>> Jouvence Cythérée
Age: Quatre-vingt-huit ans. Sexe : Femme Race : Humanoïde de type cachalot Métier : Marieuse. Groupe : Civil, mais ce n'est que par choix. Déjà un équipage : Les étrangers. But : Aucun. Fruit du démon ou Aptitude pour la suite : Culpabilisation. Capacité qui permet de faire comprendre aux gens qu'ils sont nuls, mais vraiment nuls, de gros, énormissimes nuls. Équipements : Un sac qui contient étrangement tout ce qu'il faut et qui a un poids monstre. Codes du règlement (2) : Parrain : Il est mort, je l'ai enterrée hier, même si jusqu'au bout, il n'était pas d'accord pour que je l'ensevelisse, ce fumier. Heureusement qu'il va devenir du compost, maintenant. Ce compte est-il un DC ? : Oui, je suis Julius Ledger Si oui, quel @ l'a autorisé ? : Tahar et Plud |
>> Ce que ça donne de loin Un cachalot, ça prend forcément de la place et la viande de mémé Jouvence mise bout à bout fait bien ses trois mètres et demi de haut. Et comme toutes les parties de son corps sont solidaires, c’est effectivement sa taille. Un gros paquet de barbaque pas bien frais. Parce qu’à quatre-vingts piges et des poussières, son corps ressemble plus à celui d’un vieux cadavre qu’à celui d’un être vivant. Heureusement pour le reste du monde, elle ne se déshabille que pour prendre une douche, par mégarde, par inadvertance. Et comme elle doit bien peser ses sept cents livres, elle prend de la place. Quand elle est là, ça se sent et pas qu’à l’odeur. De loin, elle a l’aspect d’une grande aubergine dopée comme un cycliste. Son corps vaguement ovale a perdu toute trace de sa beauté d’autant. Du haut de son front jusqu’à ses orteils, tout est flasque. Son visage a tout de même légèrement pu garder un semblant de cohésion, là où tout le reste fout le camp. Par contre, il ne faut pas s’attendre à un miracle ; elle ne va pas poser pour bon’meufs magazine, le mensuel des bombasses, mais on reconnaît l’espèce. C’est déjà ça. Ses deux seules dents, seul vestige d’une dentition mal entretenue, lui donnent un air presque comique. Et ce presque est complètement balayé par ses yeux momifiés par ses paupières. En effet, ses excès et son âge avancé ont ravagé sa face pour lui donner un air ridicule même quand elle est d’humeur égale. Parce que quand elle est énervée, ses traits s’accentuent et elle en devient grotesque. Un amas de peau élastique incapable de figurer une seule mimique. Et ses narines frétillantes achèvent le plus souvent la tâche de la décrédibiliser. Heureusement, elle s’habille avec goût, ses vêtements sont toujours de la dernière mode, mais celle d’il y a quarante ans, pour être précis. Sans aller jusqu’à être en pièces, ils sont dans un sale état. Comme ils remplissent la fonction de la couvrir, elle ne s’en occupe pas plus que ça. Depuis la perte tragique de son mari, elle a du mal à porter des chaussures. Du coup, elle est toujours pieds nues. Si bien que ses pieds sont à l’épreuve du froid et de la chaleur. Niveau gestuelle, elle se défend la bonne dame. Un cachalot, ça a une sacrée force dans la patte, même quand ça ne fait pas de sport. En plus, un du genre maladroit comme Jouvence, ça peut faire du dégât. Par contre, il ne faut pas compter sur elle pour réparer. D’une mauvaise foi sans borne, elle dira sans broncher, même prise sur le fait, qu’elle est innocente. Ça, en sus de sa forte tendance à cogner les gens avec son éternel sac, la rend sensiblement dangereuse. Il ne faut pas réveiller le cachalot qui dort, dit-on. Enfin, même si personne ne dit ça, c’est l’idée. Là où elle surprend, c’est sa voix. On pourrait s’attendre que ce soit merdique comme le reste, mais non, du tout. Elle parle d’une voix mélodieuse aucunement harmonieuse avec son corps. En plus, ses capacités en chant et en musique font d’elle une excellente musicienne. Elle sait jouer de beaucoup d’instruments, même si elle a une préférence nette pour la guitare sèche et le piano. Flattée, elle ira même jusqu’à pousser la chansonnette pour faire plaisir. Mais bon, il faut déjà qu’elle soit de bonne humeur et ça, ce n’est pas gagné, comme vous allez le voir dans ce qui suit. Mais, avant de passer à la suite, prenez le temps de noter qu'elle a le mal de l'air parfois. Qu'est-ce donc que ce mal de l'air vous demandez-vous ? Quand l'air n'est pas dissout dans l'eau pendant trop longtemps, elle a des nausées. Et vu ce qu'elle peut sortir, il vaut mieux éviter de se trouver devant voire à côté le moment venu. >> Dans la caboche d'une mémé Lunatique, vulgaire, démente, intraitable. Quand il s’agit de décrire Jouvence, les qualificatifs ne manquent pas. Seul le temps peut faire défaut, car pour aborder tous ses travers, il faudrait accepter le sacrifice du temps et des neurones. Et accessoirement, une bonne dose d’antimigraineux. Mais comme cela va tout de même se produire, autant vous préparer. Le verre mousse et le breuvage est âpre ; ce ne sera pas du luxe de l’avoir à portée de bras. Il faut savoir que depuis un certain âge, soit l’âge de la parole, Jouvence a cette tendance pathologique à l’invention, à l’imaginaire. Elle arrange la vérité à son goût. Et ça dérange, autant qu’elle est dérangée. Elle affole, autant qu’elle est folle. Faites l’erreur de vous trouver dans son champ de mire et vous entendrez l’histoire de l’homme qui se transforme en pâquerette pour nourrir les fenêtres au caoutchouc. Racontée sans un accroc dans la voix. Tous les évènements de sa vie traversent invariablement le prisme de son esprit détraqué. Ainsi, les faits varient, les paroles s’oublient, le mystique fait irruption dans ses