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Troisième année ; Année noire {Rachel}

    - FOU ?!!! QU’EST-CE QUE VOUS ME RACONTEZ-LA ?!

    La voix de stentor du vice-amiral Keegan avait ébranlé toute la salle dans laquelle plusieurs officiers se tenaient. Des officiers blessés et abattus moralement pour la plupart. Tous ou presque avaient perdu des amis et des proches parents, suite à l’attaque surprise des révolutionnaires sur le QG d’East Blue. Et ces mêmes gens venaient d’apprendre une terrible nouvelle : Le commandant Fenyang frisait dangereusement la folie. Les médecins qui avaient réussi à l’approcher grâce à l’intervention du plus haut gradé présent au sein de la base de Logue Town, étaient complètement unanimes. Salem devenait un fou furieux. Si certains se mirent tout bonnement à sangloter surtout les femmes présentes, d’autres baissaient la tête en fronçant les sourcils ou en fermant les yeux, le cœur saignant terriblement. Ils avaient pu voir par eux même le changement de Salem. Un changement qui soulignait l’horrible rupture dans son esprit. Un changement totalement et radical. Sur le chemin de retour à East Blue, le commandant avait presque détruit le bateau dans lequel il était, après avoir vu le corps inanimé de sa femme, entreposé dans un cercueil improvisé. Dans sa folie bestiale, l’homme avait fait un mort et plus d’une dizaine de blessés. Seul le vice-amiral avait réussi à contenir sa nouvelle force démentielle. Mais une fois sur place à Logue Town, sa crise reprit de plus belle et il rasa près de trois à quatre bâtiments dans la base de la mythique ville d’East Blue. Et dans la ville, les rumeurs au sujet de l’état psychologique du dandy commençaient à circuler comme une trainée de poudre…

    - Fou… ? Demanda une jeune officière en sanglotant et remuant sa tête de gauche à droite… Impossible… Pas lui… Pas le commandant Fenyang…

    - Salem… Murmura Tom, le visage serré, également dépassé par le diagnostic final des toubibs de la base, toubibs auparavant sous les ordres de feu Aisling…

    - VOUS ALLEZ REPRENDRE UN AUTRE EX…

    - C’est inutile ! Trancha un jeune médecin qui se mit lui-même à pleurer devant tout le monde. VOUS NE VOYEZ DONC PAS QUE SA SITUATION AFFECTE TOUT LE MONDE ?!!!

    Le plus jeune stagiaire qui avait été sous les ordres d’Aisling, avait complètement hurlé sur le vice-amiral avant de quitter la pièce comme une furie, les larmes aux yeux. Et il n’avait pas tort. Tous ou presque étaient touchés autant par la folie de leur collègue, que par la mort de sa femme et de ses deux enfants. Keegan, lui, resta choqué, les yeux et la bouche grande ouverte. Il n’arrivait pas à le croire. Son fils qui faisait sa fierté naguère, devenait un fou ! Était-ce un rêve ? Ou plutôt un cauchemar ? Non… Il fallait que cela cesse. Il fallait que cela cesse et tout de suite ! Le gradé faillit lui aussi pleurer. Savoir que son fils atteignait le point de non-retour était difficile, très difficile à accepter. Il respira profondément, histoire de garder son calme et se leva avant de sortir de la salle en silence. Tom eut le même réflexe et le suivit faiblement. Le reste du groupe se dispersa doucement, jusqu’à ce que la salle soit complètement vide quelques minutes plus tard. La réunion n’avait plus eut de suite. Dehors, c’était des travaux de rénovations. Le commandant avait tellement saccagé les environs, qu’on estimait que c’était le tiers de la base qui avait été tout bonnement détruit. Un capharnaüm sans précédent. Des marines de divers horizons avaient convergé vers la base pour assister aux différents funérailles et aider les quelques officiers qui avaient survécu. La vie reprenait doucement ses couleurs un peu partout, sauf au fin fond des cellules de la base. Là où le vice-amiral avait été obligé d’enfermer son fils. Là où une voix méconnaissance, gutturale, caverneuse et sinistre répétait tout le temps…


    - Aisling… Aisling… Rendez-moi ma femme… RENDEZ-LA-MOI !!!

    Dans les débuts de mon isolement, de grands bruits semblables à des coups de marteaux sur un fer chaud, s’en suivaient après une telle phrase. Le monstre que j’étais devenu tapait sur la porte qui m’enfermait. Au bout de quelques jours, ladite porte avait été largement cabossée, si bien que mon père fut obligé de me battre une nouvelle fois encore et de m’enchainer à un mur, de peur que je ne m’échappe et qu’un carnage ne s’en suive. Et la situation resta ainsi figée pendant quelques jours. Enchainé à un mur comme un vulgaire animal, je ne parlais plus. Plus du tout. Mes seules initiatives se résumaient à deux choses lorsqu’on venait me voir pour converser ou pour me donner à manger : Cracher sur la personne, ou essayer de la défoncer tout bonnement. Femmes, hommes, enfants, pirates, marines, révolutionnaires… Pour moi, il n’y avait plus de différence. Fut une journée où j’avais failli tuer une jeune infirmière venue m’apporter à manger. Son salut, elle ne le dut qu’aux chaines qui me retenaient au mur. Ces dernières faites en granit marin, étaient très courtes. Elle ne me permettait que deux ou trois pas devant moi, mais c’était tout. Néanmoins, elle se prit le plat en plein visage puisque je l’avais shooté avec véhémence, refusant toute alimentation. Mais même la colère avait ses limites, et c’est ainsi que je maigrissais à vue d’œil jusqu’à perdre toutes mes forces. Seule mon apparence faisait encore peur aux autres puisque j’arborai toujours ce physique bestial qui m’avait permis de tuer le meurtrier de ma femme…

    Aujourd’hui ? J’étais faible… Déboussolé… Affamé… Mais toujours aussi désireux de vengeance… Et toujours aussi effrayant malgré mon aspect presque famélique…
    Faire son deuil. Encore.

