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[1614] Par les océans bleus et les mers abyssales

Sören avait travaillé très dur pour pouvoir rejoindre l'expédition. Au domaine, son père l'avait d'abord accueilli avec méfiance, comme s'il redoutait un mauvais coup. Mais la vue de l'argent confié par Tahar l'avait aussitôt rassuré. Comme prévu.
D'ailleurs, Jörgen était allé jusqu'à prendre son fils dans ses bras en riant, en le félicitant sur sa manière de gérer la publicité... Deux bouteilles de Grand Cru Hurlevent en une seule journée, il fallait bien dire que c'était un événement ! Surtout depuis quelques années, comme si un malheur ne devait jamais arriver seul. La famille avait plus que jamais besoin de faire des bénéfices.

En guise de récompense, le père n'avait donc pas vraiment posé de questions lorsque le garçon s'en était allé avec les bouteilles en disant qu'il ne rentrerait probablement que le lendemain. Les vignes avaient été traitées, et l'absence d'un des garçons de la propriété était un moindre mal. D'autant plus qu'il s'était mis à pleuvoir et que le sol détrempé ne permettrait qu'un désherbage pénible et inefficace. Oui, pour une fois, se disait le vigneron, mieux valait lâcher un peu de lest. Brom avait raison sur un point : le petit n'avait rien d'un fainéant. Pourtant, il ne pouvait s'empêcher de songer qu'il ne reprendrait certainement jamais l'exploitation, pas davantage qu'il ne s'occuperait de lui et de sa femme, lorsqu'ils auraient vieilli. Il sentait que son fils avait la bougeotte, la maladie du voyage et du vagabondage. Une honte pour un enfant de la terre.
Il haïssait cette fatalité, et bénissait par le même temps la fertilité qui était la sienne et qui lui avait donné bien d'autres fils, plus tranquilles et aussi peu enclins à la paresse.

Ce fut donc un Sören victorieux qui se présenta à bord du navire dépêché par la marine. Il ne remarqua pas le regard intrigué des militaires, et l'allure sombre de leur nouveau supérieur n'était pour lui qu'un élément du décor épique qu'il avait fantasmé pendant une bonne partie de la nuit. Brom l'accueillit avec un sourire complice.


-J'suis là ! J'suis pas en r'tard, hein ? Eh, m'sieur Tahar ! J'ai vos bouteilles ! Grand Cru Hurlevent 1604 et 1607, nos deux meilleures années dans ce... oh, vous m'écoutez ? Bah, pas grave. J'vous les mets dans la cambuse ! Et puis j'reviens !

Tout excité, Sören s'en alla en cuisines, ignorant le personnel comme s'ils n'étaient que de simples figurants, et dissimula les précieuses bouteilles derrière des sacs de lentilles et de pois cassés. Mieux valait pour la bourse de Tahar que d'autres ne les remarque pas avant qu'il ne vienne les récupérer. Bien que jeune, le garçon avait conscience de ce qu'était l'argent. Il avait connu la faim, trois ans auparavant. Et il avait deviné que l'officier était très loin d'être un riche. Il ne pourrait se permettre de racheter du vin si celui-ci venait à se perdre.

Lorsqu'il s'en retourna sur le pont, le petit paysan eut l'immense plaisir de constater que le navire avait appareillé. Sous le crachin salé de l'océan, les marins s'activaient sous les voiles. Sans demander l'avis de personne, Sören donna la main à ceux qui faisaient l'impression d'être en peine. Il n'avait rien d'un mousse, mais les quelques foires aux bestiaux où il s'était rendu par le passé lui avaient appris les bases de la navigation. Ses efforts étaient louables et plutôt appréciés, mais lorsque Brom se mit lui aussi au travail, il ne resta plus guère d'ouvrage pour les autres. Bien que vieillissant, le berger demeurait redoutable dans des domaines aussi nombreux qu'insoupçonnables.

A cette pensée, le garçon fronça les sourcils. Ce devait être étrange pour un ancien pirate que de se retrouver à naviguer sur un navire de la marine... D'autant plus que, parmi les militaires, il y avait un vieux. Suffisamment vieux pour avoir connu le personnage sous d'autres atours... Mais pour l'heure, le concerné se contentait de fixer une encablure avant de regagner la cambuse d'un pas assuré par l'expérience. Il avait un équipage à nourrir.
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Les vagues montaient haut et la proue tombait plus qu’elle ne glissait sur les flots. Rien d’une tempête encore mais la houle s’était installée avec le soir, alors qu’ils pénétraient le large toujours plus avant. Les hommes étaient sereins comme tout bon marin doit l’être même dans un creux de cinq toises, et ils exécutaient leurs manœuvres avec une application telle que Tahar en eût presque regretté de ne pas les avoir connus et recrutés plus tôt. Peut-être qu’avec eux il aurait pu faire encore plus de merveilles à bord du Tambour. Encore plus de missions réussies, encore plus de morts. Encore plus d’action de bien, sans doute… Quoi qu’il en fût le croiseur était désormais à quai pour réparations à Bliss, et bientôt il passerait aux mains d’un nouveau commandant fraîchement promu, comme lui-même l’avait été et comme d’autres le seraient. Et quant à lui, perdait-il vraiment au change à découvrir Grand Line dans quelques mois, quelques semaines, même ? Il verrait bien.

Ses deux compagnons du Loupiac prêtaient main-forte à l’équipage et l’on voyait bien que l’un était trop débrouillard pour n’avoir pas mariné pendant quelques années sur un pont, restait à savoir lequel et à quelle occupation… Un capitaine doit savoir guetter les signes chez ses subordonnés et c’est ce qu’il s’attachait à faire sur le visage pour l’heure dur de Brom, concentré sur ses gestes, mais il n’y vit rien qui parlât pour le passé. L’autre pour sa part, le garçon, trottait sur toute la longueur du pont en quête d’un matelot à assister voire à supplanter dans sa tâche par son enthousiasme, mais il fut tôt le temps du premier quart et on l’envoya se coucher lui ainsi que son mentor. A visibilité réduite manœuvres et effectifs réduits, disait le manuel et on s’y tenait. Et puis les invités ne devaient pas travailler mais souper dans la cabine du capitaine… On s’y attela, le maître-coq avait préparé une pitance qui, si elle était exempte de bestioles à plus de quatre pattes, n’en était pas pour autant bonne plus que mauvaise. Insipide était le mot et Tahar s’en excusa, pour la pâle figure qu’offrait la marine au regard de l’accueil que lui il avait reçu sur leur île, mais elle réchauffa en cette nuit claire sur l’eau.

On discuta de choses et d’autres, plutôt d’autres. L’arrivée à Luvneel ne se ferait qu’au surlendemain matin selon les prévisions du navigateur, et comme toujours la mer repoussait les angoisses des êtres derrière celles de l’instant présent. Le roulis a cet avantage qu’il focalise sinon l’esprit du moins le corps, et tout individu au pied un peu marin sait que la différence d’avec la marche n’est pas grande. On n’oubliait pas, un marin n’oublie rien, mais sa vision du temps est faussée. A tort ou à raison. Et dès lors qu’il est sur les flots tout va à son rythme… On se rappellerait quand on accosterait. Tahar ignorait si ses compagnons terriens partageait son ressenti, il ignorait même s’il était bien marin de son côté, mais il passa une bonne soirée et une bonne nuit, quand il eut épongé le sang qui lui coulait encore de l’oreille lorsqu’il se couchait. Pour finir il dormit même assis dans son fauteuil et quand on le réveilla de son bien-être retrouvé il était déjà l’aube du second jour, et l’on arrivait au port de Norland.

Toujours pas trouvé Sharp Jones ?
Non mon Colonel, mais nous n’arrêterons pas et il finira par faire une erreur.
Mh…

Il aurait pu les emmener au Dafyraf Sushi Bar, mais Tahar n’était pas sûr de vouloir retrouver ses subordonnés de West Blue exilés ici depuis près de dix ans et… changés. Lors, c’est au lieutenant Dafné qu’il les introduisit, avec qui il avait déjà vaguement collaboré, qui lui avait trouvé ce navire et cet équipage et qui les attendait au débarcadère. Dafné était un homme plus massif qu’il n’en avait le souvenir, plus adapté que son nom à consonance féminine ne le laissait penser au climat local, encore froid du froid des premiers beaux jours d’un printemps tardif. Yeux bleus sombres sur fond de favoris blonds et de barbe claire, il avait lui le type de l’homme du nord qui peut passer l’hiver sous un ciel gris sans être en manque, et Tahar se prit à sourire au souvenir de ses derniers instants de calme sur l’île. Avec ce souvenir revint la suite, et avant même d’arriver au troquet où le gradé les emmena la conversation s’engagea sur le Hollandais Voleur. Il était temps de se souvenir et on se souvint.

