait ses ravages, et la jeune fille si joyeuse, si bien lotie durant son enfance, m’apparut aussi sèche et âpre que je ne l’étais. Est-ce que cela me confortait ? Finalement, non. Il n’y avait rien à tirer du malheur des autres, il ne profitait qu’à eux-mêmes. A l’inverse, j’avais l’impression qu’il écrasait ceux qui souhaitaient le partager, pour soulager leurs amis. L’intention était toujours bonne, les conséquences, par contre, désastreuses.

Et lorsque Rachel voulut changer de sujet, pour ramener l’attention sur moi, je savais que cette brosse à cheveux imaginaire avait toujours été une très mauvaise idée. Lui faisant un sourire, je ne savais pas par quoi commencer. Mon regard se posa sur Bee, qui s’était assis près du mur froid de la forge, nous fixant à tour de rôle. Et je me souvins alors que la cause de notre dispute, c’était lui. Seulement lui. Que pour un animal blessé et abandonné, j’avais surmonté les interdictions que Yumen avait posées.

« Plus dangereux. C’est les mots. Oui. »

Mon regard saisit celui de mon compagnon d’infortune, qui me lança un « kwak » entendu. Je pouffai de rire, me remémorant toujours cette fameuse soirée sur laquelle j’avais mainte fois décidé de faire une croix sans y parvenir.

« J’ai failli y perdre la vie. Mais ça valait largement la peine d’essayer. Nous n’étions pas d’accord sur quoi faire de Bee. Lui voulait le revendre et en faire une machine de guerre. Moi, je voulais qu’il soit mon ami. Alors, j’ai bravé ses interdictions, je l’ai créé, je l’ai nommé et sans comprendre à cet âge-là ce que ça signifiait, j'en ai fait un frère. »

J’attrapai la bouteille d’eau qu’elle me tendait, sentant ma gorge se serrer sous mes paroles.

« Yumen m’a cassé les côtes, le bras. La jambe aussi. Mais Bee m’a sauvé, même s’il ne me connaissait que depuis quelques minutes. Et on s’est enfuit ensemble. Et depuis, on ne se quitte plus. Il est… Un peu ma famille, alors forcément… »

Moment de réflexion. Je reposai mes yeux sur la jeune femme aux boucles anglaises. Et repris avec un sourire qui dévoilait toutes mes dents :

« C’est terrible de se dire que sa seule forme de famille est un robot-canard de quatre mètres, qu’est pas vraiment vivant, qu’est pas mort non plus. Mais qu’est ce qui se rapproche le plus d’un véritable foyer. Surtout, qu’il est le seul sur terre à être prêt à tout pour me protéger. »

Renfilant mes gants, me détachant soudainement de toute forme d’émotions, je remis mes protections et rattrapai mon marteau avant de taper brutalement sur le fer chauffé de la faux en préparation :

« Au fait, c’était quoi cette crise tout à l’heure ? T’as peur des fruits du démon ? Hinhinhin… Oh, et si tu es fatiguée, ma chambre est à l’étage. N’hésite pas à y aller si tu souhaites te reposer. »
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Rachel s'était vite remise de ces émotions passagères. Son deuil, elle l'avait fait il y a déjà bien longtemps grâce aux Fenyangs, alors les souvenirs en soi, quoique terribles la nuit à cause des images de monstres qui s'inséraient dans les relents de vérité, n'étaient plus si terribles que ça. Il avait juste fallu qu'elle prenne son courage à deux mains, et sans véritablement le faire exprès, elle avait instauré l'espace d'un instant une tension oppressante sur la pièce pendant qu'elle déterrait ses cadavres pour en extraire ce que même Salem ignorait. Alors oui, ça avait été difficile, mais quelque part, elle en était soulagée. Et si la seule réponse de Lilou avait été une onomatopée réservée, pour ne pas faire empirer la situation -louable raison- et que Rachel ne s'était pas attendue à ce qu'elle s'apitoie sur son sort, une pointe de déception naquit en elle qu'elle étouffa bien vite et facilement, tout en se giflant mentalement. Pas de sentimentalisme, certes, mais elle n'avait pas dit ça pour la première fois dans l'unique espoir de récolter la pitié de Lilou. Qui d'après ce qu'elle était en train de dire, avait été actrice de son destin plutôt que passive comme notre poupée aux yeux émeraude l'avait été, elle. S'enfuir avec Bee ? Rachel coula un regard en douce au canard dans un coin qui faisait bien moins peur mais dont le côté mignon faisait maintenant froid dans le dos de Rachel. Savoir que c'était un fruit du démon... Et que c'était ça sa famille. Non pas que ça la dérange, mais la pauvre n'a pas eu une vie facile si son seul lien affectif durant ces quelques années a été un canard cybernétique.