récits. L’absurde prend forme sous ses traits pour ne quitter le ring qu’une fois l’auditeur hébété et blafard. Écouter Jouvence est aussi sain que de se récurer les yeux au burin. Lui tendre l’oreille vous fait perdre dans les méandres d’un monde instable et perturbant. L’autre alternative serait de l’arrêter voire de la contredire. Cela s’est produit, quelques fois. Les malheureux qui ont essayé ont payé le prix cher. Leur sacrifice n’a pas été vain. Il aura appris aux générations futures cette leçon ô combien précieuse, celle de fermer leur gueule à tout jamais. D’espérer que ça passe en silence. À la manière d’une tempête de sable, d’un contrôle fiscal ou d’une mauvaise gastro, il n’y a d’autres alternatives que serrer les fesses. En parlant de gastro, tout en ayant conscience que ce n’est pas élégant, et que c’est tout à fait dans le ton de cette description, il faut rendre hommage au flux de parole que peut débiter la mémé. Elle a toujours été une pipelette. Et lancée dans un délire, personne n’a la possibilité de l’arrêter. Ce qui la rend extrêmement chiante et aucune appréciée dans le voisinage. En effet, tout le monde la prend pour une dingue, aussi on l’évite et on fait comme si elle n’existait pas sans qu’il faille l’inventer. Bien que tout laisse croire qu’elle est la pire plaie du monde animal, végétal et même minéral, elle croit dur comme fer qu’elle est de la compagnie la plus agréable. Son égo démesuré, à la taille dantesque et aux proportions gigantesques n’a d’égal que sa fierté. Oui, il faut dire qu’il n’y a rien qui atteigne sa prétention. Alors, faute de mieux, nous nous contenterons d’un synonyme quitte à ôter à cette phrase le peu de sens qu’elle avait. Mémé est convaincue qu’elle est au-dessus des critères de beauté et d’intelligence des humanoïdes. Elle transcende les ethnies, les races, les espèces jusqu’aux sous-règnes et même au règne animal. Au-delà même de toute matière vivante ou non, de toute théorie scientifique, de tout concept métaphysique, elle rayonne tel un astre, mais tout de même mieux qu’un astre. Dans le doute, gardez à l’esprit qu’il y a elle et le reste et l’écart est insondable. Au-delà de cela, Jouvence subit une grave forme de dépendance, elle est entremetteuse compulsive, intrusive bornée et dirigiste tyrannique. Il vous suffit d’être dans un rayon de quelques kilomètres autour d’elle pour que votre vie soit sujette à critiques et à modifications légitimes. Si vous avez de l’embonpoint, il vous faut faire du sport. De même que si vous êtes athlétique, c’est que vous ne savez pas profiter de la vie. Ce principe s’applique à tout. De telle manière que quoi que vous fassiez, vous êtes dans le tort. Et être dans le tort n’est pas une simple affaire de divergence de point de vue pour elle. Vous n’en échapperez pas sans avoir spécifiquement obéi à toutes, et je précise bien toutes, ses exigences aussi contradictoires soient-elles. Et si par miracle, je dis bien par miracle, notez l'effort d'intensité, vous arrivez à la contenter, elle oubliera ce qu’elle vous a dit de faire. Faire partie de sa vie est comme se mettre sciemment la main dans une meule à farine sauf que cette dernière a limite, de la clémence à côté puisqu’il vous reste l’autre bras. Et parce que la violence morale ne lui suffit pas comme moyen d’expression, vous pourriez avoir affaire à son sac à main. Toujours le même, d’un poids stupéfiant et d’un impact qui l’est encore plus, il vous passera l’envie de la contrarier. Ce qui arrive de manière si courante qu’on ne lui connaît pas, à ce jour, un moment de calme. Mais ça, ce n’est que la facette apparente, la partie émergée de l’iceberg. En dedans, Jouvence est une femme à l’esprit mutilé, transie d’angoisses et de terreur. Le peu de conscience qu’elle a, elle le noie dans la boisson. Parce que ce qu’elle est n’a plus aucun sens. Au lieu d’être une personne complète, elle est rompue, désunie. Et quand la mégalomanie lui fait défaut, elle passe par des moments de mélancolie étouffants avec une anxiété si puissante qu’elle en est paralysée. Elle s’isole donc très souvent pour boire ou se droguer pour se calmer. Il lui arrive souvent aussi d’entendre des voix dans sa tête. Elle ne les différencie pas. Elles n’ont ni personnalité ni constance. Le plus souvent, elles la critiquent ou la commentent, rarement, elles lui donnent des ordres. Et leur obéir est impératif à Jouvence. C’est au-delà de toutes ressources. Alors, elle peut être à l’origine d’accidents fâcheux qu’elle oublie constamment. Perdu ? Besoin d’une seconde lecture ? Le cerveau en purée ? Pourtant, vous n’avez que jeté un léger coup d’œil par-dessus la falaise, la suite promet d’être pire. >> La version de Jouvence « - Les enfants, je ne vous ai jamais raconté comment j’ai rencontré votre grand-père ? - Non, principalement parce qu’on s’en fout. En tout cas, moi, j’m’en fous. - Pareil. - Moi aussi. - Et pourtant, vous allez devoir la fermer et m’écouter bande de petits marmousets insolents ! Tout commença, il y a soixante-quatorze ans. À l’époque, j’étais très agitée, je ne laissais de repos à personne. Mes parents me trouvaient beaucoup de vitalité et de caractère. Ils fondaient en moi de grands espoirs, ils me voyaient pousser avec affection et amour. Puis, je naquis et ils changèrent tout de suite d’avis. Ils ne prenaient pas soin de moi du soir au matin et maintenaient leur vie telle qu’elle était, sans vergogne. Père continuait à acheter des navires de sport et mère à empiler les appareils steampunkménagers. Comme si après une naissance comme la mienne, on