Le lieutenant Dafné n’était pas affecté ici, la marine n’avait pas d’antenne dans le royaume. Mais il se proposa pour aller consulter un ou deux amis en charge des entrées du port comme il comptait le faire avant leur arrivée. Débarqué de la veille pour sa part, il avait bien en tête les détails dont le lieutenant-colonel Tahgel et lui avaient pu discuter déjà par escargophone, mais il n’avait pas encore eu le temps de s’y consacrer et s’en morigéna. En tout cas, il était d’accord sur la nécessité pour un navire de voleurs avec un canon d’être passé au moins une fois à Luvneel : les pirates de base n’ont pas de canons, et les pirates moins ordinaires qui plus est à accointances nobiliaires passent par Luvneel. Le café noir ou au lait arriva à son terme avant le plein lever du soleil au-dessus de la ville, et il fut temps d’agir. En reposant sa tasse, Tahar sonna la chasse et proposa un partage des groupes.

Si vous préférez nous pouvons y aller seuls. Je ne suis pas certain que vous ayez la passion des bureaux et Luvneelgraad est une belle ville qui vaut le coup d’œil… Et peut-être qu’en divaguant vous apprendrez quelque chose.


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Dernière édition par Tahar Tahgel le Mer 8 Juil 2015 - 15:17, édité 2 fois
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Malgré la grande tasse de café au lait fumante qu'il avait engloutie, Sören dormait au milieu de la réunion. La nuit, sur le bateau, il s'était laissé prendre au piège des odeurs d'embruns. Le premier quart achevé, il s'était glissé sur le pont discrètement et, assis sur un tonneau, il avait profité du spectacle du ciel mobile sur le reflet des vagues. Il avait voyagé quelques fois de jour, mais jamais de nuit. Et c'était pour lui une magie nouvelle qui se dévoilait, à-travers le double mouvement des astres, loin dans le ciel et pourtant tout proches, sur les flots. Les yeux remplis d'étoiles, il avait attendu le lever du soleil pour aller retrouver sa couche. Mais alors, le navire était déjà sur le point d'accoster.

Des évènements de la matinée, il n'avait rien pu suivre. Aussi fut-ce avec une reconnaissance complice qu'il entendit Brom se lever, après avoir approuvé les paroles de Tahar. Le rendez-vous était fixé en fin d'après-midi.


-Je sais ce que c'est, mais quand même, t'aurais du dormir un peu...
-... ça va aller... Aïe !
-Fais attention aux réverbères, bon sang. Tiens, mâche ça.

Le berger lui tendit un morceau de racine séchée et fibreuse. Le garçon ne posa pas de questions. Le goût était infâme, mais sa vue commença à s'éclaircir tandis qu'il sentait la fatigue le quitter. Il pût alors contempler la ville qui se dressait tout autour de lui, avec ses immeuble baroques et ses boutiques fastueuses. Du moins en comparaison de celle, unique, de l'île du Loupiac. Pour celui qui n'avait voyagé qu'à l'occasion de rares foires agricoles, le spectacle avait quelque chose de sublime. Attrayant et séducteur tout en étant déconcertant et effrayant.

-T'es d'jà v'nu ici, Brom ?
-Il y a un certain temps, ouai.

Mais Brom n'avait pas l'air disposé à s'étendre sur le sujet. Il s'était quelque peu rembruni, en observant une vieille enseigne de taverne qui oscillait dans le vent léger. Un vestige du passé dans une cité qui vivait déjà sur son héritage. Sans s'expliquer, le berger s'approcha de la porte qu'il contempla brièvement, avant de l'ouvrir d'une simple poussée. Étrangement, elle n'était ni fermée, ni condamnée. A l'intérieur, rien ne semblait avoir bougé depuis des années. Les tables en bois brut étaient couvertes d'un bon centimètre de poussière, les choppes cerclées de fer trônaient fièrement sur l'étagère du comptoir. L'ivoire des touches du vieux piano s'était oxydé. Brom sourit, fit quelques pas. Dans le fond, un panneau recensait les portraits et dédicaces de ceux qui avaient du jouer le rôle de piliers de comptoir. Au milieu des visages rougeauds et hilares, il y avait un avis de recherche. Sören reconnu dans les traits du jeune forban quelque chose de l'homme qui se tenait à ses côtés, un vague sourire aux lèvres. Il y avait ce regard vif, plein d'entrain et d'audace. Ce même maintien presque noble, que venait contester une barbe blonde tressée à la mode des voyageurs de North Blue. Mais soudain, Brom décrocha l'affiche et la déchira sans violence. Des gestes doux et simples dans lesquels se lisaient la résignation. Étonné par le silence inhabituel de son ami, Sören ne disait mot.

-Bwehehe ! J'étais sûr que tu passerais faire un tour ici, espèce de vieille crapule !

Le vieux cambusier du navire se tenait dans l'embrasure de la porte, une main sur la hanche. Sa silhouette sèche peinait à se dessiner sous le lourd manteau des officiers. Il souriait, de toutes ses dents pourries.

-...
-Me dis pas que tu me remets pas, j'me vexerais. La patte folle ? La cave aux mille miracles ?
-Philosophe ?
-Lui-même, Bon Berger, lui-même. On ne reconnaît plus ses vieux amis ?
-Tu as mal vieilli, tu sais. Et puis... mes vieux amis ne bossaient pas pour la marine. Sinon, j'aurais eu du souci à me faire.
-Eh, eh, oh ! Ne nous emballons pas, hein ? Loin d'moi l'idée de te causer du tort. J'y ai juste pas cru quand je t'ai vu vivant à bord, hier... Pas de nouvelles pendant presque trente ans ! On est pas des géants, on calcule pas en siècles, eh...

Le vieil homme avait refermé la porte, et allumé une lampe à huile. De derrière de comptoir, il fit apparaître une énorme bouteille de rhum, et des verres dans lesquels il cracha avant de les essuyer d'un revers de manche.

-La mère Hortense est morte y'a vingt ans de ça. Y'avait personne pour reprendre son affaire. Moi, j'aurais bien voulu, mais j'avais d'jà des responsabilités dans la marine... sous-off' en un an, subalterne en trois. Dans ce temps là, j'allais être nommé lieutenant. Et j'y croyais... La baraque croulait un peu. Personne y a touché. Aujourd'hui, j'suis colonel, mais trop vieux pour valoir un clou.

Sören observait la scène, impressionné par les deux hommes. Brom fronçait les sourcils, tout en prenant un siège.

-Et pourquoi la marine, hein ? Toi qu'avait un pied bot, qu'était froussard comme tout et qui supportait pas l'uniforme ?
-Parce que t'es parti, Brom.
-Très touchant.
-Tu peux te marrer, mais t'étais mon modèle. Ce que j'voulais, c'était la justice. Libérer des esclaves, redresser des torts, botter le cul des puissants. Les trucs que tu faisais. Mais j'ai pas eu les couilles de faire comme toi, de partir de rien tout seul. Alors j'suis rentré dans le rang. L'armée, ça a un côté... puis les gars sont sympas. Solidaires. J'voulais pas me rattacher à que'qu'chose de pas fixe, c'est tout. J'avais une famille en plus. Et puis... on a de bons médecins. Des années que je boite plus.
-Content pour toi.

Le garçon fût stupéfait d'entendre Brom parler aussi sèchement à un vieil ami. Lui qui n'était qu'humour et bons sentiments, il venait manifestement de retrouver ses anciennes contradictions. Il avait haï la marine, non pas en raison de ce qu'elle avait fait, mais de ce qu'elle avait refusé de voir. Sa justice à lui était plus absolue. Elle dépassait l'organisation militaire supposée la représenter. Elle était libre, affranchie de toute idée de pouvoir.

-J'vois que t'es resté le connard d'anarchiste que t'étais.

Mais cette fois-ci, le berger esquissa un sourire.

-Faut croire. Je devrais pas, peut-être. Santé !
-Santé, que les océans te gardent. Dis, raconte un peu. T'es venu chercher quoi, ici ? J'ai entendu dire y'a longtemps que tu avais quitté les Abeilles Vengeuses... Tu repars en croisade ? Et ce petit... ton fils ?

Il fallut à Brom et à Sören un certain temps pour raconter les choses à l'officier. Heureusement en cette saison, les journées étaient longues et la fin d'après-midi, relative. Lorsque l'histoire s'acheva, Philosophe était songeur. Il avait bourré une pipe qu'il coinça entre ses chicots.

-Ouai, ouai... j'conteste pas, Brom, mais tu mérites mieux qu'être le chef d'une île pourrie des Blues. Pardon, p'tit, c'est pas contre toi. Enfin, pour cette histoire, je peux t'aider. Dix ans que je suis en poste ici. J'connais tout le monde, tout le monde me connait. Et même les hautes sphères du coin me font pas la gueule. Et puis, le Hollandais... depuis le temps qu'on en parle et qu'on fait rien contre cette saloperie... t'en fais pas. Si c'est possible de faire quelque chose, on le fera.