    Ça avait été plus simple qu'elle ne l'aurait cru. Plus rapide aussi. Simplement deux jours où sa gorge nouée et son estomac douloureux lui avaient interdits toute forme de nourriture. Deux simple jours où, enfermée dans une chambre, emmitouflée dans les vêtements d'Aisling, elle n'avait voulu voir personne. Mais deux jours terriblement longs à entendre, à discerner au travers des épais murs crème qui l'entouraient, les hurlements rauque de ce que la rage et la peine avaient fait de Salem.

    L'on s'inquiéta pour elle presque autant que pour Lui. Ainsling, qui l'avait acceptée comme sa fille, n'était plus ; et son sauveur, Salem qui se considérait comme son grand frère ne la reconnaissait pas, comme il ne reconnaissait personne. Et de plus, nombres des recrues avec lesquelles elle s'entraînait d'ordinaire étaient tombés. Konan. Dans le coma. Puis morte du jour au lendemain.
    L'on s'inquiéta pour elle lorsqu'elle renvoyait la nourriture qu'on lui faisait parvenir avec des cris hystériques. L'on s'inquiéta pour elle lorsque l'on discernait à travers l'encadrement de la porte les sanglots et imaginait les larmes qui devaient baigner son visage ainsi que les habits de Aisling. L'on s'inquiéta d'autant plus quand pas un son ne filtrait de la petite pièce où elle resta seule deux longs jours. Et l'on fut paniqués lorsque la porte s'ouvrit d'elle-même et qu'en surgit par l'ouverture une Rachel au port droit et parfaitement calme.

    Certes ça avait été douloureux. Il lui semblait que son cœur avait pris des proportions gigantesques et que chaque battement lui arrachait la cage thoracique et que ses poumons quant à eux étaient devenus bien trop petits, peinant à emmagasiner de l'air. Mais il est des épreuves que l'on devait surmonter, et la perte d'Aisling ne l'empêcherait pas d'aller de l'avant. Elle s'était accordée deux jours de faiblesse, de peine et d'extériorisation. Et maintenant qu'elle avait accepté mort , destructions et disparitions, elle arrêtait de se lamenter. Elle avait survécu au trépas de son équipage, de ses pères. Ainsling n'était rien d'autre qu'un substitut. Un substitut qui fut une figure maternelle qui jamais n'avait été, dont la perte avait été violente. Un substitut indispensable à sa propre reconstruction en arrivant dans la marine. Mas il restait Salem.

    Salem qui ne s'en remettait pas. Qui continuait de hurler à la lune sa rage et son impuissance, qui continuait d'essayer d'étriper quiconque s'approchait de lui. Lui ne connaissait pas cette douleur et ne savait pas faire son deuil. N'avait connu que le bonheur d'être avec cette femme qui était tout pour lui. Qui allait lui donner plus encore. Quel déchirement ça devait être... C'était lui qui lui avait permis de se relever si vite. Lui qui avait besoin d'elle.

    Elle lui enseignerait.


    Alors que personne ne l'avait vue depuis qu'ils étaient rentrés, depuis qu'ils avaient débarqués, qu'ils l'avait soignée, Rachel marchait sereine et déterminée, comme un fantôme, vers la source des cris et hurlements bestiaux. Devant elle, les gens la dévisageaient étrangement. Elle devait être totalement déshydratée, complètement frêle, fragile. Plus pâle que jamais. Pourtant on s'écarta devant elle. Certains l'interpellèrent. Elle ne répondit pas, la gorge toujours nouée et les lèvres gercées. Et ces cris qui se rapprochaient. Une volée de marche, une seconde. Quelques saluts soulagés, des regards entre tristesse et étonnement. Une troisième, une cinquième, une sixième. Un hurlement rauque, des coups sourds. Une septième volée puis une huitième. Et une personne qui s'interposa comme elle posait sa main sur la poignée, vibrante, qui gardait enchaînée la bête que le révolutionnaire avait libéré. Comme quoi seul Keegan pouvait entrer désormais. Il suffit pourtant d'un regard de Rachel, du haut de ses seize ans, un regard profond à l'émeraude brûlante pour le faire reculer d'un pas. Alors qu'elle était parfaitement impassible. L'homme resta interdit et elle tourna la poignée, entrant dans la pièce.