pouvait faire autre chose que m’admirer chaque seconde que Dieu faisait. Au lieu de ça, ils m’estimaient trop banale pour avoir droit à l’exclusivité de leur attention. Et dans la suite des évènements, je leur prouverais tort. Vous le croyez ça ? J’étais déjà victime de préjugés depuis ma naissance sous prétexte que je pleurais tout le temps et que je frappais tout le monde. Alors que j’étais juste en train d’exprimer mon inestimable monde intérieur. Les jaloux ! Quand on voit comment vous êtes gâtés de nos jours alors que vous n’êtes que des bons à rien ! Bon, j’en étais où ? - La naissance. - Je sais bien, je n'suis pas encore complètement sénile, et puis, arrête de m’interrompre tout le temps, c’est pénible, à la fin. Je reprends. La vie n’était pas tendre avec notre famille, il fallait dire qu’on n’avait pas bien d’argent. Juste assez pour entretenir une petite centaine de domestiques. Alors, on essayait d’être économe et l'on mangeait principalement du riz et des pâtes, avec une fois par mois, tout au plus, un bout de viande. - Non, là, non, excuse-moi, mais tu dérailles. - Et pourquoi ça espèce de petit sacripant ? - Parce que du pognon, vous en aviez tout le tour du ventre à l’époque et que s’il n’en reste rien, c’est que vous n’étiez pas foutus d’en laisser de côté. - C’est bien ce que j’ai dit, j’ai dit qu’on avait perdu une grande part de notre fortune à cause d’un goût démesuré pour le luxe jusqu’à ce que tu me contredises. C’est gentil de donner ta version, mais t’étais pas encore l’embryon d’une idée en ce temps. Puisque c’est comme ça, je vais vous raconter dans le menu détail mes premières années et je peux vous assurer que vous allez en chier. » Ce récit a duré quarante-deux jours, pour le salut du lecteur, nous résumerons cet épisode avec ces quelques mots emprunts de finesse : " caca, couches, vomis, tétées ". À des fins purement historiques, nous préciserons que pas moins de douze tonnes d’antidépresseurs ont été consommées par son entourage à cette période, soit trois fois la quantité utilisée dans les suites de la guerre civile mondiale. Les petits-enfants qui entendirent cette histoire ont dû suivre une psychothérapie biquotidienne de deux ans pour une survie avoisinant les trois pour cent. Suite à quoi, le récit a pu reprendre. « Bon, allez, il en reste bien assez pour que je finisse de vous raconter ma rencontre avec votre grand-père. On était très à la dèche au bout d'un moment et je n’étais pas assez stupide pour couler avec le navire. Du coup, très vite, je demandai de rejoindre une pension. Et que ce soit bien clair, ce n’était pas du tout pour me chasser de la maison parce que je foutais un bordel sans nom et que tout le monde me détestait en plus de me trouver immonde. Ça n’était que des propos diffamatoires, des cannellonis ! - Calomnies ? - Vous êtes incurables ! C’est malin de me singer comme un perroquet ? Non, de me singer comme un singe ? Comment on dit ? - Comment on dit quoi ? - Si tu ne sais pas parler, tu te tais. Maintenant, je veux du silence bande de sagouins, la suite est passionnante. À la pension, y avait une femme dure, intransitive. Elle s’appelait Éloïse. Elle menait d’une main de velours dans un gant de fer les demoiselles venues pour recevoir son enseignement. Les bonnes manières, petites fripouilles, ça, on savait faire autrefois. Maintenant, il faut vous faire des câlins, des bisous et toutes ces imbécilités modernes. Dans mon temps, on apprenait la vie à la dure, avec des coups de martinet pour les moins sages. On buvait notre décalitre d’huile d’olive sans se plaindre. On pétait à table en contrôlant aussi bien la hauteur que le timbre et l’intensité. On savait roter juste comme il fallait ; selon les circonstances du repas. Je l’aimais, non, je l’adulais, cette femme. Et puis, elle mourut, une sombre histoire de suicide. Les mauvaises langues en profitèrent pour m’en accuser, mais je n’étais pas dupe. - Dupe de quoi ? - Il faut mettre quelque chose après dupe ? - J’en sais rien, moi. Enfin, j’ai l’impression. - Petit, dupe est un verbe intransigeant, on ne met rien après. Maintenant, tu es puni, tu n’auras pas le privilège d’écouter la fin de cette histoire. Et ravale-moi ce sourire à la con, la psychologie inversée ne marche pas avec moi. Vous autres, vous restez. Tout le monde disait que je ne savais pas me tenir et que c’était à cause de cela qu’Éloïse s’était ôté la vie. Elle qui n’avait jamais connu l’échec, elle n’aurait soi-disant pas pu vivre avec une élève comme moi. Des envieux, voilà tout ! Heurtée par leurs médisances, mais aussi par les cailloux qu’ils me jetèrent après m’avoir sciemment provoquée pour que j’en attaque une dizaine, je dus quitter la pension. La rupture me fut presque fatale, je ne pus rien manger, ni boire. Je me laissai sciemment dépérir d’inanition. Jusqu’à ce que je finisse de traverser les cent mètres qui me ramenèrent à mon foyer. Là-bas, je pus enfin me restaurer. Bien sûr, pour ne pas blesser, mes parents continrent leur joie de me retrouver. Ils savaient que mon départ de cet institut m’était trop douloureux pour qu’ils puissent laisser transparaître leur bonheur. Quand je leur montrais mes progrès, ils se montraient dégoûtés, sûrement du fait qu’on ait pu se passer d’un élément de mon envergure dans une pension de jeune fille. Prout. Il n’a pas payé son loyer, celui-là, héhé !Oh, mais arrête d’être tout bleu, t’es pas crédible. Bon, c’est drôle deux minutes de convulser, par contre, c’est rapidement lassant. Il ne bouge plus ? Il a enfin arrêté de faire son intéressant ? On