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Il en va des hommes d’instinct comme des hommes de foi. Ils sont décidés, intolérants quoique éventuellement ouverts d’apparence, intransigeants, et lorsqu’ils ont une idée en tête et un sentiment au corps il faut une force peu commune pour parvenir à les stopper. Ainsi, lorsque Tahar avait pris le parti d’aider à venger la prairie partie en fumée, la confrontation avec le capitaine du Voleur n’était plus qu’une question de temps. Le lieutenant Dafné en fit les frais, à n’en plus pouvoir marcher les quais de Luvneelgraad assez vite pour suivre la cadence du haut gradé qu’il assistait. Tôt, ils furent reçus par son premier ami qui, tout ami qu’il était, n’était en fait qu’une vague connaissance, qui plus est sans information ni réelle place suffisamment bien orientée pour en obtenir en la circonstance. Tôt, ils repartirent pour le second bureau, celui du chef du port.

C’est un homme d’orgueil, n’allez pas le brusquer comme vous avez failli brusquer le précédent…
T’inquiète, lieutenant.

Mais le lieutenant s’inquiétait. Certes leur interlocuteur était en charge de la surveillance du port et donc tout à même de les aider comme ils le souhaitaient, mais on arrive pas à son poste sans savoir exiger compensation pour toute information transmise. Et Tahar n’avait pas forcément le troc facile. Ils entrèrent rapidement dans les locaux du chef de la garde des docks et après s’être identifiés on les introduisit dans un bureau qui n’en était pas un, qui ne pouvait en être un tant les couleurs n’incitaient pas au calme et à la réflexion. Homme d’orgueil et de visiblement peu de goût, le capitaine Deligan s’annonça peu après avec fracas, tandis qu’on admirait ses œuvres d’art dont une vue du port de Norland un soir de beuverie du meilleur. Embrassant comme un frère Dafné qu’il n’avait vu qu’une fois pour asseoir sa position dominante, il se présenta, demanda qui était cet homme avec lui puis demanda d’un ton bourru et faussement bonhomme qui était ce lieutenant-colonel quand les présentations furent faites. Sous-entendu : et qu’est-ce qu’il me veut, ce n’est pas son territoire.

Le Hollandais Voleur ? Sûr qu’on connaît !
Si je sais où il est ? Oh que non. Si je le savais…
Si je l’ai vu entrer dans un des bassins du port ? Mais non, jamais !
Puisque je vous le dis que je ne sais pas où il est…
Si j’ai des informations complémentaires qui ne vous feraient pas perdre votre temps ? Non mais !

Les moustaches du barbu frissonnaient à se sentir important à ce point qu’un colonel (les égotiques ne retenaient souvent que la dernière partie) désirait sa compagnie. Frissonnaient d’un amour-propre si propre que la fameuse lavandière Arielle en eût pali de jalousie. Et se cabraient un peu sous la menace de le voir tourner les talons. Tahar n’était pas diplomate mais il était homme d’hommes autant qu’à femmes et, s’il tournait les unes à son avantage avec plaisir et volupté, il savait lire et tourner les autres avec la même facilité dans le sens lorsqu’ils étaient archétypes. Contre un bon mot dans la presse de tout North Blue s’ils parvenaient à coffrer ce petit salopiaud de fils de noble qui n’a que trop méfait en toute impunité, i, m, p, u, n, i, t, é accent aigu, notez bien que j’ai dit ça, Deligan consentit à lâcher un peu de lest, et en l’espèce à dire qu’on appelait le capitaine des brigands Monseigneur.

Monseigneur ?
Oui, Monseigneur. D’ailleurs si vous cherchez des canons il paraît qu’il les fait frapper d’un sceau bizarre en rapport avec le côté je suis plus fort que les autres et intouchable. Et je ne sais pas si quelqu’un a déjà pensé à vérifier mais vous en saurez peut-être plus à la fonderie…

C’était peu mais c’était un début. On salua, on commenta les objets d’art et on claqua des bottes avant d’aller souffler dans le couloir et respirer l’air nouveau qui s’y trouvait. Puis il fallut traverser le port à nouveau mais dans l’autre sens, dépasser le boui-boui où ils avaient bu avec Brom et Sören, et repartir dans l’autre sens jusqu’à l’immense bâtiment surchauffé où l’on malléait l’airain pour lui apprendre à tuer par salve de dix. De garde en contremaître, de contremaître en intendant, puis d’intendant en sous-chef, les deux enquêteurs malgré eux parvinrent au dernier échelon, qui les envoya paître en leur annonçant tout de go que s’ils insinuaient encore une fois qu’il concourait de près ou de loin aux activités illégales de ce malandrin que personne n’a jamais vu, il appellerait la garde et que, Marine ou pas Marine, on les renverrait chez eux et en tout cas ailleurs.

Psstt, petit. Eh, petit !
Oui m’sieur ? J’ai pas le temps, jsuis juste en pause mais je dois reprendre, j’ai la famille à nourrir.
T’inquiète petit, si tu me parles tu auras tous les Berries de ton monde.

Dis, tu n’aurais pas souvenance d’une commande étrange ?
Euh, dit comme ça, m’sieur, c’est vague… Bon désolé mais faut que j’y retourne, moi.
Attends, petit ! Dix billets de dix mille si tu me réponds encore. Regarde, ils sont là.
… Allez-y ?
"Monseigneur." Ca te dit quelque chose.

Ce n’était plus une question, l’apprenti fondeur venait de paniquer et regardait vers l’étage, vers le bureau de son patron qui venait de les refouler, eux les hommes de loi. Maintenant, il regardait les billets qui s’agitaient devant lui et se grattait la joue. Il n'avait pas encore de duvet.


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Dernière édition par Tahar Tahgel le Mer 8 Juil 2015 - 15:18, édité 1 fois
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-Ouai, et comme ça votre pote de la marine, c'est le colonel Tahgel ?
-Je savais pas qu'il était colonel, franchement. Reconnaître les gomettes sur la manche d'un bonhomme, c'est pas ce que je fais de mieux.
-Pourquoi ? C'est un bon grade, colonel ?

Les trois compagnons marchaient paisiblement à-travers les rues pavées de Luvneel. Philosophe avait l'air très fier de sa démarche droite, et s'attachait à ne pas montrer de signe de faiblesse. Il avait dépassé les soixante-dix ans, et ses forces acquises sur le tard s'estompaient. Brom sentait le trouble de son ami, mais ne pouvait rien faire pour dissimuler sa cinquantaine florissante et son maintien solide. Ils avaient été jeunes ensemble, mais à présent, il y avait comme un gouffre qui s'était creusé entre eux. Philosophe était entré sur la terre des vieillards. Son horizon était désormais bouché, et il n'avait plus grand chose à espérer, en terme de projets. Mourir ici ou ailleurs, quelle importance?

-Un bon grade, ouai. Plutôt. Surtout pour un gars comme lui, en fait.
-Pourquoi ? M'sieur Tahar, c'est un homme de bien ! Même que c'est Brom qui l'a dit ! Il est fort en plus...
-C'est pas seulement ce que disent les rumeurs, petit. Après, j'voudrais pas m'avancer. Avec tout ce qu'on entend... L'autre fois, j'ai bien entendu raconter que l'amiral Sentomaru avait des vues pas très honnêtes sur le chien d'un caporal de la garnison de Tanuki, hein...
-Fais pas ton timide, raconte.
-Bon. Tahgel est venu enquêter dans le coin il y a quelques mois, mais pendant ce temps, j'ai eu à faire au QG de North blue. Une connerie d'évasion à constater, une escouade à monter et à organiser... le genre de choses que l'on refourgue aux vieux qui ne valent plus leur pesant d'or sur un champ de bataille. Donc, je l'ai pas vu. Mais il a la réputation d'un homme ayant de sérieux problèmes avec la hiérarchie... et certains jurent qu'il s'agit d'un ancien pirate lunatique, à surveiller comme le lait sur le feu.

Brom souriait de toutes ses dents, sous le regard désapprobateur de Philosophe. Sous sa tunique de chanvre, ses muscles puissants se dessinaient à chaque pas. Il n'avait plus vingt ans non plus, mais le travail en plein air semblait avoir préservé en lui quelque chose de sa jeunesse. Son corps hurlait sa vigueur et sa virilité à la face du colonel antique, et c'était pour lui une souffrance de constater que malgré cette gloire, le cœur de son ami avait pris un rythme sage et sédentaire. Presque résigné. Avec des moyens pareils, peut-être que lui, Philosophe, aurait pu embarquer sur Grand Line et s'en aller pisser sur le rebord du monde... Mais il était trop tard. Il tirait déjà le diable par la queue, et il le sentait : le ver était dans la pomme. Toute sa structure pourrissait, alors même que son âme n'avait cessé de rêver. Il n'aurait pas du acheter cette maison, fonder cette famille, s'enraciner sur ce sol... Au plus profond de sa carcasse, il regrettait. C'était le remord qui le dévorait. Animal vorace.