Lorsque Lilou remit ses gants et reprit son travail de forgeron en tapant plus fort avec son marteau qu'auparavant, Rachel ne bougea pas. Jambes toujours croisées, elle regardait sans la voir la jeune rousse qui semblait expulser sa peine au travers de ses coups et de leurs échos. « Il est terrible de se dire que sa seule famille est un robot de quatre mètres ». Au moins, Rachel avait Salem comme famille. Et il fut un temps, elle avait eu Aisling aussi. « Il est le seul sur terre à être prêt à tout pour la protéger ». Oh certes Rachel n'était pas en reste niveau douleur, peines et épreuves, mais son calvaire n'avait duré que deux ans, sur cette île, en tant que cible humain, seul élément important encore caché à Lilou. Mais cette vie, à elle, cette forgeronne rageuse contre son enclume, n'avait pas connu de repos. Cette existence la pèse depuis toujours et continuera de peser sur ses épaules encore longtemps, elle le ressentait.

-Je pense que c'est ce qu'a mangé mon père avant de devenir fou et de tuer tout son propre équipage...

La réponse avait été lancée sur le ton de la conversation, mais avec cette intonation qui indique que ladite conversation était finie. Non pas parce qu'elle n'avait pas envie d'en parler -de toute façon, elle ne se souvenait qu'à peine de cette nuit-là. C'était plutôt même le contraire. Elle aurait voulu tout lui dire, dans les moindre détails, parler de ces marchands, bandits ou quoiqu'ils fussent réellement qui l'avaient attaché contre un tronc durant deux ans, qu'elle avait reçu de nombreuses cicatrices de mousquet, elle, la cible intouchable. Mais elle aurait attendu en retour une compassion qui ne viendrait pas ; parce que ce n'était pas grand chose deux années par rapport à la vie de son amie.
Comparaison dérisoire avec la vie de Lilou qui était la deuxième raison à la clôture de la discussion.

Et à la question « veux-tu te reposer », Rachel entendit « j'aimerais être seule pour continuer ». Alors elle ne se fit pas prier. Pas pour aller dormir pendant qu'elle travaillait, non-non, mais pour la laisser seule. Elle avait un compte à régler avec cet épouvantail.
D'un bond, elle se remit sur pieds et, faisant fi du danger que représentait Lilou armée d'un marteau, elle l'étreignit avec passion, lui fit un gros bisou sonore sur la joue puis s'en décrocha. Avec le temps, Rachel deviendrait réservée, mais pour l'instant, si Lilou préférait le silence pour témoigner sa compassion, Rachel préférait encore les actes. Elle passa devant le canard pour lui flatter le crâne, non sans lui jeter un regard circonspect et méfiant.

-Je vais faire un tour alors. Je reviendrai avant le coucher du soleil avec une surprise !

Et comme un coup de vent, elle sortit

*****

Le reste de la journée, Rachel l'avait passée dans les rues de Bliss. Entrant dans les magasins de fleurs pour en sentir les fragrances pour le moins exquises de ces fleurs carnivores et des roses noires d'une boutique spécialisée. Visitant les armuriers du coin pour pas grand chose. Faisant du lèche-vitrine sur des robes en soie, noires, à dentelle. Un magasin de déguisement « The Rainbow » attira sa curiosité pendant un temps assez important de l'après-midi. Leurs costumes de sorcière et de monstre du loch-ness étaient vraiment très réussis. Elle alla même observer les reptiles dans un vivarium.

Et le reste du temps, elle le perdit à tenter de retrouver son chemin.
Depuis le port dont elle venait, toutes les rues se ressemblaient, et pas moyen de remettre la main sur cette pancarte fleurie. Et les passants ne comprenaient pas de quelle allée elle parlait avec ses grands gestes et ses phrases à base d'épouvantaux voleurs et de rousses forgeronne. Non, elle n'avait pas regardé les écriteaux au-dessus de l'armurerie, pourquoi vous demandez. Ni de la forge non.

Et finalement, après que le soleil se soit couché et dardé ses rayons rouges sur les pavés des ruelles, que le vent froid du soir se soit levé et que les pigeons soient repartis dormir avec les poules, Rachel se montra enfin à la porte de la forge, fatiguée mais souriante. Avec un hochement de tête pour le vieux Jin qui avait tenté de lui dire qu'ils étaient fermés, elle alla directement retrouver Lilou et une fois un salut rapide et enjoué, elle posa sur le tabouret qu'elle avait utilisé plus tôt un objet, assez gros, recouvert d'un voile pour masquer de quoi il en retournait.