va enfin pouvoir continuer. Quelques années plus tard, j’ai rencontré un homme. Et puis un autre, et encore un autre. Puis deux en même temps, et dans le détail, ça donne… » Pour des raisons d’hygiène, une seconde ellipse est à envisager. Toutefois, comme il serait dommageable de priver le lecteur d’un bon récit, nous allons lui donner des éléments de réflexions. Son imagination fera le reste : « Chlamydia, Gonorrhée, Herpes, Syphilis ». Parmi les accidents de cette époque, on peut citer une femme légèrement atteinte qui suite à un accouplement avec un humain – une anthropophile – a donné naissance au célèbre pirate, Ishii Môsh. Le plus malheureux dans cette histoire est que Jouvence se souvenait de plusieurs ses conquêtes tout en étant capable d’inventer pour combler les vides et ces aventures étaient innombrables. Autant vous dire que quand il a fallu les nombrer, les enfants ont fait la tronche. Au fur et à mesure du récit, ils sont passés du dégoût à la mortification. Et bien que l’histoire concerne madame Cythérée, il semble de bon ton d’observer une minute de silence pour les victimes de cette narration, ces jouvenceaux qui sont passés à l’âge adulte sous l’égide de cette forcenée. … … … « - J’étais donc passée par une période lesbienne hippie. On s’avachissait sur des canapés toute la journée pour fumer du sh. Non, pour manger des crudités, parce que c’est bon pour la santé, les crudités. On refaisait le monde à longueur de journée en plus de baiser. Quand, enfin, nous sortîmes de notre bulle, nous vîmes que l’univers était resté exactement comme on l’avait laissé. D’aucuns se sentirent très cons, d’autres ne se laissèrent pas démonter et réessayèrent de plus belle. De mon côté, je fis la connaissance de votre grand-père final. Donc déjà, pas le tien, ni le tien. Toi, je ne me souviens plus, même si de visage tu m’évoques un homme-raie vu que ta tête ressemble à un cul. Nyahahahahahaha. Roh, ça va, si on n’peut pas rigoler. Il était fort, il était beau, il était membré comme un mât. Il m’accepta tel que j’étais et nous réunîmes nos descendances respectives dans une grande et unique famille. Bien sûr, après la première semaine régulière de bonne entente, on commença les hostilités. Et, dans le ring, il y a avait deux cadors. Et puis, le temps fit son office et la paix se rétablit entre nous, lui du fond de sa tombe, moi, de là où je me tiens. Et voilà, les petits loups. Elle vous a plu mon histoire ? - Grand-mère ? - Oui, mon enfant ? - J’ai vingt-quatre ans maintenant, tu as gâché ma vie. Je te déteste. - Qu’est-ce que tu veux que ça me foute ? Casse-toi, à vingt-quatre ans rester dans les jupes de sa grand-mère, c’est une honte ! " La famille hétéroclite de Jouvence était tyrannisée par elle. Personne n’osait lui répondre ou la contredire sous peine d’être enseveli vif sous ses reproches. Et puis, arriva un jour heureux, un miracle. Un homme se leva face à cette menace. Il prit pleine mesure de l’importance de cette lutte. Il rencontra mémé pour lui dire ses quatre vérités. Toute la famille se tenait devant la porte, le message avait vite circulé. Ils tenaient des bougies priant sans cesse pour le salut de leur sauveur. Il en sortit huit heures plus tard, hébété, transi de stupeur. Pour le restant de sa vie, il resta figé dans un immobilisme si total qu’on ne sut jamais ce qui lui était arrivé. Et puis, le soir-même. Tout le monde se mit à l’accuser du meurtre de ce grand-père. Ils sont tous devenus fous. Ils ont voulu lui faire du mal et elle avait intensément peur. Elle s’est donc enfuie à la recherche de la seule famille qui lui restait, Ishii. >> La version réelle Jouvence démarra sa vie avec tous les éléments pour la réussir : un physique gracieux et une situation financière plus que confortable. En effet, son père, Ernest était le propriétaire d’un grand réseau de fabrication et de distribution de vêtements. Ses affaires étaient florissantes en plus d’être stables, et ce grâce à sa sagacité réputée et son charisme certain. Sa mère, Émilie, était une femme au foyer, avocate de formation, elle arrêta de travailler tout de suite après son mariage à cause de sa santé déclinante. Elle était d’une beauté époustouflante. Hélas, elle s’étiolait chaque jour et tous les médecins du monde n’y pouvaient rien. Tous les mages, les devins et les charlatans qu’attire le malheur des riches apportaient au couple son lot d’espoir pour le lui arracher non sans s’être remplis les poches auparavant. Les amoureux, attachés l’un à l’autre avec une passion dévorante, étaient en désarroi quand Jouvence fit le projet de naître. Cette grossesse fut salvatrice pour le couple, elle était le signe qu’il y avait un mieux, quelque chose de positif à attendre. Elle incarnait leurs espoirs, la renaissance d’Émilie et avec elle le soulagement d’Ernest. Avant même de pousser son premier cri, de faire couler sa première larme, Jouvence était choyée et aimée par anticipation. Adulée pour son rôle salutaire alors que l’avenir ne promettait que tristesse et drame. Aussi, elle fut prénommée Jouvence en référence à ce qu’elle représentait pour les deux protagonistes. Elle était si belle, un poupon adorable. Guillerette à souhait, elle faisait la fierté de ses parents. Sa mère, sans avoir retrouvé sa santé, avait puisé la force nécessaire pour simuler un mieux. Ou bien, oubliait-elle vraiment le mal qui la rongeait dans les doux yeux de sa fille. Toujours était-il qu’elle avait incarné une renaissance pour sa famille, désormais unie et pleine de vie. Les premières années, tout allait bien. La