-Je m'en doutais que ça te plairait. Vieil enfoiré, si tu savais comme je voudrais être à ta place.
-M'sieur Philosophe, si vous voulez, vous pouvez v'nir sur notre île, y'a beaucoup de travail !
-Ouai, ouai, bon. C'est pas tout ça, on a une traque à mener à bien. J'vous emmène chez un pote... mon comptoir préféré. Le pilier, c'est la meilleure oreille de toute la région. Toujours en train de couper les gens dans leurs conversations. Un peu... foutraque, en fait, pour tout dire. Il répète à qui veut l'entendre qu'il y aurait un code secret capable d'ouvrir un coffre caché sous les mers, et qu'il faudrait décrypter ce qui se dit au bistrot pour le trouver. Enfin, bref, l'essentiel c'est qu'il intègre tout ce qui se dit, et qu'il remâche les mots comme de la gomme pendant des heures, des jours, des mois. Et il oublie jamais rien, malgré la quantité de château Luvneel qu'il se cale derrière les amygdales... Amédée, qu'il s'appelle. Nous, on préfère « La Fouine ».

Le bouge concerné était de ceux qui ne désemplissaient jamais, et Sören tenait les mains des deux adultes qui l'entouraient. Philosophe n'avait rien dit en ce qui concernait sa présence pendant l'enquête, ce qui lui avait d'emblée valut une certaine sympathie dans le cœur du garçon. En fait, c'était une bonne chose qu'il ait été présent pendant les retrouvailles. En lui, il portait encore les derniers germes de l'enfance. Un âge à part, ni jeune ni vieux. Et puis, il aurait été malséant qu'un marine incite un honnête homme à la piraterie devant un môme...

-Salut les gars !

Abandonnant un moment ses compagnons, l'officier fit le tour rituel de ses connaissances. Il serra des mains, paya sa tournée, échangea quelques propos animés avec un ivrogne engoncé dans un uniforme défraichi, et revint enfin en ramenant dans son sillage le plus singulier des personnages. La barbe fine et taillée en pointe, les yeux enfoncés dans leurs orbites et mobiles comme ceux d'un hibou, il évoquait l'oiseau de proie à l'affut. De temps à autres, il se retournait et demandait à ce qu'une phrase perdue au milieu d'une conversation soit répétée. Tous étaient habitués, et l'ignoraient.

-Philosophe, vous savez, je n'ai pas beaucoup de temps pour ce genre de futilités... Je risque de perdre une clef à chaque instant. Messieurs, bonjour. Dites moi tout, mais faites vite je vous en prie.

De peur de laisser passer quelques chose d'important dans ses propres mots, l'homme s'exprimait de manière empesée. Sans originalité, ni talent, ni personnalité. Mais la vivacité de son regard laissait deviner la présence d'un esprit singulier.
Brom résuma la situation en quelques minutes. Mais lorsque le nom du «Hollandais Voleur » fut proféré, le visage acéré de l'homme se tendit encore davantage, révélant les os saillants des pommettes et du menton. Le berger acheva son histoire, et contre toute attente, La Fouine se mit à rire. Mais c'était un rire nerveux, forcé, qui agitait ses épaules de multiples soubresauts, comme un pantin.


-Très chers amis, vous êtes de fameux plaisantins ! Je sais ce qui se dit et se raconte sur le compte de ce bateau. Mais pour sûr, vous êtes tombés sur des imposteurs qui ont jugé bon de baptiser leur esquif du nom d'une légende des Blues. Une belle couverture, assurément ! Le Hollandais Voleur n'est qu'une légende, et c'est un fait avéré. Si c'est bien tout, je me dois de retourner à mes occupations. A bon entend...
-Joue pas au con avec moi, La Fouine.
-Je suis pas tombé de la dernière pluie non plus. Je sais que ça a à voir avec ceux de la haute.

Tentant désespérément de préserver les apparences, La Fouine maîtrisa peu à peu son souffle et ses tremblements. Mais ses mots avaient perdu leur contenance hautaine.

-Mais c'est de la paranoïa, ni plus ni moins, mes bons amis...
-Brom, c'pas un panoraïaque !
-Je sais ce que je voie, et j'ai assez d'honnêteté pour l'assumer.
-J'en connais un qui va avoir des ennuis s'il refuse de coopérer.
-C'est une menace, Philosophe ?
-Trois jours de garde à vue si tu dis rien, ma Fouine. Trois jours sans bistrot, sans rumeurs, et des centaines de millions de mots que tu capteras jamais.

Cette fois-ci, le pilier tremblait de tous ses membres.

-Oh... non ! Non ! Je vais... Bon, j'ignore presque tout de cette histoire, franchement. Ce que je sais, c'est que le navire est dans cette mer, je ne vous apprends rien... Et aussi qu'un élevage de loutres s'est monté à toute vitesse du côté de Luvneelprad.
-Ça, on s'en tamponne le coquillard, la Fouine.
-Vous ne devriez pas. L'apparition de cet élevage est concomitant avec celle des premières rumeurs concernant la présence du Hollandais sur North Blue... il y a deux semaines. Et l'on raconte qu'un noble de Goa entretient une passion aussi profonde que dévorante pour ces animaux. Mais son nom n'a jamais été proféré ici. Peut-être que les responsables de l'élevage en sauront plus. Les gens n'aiment pas parler de ça... on ne veut d'ennuis avec personne, ici. Alors s'il te plait, Philosophe, si tu as un peu d'estime pour la santé et le bien-vivre du peuple de Luvneel...
-C'est bon, La Fouine. T'auras pas d'embrouilles à gérer, j'y veillerais.
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La monnaie changea de mains, les informations aussi. Quelques jours de cela auparavant, lui il n’était pas là mais un très bon ami du même âge qu’il s’était fait dans les apprentis, avec une lettre d’écart avec son nom propre, quelle coïncidence monsieur l’officier, ce très bon ami lui y était, et il avait pu apercevoir les maîtres fondeurs qui s’occupaient d’une commande spéciale dans un coin du grand hangar, et quand il avait voulu s’approcher pour en savoir plus, on lui avait dit que moins il touchait, mieux c’était. Du coup il n’y était revenu qu’en douce plus tard, sa curiosité d’enfant mise à mal. Et sur le fût des inertes tireurs de mort, il avait vu les armes du commanditaire, si bizarres qu’elles en étaient comme hideuses ou répugnantes. Répugnantes, oui, c’était le bon mot. Ce n’était qu’un bout de métal torturé par la flamme haute température, il le savait, mais sa réaction avait été immédiate. L’animal et sa posture avait appelé son esprit encore frêle à secouer la tête et quitté l’endroit au plus vite. Et depuis il avait l’impression que la bête et ses dents le suivaient partout, dans les regards de ses collègues, patron, et encore maintenant qu’il en parlait, mais ce n’est pas moi c’est mon bon ami apprenti de mon âge, hein messieurs, mais non il ne travaille pas aujourd’hui.

Elémentaire mon cher Dafné.
Tout juste mon cher Tahar.
Pas touche, eh. Bon. Les loutres, ça vous parle ?
Euh… En dehors d’un élevage à Luvneelprad où s’est fait embaucher ma sœur il y a une sem
Un élevage de loutres ?!
Oui, ça a fait les titres quand l’idée est née…
Mh.

Un Tahar un peu incrédule se gratta la cigarette et alluma sa barbe avant de crier comme un putois. L’odeur de cheveux brûlés s’éleva dans les airs et une brise marine la chassa, puis les deux gradés, et surtout un, coururent jusqu’à une fontaine proche pour éteindre l’incendie et calmer la peau sous la tonsure, qui criait à elle. A elle ! Hum. La démangeaison s’installa, la cloque poussa et le mal gagna. Ce mal lancinant, diffus des brûlures légères qui distraient un peu l’attention jusqu’à ce qu’un élément viennent remettre la concentration au bon endroit, et ce jour-ci, ce matin-ci, cette heure-ci, sur les loutres. On alla à l’emplacement indiqué après force marche, bifurcations malencontreuses dans les cris de la cuisine du midi et prises d’indications pour réorientations avisées, et enfin on y découvrit des loutres. Autour d’elles, des nouveaux embauchés contents de la bonne santé économique de leur pays, à ce point sain qu’il pouvait se permettre d’élever des animaux aussi inutiles que ces bestioles.

Tahar ?
Colonel. Oui ?
Là-bas.
Hm ? Oh.