-Et voilà la surprise ! Tu es prête ? Ferme les yeux... Un... Deux... Trois !

Retirant le drap d'un mouvement sec comme Lilou ouvrait les yeux obligeamment, ce dernier révéla un cage de la taille d'une niche. Dans cette cage, une monstrueuse araignée de la taille d'un chihuahua, velue, immobile et menaçante, dardant sur Lilou ses quatre paires d'yeux noirs et globuleux.

-Elle est belle, hein ? C'est pour agrandir ta famille !!!

Et dans la lueur tamisée de la forge, un marteau vola.
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Un marteau tomba, plutôt.
Je l’avais lâché. Pleine de stupeur. De terreur, aussi. Je n’étais peut être pas comme ces jeunes filles à m’effaroucher pour rien, mais fallait avouer que Rachel avait mis la barre très haut. L’animal que j’avais sous les yeux me fit froid dans le dos, autant parce que je le trouvais abominablement laid, mais surtout parce que ses grosses pupilles noirâtres me regardaient sans ciller, fixes, imperméables à toutes mimiques dégoutées. Un frisson me parcourut l’échine tandis que je restai à une distance de sécurité suffisante pour ne pas voir ses poils hirsutes et menaçants. Je déglutis péniblement, posant un regard suppliant sur la jeune femme qu’avait l’air ravi de sa trouvaille et de son cadeau.

« Rachel… »

J’étais peinée d’avoir à lui apprendre qu’elle avait des gouts on ne peut plus étrange en matière de beauté. Certes, elle avait tout l’air d’une gothique, en particulier avec sa coiffure et l’aura sombre qu’elle dégageait. Mais je ne pensais pas que cela impliquait forcément admirer des bestioles visqueuses, grouillantes, rampantes, dangereuses, ou aussi noires que ses cheveux bouclées. Si elle me déclarait dans la seconde qu’elle portait à l’occasion des chapeaux pointus, des canines aiguisées et qu’elle sortait parfois les soirs de pleine lune pour boire du sang humain que je m’en étonnerai pas.

« Je déteste les araignées. On pourrait même dire que je trouve ça répugnant… Je… Je suis désolée. L’intention était bonne, mais l’idée, par contre… »

Très mauvaise. Oui, voilà. L’idée était des plus mauvaises. Mieux valait le sous-entendre, je n’avais pas l’intention de la vexer. J’étais touchée par son cadeau, néanmoins, car elle avait fait l’effort de me chercher une surprise, et même si ça n’avait pas eu l’effet escompté, c’était adorablement mignon. Lui faisant un sourire, je ramassai le marteau et le posai sur le plan de travail, prenant appui sur le rebord avant de lui dire, innocemment :

« Tu… Tu peux peut-être la garder pour toi ! Tu as l’air de beaucoup l’aimé, et c’est probablement réciproque. Comme ça, elle pourra être… ton amie, aussi. »

Je marquai une pause, mais repris presque aussi tôt :

« En parlant d’amie, prend ça. »

J’attrapai la faux qui prenait doucement forme. Les lames étaient déjà fixées au manche, mais j’avais encore beaucoup de travail pour rajouter les détails qu’elle souhaitait, ainsi que quelques décorations, qui prenaient généralement le plus gros du temps. Je la lui tendis par le manche, pour qu’elle ne se fasse pas mal en se blessant avec les lames pas encore tout à fait tranchantes, mais pourtant dangereuses. Lorsqu’elle eut l’objet en main, je retirai mes gants de protection et me dégageai d’un revers de paume les quelques mèches me tombant sur le visage.

« Vas-y, manipule-la. Elle est pour toi, je veux savoir si tu as une bonne prise et si tu arrives à la bouger. »

Rachel eut, l’espace d’un instant, l’air un peu prise au dépourvu. La faux était plus grande qu’elle, un peu moins lourde, certes, mais faisant son poids quand même. Je l’incitai à faire ce que je disais, un sourire pour l’encourager à se faire une idée de ce qui l’attendait...

« Ne te gêne pas, lance-toi. »

Après tout, cette arme serait la sienne dans les années à venir. Autant la prendre en main rapidement.
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Dans la forge, l'ambiance était redevenue bon enfant. Rachel souriait de toutes ses dents en arborant une cage renfermant une araignée monstrueuse et Lilou faisait tout pour ne pas croiser ces multiples yeux qui la fixaient intensément. Presque avec appétit. Et dans une supplique à la voix vibrante de dégoût, elle demanda comme elle le put de retirer la vilaine araignée de sa vue.