    La pièce sombre laissa filtre à l'intérieur la lumière trop blanche de l'extérieur. Les fenêtres avaient été obstruées pour une étrange raison. Trop de lumière peut-être ? Ce n'était pas une prison, alors il avait fallu s'adapter. Personne n'avait réussi à mettre Salem dans une cellule, persuadés qu'il s'en remettrait seul et rapidement. Sans un regard vers lui, elle se dirigea vers le fenêtre. Encore trop craintive d'y voir ce qu'elle ne voulait pas regarder. Mais ça ne l'empêcha pas d'arracher tout ce qui bloquait l'accès à la lumière du jour. Elle entra dedans avec force et le fracas des objets qu'elle jeta pelle-mêle sur le sol. Il réagit. Le monstre qu'il était réagit. Elle lui fit face. Il ne la regardait pas. Elle se découpait trop dans l'encadrement du halo qu'elle venait de créer. Et même pour elle il y avait soudain trop de luminosité.

    Elle ne put se résigner à le détailler. Alors elle fit quelques pas hésitants vers le centre de la salle, en face de lui, sans lâcher ses pieds du regards. Ses pas n'étaient pas assurés, elle se sentait fatiguée et commençait à ressentir la faim. Ne se sentant pas la force de rester debout, jambes tremblantes à cause de la situation comme de sa faiblesse, elle s'assit en tailleur. Au devant de cet être écartelé par ses chaînes. Au devant de cette peine matérialisée. Elle leva la tête vers lui et un frisson la gagne comme elle croisait son regard, remontant le long de sa colonne alors qu'elle prenait conscience de la terreur qu'il lui inspirait, des peurs qu'il faisait remonter en elle. Des cauchemars qu'elle avait autrefois vaincue. Elle réprima un sourire. Effrayant, oui, il l'était. À souhait. Mais il en faudrait plus pour réfréner ses intentions. Lui parler. Car elle ne le craignait pas !

    -Salem...

    La respiration de la bête s'intensifia mais elle resta silencieuse. Pour quelle raison ? Dormait-elle ? Elle n'y croyait pas. Rachel déglutit et affermit sa voix.

    -C'est moi. C'est Rachel. (elle prit une grande inspiration qui lui fit mal) Aisling est morte.

    Cette fois, il réagit avec un peu plus de force et de rage. C'était cruel, mais elle savait ainsi qu'il l'écoutait. Mais tout ce qu'elle voyait en lui c'était de la tristesse et du désespoir. Un e bouffée d'émotion la gagna malgré elle qu'elle étouffa en reprenant le contrôle de sa respiration. Elle essuya une perle à ses yeux puis se tint droite de nouveau.

    -Je sais ce qu'on t'a pris. On me l'a pris à moi aussi. On nous l'a tous pris. A tous ceux qui, derrière cette porte, attendent avec impatience qu'on leur rende aussi leur Salem. Ils attendent tous que tu revienne vers eux. Ils te disent fou. Te craignent autant qu'ils craignent de ne plus jamais te revoir. Tu leur fait peur, Salem. Mais ils se trompent. Tu n'es pas fou, tu es juste ivre. Ivre de douleur. Mais la peine se surmonte. Aussi féroce soit-elle on peut la combattre. Regarde-moi. Je suis là, aujourd'hui. J'ai mis le temps, mais je suis là. Et à mon tour je t'attends. On peut vaincre la peine, Salem. Mais toi tu n'y arrives pas ; pas seul. Tu as besoin de nous Salem. Comme nous avons besoin de toi. Et il y a dehors des centaines de personnes qui ne demandent qu'à t'aider. A commencer par ton père Keegan ou même moi.

    Aisling est morte, c'est vrai. Tes enfants promis également, c'est un fait. Si tu as envie de pleurer, fais-le. Si tu veux détruire, fais-le. Si tu veux mourir, dis-le. On te pardonnera tout, Salem. Même quand tu mords la main qui te nourris, ils te pardonneront. Parce qu'ils t'aiment et t'attendent ; ont besoin de toi. J'ai besoin de toi. Et je te pardonnerai aussi, parce que tu auras voulu surmonter ta détresse. Ta peur aussi peut-être.

    Mais tout ce que je vois, c'est que tu ne fais rien de tout ça. Tu restes prostré ici à te morfondre et à faire souffrir les autres dehors. Si c'est ce que tu veux, vas-y. Mais dans ce cas, tu n'auras pas mon pardon. Et tu me perdras aussi. Car je partirai.


    Elle se releva lentement, comme ses jambes le lui permettaient. Le visage dur. Mais prête à pleurer. Voir Salem dans cet état lui faisait mal. Lui rappelait ce qu'elle venait de perdre et de surmonter. Elle garda la tête droite, froide, et contint sa propre tristesse. Puis elle tourna les talons et se dirigea vers la sortie.
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      *Je vais tuer cette personne…*