Derrière un gamin aux allures de jeunot, un vieille armoire burinée par les années de verdure et un copain inconnu pas tant que ça inconnu. Un gars du bord du navire convoyeur depuis l’île du Loupiac, débarqué en même temps qu’eux et matelot pour la justice à ses heures perdues. Ainsi donc ils se connaissaient… Mh. Et un second inconnu qui avait plutôt l’air d’appartenir à la garderie de l’élevage qu’à la bande. Tahar eut un sourire puis fit le rapprochement subtilement, à pas chassés pour ne pas se faire trop repérer ni trop interrompre la conversation en marchant sur un de ces êtres maléfiques que sont les loutres. Comme à la fonderie il sembla qu’un mur se heurtait à Brom et ses compères, ou au compère de Brom et ses compères, dur de savoir qui menait la danse et Tahar trouva au matelot la langue bien pendue pour un simple sous-fifre. Bah. Le même genre de mur pas franchement hostile mais franchement aveugle, avec une tête de singe et les mains sur les yeux, les oreilles et la bouche.

Alors, compères, comment avance l’enquête ?

Une fois que le responsable des loutres se fut un peu éloigné, Tahar poursuivit après un petit regard en coin au nouveau venu pas nouveau mais au visage éclairé d'un jour nouveau. Nouveau mais pas trop.

Si vous en êtes arrivés là aussi c’est sans doute qu’il y a quelque chose avec cet élevage.

On casse tout jusqu’à ce que ? J’ai envie de casser quelque chose.


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Dernière édition par Tahar Tahgel le Mer 2 Jan 2013 - 17:29, édité 1 fois
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-Oui, mais là, je travaille.
-Allons, allons, c'est pas une malheureuse question qui va vous empêcher de balancer un seau de poiscailles à la flotte. Le Hollandais Voleur, ça vous parle ?
-Non.
-J'en conclue que vous ne sortez jamais de chez vous, et que vous habitez dans une caverne sous-marine.
-Ouai, ouai, enfin, si. J'sais ce qu'on dit dessus, comme tout le monde. Mais si c'est pour une histoire de vaisseau fantôme, faudrait voir à aller chercher derrière un comptoir !
-Pourquoi tant d'hostilité ?
-Parce que j'aime pas les inquisiteurs ! Et encore moins ceux qui voient le crime au fond d'un bassin plein de loutres !
-Ce serait des tortues, ça serait pareil...
-Et spirituel, avec ça.
-Non, Philosophe. Enchanté.
-Hein ?
-On va faire plus simple. Vous savez qui a financé cet élevage ?
-Pas mon problème.
-Bon sang, et celui qui vous paye, à la fin du mois alors ?
-Le même que celui qui me paye pour pas être trop curieux. Foutez moi le camp, les bêtes aiment pas les inconnus.

Une boutade, la vérité, ou une manière élégante d'éluder les questions ? Sören n'eut pas le temps de se poser la question que Tahar était de retour. Ou plutôt, venait d'arriver. Ce qui ne pouvait vouloir dire qu'une chose, que Philosophe résuma avec talent.

-Donc, y'a vraiment une couille avec ces bestioles.
-Moi j'aime ben les loutres...
-Ouai. Puis comme dit Sören, tout le monde les adore, c'est pas comme si c'était un élevage d'anacondas...
-C'est un gros serpent ça, hein ?
-Tiens, y peuvent faire leurs affaires, les gars. C'est comme si un tueur offrait une peluche à sa victime avant de la trucider. Elle pense qu'c'est un bon bougre, qu'il est sensible, tout ça. Et elle fait pas gaffe à la lame qui la plante.
-C'est malin...
-Et c'est dégueulasse. Ta peluche, philosophe, d'après toi la victime elle devrait en faire quoi ?
-La faire bouffer au tueur, pardi. Mais là, y'a plein de victimes, et plein de peluches, donc...
-Alors va falloir utiliser votre autorité de gardiens de la paix. Vous... oh, merde. Tu marches, Tahar ?

Avec sa barbe trouée et sa peau cloquée, le colonel souriait. Un rictus qui parut déplaisant à Sören, mais qui fit rire allègrement les autres. Aussitôt, philosophe grimpa sur une petite estrade qui surmontait le bassin, et servait à nourrir les loutres. LuvneelPrad s'était peu à peu rempli.

-Oyez ! C'est la justice qui vous parle ! Nous avons repéré un danger dans les loutres de ce bassin ! Un pirate déguisé en employé les aurait truffées d'explosifs. Nous décrétons l'état d'urgence. Rentrez dans vos maisons, et n'en bougez plus ! Surtout, soyez vigilants : nous avons de bonnes raisons de penser que des criminels se cachent dans les environs. Venez nous signaler tout mouvement suspect.

La manœuvre n'était pas discrète, c'était certain. Mais de toutes façons, plus personne n'était d'humeur à poursuivre les choses de manière furtive. Tahar le premier, et Brom en second. Sören avait rarement vu son ami ainsi. Lui d'ordinaire si calme, si posé, retrouvait là le parfum de l'agitation et de l'intrigue. Ses muscles se tendaient sous sa chair, et laissaient deviner l'action à venir. Il allait détruire ce bassin, qui était associé aux êtres abjects qui avaient naguère ruiné sa première vie. Il rendrait sa substance au navire fantôme, et jèterait son capitaine en pleine lumière. Une nouvelle fois, il exercerait son sens de la justice.
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La troupe était d’accord, c’était tout ce qu’il lui fallait.

Pendant que Philosophe le bien nommé débitait sa tirade à tendance contradictoire, Tahar dévoila au monde de Luvneel à quel point il était un homme de bien. Attrapé par le col l’obtus responsable qui leur avait servi sa soupe creuse, il lui plongea sans fioriture la tête dans le bassin, attendit que trop d’instants passent mais la lui releva juste au moment où les soubresauts commençaient à se raréfier et juste avant que la syncope ne survînt. L’eau perlait des cheveux un peu paniqués du bonhomme tandis qu’il reprenait son souffle et osait peu à peu relever son regard éperdu vers Tahar. Néanmoins aucune question ne lui parvint. Ne jamais poser la question à la première occasion. Le manège reprit tandis que les loutres et les employés couraient dans tous les sens à la recherche d’un abri qui les éloignât du courroux aveugle de l’autorité délocalisée. Et ainsi deux ou trois fois encore, jusqu’à ce qu’enfin l’interrogation fût prononcée. Finies les politesses.

Alors ?
Alors quoi ?
Je recommence ?
Non non, c’était pour la forme…
Bon, et donc ?
Et donc mais j’en sais rien, moi.
Dafné ?
Oui colonel.

Sous le regard de la foule qui s’amassait non loin parce qu’un spectacle gratuit est toujours un bon spectacle, et pendant que les autres s’attelaient en bons bergers ou assimilés à la laborieuse tâche de maintenir dans le périmètre l’ensemble des sources potentielles de réponses, le lieutenant bloqua d’une main experte la trajectoire d’une jeune bestiole qui passait par entre ses bottes et la tendit à son supérieur de deux mains un peu crispées par la difficulté à ne pas la laisser s’échapper.

Toujours rien ?
Ca dépend, qu’est-ce que vous allez me f…
Mh, Brom…

Une œillade au jeune Sören plus tard et Tahar laissa à la seule figure d’autorité parentale crédible du coin la responsabilité de permettre ou non au garçon de regarder ce qui allait suivre. Un gros loutreau griffu dans la main droite, le haut de la tête du muet entre les cuisses et la main gauche lui maintenant les maxillaires ouverts, le boulanger des basses œuvres enfourna sans plus de préalables. Pattes d’abord, parce qu’il fallait bien que l’animal se débatte dans le noir et la chaleur de la cavité palatale du méchant qui ne parlait point, museau ensuite, parce qu’on était pas des bêtes.

La torture ne dura pas. Un murmure dans la masse et les cris s’élevèrent. Ceux suraigus de l’animal fou de peur, ceux étouffés du vil qu’un carnassier à la morphologie de sa race labourait de l’intérieur. Ledit vil cracha du sang à peine Tahar lui arracha le faux chat qu’il avait dans la gorge. Allait-il parler ?

Non.

Allez, lâche donc, si ce n’est toi ce sont donc tes frères qui parleront…

Mais non, encore le silence. Un court silence. Il y eut un brouhaha dans la foule massée au pied du bassin en plein air, quelqu’un tapota à l’épaule de Tahar pour lui indiquer le mouvement suspect, et un individu plus haut que les autres apparut. Il était grand, il était laid, il sentait bon les embruns et l’algue souillée. Il était roux, il avait l’air mauvais, méprisant et méprisable. Sa voix était dure comme la glace qu’ont parfois dans la poitrine les hommes sans cœur. Lui n’était pas un homme de bien.

On me cherche ?


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Bien joué, Philosophe. Pas de témoins pour une scène aussi peu glorieuse que nécessaire, c'était ce qu'il fallait. Pas même Sören, que Brom avait détourné du bassin peu après le début des réjouissances. Car en dépit de toute la confiance qu'il avait placée en la personne de Tahar, le berger commençait à avoir quelques doutes sur la nature de la justice qu'il représentait. La droite, un peu lâche peut-être, mais proche des gens, façon Philosophe; ou la chienne, la corrompue, l'imbue de son propre pouvoir ? La nuance n'était pas toujours aussi nette qu'il l'aurait voulu. Et le passé avait déjà prouvé maintes et maintes fois qu'il n'était pas très doué pour ce qui était de juger de la pureté de cœur de son entourage.