nourrice s’occupait d’elle la nuit et la mère la gardait à son côté toute la journée. Elle grandissait pour devenir un nourrisson bien en chair. Son teint vivant et ses yeux sans repos lui donnaient un air éveillé, intelligent. Les amies d’Émilie la complimentaient souvent sur son enfant qui promettait d’être brillante tant son air lui donnait l’impression de tout saisir. Ernest, lui, se montra particulièrement tendre en cette période. Elle lui avait donné une héritière et le soulagea du fardeau de sa souffrance. Cependant, le malheur frappa la maisonnée et les douleurs reprirent de plus belle. Elles furent impossibles à ignorer. En même temps, Jouvence, négligée devint insupportable. Elle criait et pleurait à longueur de journée. Émilie, comme un oiseau apeuré, se cachait pour mourir. Elle s’isolait pendant de longues journées, elle refusait de voir son mari. Ce dernier se sentait incapable d’endosser son rôle de soutien. Ce n’était pas faute d’amour ou de tendresse ; jusqu’à son dernier souffle, il resta profondément lié à elle. Il était simplement au bout du rouleau. Il se réfugia dans son travail pour ne rentrer que rarement chez lui. Pendant ce temps, sa femme agonisait lentement et douloureusement dans sa chambre. Et Jouvence, dans ce contexte, ne devint plus qu’un lointain souvenir, celui d’un moment où l'on souriait le matin. À l’âge de cinq ans, elle disparut soudainement de leur vie. Elle ne comprenait pas cet abandon, et jamais elle ne comprendrait. Et puis, il n’y avait rien à comprendre. On l’avait faite par accident et on l’avait perdue par un autre. Elle n’avait été qu’une échappatoire. Et quand le mal était revenu, elle était devenue un rappel trop affligeant. Vint le moment où elle eut six ans. Cette année qu’elle passa esseulée la rendit légèrement étrange. Elle se retirait chaque fois qu’il y avait une inconnue, il lui arrivait de se suspendre dans sa pensée. On sentait dans son regard vide qu’elle était dans son monde. Des fois, il lui arrivait de raconter d’étranges histoires, mais on mettait ça sur le compte d’une trop grande imagination sans chercher plus. Et puis, il fut plus facile de la mettre en pension. Sous prétexte de lui assurer une éducation à la hauteur, elle fut larguée à la maison Lenoir. Une école pour jeunes filles de la haute. Ses parents purent enfin jouer à cache-cache sans sa gênante présence. De son côté, commença un apprentissage long et fastidieux pour lequel elle n’était pas manifestement pas taillée. Toutefois, vu les tarifs, la pension se devait de fournir des résultats. Du coup, Jouvence fut harcelée par la maîtresse, madame Jubert. Et les leçons finirent par passer. Elle avait besoin de plus de temps et de plus d’attention que les autres. Ses camarades se moquaient d’elle et la fuyaient et ça l’arrangeait bien. En vérité, se retrouver en classe la terrorisait tellement qu’elle était incapable d’apprendre quoi que ce soit. De plus, quand elle était lancée dans ses rêveries, il était impossible de tirer d’elle ne serait-ce que le semblant d’une coopération. Le seul talent qu’elle avait, c’était la musique. Musicienne hors pair et chanteuse à la voix suave et envoûtante, elle captivait son auditoire. De plus, il suffisait de lui mettre un instrument dans les mains pour qu’elle en tire des notes divines. En exploitant son côté mélomane, madame Jubert put lui inculquer un vernis de culture moyennant punitions et récompenses. Quand elle eut seize ans, elle quitta l’endroit pour poursuivre sa formation. Elle était jusqu’à alors qu’une jeune fille maladivement timide, mais d’une magnificence à faire chavirer les cœurs. Elle choisit naturellement de faire des études dans la finance, dans l’espoir d’attirer l’attention de ses parents. Eux qui ne la voyaient qu’une fois l’an, pour la période des fêtes. Il s’avéra que les études supérieures étaient largement au-delà de ses capacités. Capacités qui, déjà, souffraient manifestement de ses nouveaux penchants : l’alcool, la drogue et les hommes. Elle essaya entre amis et se retrouva embringuée dans un cercle vicieux. La drogue et la boisson lui permettaient de vaincre sa timidité et les angoisses intenses qu’il lui arrivait de ressentir et les hommes, elle les collectionnait par simple malice. Pris un par un, ils n’étaient pas spécialement intéressants. Puisqu’aucun ne pouvait prétendre à la perfection, leur nombre leur offrait au moins l’avantage de la nouveauté. Et pour elle, la rejetée chronique, cette aura de popularité lui faisait beaucoup de bien. Elle vécut intensément, d’aventure en aventure jusqu’à ce que ses parents décident enfin de faire irruption dans sa vie. Et ce fut le décès de sa mère qui la rappela chez elle, après tant d’années. Elle avait alors vingt ans et ne gardait d’Émilie que de vagues souvenirs d’une personne chétive aux cheveux blanchis et au visage flétri. D’ailleurs, elle ne put la pleurer. Elle se sentait simplement vide et rapidement étouffée par des condoléances dont elle n’avait rien à foutre. Ces inconnus qui lui serraient la main en lui servant leurs formules prêtes à l’emploi la laissaient, au mieux, indifférente. Et puis, elle était vite en manque et ses angoisses reprenaient. Elle eut beaucoup de mal à subir l’épreuve des formalités. Mais, elle fit de son mieux. Son père était dévasté par la perte de sa femme. Cependant, il n’en profita pas pour abandonner à nouveau sa fille et pour cause, en grandissant, elle se mit à ressembler à la défunte. Il décida de s’occuper d’elle, de rattraper le temps perdu. Et pour lui, homme dépourvu de toute notion de soin