L'incompréhension se dessina alors sur le visage de Rachel qui saisit la cage pour l'éloigner de la forgeronne. Un peu déçue, certes, que son cadeau n'ait pas l'effet escompté, mais en y repensant, la réaction de la jeune femme aurait été à prendre en photo. Si seulement elle avait eu un appareil. Se détournant de Lilou, elle alla vers l'entrée d'où elle venait et ouvrit la cage à l'araignée pour qu'elle regagne un semblant de liberté, ignorant les cris de terreur des passants comme elle refermait la porte derrière elle pour se retourner vers la rousse. Elle l'observa une seconde puis moqueuse, un sourire passa sur ses lèvres. Lentement, elle se rapprocha d'elle.

-Hihi. C'est quoi cette réaction ? Tu as peur des araignées ? Hihihi.

Tout en tendant le bras pour se saisir de l'arme qu'elle lui présentait. Une arme qui effaça progressivement le sourire du visage de Rachel qui soupèse, admire, s'extasie, devant cette pièce de métal qui depuis des années hante ses rêves et désirs. Enfin, ils se réalisent. Le fer encore tiède passe d'une main à l'autre, glisse entre les doigts blancs de notre poupée de porcelaine. D'un oreille distraite, elle entend les mots de Lilou sans vraiment les traiter, sans vraiment les comprendre. « Elle est pour toi ». Quel magnifique cadeau. La pointe de son index effleure la plus longue des lames et tâte le tranchant pas encore affuté des plus petites. Rachel la pose sur le sol et en admire la taille. Elle devait frôler le mètre quatre-vingt. Peut-être même les deux mètres. Puis lentement, se reculant pour ne pas effrayer Lilou, elle la fait doucement siffler dans les airs. Un gigantesque bâton de majorette bien plus destructeur. Qui lui échappa pour se planter dans le lourd tabouret de bois qu'elle avait occupé. Un rire cristallin résonna alors dans la forge. Le rire d'une adolescente heureuse. L'arme se révélerait plus dure à maîtriser qu'elle ne l'aurait crue.

-C'est génial ! Elle est géniale ! Tu es géniale !

Et ce n'était pas peu dire. Si elle avait dû donner toute sa maigre fortune pour obtenir ce qu'elle construisait pour elle, elle l'aurait fait sans hésiter. Son utopie était ici, dans cette pièce, sous les traits de l'arme de la grande Dame. Une arme qui lui appartiendrait d'ici peu de temps. Elle n'avait jamais été aussi proche de l'obtenir. Et tout ça, grâce à Lilou. Uniquement grâce à Lilou.

-Je ferai n'importe quoi pour te prouver ma reconnaissance ! Tu n'as qu'à demander !

Décrochant la lame du bois robuste dans lequel son propre poids l'avait planté, elle la porta directement aux mains de Lilou avec un visage rayonnant et un sourire jusqu'aux oreilles. Consciente qu'il y avait des rencontres qui changeaient une vie et que Lilou était l'une d'elles. Et penser que sans elle elle n'aurait peut-être jamais eu sa faux faisait naitre dans sa gorge un rire joyeux.

Uniquement grâce à Lilou.



Spoiler:
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« Je garde ça sous le coude, si un jour j’ai besoin d’un service. »

J’attrapai la Faux et la reposai sur le plan de travail, m’essuyant d’un revers de main les quelques gouttes de sueurs qui me perlaient sur le front. J’étais épuisée, mais mon travail accaparé toute mon attention. En finalité, je n’avais pas le temps de fatiguer. Pas lorsque j’avais du boulot à abattre pour une vieille connaissance. Je lui fis un sourire, notant dans ma mémoire qu’elle était prête à tout pour me remercier de ce service que je lui rendais. Peut-être qu’un jour, elle aurait l’occasion de me renvoyer l’ascenseur. Pour l’instant, je ne courrais pas après ce genre de retour, et même si c’était gratifiant, sa reconnaissance me suffisait. Je pourrais peut-être la faire chanter, pour lui faire dire la vérité à propos de ses sentiments et de son copain Fenyang, mais je n’étais pas assez en forme pour ce genre de mesquineries.
La vie ferait le reste.