-Eh, Brom, pourquoi tu veux pas que j'vois ?
-...
-Répond ! Qu'est c'qui s'passe, hein ?
-Il se passe que la fin justifie les moyens du jour, et que c'est pas beau à voir.
-Mais y va pas l'tuer, quand même ?
-Pour être franc, je n'en sais rien... ça fait longtemps que ceux du Hollandais font leurs affaires en douce, ils doivent avoir leurs raisons derrière. Il y a toujours une raison, même une mauvaise, et pour tous les salauds du monde. C'est bien ce qui rend les choses difficiles... ils parleront pas comme ça.
-T'es pas comme d'habitude...
-C'est pas tous les jours que j'ai bossé du côté de la marine, tu sais.
-J'crois que j'commence à voir pourquoi tu les aimais pas...
-Non. Moi aussi, j'ai été violent. Parfois. Je t'ai raconté... l'histoire du Grand Démiurge ? Le petit dictateur d'Eskim... Et l'homme plein de sang sur son radeau...
-Ouai, mais... c'est pas pareil.
-C'est toujours différent quand on voit vraiment les choses en face.

Le garçon prit une expression emplie d'un sérieux terrible, le sérieux que l'on réservait encore au jeu à cet âge. Son ton n'était plus celui du grand enfant que la situation excitait. Il prenait la mesure des choses, pesait, cherchait à comprendre. Et une image lui revint : celle de Tahar qui appelait à l'aide sur la plage, au milieu des corps.

-... Et l'aut' soir, tu crois que c'était parc'qu'il les avait vues en face, les choses, qu'il criait ? T'sais... y nous appelait, on aurait cru qu'il avait peur. On avait presque gagné...
-Non, non. Moi aussi, en y repensant... je crois que c'était un autre genre de malaise. Dur à dire.

Tandis que Brom et Sören longeaient le bassin, s'éloignant encore de quelques mètres, des cris étouffés retentirent. Le garçon se crispa, tandis que son vieil ami soupirait. Il l'avait bien dit, même s'il était d'accord sur les moyens employés : c'était une race de forbans muets. N'avait-il pas fondé les Abeilles Vengeuses dans le seul but de se venger ? Du moins à l'origine ? Ironie du nom. Ça, oui, il les avait traqué comme un loup. Des informations, il en avait eu. Peu. Mais au bout de quelques années, le ressentiment s'était dissipé, il avait ouvert les yeux sur sa propre vie. Plus urgent. Jusqu'à cette nuit où le Hollandais était revenu le narguer...Et il était là, entre deux eaux, à se demander ce qu'il faisait encore à Luvneel alors que ses apprentis devaient se démener avec le troupeau au milieu de la prairie ravagée. Mais il y avait l'honneur, et la honte de l'échec... Maintenant qu'il était parti, il devrait ramener le gage de la sécurité. Il devait aller jusqu'au bout.

-Brom... regarde.

Un nouveau venu était sorti des rangs, et retenait l'attention de toute l'assistance, Tahar en tête. L'air roublard, sûr de lui, il marchait d'un pas mesuré, les mains dans les poches. Le supplicié en profita pour ramasser ses morceaux, et aller se blottir dans l'ombre réconfortante du mur le plus proche.

-Messieurs.

Clacaclac ! En une fraction de seconde, l'ensemble de l'assistance qui entourait le bassin avait montré les dents. Entre les mains de tous, il y avait une baïonnette, un fusil, un revolver. Trop de monde pour un seul équipage, mais bien assez pour que le nombre porte la marque de la corruption. A-travers même les fenêtres des habitations, des canons pointaient leur nez creux, menaçants. Sören et Brom s'étaient figés.

-Chers amis, je vais faire simple. Arrêtez de vous intéresser au Hollandais, avant de trop en savoir. Sinon, nous pouvons tous vous l'assurer : nous aurons les moyens de vous faire taire avant l'heure. Ce serait dommage...
-... Eeeemmmf !

Sortis des eaux marécageuses du deuxième bassin, qui semblait être en cours de nettoyage, une créature des plus étranges s'était jetée sur Sören. Ses membres écailleux et son visage lardé de branchies ne laissait guère de doute sur son origine. Du moins, pas pour qui avait voyagé. Mais le garçon n'avait jamais vu un homme poisson de toute sa vie. Enfin, si. Sauf que ce n'était pas un très bon souvenir...
Ses yeux remplis de terreur et d'incrédulité parlaient pour lui, tandis que la chose l'entraînait avec elle dans le bassin en étouffant ses cris d'une main, et en saisissant sa gorge de l'autre, sans serrer.


-Ce serait dommage, surtout qu'il y a de la jeunesse dans votre bande de fouineurs de race inférieure. Votre choix ? Nous pouvons aussi vous fusiller tous ensemble, mais ça ne serait pas très urbain...


Dernière édition par Sören Hurlevent le Sam 26 Jan 2013 - 13:27, édité 1 fois
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Tahar regarda Sören mais Sören n’était déjà plus là et ne put donc le regarder en retour. Alors Tahar regarda Brom et Brom regarda Tahar. Puis Brom ne regarda plus Tahar, et Tahar se retourna. Tous deux fixèrent le nouveau venu, les fusils, la situation perdue d’avance qui ne l’était que pour les autres. Comment à eux deux, à eux trois avec Philosophe et à eux quatre avec Dafné, comment pouvaient-ils résister ? Comment auraient-il pu même penser à résister ? Dans les yeux des avides que le brillant avait appâté, vicié, retourné aux côtés même de ceux-là qui les opprimaient, il y avait la suffisance de ceux qui croient que le nombre et les armes font tout.

Et en face, il y avait deux camps. Ceux des pragmatiques, ceux auxquels l’instinct de survie sifflait de ne rien faire, d’accepter le marché qui n’en était pas un. Ceux qui étaient prêts à se rendre et qui avaient raison d’ainsi penser parce que la raison a ses raisons que le cœur n’a pas. Et puis il y avait le camp des impulsifs, de ceux qui voulaient agir et rétablir les choses comme l’univers en avait besoin : qui à sauter à l’eau pour sauver le pauvre garçon emporté au loin par la créature aux mille écailles, qui à sauter à la gorge de l’impudent à l’air hautain et tranquille… Il y avait Philosophe et Dafné, et il y avait Tahar et Brom. Et pendant un long, long instant la tension monta, parce que la décision vient souvent des impulsifs, plus prompts, plus entiers dans leurs réactions. Les doigts se resserrèrent sur les gâchettes et les manches et les courages, et en face les cuisses se contractèrent, les poings se durcirent et les élans se prirent. Les mâchoires grincèrent de ce silence de mort qu’on entend dans les grandes occasions, qu’elles soient cimetières ou duels.

Et puis.

Pas très urbain et surtout pas très bon pour tes affaires, Monseigneur, hein ?

Et puis, soudain, Tahar était passé d’un camp à l’autre, faisait tanguer la balance du côté de l’instinct et des tripes vers celui de la réflexion et de l’apaisement. Pour le moment. Sa pose s’était faite moins raide, son regard moins prédateur, ses épaules étaient retombées juste assez pour laisser souffler les petites gens d’en face. A ses côtés Brom ne détendit pas, mais il n’agit pas non plus. Il se retenait. Pour le moment. Par la gauche débaroulait une escouade de la seule autorité locale qu’un marin comme Tahar pouvait et devait reconnaître, la garde royale. Tout son être lui intimait de sauter sur le vilain pour lui arracher l’ordre qui forcerait l’homme-poisson à rendre sa prise, par tous les moyens, mais son fonds de légalisme lui faisait encore réfréner ses pulsions. Et un incident diplomatique était assurément le meilleur des moyens pour faire révoquer sa promotion sur Grand Line. Si près du but.

Si au coucher du soleil le gamin n’est pas libre sur les quais, aucun port, aucune foule, aucune loutre, aucun lien d’aucune sorte avec quelque autorité que ce soit ne vous protégera plus, toi et les tiens…

Le visage du fanfaron gardait ce rictus méprisant qu’ont tous les méchants qui s’aiment trop, et l’on vit même ses lèvres se pincer comme pour mieux sortir la réplique cinglante qui lui démangeait le palais. Mais était-ce le sérieux assuré du colonel ou était-ce le regard meurtrier d’un père substitut à qui il avait enlevé son protégé, il ne pipa mot et se contenta d’un mouvement du chef qui aurait pu tout vouloir dire. Il est des moments où avoir le dernier mot n’est pas le plus important, et il n’était sans doute pas judicieux de massacrer devant des miliciens locaux trois officiers de la marine mondiale et le civil étranger qui les accompagnait. Même couvert par une notabilité du lieu, l’incident créerait du bruit à n’en plus pouvoir truander les petites îles avoisinantes en toute impunité. Fin des affaires sur la Blue, mauvais calcul.