d’enfant, cela équivalait à la marier à un bon jeune homme. Un qui ferait son bonheur. Il lui présenta alors le fils de son ami, Éric, un candidat à la mairie de la ville. Dès le début, elle le détesta. Il l’avait l’air trop propre sur lui et elle connaissait assez les hommes pour savoir que c’était louche. Louche parce qu’aucun n’était dénué de défauts et qu’elle préférait largement les lacunes qu’elle pouvait voir du premier coup d’œil. Néanmoins, l’amour fit son chemin par un moyen mystérieux. Elle l’aima sincèrement le jour où il se découvrit de son projet : créer un grand centre pour aider les gens défavorisés à reprendre leur vie en main. Avec du recul, cela ne semblait pas une raison de tomber amoureuse, toutefois c’était à ce moment précis qu’elle commença à lui trouver charmante toute cette perfection qu’il affichait. Le mariage se fit et ils vécurent assez heureux les sept années suivantes. Lui, en tant que maire et elle en tant que femme de foyer. Chaque soir, il trouvait refuge en elle et elle trouvait remède à ses angoisses en lui. Ils se complétaient si bien qu’elle était devenue totalement dépendante de lui. Entre-temps, son père décéda, mais la perte ne lui fut pas spécialement douloureuse. Faute de liens entre eux, il n’était pas assez important pour elle pour que cela la bouleverse. Par contre, la présence de son mari fut un réel réconfort lorsqu’il fut nécessaire de se confronter à la foule. Le soir du drame, son mari se détendait après un coup dur. En effet, il était dit perdant aux futures élections. Il était vraiment à cran et il décida d’organiser un poker entre amis. Mal lui en prit puisqu’après une large victoire de sa part, un des perdants, éméchés au possible, lui dit qu’il n’était qu’une merde parce qu’il était marié à une pute que tout le monde avait baisée, jusqu’à son chien. Ils en virent au poing et l'on ne put les séparer qu’après qu’Éric se soit fait briser le nez. Il rentra chez lui, honteux et endolori. Heurté au plus sensible de son égo, il était prêt à lui dire les pires atrocités du monde. De son côté, elle avait appris qu’il passait par un mauvais moment. Elle décida de faire ce qui était en son pouvoir pour lui remonter le moral. Elle passa pas moins de trois heures à se faire belle pour lui, à choisir sa tenue. Elle se tenait prête à l’accueillir avec tout l’amour du monde. Quand il arriva, rien ne se passa comme prévu. Il l’ignora elle et tout le temps qu’elle passa à se pomponner. Elle accusa rudement le coup. Les reproches au bout des lèvres, elle le suivit inquiète pendant qu’il faisait ses bagages. Sans comprendre, mais sentant ce qui se produisait, elle se tenait coite sur le pas de la porte de leur chambre conjugale. Elle attendait comme une condamnée sa sentence. Lui, silencieux et affairé, remplissait son paquetage sans aucun égard pour elle. Quand il sortit de chez eux, Jouvence sentit une intense peur, elle contemplait l’abîme froid et hostile que serait sa vie sans lui. Elle le suivit et le retint par la manche alors qu’ils arrivèrent dans une ruelle. Et là, il lui sortit les mots suivants, des mots qui la hanteraient pour le restant de ses jours, des mots cruels comme seul un homme blessé dans sa fierté est capable de dire : « Lâche-moi, sale pute. Tu crois que je t’ai épousé par amour ? J’avais juste besoin du soutien de ton père, c’est tout. Sinon, je ne me serais jamais marié avec un sac à foutre comme toi ! » Avant, elle se serait défendue. Elle aurait dit qu’elle était juste libre et que personne n’avait à la juger à cause de ça. Mais là, c’était simplement trop douloureux pour qu’elle puisse réagir de quelque manière que ce soit. Trop de souvenirs qui se bousculaient dans sa tête, trop de craintes enfouies qui l’assiégeaient. Sa main sur son épaule, son geste pour le repousser. Une chute accidentelle. D’apparence banale. Son mari, immobile. Une flaque de sang qui grandit jusqu’à atteindre sa paire de chaussures neuves. Elle, pétrifiée, transie de terreur. Elle recula, en silence. Elle courut, sans un regard derrière elle. Et elle oublia de toutes ses forces. Et les visions l’assaillirent, chaque jour plus intenses. Prostrée dans sa chambre, elle attendait qu’on vienne la chercher. Qu’on la décapite. Elle visualisait l’image de la guillotine presque avec perversité. Des fois, elle se figurait sous la hache d’un bourreau bedonnant. Et le choc du fer contre le billot, la tête qui roulait. La fin d’une vie bien trop longue à son goût. Les journaux titrèrent « mort du maire tué par un délinquant ». Ses détracteurs s’emparèrent de son décès pour détruire l’œuvre de sa vie et s’assurer un électorat. Elle perdit totalement le contact avec la réalité. Dans son esprit, elle sentait une présence étrangère. Elle perdait le contrôle d’une partie de son âme. Et la folie terrifiante dans laquelle elle plongeait seule, désormais. Plus personne pour la retenir. L’abîme, le même, maintenant sans garde-fou la happait. Goulûment, il l’engloutissait et l’enveloppait amoureusement. Et pendant ce temps, grandissait en son ventre, une jeune fille. Sa fille. La seule trace de son amour trahi et perdu à jamais. Comment savoir si ce qu’il disait était vrai, maintenant qu’il était parti ? L’angoisse était terrible, le vide qu’il laissait derrière lui était envahi par des cauchemars. La vie était devenue un fardeau insupportable. Ses rêveries prirent de plus le pas sur le monde réel. Il lui devint de plus en plus difficile de s’y soustraire. Et pendant que l’embryon croissait en elle, son esprit s’affaissait tel un château de cartes. Et