      *Je vais tuer cette personne…*

      *Je vais tuer cette personne…*

      Que m’étais-je répété inlassablement lorsque j’entendis la porte s’ouvrir dans un grincement à faire glacer le sang. Cependant, j’étais bien trop faible. Bien trop faible pour réagir comme je le faisais au tout début de ma démence. Ma seule arme était devenue ma passivité. Elle et elle seule. Depuis que mon état s’était empiré du fait de mon manque d’hygiène et de nutrition, j’ignorais. Tout ce qu’on me disait rentrait par une oreille et en ressortait aussitôt par une autre. Tout ce qu’on faisait autour de moi ne m’intéressait nullement, puisque je gardais constamment les yeux fermés pour n’avoir affaire à personne. Comportement qui brisait complètement le moral de ceux qui avaient l’audace de venir me voir. L’ignorance était une arme. Une arme foutrement dévastatrice quand on y repensait. Et je me servais d’elle avec plaisir et délectation. Seule Aisling pouvait renverser la situation. Elle et elle seule. Mais elle n’était plus, disait-on. Ce que je ne voulais pas croire. Ce que je me refusais de croire. Inconsciemment, j’avais effacé son trépas de ma mémoire. Et dans l’attente, j’espérais qu’elle viendrait me délivrer et me présenter mes jumeaux. Je voulais une fille et un garçon. Ou deux garçons au pire. Mais soudain, la vive lumière qui inonda la pièce brouilla mes pensées malgré mes yeux fermés. Les rayons du soleil vinrent chauffer ma peau, et tout de suite après, j’avais grogné. La voix qui s’éleva ? Je ne l’avais pas tout de suite reconnu. Sauf quand elle finit son petit speech…

      - J’en ai rien à faire de ton pardon. Tu peux te le foutre dans ton petit cul de bâtarde si ça te chante !

      Et tout de suite après, je commençai à tousser. De manière horrible et violente. Ma poitrine me faisait mal. Terriblement mal. Après ma quinte de toux, il me fallut quelques secondes pour rétablir mon souffle, avant de racler ma gorge quelque peu sèche. Le jet de crachat qui s’en suivit atterrit directement sur la chevelure de jais de la jeune fille qui tournait les talons. J’avais visé à l’aveuglette et ça avait marché. Une salive sanguinolente coulait délicatement du haut de sa crinière jusqu'à sur son front. Ma voix avait été faible. Faible, mais rauque et cassante. Elle exprimait le fond de la pensée d’un fou désespéré. Un fou qui n’aspirait plus qu’à faire tout ce qui était en son pouvoir pour revoir sa femme. Quitte à faire du mal et à devoir se léguer contre ses amis et sa propre famille. Le vrai Salem était dans une sorte de coma. Presque mort même. Au bord du gouffre comme on a l’habitude de le dire. Une sorte de dédoublement de personnalité allié aux troubles mentaux que j’avais subi provoquait un cocktail détonant ! A en couper le souffle. Il semblait ne plus y avoir d’espoir. C’est alors que mes mirettes s’ouvrirent lentement. Je clignai plusieurs fois des yeux pour m’habituer à la luminosité de l’endroit, avant de les poser sur mon interlocutrice qui partait. Ils n’étaient plus emprunts de la bonté qu’on me connaissait, mais d’une telle haine qu’on aurait presque dit que j’étais un détenteur du haki des rois. Mes yeux étaient d’un vert sombre. Ils ne faisaient plus écho à celles de l’adolescente encore en ma présence…

      Une gamine qui me fait la leçon, hein… ? J’aurais tout vu dans ce trou à rat. T’es qui toi pour me parler de manière hautaine et me tourner le dos ? Et ne me dis plus JAMAIS qu’Aisling est morte. Elle attend des bébés. Mes bébés. Je suis sûr qu’elle va accoucher bientôt. Mais pourquoi diable ne me laissez-vous pas la voir… ?!

      J’avais commencé à délirer, un peu comme à l’accoutumée en fait. Ma mémoire me jouait des tours, et c’était peu de le dire. Elle occultait complètement la mort de l’albinos de mes souvenirs, ainsi que la plupart des attaches que j’avais autour de moi. De ce fait, la bête que j’étais devenu faisait tout simplement pitié. Je faisais peine à voir et à entendre. Si j’avais réussi à forcer sur un mot, le reste de la phrase fut presque inaudible, tant ma voix en avait pris un sacré coup. D’ailleurs, mon ventre gargouilla bruyamment en ce moment-là, mais j’eus un sourire. Un faible sourire. On aurait même dit un rictus. Ma faim ? Je l’avais immédiatement ignoré pour ne pas dire oublié, car j’avais eu une idée. Rapide comme l’éclair. Comme un tilt. Utiliser cette jeune fille qui avait réussi à me faire parler était une option non négligeable. A mes yeux, elle représentait ma carte de sortie. J’allais enfin pouvoir faire usage de mes dernières potentialités que j’avais gardé en réserve. Certes, il me restait peu de force. Certes, l’initiative allait être juste, mais ça allait certainement suffire pour ce bout de femme qui paraissait aussi misérable que moi-même. Une femme aussi jeune soit-elle, devait impérativement prendre soin d’elle. Celle-là aurait certainement besoin des conseils d’Aisling. Rien qu’à cette pensée, j’avais prévu de ne pas la tuer. Juste l’utiliser. Il me fallait faire cependant attention à ne pas rameuter l’autre géant qui faisait vite de me maitriser et qui n’arrêtait pas de m’appeler son fils. Le con, je vous jure…