Le départ sans mot dire n’est pas gage d’accord, mais après tout qui ne dit mot consent. La foule se défit comme elle s’était faite, les armes se rengainèrent et la tension s’évacua dans la chanson populaire qu’inventa un groupe de vendus pour distraire l’attention. Les maréchaux du logis n’y virent que du feu, passèrent en saluant Dafné comme un collègue, et même l’employé torturé avait profité du brouhaha pour aller voir ailleurs s’il y trouverait des soins. Au milieu d’une place vide sur laquelle ils n’avaient pas souvenir d’avoir émigré, le groupe se retrouva seuls entre eux. Philosophe philosophait. Tahar, sûr d’avoir gagné la vie d’un garçon dont la mort ne rapporterait rien à personne, réfléchissait à la meilleure des manières de faire sauter à l’arme lourde la moindre coque de noix quittant le royaume d’ici au soir. Brom quant à lui avait l’œil de celui qui veut tuer quelqu’un. Dafné enfin, bonne âme, s’offrit en pâture parce qu’il était innocent et encore un peu naïf.

Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?


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Emporté dans l'eau souillée, Sören avait fermé les yeux. Crispé sur le bras écailleux et solide comme une pierre qui le maintenait ferme, il luttait contre le désir de crier. Sous l'eau, ce n'était pas une bonne idée. Et puis, en bon fils de paysan, il avait sa fierté.
Il n'empêchait que le fait de se trouver dans cette posture rappelait Thunder F. à son bon souvenir. Décidément, c'était à croire que le peuple des bas-fonds en avait après lui. Ou le destin, peut-être. Voir les deux.

La vitesse de la nage était folle, et le garçon sentit ses poumons se comprimer tandis qu'il luttait contre le réflexe de reprendre son souffle. Sa poitrine commençait à s'agiter de soubresauts compulsifs lorsqu'enfin, une poussée verticale de l'homme poisson le fit rejaillir à la surface. Mais dans une sorte de grotte tellement sombre qu'il lui fallut un temps pour distinguer autre chose que l'éclat inquiétant que rendaient les écailles humides de son kidnappeur.


-Où... est-c'quon est ?
-Dans une grotte sous-marine. Dis, est-ce que ça va ?

Vivement surpris par la douceur et l'affectation de la voix, Sören tourna un regard curieux, bien que toujours empreint de terreur, vers le monstre. Peut-être pas si monstrueux que ça, finalement. Certes, ses yeux étaient jaunes, barrés d'un trait noir en guise d'iris, mais de drôles de petites moustaches blanches, semblables à ces champignons filamenteux qui poussaient dans les sous-bois, lui donnaient un air familier. Quelque chose qui sentait l'aventure, l'opportunisme, et les jeux nocturnes dans les clairières...

-Poisson... chat ?

La curiosité venait de prendre le pas sur la peur. La créature se fendit d'un sourire révélant une large bouche bordée de petites dents pointues. Mystérieusement rassuré, le garçon lui rendit son regard.

-Kf, kf, kf ! Heureux de voir que tu vas bien. Tu avais déjà vu des gens comme moi, hein ? Eh. C'est rare, pourtant, dans les Blues...
-T'as pas l'air méchant. Pourquoi t'es avec eux ? Et qu'est-ce qui va arriver à Brom ? A Monsieur Tahar ? Et à son ami de la marine ?

Incisif et sincère, fort de l'âme d'enfant qui le possédait encore un peu, Sören sentit l'homme poisson se rembrunir. Pourtant, ce n'était pas qu'il s'inquiétait pour ceux dont il était question. Non. Monseigneur tenait toujours parole, sa fourberie se plaçant à un autre niveau. Il n'était pas de ces nobles qui trouvaient leur bonheur à fouler au pied leurs promesses pour démontrer leur supériorité par leur absence de sens moral. Il valait mieux que cela. Il était un voyageur, un conquérant qui trouvait sa satisfaction dans l'adrénaline des pillages et le vertige des lois violées. Et il aurait donné n'importe quoi pour poursuivre sa vie sur ce fil tendu entre gloire et humiliation, liberté et déchéance. Dans ce sens, tuer ceux qui étaient sur sa trace n'aurait fait que contribuer à sa perte. Trop en faire, tel était le risque. Et il le connaissait.

Sachant tout cela et bien d'autres choses encore, l'homme poisson poussa un profond soupir. Un grondement sourd monta de sa gorge aussitôt.


-Il ne leur arrivera rien tant qu'ils tiendront à toi. Ne t'en fais pas pour eux. Et moi, je suis désolé, mais je n'ai pas le choix. J'ai été acheté en tant qu'esclave. Importé de Grand Line, et séparé de ma famille. On me tient sous la menace du meurtre de mes parents si je n'obéis pas au doigt et à l'œil. Histoire classique avec les nobles. Il paraît. On disait tous ça, sur l'île des hommes poissons...
-... mais... il y a bien quelqu'un qui pourrait t'aider, non ? Monsieur Tahar, il est colonel de la marine. Et Brom, il est que berger, mais il est très fort !
-Par les océans bleus et les mers abyssales, tu dois être encore plus jeune que moi, garçon, pour être aussi naïf. Le monde est cruel, et ceux qui ont de l'argent y règnent en maîtres. Tu as bien vu. Ceux qui tenaient les carabines braquées sur tes amis... c'était des citoyens de Luvneel, aux trois quarts. Grassement payés d'un côté, et menacés de l'autre. Les meilleurs tremblent lorsqu'on leur fait comprendre qu'un jour, s'ils n'obéissent pas, un mercenaire viendrait les tuer avec leurs femmes et leurs enfants !
-T'as quel âge ? C'est dur à savoir, tu sais...
-Quinze ans.

Renvoyé au mutisme, Sören contempla l'étonnant visage qui lui rendait son regard. Il avait beau chercher, il ne connaissait personne dans son entourage qui s'exprimait ainsi en étant aussi jeune. Certains vieux, de ceux qui avaient voyagé, tenaient parfois des propos semblables. Mais le garçon ne les aimait pas. Il préférait à leur fatalisme la fougue et l'optimisme de Brom. Pourtant, il y avait la réalité de cette existence foulée au pied, de ce regard félin qui avait l'air de lui en vouloir d'être encore libre de se bercer d'illusions. Sören cligna des yeux, pensif. Puis releva la tête.

-Mon nom, c'est Sören.
-Euh... Wilhelm.
-Bon. J'crois que pour ce coup-ci, y vont s'échapper 'vec toi. Mais quand j'aurais l'âge, j'te jure, j'te laisserai pas tomber.
-Tu ne devrais pas jurer en l'air. Nous autres, on aime pas ça. Et d'ailleurs, qu'est-ce que tu ferais ? Un colonel s'est retrouvé impuissant...
-Moi, j'partirais pas 'vec un môme dans les pattes ! Y m'auraient pas laissé v'nir, tu s'rais libre à l'heure qu'il est ! J'crois qu'j'ai pas bien fait. J'suis désolé.

Wilhelm leva les yeux au ciel, ou plutôt, sur la voute calcaire de la caverne. Il n'avait jamais beaucoup aimé l'héroïsme. Une vie tranquille, un peu d'amour et beaucoup d'eau fraiche. Tel était son idéal. Aussi commençait-il à éprouver une certaine rancune envers ce garçon qui, non content de vivre en paix dans une naïveté béate, avait l'air de vouloir se causer volontairement des problèmes. Alors, il haussa simplement les épaules, coupant court à la conversation.

-Ne te prends jamais pour meilleur ou moins bon que tu ne l'es. Et oublie cette histoire.

Il n'aimait pas ce qu'il se devait de dire. Il aurait aimé avoir encore un peu d'espoir. Mais il savait que son maître l'aurait envoyé se battre contre ses libérateurs, l'escargophone au poing, en le menaçant d'envoyer l'appel fatal qui emporterait ses proches dans la mort. Et pour éviter cela, il aurait tout donné. Il aurait même tué le garçon qui venait de lui jurer qu'il l'aiderait. C'était fondamentalement injuste. Mais qui avait parlé de justice, en ce bas monde ?

Pendant ce temps, on s'activait dans la caverne. Un grand navire était prêt à appareiller, et l'écluse qui permettait son passage commençait à se vider. Tout devait être prêt avant la nuit.
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Luvneel, temps gris, visibilité moyenne, mer belle à peu agitée, risques d’averses en début de soirée.

Inlassables porteuses de malheur, les mouettes égrainaient leur bulletin météo à chaque instant qui passait, survolant de leurs ailes criardes les hunes des navires stationnés en le port de Norland. A chacun de leur passage au-dessus du groupe mené par Tahar et Brom, le plafond des nuages semblait avoir chuté d’une encablure ou deux et la luminosité décroissait. Ce qu’ils faisaient maintenant ? A cette question absconse, Brom s’était retenu de casser la nuque du lieutenant Dafné. Et le colonel Tahgel les avait menés pour leur donner l’impression de faire quelque chose aux quais sur lesquels Sören devait reparaître si Monseigneur était aussi digne de confiance qu’il avait intérêt à l’être. Et maintenant, ils attendaient. Ils attendaient en regardant chacun de leur côté.