« Tu ferais mieux d’aller te coucher. Je vais continuer à travailler dessus. Cette nuit. Et la prochaine. »

Je renfilai mon masque de protection et attrapai le marteau, puis, je replaçai la faux dans les braises encore chaudes. J’avais encore tellement à construire, à créer, pour elle, pour ses grandes pupilles émeraudes. Je m’interrogeai moi-même sur le sens de ce que je faisais : pourquoi m’atteler à construire une faux, m’acharner sur un travail qui me boufferait une bonne partie de mon temps, pour une fille ou plutôt, un vague souvenir d’avant ? Levant les yeux vers la jeune femme qui me fixait, la mine toujours ravie de cette rencontre, je lui fis une sorte de promesse :

« Disons que dans trois jours, ta Faux sera prête à te servir. »

Il n’y avait pas de raisons. Pas de réponses non plus à cette question. Je devais à Rachel quelque chose. Peut-être infime, incompréhensible, impalpable. Mais je lui devais au moins un souvenir. Un sentiment. Un instant de vie. Je devais a Rachel énormément et certainement plus que ce qu’elle pouvait croire. Elle était celle qui était prête à sacrifier l’un de ses prénoms pour me le donner, cette ingénue que rien n’arrêtait, heureuse au milieu de tous ces monstres, sans foi, ni loi. Sans roi, ni maitre. Que je voyais comme une armure d’optimisme et de volonté face à une tempête meurtrière, comme un modèle de vie, peut-être aussi. Enfant dans un monde d’adultes. Dans une terre corrompue. Humaine au milieu des titans.

En finalité, je lui devais tout. Car tout ce que j’étais aujourd’hui c’était construit à partir du moment où elle avait posé cette putain de question.
Je lui devais ma vie.

Je lui devais mon nom.

« Comment l’appelleras-tu ? »
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Comment ? Comment l'appellerait-elle ? Un nom ? Donner un nom à une arme ? À son arme ?
Le regard pensif braqué sur Lilou aux gants abimés, elle réfléchissait. Hihi. Son arme. Regarder cette faux entre les mains de Lilou, voir en elle cette démesure qui serait bientôt sienne, et se dire que ce serait son arme à elle était déjà en soi un bonheur qu'elle n'aurait pas cru ressentir un jour. Et surtout pas pour quelque chose d'aussi insignifiant qu'un arme. De l'extérieur, elle devait prêter à rire. Une jeune fille, un jeune adolescente qui s'extasiait devant une lame de forgeron... des comme elle, il ne devait pas y en avoir des masses. Alors donner un nom à son arme... Hihi. Et puis après tout, Salem l'avait bien fait.

Se prenant le menton entre les mains en baissant le visage, prenant pleinement conscience de ce que lui demandait Lilou, elle parcourut des yeux les alentours, les outils, les murs, les flammes et scruta le regard que lui renvoyait son amie. Ce n'était pas un choix à faire à la légère. Sa mère avait, paraît-il, hésité toute sa grossesse avant de l'appeler Rachel. Ses pères, eux, l'avaient nommée Louve par instinct et plus comme un surnom qui restait indissociable d'elle. Quel autre nom que Louve lui siérait, hein ? Alors pour cette magnifique lame, toute neuve, cette larve qui serait amenée à devenir un magnifique corbeau porteur de la parole de la Dame. Et de la Justice... la question était trop lourde de sens pour y répondre tout de suite. Surtout après avoir regardé au fond des yeux de Lilou et y voir ce que cette simple question signifiait à leurs yeux.

-Je sais pas encore ! Mais tu pourras m'aider à le choisir, c'est toi l'artiste dans l'histoire, malgré ce que tu pourrais en dire. Fit-elle avec un grand sourire. Elle était la plus heureuse, en cet instant. Il faudrait qu'elle revoie Salem pour lui annoncer la nouvelle. Tu vas vraiment travailler dessus trois jours ? Le vieux Jin ne dira rien ?

Mais il était des choses immuable et Lilou semblait déterminée à faire ce qu'elle venait de dire. De promettre. Elle ne sut alors quoi ajouter. Et après dix minutes de discussions diverses et banales, elle céda, acceptant de monter à l'étage comme le lui demandait la jeune rousse pour la troisième fois.
Sur le chemin, l'impression désagréable de ne pas être à sa place, de ne pas avoir le droit d'être dans ces lieux la noua quelque peu. Elle n'osa par exemple pas prendre le lit de son hôte, se contenta d'une rapide toilette dans la salle d'eau, sans toucher à beaucoup de choses, et avisant un fauteuil dans un coin elle s'y lova simplement. La tête pleine d'images et de rêves. Le sommeil fut long à la gagner, contrairement à la douleur dans sa nuque qui s'installa rapidement et ne la lâcha pas de la nuit. Ce qui ne l'empêcha pas de dormir, car en bas, les sons d'un travail fastidieux lui parvenait comme une berceuse. Un travail qui lui faisait tant de promesses. Et malgré les remords qu'elle avait à faire travailler Lilou si tard, elle s'endormit finalement.