      J’aurais pu balancer une phrase pour l’interpeller encore une fois, mais je préférai ne rien dire. En attendant, ma chevelure déjà abondante poussa encore et encore… Lorsque je la jugeai parfaitement adéquate pour mon initiative plutôt fourbe dans le genre, j’eus un sourire carrément démoniaque, avant de la projeter sur ma cible. Mes cheveux s’enroulèrent brusquement et facilement autour de la jeune fille. Quelques secondes seulement avaient suffi pour étreindre les membres de son corps frêle qui frisait presque l’anorexie. Par pure sadisme même, je m’étais même mis à enserrer son cou, un peu comme un gigantesque serpent qui enroulait complètement sa proie pour mieux l’étouffer. Cependant, je me gardai de la tuer. Elle était bien trop précieuse pour moi. Et puis, je m’étais promis de la présenter à Aisling. Mon épouse saurait certainement comment l’éduquer pour qu’elle devienne une femme digne. Finalement, c’était également pour le bien de cette demoiselle que je faisais ça, vous savez… Oui… Pour son bien… Il n’y avait pas l’ombre d’un doute. Dans ma tête, c’était clair et net. Pour ne pas rameuter du monde, j’avais également enfoui plein de mèches dans sa bouche, quitte à l’étouffer pour quelques secondes seulement. L’important était de l’avoir près de moi. Je pouvais même en faire un otage, si jamais un intrus s’aventurait dans la cellule. C’est ainsi donc que je la rapprochai de force vers moi, avant de l’avoir à quelques centimètres seulement de mon visage creusé par la souffrance…

      - Libère mon poing gauche, et je te jure que je ne te ferais aucun mal, dis-je d’une voix sifflante et d’un air complètement sinistre, tout en finissant par libérer sa bouche, son cou et ses mains.
      La main sur la poignée, elle tremblait. Rachel tremblait. De tristesse. D'impuissance. De colère contre lui. Salem qui s'était juste caché derrière ce monstre. Par lâcheté. Elle n'avait jamais imaginé son Salem comme ça, fermé à la réalité, refusant de l'observer dans les yeux, de l'affronter. Elle le voyait comme l'être parfait, comme un père, peut-être, oui. Un sauveur au bras puissant et inflexible. Et tout ça avait été balayé par un seul homme en quelques secondes seulement. Alors oui, Rachel tremblait. Elle n'ouvrit pas et se tourna vers lui pour observer ce qu'il était devenu. Ce qu'il aspirait à rester. Et qu'il resterait s'il continuait à rester si borné dans son mensonge. Mais pourtant, même cette vision d'horreur d'un Salem en proie à la souffrance n'arrivait pas à masquer l'émotion qui ne cessait de refluer dans son cœur de jeune fille. Cette compassion. Il avait tout perdu et était maintenant réduit à ça. D'un revers de main, elle s'essuya des yeux humides. Elle allait l'aider. Malgré ce qu'elle venait de lui dire, elle allait l'aider. Et puisqu'il refusait d'admettre la mort d'Aisling, s'il refusait de croire au trépas de ses jumeaux, alors elle la lui amènerait, dans son blanc suaire, quitte à la déterrer. Elle allait faire ça. Ce serait dur, pour elle, pour tous ceux dont elle allait requérir l'aide, mais elle le ferait pour lui. Même si ça pourrait faire empirer les choses.

      Mais en rouvrant les yeux, décidée à sortir récupérer le corps froid d'Aisling, ce sont des mèches de cheveux vivants qui se saisirent d'elle comme des fils d'un pantin. Elle eut juste le temps de placer son poignet contre sa gorge pour qu'il ne l'étrangle pas qu'il la soulevait comme une poupée de porcelaine et l'attira vers lui, l'étouffant avec ces mèches de cheveux qui s'enroulaient autour de ses membres comme un serpent fourbe, prêt à frapper à n'importe quel instant. Elle fut portée jusqu'à sa bouche ; assez proche pour que chaque mot passe insidieusement entre ses os et ses articulation, pour que chaque phrase la transperce de son ton sépulcral. Qu'elle le libère ?

      -Tu ne le comprends pas, mais tu es dangereux. Et plus ça va plus je me dis qu'ils ont raison dehors, et que tu es fou, Salem.
      Aisling est morte et c'est la vérité. Mais tu veux la voir ? Alors on va aller la voir.


      Avec sa main libérée, Rachel se tortilla comme elle le put pour défaire la chaîne sommaire qui retenait Salem. La chaîne. L'unique. Seulement une main pour l'instant. Elle voulait se montrer supérieure à lui, lui montrer qu'elle n'avait pas peur de l'affronter, de le défier, mais elle arrivait à peine à tenir sur ses jambes, alors être suspendue par les côtes restreignait par la même ses projets. Alors tant pis, elle le ferait à la parlante.

      -Mais tu sais, je m'en moque que tu me fasses mal. On va aller dehors, mais ce que je veux c'est que tu ne fasses de mal à personne. Sinon je ne te guide pas jusqu'à Aisling. Et ça tu dois bien le comprendre. On est d'accord et on passe à la suite ?