c’est juste après la naissance de sa fille qu’elle entendit la première voix : Tue-la. Un ordre direct, elle devait le faire. Elle ne pouvait faire autrement. Mais, on ne la laissa pas voir sa jeune enfant et le temps qu’on la lui remette, la voix était partie. Jouvence fut effrayée de la folie qui l’a prise. Elle ne savait pas encore ce qui l’attendait. Élever sa fille lui fut un calvaire. Parce qu’elle était délirante de manière quasi continue, il lui arrivait de s’en prendre à sa fille ou à ses domestiques. Mais, l'argent aidant, ça ne sortait pas des murs. Ses pertes de contrôles passagères n’avaient que peu de conséquences en général. Jusqu’au jour où elle brûla la main de sa fille en répétant des formules magiques censées la purifier du démon qui la possédait. Son enfant partit, elle ne la revit plus jamais. La seule fois où elle eut de ses nouvelles, c’était une lettre manuscrite portant ces mots : « Mère, De ma vie, je ne peux te pardonner. J’ai une nouvelle vie ici, loin de toi et des gens de notre espèce. J’ai un fils, Ishii Môsh. Je lui parlerai de toi pour qu’il ne cherche jamais à te revoir. Je te le dis, dans l’espoir de te brûler le cœur de la même manière que tu m’as brûlé à la main. » Les années passèrent et elle devint de plus en plus instable. Entendant des voix, parfois commentatrices, parfois autoritaires, elle ne savait ni qui elle était ni ce qu’elle était. Elle partait dans de grands éclats de rire qui se finissaient abruptement en larmes intarissables. Elle inventait et changeait sa biographie y retranchant des pans pour en rajouter d’autres. Elle passait par des accès de mégalomanies avant de sombrer dans la plus profonde des dépressions. Et l’imagination, surtout l’imagination. Des folies absurdes qui pour elle prenait tous leurs sens. À l’acmé de sa maladie, elle s’imaginait mère d’une grande descendance. Elle se construisait un personnage totalement fictif et passait ses journées à se parler en imaginant une grande tablée autour d’elle. Un jour, il lui vint l’idée fixe qu’ils allaient la condamner pour son crime contre son mari. C’était tout à fait improbable. Elle avait quatre-vingt-sept ans et cela datait de presque cinquante ans maintenant. Pourtant, elle était certaine qu’on lui voulait du mal, qu’on avait découvert le pot aux roses. Elle fit donc ses bagages en emportant tout l’argent qu’elle pouvait obtenir et partit chercher ce qu’il lui restait comme famille, son petit-fils devenu célèbre. Quand elle le trouva, elle avait passé un an en route vers lui. Elle lui prit la main, elle se pencha dessus en larme et lui dit avec sa voix chevrotante : « Je ne sais pas ce que ta mère t’a dit sur moi, mais, je suis une vieille femme à qui on veut du mal. Ne m’abandonne pas, je t’en supplie, j’ai peur, tellement peur ! » Elle s'écroulait en larme devant lui. La vision pathétique de cette femme écrasée devant lui, suppliante était à s'arracher les yeux. Sa douleur était si poignante qu'elle avait de quoi émouvoir la pire engeance du monde. >> Un petit bout d'essai ? La cuisine avait toujours cette odeur d’humidité mêlée à celle des cigarettes qui finissent de brûler dans le cendrier. Mais, Jouvence ne remarquait rien. Ce matin, elle avait pris son petit déjeuner à son accoutumée, servie par ses deux domestiques. Et puis, ils se retirèrent et elle resta seule. Elle alluma sa clope rituelle. Et avec la première bouffée, elle partit loin, très loin. Assise sur le pas de sa porte, elle regarde l’horizon en pensant à son programme de la journée. Aujourd’hui, son fils lui rend visite. Un gars pas très beau, mais avec son diplôme en poche. Comme elle sait qu’il n’est pas marié, elle pense à lui trouver quelqu’un. Parce qu’à son âge, ce n’est pas très sain de rester seul. Et puis, c’est le moment idéal pour fonder une famille, même s’il ne le sait pas encore et qu’il va certainement faire son difficile. Du coup, le gamin qui l’embête à ne pas comprendre son histoire en devient spécialement agaçant. Elle répète encore une fois son récit : « - Alors, la vendeuse d’allumettes, elle trouve une maison en pain d’épices et quand elle ouvre la porte, un loup habillé en grand-mère lui souffle dessus. Et comme elle a semé des cailloux pour retrouver son chemin, elle tombe sur une pomme empoisonnée qu’elle fait manger à un crapaud. Ce dernier se transforme en sorcière. Alors, un prince qui passe justement dans le coin ouvre la méchante vendeuse en deux. Il en sort une petite fille à boucles dorées qui mange le prince avant de chasser l’ogre de son lit. Tu as compris ? - Mais, mamie, quel rapport avec ta journée d’hier ? - Scrogneugneu ! Je te dis que j’ai vu ça hier, de mes yeux. Même que la blondinette est morte parce qu’elle ne peut pas respirer sous l’eau. - Il faudrait que tu m’en donnes plus souvent de ce que tu en fumes. » Tu n’es vraiment qu’une vieille folle ! Folle ! Folle ! Sa vision se troubla. Pendant quelques instants, elle vit un mur qui lui était familier et qui n’avait rien à faire ici. Et puis, à nouveau, elle se réveilla de l’autre côté. Son fils ne vient toujours pas et la petite à laquelle elle raconte l’histoire de la vendeuse d’allumettes a fini par déguerpir, prétextant l’école. Quand on voit à quel point ils sont cons, on se demande à quoi leur sert d’y aller chaque jour. Ils chieraient dans un bocal que ce serait plus utile pour la société. Elle se lève, massivement. Le bois de sa chaise craque, mais ne cède pas. Brave petit, elle pensera à lui sortir les restes d’hier pour le récompenser. Quand elle rentre chez elle, elle se pose dans le