*****


Pour ne se réveiller que tard le matin. Trop tard. En retard. La marine n'attend pas. Elle dit juste au vieux Jin levé par ses insomnies -voire son incontinence, qui sait- qu'au matin du troisième jour, elle apparaîtrait à l'Est. Je sais pas, elle devait être inspirée.

*****


Et en effet, au matin du troisième jour...


Hum...Et en effet, le soir du troisième jour...



...Bon, vers onze heures le quatrième jour, Rachel arriva par l'Ouest et vint frapper à la porte du forgeron. Visiblement heureuse de retrouver la forge, le vieux Jin et impatiente de découvrir le travail de Lilou qu'elle savait extraordinaire. Le travail, pas Lilou. Quoique Lilou aussi.
Mais tout heureuse qu'elle l'était, elle semblait aussi exténuée. Non, pas du tout comme si elle avait cherché la bonne rue toute la nuit, qu'est-ce qui vous fait dire ça ?
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« La Gothique est là.
- Bien… »

Mes mains se posèrent sur un objet recouvert d’un épais drap blanc, taché de suie, des noires, de poussière. Ce papier cadeau n’était pas des plus parfaits, mais il avait le mérite de bien cacher sa surprise. Plaçant l’arme sur le comptoir, relevant des petits yeux épuisés vers la future propriétaire de mon œuvre, je l’interrompis avant même qu’elle ne puisse en placer une :

« Ne parle pas. Ne dis rien. Ne me remercie pas non plus. Juste… Ecoute-moi. »

En disant cela, mes mains s’aventurèrent sur le drap, que je tirai d’un endroit à l’autre pour découvrir progressivement ce qui se cachait en dessous. Apparu aux yeux de Rachel une faux, neuve, brillante, faites d’un métal aussi dur et aussi tranchant que possible, d’un noir profond, lugubre, macabre par sa forme extraordinaire, froide par son contact.

« Une arme ne se limite jamais à être une arme. Je reste persuadé qu’elle devient ce que son possesseur désire de lui. Si le possesseur en vaut la peine. En fait, une arme… C’est le prolongement du bras. Du corps. De l’âme aussi. Après tout ce que je te dirais, tu devras comprendre que cette faux sera ta plus grande alliée, comme ta plus grande ennemie dans les années à venir. Alors, je l’ai fait à ton image : noir corbeau. »

Comme ses cheveux, ses boucles anglaises qui lui tombaient de chaque côté du visage, qui mettaient reliefs ses yeux d’un vert émeraude.

« Elle est comme un enfant. Elle vient de naitre. Elle doit grandir. »

Cette déclaration se posa délicatement. Le silence s’installa à son tour, de temps en temps coupé par les coups de marteau que donnait le vieux dans la forge à côté. Personne n’avait chômé ici. Surtout pas moi. Mais la faux avait été faite dans les délais, et c’était tout ce qui comptait… Maintenant, il fallait qu’elle comprenne :

« Dans les premiers temps de votre cohabitation, et même si tu la trouves absolument magnifique, cette faux sera ta pire ennemie. La réclamer ne fait pas de toi sa maitresse légitime. Tu ne le seras que plus tard, parce que vous aurez réussi à vous accepter l’une l’autre, avec vos défauts et vos qualités. Elle doit trouver en toi un retour, aussi grand que sa propre grandeur. Il faut qu’elle devienne ton égal pour que tu puisses en comprendre toutes les finesses. Enfin, elle sera comme ta sœur, ton double. Elle pourra même se sacrifier pour toi lorsqu’il le faudra, et révéler bien des surprises. »

La mine sérieuse, captant son regard pour ne pas qu’elle ne se perde en pensées, je lui fis un sourire :

« Ne te trompe pas, ne la surestime pas : cette faux n’est pas un meitou. Elle n’en deviendra probablement jamais un, parce qu’elle a des défauts… Pourtant… »

Je marquai une pause, gardant mon sourire :