      S'en suivit cinq minutes de discussions à voix basse, chacun était trop faible pour véritablement pouvoir hausser le ton. Mais Rachel tint bon et n'accepta de lui détacher l'autre main qu'une fois qu'il eut fait un semblant de promesse. Et elle-même n'eut pas le droit de marcher librement et dut rester constamment ligotée par ses cheveux à la taille changeante. Étrange et dérangeant, mais il lui en faudrait plus pour la déstabiliser. Elle était trop faible et déterminée pour s'embarrasser de détails comme ça.
      À pas lents, ils progressèrent vers l'entrée et une fois la main sur la poignée, elle n'hésita que le temps d'une profonde respiration. Puis elle l'ouvrit pour y trouver les marins, apeurés de ce qu'ils virent dans son dos. Une gamine qui vient de sortir le lion de sa cage. Avec l'espoir puéril d'étancher sa soif.
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        - Bien… Toi au moins tu es compréhensive…

        Un sourire de satisfaction naquit sur mon visage, et c’est ainsi que je m’étais mis à la suivre. Une fois dehors, l’astre solaire ne me fit pas de cadeau. Déjà haut dans le ciel, il brillait de mille feux, m’aveuglant pendant quelques instants. Qui plus est, ses rayons vicieux n’arrêtaient pas de piquer ma peau crasseuse, comme s’il s’était lui aussi légué contre ma volonté de voir enfin ma femme. Ce monde m’en voulait, mais je n’en avais cure. Ma détermination ne faillirait pas devant tous ces obstacles plus inutiles les uns que les autres. Lorsque j’utilisai mon avant-bras droit pour me protéger de l’éclat du soleil, je pus apercevoir après plusieurs clignements d’yeux, moult soldats qui se tenaient devant nous. L’expression de leurs visages divergeait. Si certains avaient clairement peur de ce qui se tenait derrière la petite brune, d’autres avaient plutôt pitié. Néanmoins, ils avaient plus ou moins conscience que mon amour pour cette terre, pour ses habitants et pour la justice avait été assez éprouvé. La cruelle réalité de la mort de ma femme était de trop. Qu’avais-je fais pour mériter un tel sort ? Était-ce là le fruit de mes efforts pour avoir longtemps lutté pour la justice ? Foutaises ! Je ne l’acceptais pas ! Je ne pouvais pas le concevoir, aussi le fis-je savoir de vive voix :

        - DÉGAGEZ DE LA !!!

        Ma voix gutturale effraya bon nombres de marines devant moi, à un tel point que tous ou presque avaient effectué un brusque mouvement de recul. Cependant, quelques-uns comme le Commandant Eddy -Un titan de 3 mètres, bien bourru, barbe hirsute- n’affichaient aucune grimace de terreur, si ce n’est le contraire. D’ailleurs, je vis la bouche du fameux Eddy s’ouvrir, ses lèvres qui bougeaient, mais je n’eus pas vraiment l’ouïe de ce qu’il nous racontait. J’étais dans ma bulle et je n’avais qu’un seul objectif : Voir ma femme. C’est donc dans cette optique des choses que je m’étais mis à avancer. Sans sandales, je sentais clairement la dalle brulante qui chauffait mes pieds. Chaque pas m’arrachait un râle, une souffrance, mais elle était trop insignifiante pour que je m’y attarde. Eddy serra ses poings en grognant. Il perdait patience après avoir demandé à son collègue de libérer cette fillette qui n’avait rien à voir dans l’histoire. Je vis ses mimiques et m’alarmai tout d’un coup. Des souvenirs de ses prouesses martiales ressurgirent aussitôt dans mon esprit. Ce type était un élément très dangereux. Et il ne fallut pas plus de cinq secondes pour qu’il s’élance dans les airs, dans le but d’éviter Rachel et de m’avoir de son coup de poing foutrement dévastateur…

        - Inutile…

        Comme mon murmure l’indiqua, cette tentative était vaine, car sans attendre son atterrissage sur ma tronche, mes mèches se remirent à serrer Rachel avant de soulever son frêle corps tout juste dans la ligne de mire de mon adversaire. Surpris par un tel geste plein de lâcheté, l’homme réussit à dévier sa trajectoire grâce à une pirouette maladroite, de peur de cogner la pauvre Rachel qui n’avait rien demandé, avant de s’écraser contre des tonneaux pleins d’eaux, sous les mines stupéfaites des autres hommes. Soupirant lourdement, je ramenai ensuite Rachel contre moi, avant de passer mes bras autour de son cou, comme si elle était ma poupée, mon jouet, mon précieux et unique trésor à ce moment-là. Rien ni personne n’arriverait à nous séparer jusqu’à ce que je retrouve ma femme ! Rien ! Pas même ce gaillard de cinq mètres qui venait de faire son apparition dans la grande cour de la caserne. « LAISSEZ-LE PASSER ! VIENS SALEM ! VIENS VOIR TA FEMME. ELLE T’ATTEND. » Rapidement alors, Keegan avait tranché. La décision du vice-amiral à peine apparu, surprit tout le monde. Même-moi. Les marines voulurent l’en dissuader, mais personne ne put dire un mot devant sa mine sévère. Heureux mais tout de même méfiant, je gardai Rachel contre moi.


        - Fufufu… Mes efforts payent. Tu entends ça, gamine ?


        Mes doigts fins et longilignes se mirent à se promener doucement sur la peau élastique de ma poupée en porcelaine. J’étais content. Véritablement content. Ce pourquoi j’eus même la force de soulever Rachel dans mes deux bras, contre mon torse. Je gardai néanmoins mes cheveux autour de ses chevilles, au cas où et ma prise confirmait un peu que même si j’acceptais la proposition de mon père, je gardais tout de même mon otage avec moi. Comprenant mon geste et acquiesçant, Keegan fut le premier à s’engouffrer dans le bâtiment principal de la caserne. Je me mis à le suivre tout en gardant quelques mètres de distance entre nous et en regardant autour de moi. Pour peu, on aurait cru que j’étais devenu paranoïaque. Le reste des hommes me suivit également à bonne distance. C’est ainsi que l’escorte traversa moult couloirs, avant de déboucher dans une petite salle où un corps drapé se reposait en son centre. Sans trop réfléchir, je lâchai Rachel et me ruai vers ledit corps en dépassant mon père comme une furie. D’un geste sec et vif, je retirai le linceul qui recouvrait mon épouse. Même si je la trouvai un peu trop pale pour une albinos, je fis vite de la tenir dans mes bras, les larmes aux yeux, avant de commencer à secouer son corps pour qu’elle émerge…

        - Hey Aisling… Fis-je, dans un souffle.