salon. Une grande pièce meublée principalement de canapés disposés autour d’une table. Dans le fond, il y a une large bibliothèque croulante sous le poids de livres achetés récemment pour se la péter. Elle accueille cérémonieusement ses invités et commence à leur parler de tout et de rien. Elle espère leur faire oublier la méconduite de son fils. Le voilà, enfin. Il est engoncé dans un costume qui ne lui va pas, mais il fait assez sérieux pour que ça passe. Les présentations lui donnent tout le loisir de mettre en valeur les qualifications de son fils et son futur emploi au centre de recherche sur les énergies réouvrables. « - Renouvelables, maman. - C’est ce que j’ai dit. Ce n’est pas le moment de faire ton intéressant. Ce sont tes futurs beaux-parents que je te présente. Tiens-toi correctement. - Mais, mère, c’est le massif de corail de derrière la maison. - Quel culot ! Excusez-le, il est un peu rustre des fois, mais il a bon cœur. Je vous ai déjà dit qu’il a gagné le prix d’orthographe à six ans ? - Mais, mère, ils ne parlent pas, ils ne bougent pas. Tu peux tenter d’en faire un collier avec, mais pas une parenté. Réfléchis, enfin. - Tu me fais honte, tais-toi, tu ne sais rien. Et puis, tout est déjà prêt pour la cérémonie, ne vient pas tout gâcher ! » De louanges en formules de politesse, Jouvence arrive à faire oublier la fâcheuse conduite de son enfant. Tout le monde se marie quand elle le dit, dans sa famille. Ce n’est pas celui-ci qui fera l’exception. Et puis, le traiteur a déjà tout livré. Il fait des canapés aux fruits de terre exquis. Et vu le tarif, il va devoir se montrer heureux et épanoui. Et puis, elle se passe de son appréciation de toute façon. Si elle dit que c’est la personne qu’il lui faut, il la prendra pour épouse. De son temps, on faisait ce que les parents disaient, sans rechigner. Mais quelles manières ! O tempora, o mores ! Dans le grand jardin, derrière la maison, il y a maintenant une haute tente en tissu blanc. On y entre après être passé par un petit couloir formé de hautes haies d’algues. Quand on y pénètre, on voit des rangées de chaises tapissées de velours rouges et dont le cadre est doré. Le buffet prend les deux parois latérales et au centre, on a l’estrade du prêtre avec en retrait, un endroit pour les musiciens. C’est tout simplement adorable. Avec un endroit aussi enchanteur, on ne peut que réussir son mariage. Sac à foutre ! Sac à foutre ! Sac à foutre ! Une nouvelle fois, une image parasite vint perturber Jouvence. Elle se tint la tête à une main comme pour la chasser. Le temps passe à une vitesse folle. La salle est comble et elle, elle se permet de se montrer étourdie. Heureusement, il n’y a pas eu de casse. Elle a tout prévu. Tout réglé au poil de fion. Si ce n’est pas un don, c’est qu’il y a un truc qui cloche en ce bas monde. Les invités prennent place pendant que son gamin vient la chercher. Apparemment, il aurait souhaité avoir rencontré sa dulcinée avant le grand bal. Mais, ça, il peut toujours courir. « - Elle va bien arriver à un moment, ne t’inquiètes pas, tout va bien se passer, je te le promets. - C’est justement ça qui m’inquiète. - Tais-toi, mon fils, tu ne sais rien. » Et la tape sur la joue pour lui signifier qu’il est encore son rejeton. Elle lui dit d’aller s’installer à l’endroit prévu en attendant que les parents arrivent. Et enfin, ils arrivent, en grande pompe. Tout de même, ils auraient pu s’abstenir de passer par le toit. Mais bon, ils ont leur tradition et leur fille a une bonne éducation. D’ailleurs, la voici. Comme c’est mignon ! Elle mâchonne tendrement ses parents en entrant dans la salle. Si seulement un de ses fils était capable de l’aimer autant, elle pourrait mourir comblée. « - Mais maman ? C’est un monstre marin ! Elle n’est même pas de notre espèce ! - Oh, il suffit ! Je me saigne aux quatre saisons pour te trouver une épouse et tu râles ! Va te mettre en face du prêtre, j’en ai déjà plein les pieds ! » Les invités sont entrés dans une hystérie sans nom. Ils ont commencé à se bousculer et à hurler leur joie. Voilà des gens qui savent faire la fête. Ils ont font peut-être un peu trop, mais ça part d’un beau geste. Quel coup de cuillère, la future mariée ! Enfin, cuillère, c’est vite dit. Elle avale tout le buffet d’un seul coup. « - Avec des hanches comme ça, elle te fera de beaux enfants, mon petit. - Mais maman, c’est un bananawani ! Qu’est-ce que tu veux que je fasse avec ça ? - Je procède, madame ? - Oui, mon Père. » Après avoir ramené l’ordre, la cérémonie a enfin commencé. C’est émouvant de voir son enfant adoré accéder au bonheur. « … qu’il parle maintenant ou se taise à jamais. » BEUUUARG Elle lui a vomi dessus avant de s’en aller. Quelle déception ! Ce fils est incapable de garder une femme auprès de lui ! Ses larmes. Ses larmes ? Celles de Jouvence coulaient désormais le long de ses joues. Elle regardait d’un air hébété sa main gauche. Au bout, une cigarette finissait de partir en fumée et la cendre qui en gardait encore la forme menaçait de tomber. Puis, la chute se produisit, et à l’image de l’esprit de la vieille femme, elle se dissipa. Alors, elle se mit à pleurer amèrement. Elle sortit la bouteille de vodka du placard et se mit à rincer sa honte d’être ce qu’elle était. Elle buvait pour s’étourdir avant que les angoisses reviennent. Elle buvait pour ne plus entendre la voix de son mari la traiter de sale pute. Elle geignait : « Mais pourquoi es-tu parti ? Pourquoi m’as-tu laissée toute seule ? » |
Dernière édition par Jouvence Cythérée le Dim 13 Jan 2013 - 12:42, édité 23 fois