« … Je pense que les grandes lames ne sont devenues grandes que parce que leurs propriétaires étaient de grands hommes. Un forgeron n’y mettra que la qualité, un investissement de temps et d’amour. Mais un meitou est un meitou parce qu’il a la réputation d’être légendaire. Une réputation se gagne aussi avec le temps, car le temps permet de confirmer une réputation. Un homme que l’on dit « fort » avec une lame de qualité peut s’avérer indigne de ce qu’il tient entre les mains. Sa prestance surclasse la valeur de son outil, il ne lui laisse pas assez de place pour exister. A l’inverse, tu trouveras des gens en compagnie de sabres médiocres et sans valeurs. Pourtant, c’est avec eux qu’ils évoluent, et c’est à travers eux qu’ils soumettent le monde. C’est là qu’une arme entre dans la cour des grands. Et c’est sûrement là qu’elle obtient le titre de légendaire. »

Je ne savais pas si elle comprenait, mais c’était ce que je pensais. C’était ce qu’on m’avait appris. Ce qu’Harry m’avait appris. Ce que Yumen avait tenté de me dire plusieurs fois, avec ses mots à lui. Dans un autre langage que je ne traduisais pas toujours. Maintenant, ces déclarations m’interpelaient, pas ce que je me retrouvais à l’intérieur… J’étais d’accord avec ça.

« Ce n’est qu’une théorie. Ma théorie. Et oui, ceux qui forgent ont leurs importances… Il y a de grands forgerons. Il y en a eu. Il y en aura encore. Mais leurs œuvres ne gagnent le titre de Meitou que parce qu’elles ont montré de quoi elles étaient capables. Et elles ne peuvent le montrer que parce qu’elles ont eu la chance de le faire. Donc… Plus tu auras confiance en elle, plus auras confiance en toi. Et réciproquement. On fonctionne à l’unisson avec un sabre, c’est une danse qui se crée, une marche funeste aussi, un mouvement uniforme et coordonné. Il n’y a pas de miracle. Pas de bouquins pour t’expliquer comment faire. C’est comme les choses de la vie : on ne t’enseigne pas comment ne pas être triste, ou comment aimer, ou comment bien faire. Tu es triste et tu aimes. Et tu fais. Et puis c’est tout. Avec elle, ça sera la même chose. Et puisqu’elle est en même temps elle et en même temps toi, elle te permettra de comprendre tellement d’autres choses, en dehors de son rôle premier, de comment enlever la vie. Je ne t’en dis pas plus : tu verras par toi-même. »

Ma main frôla le manche en métal, l’agrippa timidement, la souleva. Son poids était conséquent, mais j’en étais tellement fière.

« Entre mes mains, cette faux deviendrait une œuvre d’art. Je n’arriverais jamais à lui donner une impulsion guerrière. Mais toi, tu dois trouver les atouts qu’il faut pour lui permettre de s’accomplir en tant qu’arme, à son image. Et pour commencer, elle doit avoir un nom. L’on nomme les grandes choses. Alors, nomme-la. »

Comme un ordre qui tombe, à l’instar d’une guillotine sur la tête d’un condamné, je la fixai intensément, imperturbable, sérieuse, déterminée. Elle l’avait fait pour moi, elle devait réitérer cette action.

« Une fois cela fait, va conquérir le monde et rependre ton message. Va dire ce que tu as à dire. Faire ce que tu dois faire. Ce que tu as envie de faire. Apprends à la connaitre. Mais surtout, à TE connaitre. Ne te gâche pas à cause du passé… Va, perd, relève-toi, puis gagne. Mais n’abandonne jamais derrière toi celle qui sauvera ta peau, au point d’y laisser la sienne. »

Attrapant l’arme à deux mains, je la lui tendis avec toujours autant de détermination :

« J’ai réglé ma dette. Tu m’as donné un nom, je t’ai donné une sœur. »

La laissant s’emparer de son bien, je lâchai en me retournant pour revenir à mes affaires :

« Maintenant, tire-toi d’ici. Et fais en sorte que je n’ai jamais à te revoir dans le coin, au risque de te faire botter les miches. »

Et prends soin d’elle, de toi. Et de tout ce que j’ai pu aimer et haïr en toi.
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Immobile, le dos droit et les lèvres scellées comme elle le lui avait demandé, Rachel écoutait attentivement les mots que Lilou prononçait. « Écoute-moi » l'avait-elle prié. Alors elle écoutait. Surprise, certes, coupée dans son élan alors qu'elle comptait la saluer plus que chaleureusement, mais avec une attention et une curiosité flagrante. Elles se lisaient dans ses yeux verts braqués sur les doigts précautionneux de la jeune rousse. Elle écoutait. Et elle observait. Le mouvement, le ballet des mains de son amie sur ce drap blanc qui masquait comme il le pouvait l'objet de sa visite. Lentement, il fut déplié. Délicatement, la faux fut révélée. Elle avait déjà pu l'observer, encore grossière quelques jours auparavant, mais tous les ornements, les finitions, la lumière jouant sur les éclats du métal... Tout ça était nouveau. Son regard ne put s'en décoller dès l'instant où il fut happé par la brillance de la lame.