        - C’est Salem, réveille-toi. Malheureusement, aucune réponse ne me parvint.

        - Arrête de blaguer. C’est pas drôle tu sais. Dis-je larmoyant, tout en m’amusant à tirer gentiment l’une de ses joues.

        - Aisling ! Tu peux pas m’abandonner… Pas moi… Pas maintenant… Des plocs retentirent. Mes larmes s’écrasaient sur son doux visage.

        - Qu’est-ce que je vais faire sans toi, hein ? QU’EST-CE QUE JE PEUX FAIRE SANS TOI ?! M’exclamais-je en secouant son corps dans tous les sens.

        - POURQUOI ELLE ?! POURQUOI ?! POURQUOI ?! POURQUOI ?! POURQUOI ?! POURQUOI ?!

        Ne pouvant plus supporter cette vision, Tom et mon père virent rapidement me séparer du corps de ma défunte épouse, sans que je n’oppose la moindre résistance. Physiquement et mentalement, j’étais fini. Complètement à sec. Presque assimilable à une coquille vide.

        - Elle est morte par ma faute… Tout est de ma faute… Tout…

        La rupture qui nourrissait ma démence disparut de mon esprit. La réalité était maintenant claire, et je l’avais accepté telle quelle. Le déni et la colère étaient maintenant derrière moi.  

        - Pardonne-moi…

        Après quoi, je tombai dans les pommes dans les bras de mon père, qui cria immédiatement aux médecins d’intervenir.

        Son dos. Il n'était plus le même.

        Il fut grand
        Il fut fort
        Il fut..

        Beau

        Il fut


        Son dos était grand. Mais sa tête basse.
        Son dos était fort. Mais ses épaules lasses.
        Son dos... son dos...

        Il était noir. Comme une encre de chine encore propre. Mouvante. Moulante. Mourante. Qui s'étalait, qui tâchait. Son dos fut magnifique, fort, inébranlable. Il se liquéfiait. Il était noir, aspirait les couleurs, désirait les douleurs, refusait les douceurs, espérait la torpeur. Sa nuque courbée souffrait des rayons ardents. Qui regardait le sol pour ne pas se voir perdant.

        Il était noir. Des dizaines d'ombres mêlées sous des omoplates tremblantes. Des ombres partagées avec tous ces dos à ses côtés. Peine et Tristesse. Trois ombres. Injustice. Sept ombres. Colère. Dix ombres. Et chacune plus sombre que l'autre. Chacune effrayante. Chacune... Chacune insidieuse, sinueuse, odieuse.

        Son dos était noir. Noir comme une nuit sans lune. Son dos roide n'était rien. Une carapace percée. Une protection brisée. Qui ne protégeait plus son âme du chagrin. Qui ne protégeait plus de la lame  ni du surin. Une coque noire de jais, inutile, futile, plongée dans le désespoir.

        Son dos... Il était là. Il fut droit... Il était là. Il était froid.


        La Mort était déjà passée.
        Salem, surpassé.
        Aisling avait trépassé.
        Rachel, dépassée...

        La Mort laissa tomber son voile nacré.
        Salem avait perdu sa toile sacrée.
        Son étoile, Aisling, les lèvres âcres,
        s'en était allée...


        Dernière édition par Blacrow L. Rachel le Jeu 17 Oct 2013 - 1:50, édité 1 fois
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        Il était là, prostré, au milieu des douze cent autres dos penchés, pleurant sur son sort, sur celui de sa femme, sur celui des jumeaux. Et avec lui les douze cent dos pleuraient de concert. En silence. Beaucoup avaient fait leur deuil. L'enterrement de Aisling venait presque une semaine après tous les autres morts. Cette mise en bière, cette mise en terre, elle n'était là que pour Salem. Uniquement pour Salem. Et Rachel s'était approchée, à distance, pour profiter d'un dernier adieu qu'elle n'oserait jamais lui dire en face. Dire adieu à un tombe la rebutait. Elle s'était persuadée que la Faucheuse les observait depuis là-haut, ou cachée derrière une croix, depuis un caveau familial, à se moquer de ces gens qui pleuraient devant une stèle de marbre. Devant une plaque gravée. Devant une boite en pin. Alors Rachel avait refusé de suivre Salem. Sans toutefois s'éloigner.

        Mêlée à la marée humaine debout sous un soleil de plomb, Rachel avait le visage bas. Elle était prostrée dans la même position que tous. Et comme tous les autres, elle cherchait à cacher ses larmes, tentait de les retenir. Pas tout le temps de manière très efficace.
        Elle était là, mêlée à la marée de dos noirs, et elle imaginait la Mort se complaire dans cette vision. Fière de son bras qui aura fait, une fois de plus, son office. Comme elle devait être heureuse d'avoir la toute puissance sur les Hommes...