Croiser le regard de quelqu’un aurait été dangereux.

Ils auraient pu ratisser la ville à la recherche de quelqu’un à torturer. Nul doute qu’ils y auraient pris du plaisir, même, ou en tout cas se seraient-ils détendus en attendant la fin inéluctable et dont ils n’étaient raisonnablement plus les maîtres. Après… après ils auraient les coudées franches et quelle que soit l’issue ils agiraient dans le sens que leur instinct leur commanderait. Si le jeune garçon était remis libre à l’homme Brom, ils auraient toute latitude pour courir après le Hollandais qui ne manquerait pas de quitter l’île au même instant. Si au contraire il ne paraissait pas, si au contraire il lui était arrivé quelque chose, alors comme en avait menacé Tahar il n’y aurait plus de règles assez contraignantes pour éviter les drames en série.

C’était aussi simple que ça.

Ils auraient pu aussi traquer avec discrétion, se renseigner sur le circuit d’eau existant entre le bassin aux loutres et les autres parties de l’île. Les plans devaient bien exister quelque part en ville, l’architecte responsable des travaux n’aurait eu qu’à être pressé de la bonne manière et peut-être tout à fait littéralement pour parler à ce sujet. Mais les informations semblaient circuler trop vite dans les parages pour que ça ne soit d’aucun risque pour la vie de Sören fils du coteau de Hurlevent. Prudence est mère de sûreté et, si aucun des quatre hommes assis sur ces caisses de marchandises en ce point surélevé de la zone portuaire n’était satisfait par le vieil adage, tous le suivaient.

Ressasser, radoter dans son propre esprit. Seule chose à faire. Et tomba la pluie et tomba la nuit.

Là-bas.

Luvneel, ses draps sales, ses nobles coquins, ses ports fantômes. Luvneel, ses otages malheureux.

Trois paires d’yeux se tournèrent dans la direction qu’indiquaient les doigts suivant la quatrième. A cent pas devant en contrebas, une lanterne hagarde s’agitait. Dans l’éclat lumineux qu’elle fournissait avec peine à travers le rideau humide, une forme qui ne pouvait qu’être Sören. Pourquoi sinon quelqu’un aurait-il pris la peine de se montrer à l’endroit prévu par un temps pareil ? Le plaisir de narguer une dernière fois ? Tout sauf sage. Une fraction d’instant plus tard les réalités étaient constatées. Sören était là, était vivant, était en pleine possession de ses moyens. Il était mouillé de la chaussette droite à la pointe de ses cheveux les plus longs, jusqu’au fond de son œil moins pétillant qu’à l’accoutumée. Sondant en quête de l’ennemi qui l’aurait amené jusqu’ici les abysses noires de l’obscurité tombée autour d’eux, Tahar se fit la réflexion que le garçon était sans doute arrivé sur place de la même façon qu’il les avait quittés à l’élevage. Par voie d’eau.

C’était malin. Parfaitement orchestré. Et l’homme-poisson devait déjà remonter sur le pont du navire fantôme là-bas quelque part près du point d’horizon que les nuages empêchaient de bien repérer. Et sa dernière carte tombait dans les flaques de boue qui maculaient le sol gravillonneux des docks. Non, il ne pourrait pas par l’interpellation du convoyeur de l’otage reprendre l’écheveau du Hollandais par un nouveau fil. Non, avec sa mutation qui approchait, il n’aurait pas l’occasion d’arrêter son maître. Et s’il avait désormais un portrait bien gravé dans sa mémoire du forban, tout avait été en vain puisqu’il ne prendrait pas le risque d’être revu dans les parages avant un moment. Absolument tout. Sa rage lui faisait serrer les mâchoires et maudire toute la vermine de North Blue tandis qu’à ses côtés le soulagement faisait jeu égal avec la froidure du grain qui s’abattait sur eux. Après Sharp Jones, voilà qu’un second criminel ici se jouait de lui.

North Blue…


[1614] Par les océans bleus et les mers abyssales 661875SignTahar
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-Tu as encore dix mètres à faire sous l'eau, tout droit. Après, tu seras sur les quais. Tes amis devraient t'y attendre.
-Je m'sens mal de t'laisser tout seul...
-T'as pas à te sentir bien ou mal. Tu ne m'as pas vu, tu n'as jamais rien vu. Tu n'as rien à te reprocher et moi, je dois filer ! Adieu, et bonne chance.

Sören n'eut pas le temps de retenir davantage l'homme-poisson. Il était déjà sous l'eau, vif comme une anguille ou comme un chat. Le garçon soupira. Il aurait voulu rester encore un peu, digérer ce qu'il avait vu et entendu avant de rejoindre les autres. Mais tous devaient être inquiets, et puis, sous cette poche d'air, dans ce boyau étroit, il gelait. Son père lui en voudrait s'il venait à tomber malade alors même qu'il avait pris du retard sur ses corvées, et des vacances sur son travail quotidien.

A cette pensée, il frissonna et prit son souffle pour plonger.
Sa proximité avec le peuple des sous-bois ne faisait pas de lui un mauvais nageur, quoiqu'il n'aimait l'eau que très modérément. Il parvint donc à couvrir la courte distance en quelques brasses bien coordonnées, et sans trop d'efforts. Ceci dit, il appréhendait un peu les retrouvailles. Et davantage encore, le retour sur l'île du Loupiac.

Il y avait quelque chose en lui qui grondait fort. Quelque part du côté de la poitrine. Ça descendait dans l'estomac, ça remontait sans cesse. Un peu comme ces balles rebondissantes que vendaient les colporteurs itinérants, les jours de foire. Sauf que ce n'était pas franchement amusant. Sören se sentait à la fois puissant, le corps tout entier en tension. Il en voulait mortellement à ce Monseigneur qui se permettait d'enchaîner plusieurs existences à son seul caprice de salaud tout-puissant. Encore plus violemment, il condamnait son impuissance mêlée d'insouciance. Il avait vraiment cru à une aventure comme dans les histoires à la veillée, malgré les morts, malgré les hurlements de Monsieur Tahar dans la nuit pluvieuse. Il s'était raccroché en toutes circonstances au sourire de Brom. Mais Brom était un enfant. Un enfant qui en avait vu de terribles, mais un enfant quand même. Et c'était dans son propre aveuglement qu'il tirait la force d'avancer jour après jour, malgré les humiliations répétées qu'il avait subies. Pour preuve, il y avait la racaille de son ancien équipage. Tous, il les avait aimés comme des amis. Et unanimement ils lui avaient planté un couteau dans le dos. Distinguer le sincère du simulé n'avait jamais fait partie de ses qualités, quoique nombreuses.

Un instant de lucidité, son tout premier. C'était ce qu'il était en train de vivre, lui, Sören, et il n'y comprenait rien. Comme si les choses perdaient leurs jolis vêtements pour se révéler dans le jour cru, avec toute la laideur de leur injustice. Rien ne pouvait rattraper ces vies, ces dignités foulées au pied, ces caisses de vin, tout ce travail, répandu sur le sol le soir où Thunder F. avait frappé. Les pensées se mélangeaient dans son esprit saturé d'images violentes. Avec la conviction que son seul ami n'y comprendrait rien. L'enfance abandonnait Sören comme le sol se dérobe sous le condamné à la potence. Trop vite, même pas le temps de dire une prière ou d'adresser un salut. C'était fait, hop. Nuque brisée dans un monde trop âpre.

Le garçon cligna des yeux en sortant de l'eau, comme aveuglé. Pourtant, elle n'était pas salée. Étrange, ça lui brûlait. Il passa une main sur ses paupières closes, frotta. La balle lui était remontée dans la gorge, et il pleurait en silence. Ce qui ne l'empêcha pas de dissimuler son trouble lorsqu'il distingua trois ombres à-travers le rideau de pluie qui lui barrait la vue. Il avait vu le vide, mais il lui restait son orgueil. Sa fierté s'était fait la malle, par contre, dans le sillage de Wilhelm l'homme-poisson.


-J'vous d'mande pardon à tous. C't'a cause de moi que l'plan est mort. Et qu'ces fils de putains courent encore. Pardon, Tahar. Brom... M'sieur...

Avec toute la force de son orgueil, le garçon maîtrisait sa voix, son envie de pleurer. Il se tenait droit et ferme, face à un Brom qui l'observait curieusement, en réfrénant à grand peine son envie de le serrer dans ses bras. Une intuition lui disait que ce n'était pas franchement une bonne idée, vu ce qui se lisait dans le regard de son protégé.

-On peut s''mettre à l'abri ? Si j'tombe malade, père va pas aimer...
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