Et Lilou, cette grande metteuse en scène, enchaîna sa litanie alors que les mains blanches de Rachel s'aventuraient déjà sur le fer forgé avec tant de passions. Le fer si froid mais tellement magnétique. Un prolongement comme elle le disait. Une alliée. Mais une ennemie ?

Rachel se redressa légèrement pour faire pleinement face à Lilou, investie dans ses paroles. Des paroles brumeuses pour une Rachel dont toutes ces formes de philosophie échappaient d'ordinaire à la marine. Une ennemie. A ce point ? Elle devait grandir ?
Toutes deux se perdaient dans le regard de l'autre. Sa voix reprit après un temps de silence. Elle reprit, plus forte et affirmée. Plus percutante. Des phrases plus lourdes de sens, plus imagées aussi et qui pour la plupart échappaient à la sous-officière. Des métaphores et des personnification qui, malgré la pointe de scepticisme qu'elle gardait à l'esprit quant au fait de comparer cette faux à une sœur, la touchèrent au plus profond. L'ébranlèrent. L'air sérieux de Lilou n'aidant pas. Rachel n'osait plus bouger. Même ouvrir la bouche lui semblât une offense. Et elle ne voulait pas l'interrompre en respirant. Un silence religieux qui aurait convenu à Alexander.

Et elle disait... elle lui disait de rendre à la faux autant qu'elle-même donnerait. Le concept même l'étonna. Mais pourtant, elle l'enregistra aussi sûrement que les cours de défense de la marine.
Et elle disait... elle lui disait d'en prendre soin, de ne pas la sous-estimer et d'apprendre à la connaître. Tant de choses étranges pour Rachel, des principes dont on ne lui avait pas encore parlé dans les quelques cours de sabres de la marine auxquels elle participait.
Et elle disait... Elle lui dit de nommer l'arme.
Rachel toujours touchée par ce que lui racontait Lilou depuis plus de deux minutes, resta interdite devant cet ordre qui tomba aussi brusquement que le reste avait été doux et instructif. Interdite et toujours silencieuse.

Puis elle accepta de tendre à son tour les bras vers l'arme qu'elle-même lui offrait. Et c'était comme si chacun pesait une tonne. Elle avait été tellement bouleversée par ces derniers mots. Non, pas ceux sur le baptême, non, ceux sur l'apprentissage, la connaissance de l'autre et l'abandon. Car à travers ces mots, elle ne se vit pas elle-même. Ou du moins, elle fut saisie par la portée de cette nouvelle tirade hissée par le flot des précédentes. Et pourtant si singulière. Ils sortaient d'entre les lèvres de la rousse, mais aux oreilles de la sous officière, ils faisaient échos à Lilou elle-même. Comme si les mots s'adressait à elle deux ou comme si Lilou se parlait à elle-même par l'intermédiaire du dialogue monologué avec Rachel. Étrange sensation que voici, certes, mais si touchante.

Et puis.

« J’ai réglé ma dette. Tu m’as donné un nom, je t’ai donné une sœur. »

Et finalement de la mettre dehors avec une dureté feinte.

Détournée d'elle, Rachel en profita pour détailler la faux qu'elle tenait entre ses doigts. Lourde, magnifique, tranchante. À la base de la lame, la petite griffe de Lilou. Une marque insignifiante mais pourtant bien là. Pour toujours auprès d'elle. Car elle était quelqu'un et elle avait fait un grand geste envers Rachel ; geste qu'elle ne voudrait jamais oublier. Faisant passer le manche d'une main à l'autre, articulant par la même ses membres restés figés pour écouter Lilou sans l'interrompre, elle hésita à tourner le pas. À s'en aller aussi simplement.

-Black Crow. Ça lui ira bien je pense... Tu n'es pas d'accord ? (simple question de rhétorique dans un sourire entendu) ...Lilou... ? Tu sais... tu n'as pas fait que me donner une sœur...

Dans un dernier sourire elle s'inclina, la nuque basse de reconnaissance, puis avec un ultime regard plein de tendresse, elle tourna les talons.

-Tu m'en as offerte deux.
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