        -Détrompe-toi, elle n'en a rien à faire.

        Rachel releva vivement un regard aux yeux embrumés. Tom se tenait là, à côté d'elle. Comme s'il avait toujours été là. Comme s'il avait lu dans ses pensées.

        -Elle n'en a pas le temps. Elle doit déjà être sur un autre champ de bataille. Je préfère volontiers ma vie.

        Il rajusta son costume et s'en fut non sans un sourire retrouver Salem au bord de la tombe fraichement creusée de Aisling.
        Mais Rachel ne le regarda pas serrer l'épaule de son vieil ami. Elle ne l'entendit pas lui chuchoter des mots réconfortants comme seul lui savait le faire. Elle ne le vit pas jeter la seconde motte de terre sur un cercueil trop lisse. Elle pensait à ses paroles. Lui ne l'enviait pas. Ce n'était pas le cas de Rachel. Une grande injustice naquit dans sa poitrine. Pourquoi la mort avait-elle donc le droit de choisir qui vivrait ou non alors que les autres, Salem, Tom, Keegan et Aisling devaient en être les victimes ? Pourquoi, eux-aussi, ne pouvaient-ils pas choisir qui vivrait et qui mourrait ?

        Rachel frotta énergiquement ses joues marquées de sillons salés. Elle avait chaud sous le soleil. Elle sentait sa peau blanche tiraillée par l'astre comme un vieux souvenir. Alors pour lui échapper, pour échapper à cette atmosphère, elle tourna les talons et quitta les lieux sous les regards pleins de compassions de certains de ses camarades de promotion. Sans comprendre qu'elle prenait juste une décision importante : dorénavant, elle choisirait. Elle ne serait plus spectatrice de la Mort. Elle serait à son image. Redoutable. Et pour cela, elle se doutait qu'il faudrait qu'elle soit forte. Et ça commençait par ne plus pleurer. Ne plus pleurer maintenant la mort d'Aisling pour ne plus pleurer aucune mort à l'avenir. Telle était sa résolution.

        *****


          Un mois plus tard...



        -Salem... ?

        Rachel se tenait debout derrière lui pendant qu'il prenait son repas, au milieu d'une journée banale et d'une centaine d'autres personnes aussi banales que cette journée. Tom n'était pas là, Konan non plus, comme Aisling. Alors Rachel ne connaissait personne d'autre. Elle n'avait de toute façon besoin que de Salem.

        Elle n'avait eu besoin que de Salem.

        -...J'ai posé ma mutation. Et elle a été acceptée.

        Rachel laissa planer une seconde de silence qu'elle mit à profit pour prendre une inspiration bien trop profonde pour les quelques mots qu'elle allait prononcer. Il le savait. Et elle-même le savait. Ça se voyait dans ses yeux. Il n'était pas surpris, pas même triste. Elle ne faisait que quitter le nid et elle lui en avait déjà parlé. Elle avait fait son temps ici. Elle y avait réfléchi longuement. Mais elle ne pourrait jamais faire ce qu'elle avait envie de faire si elle restait toujours dans les pattes des Fenyang. Maintenant, elle déployait ses ailes, comme un oisillon qui veut suivre sa mère depuis le nid. Un oisillon qui sait qu'il y arrivera. Qui n'a aucun doute.

        -Je pars.
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          - Ah… ?

          Première réponse. Presque un soupir perdu au beau milieu d’une bouche, d’un visage qui se veut assez neutre face à cette nouvelle. Nouvelle qui n’en était pas vraiment une puisque je le savais déjà. Mieux même : Je m’y attendais. La voir m’annoncer cela me faisait revenir quelques années en arrière. Du déjà vu avec mon père et moi. Quitter le nid douillet pour explorer et se faire une idée du monde. S’y faire une place aussi. Pourquoi pas même un nom. Un objectif louable que Keegan avait compris avec une pointe de tristesse. Même sentiment que j’expérimentais aujourd’hui. Un jour à marquer d’une pierre blanche, sans aucun doute possible. Malgré cette tristesse habilement masqué par mon visage inexpressif, il y avait néanmoins de la fierté. Beaucoup de fierté. C’est dire à quel point je tenais à elle, et que ces dernières années passées ensemble m’avaient comblé de bonheur.

          - Je vois.

          Deuxième réponse tout aussi naturelle que la première. Un grand pas vers l’avant. Ces deux mots marquaient une certaine approbation à n’en point douter. Il n’y avait qu’à voir mon sourire qui s’était formé, pour comprendre mes états d’âmes et ma position de tuteur. A ce moment-là, je délaissai mon plat de viandes pour l’observer sous toutes ses coutures. Elle avait les airs d’une grande. Les airs d’une femme expérimentée. Les airs d’une marine prête à se battre pour la justice sans aucune hésitation. Rien à voir avec cette petite fille meurtrie et peureuse que j’avais connu, que j’avais chouchouté et que j’avais même bercé. J’aurai voulu la taquiner avec ces souvenirs, mais le cœur n’y était pas. Le moment serait sans doute mal choisi pour faire mon nostalgique. Nostalgie qui rimerait très certainement avec quelques souvenirs de feu Aisling. De quoi raviver mon amertume en tant que veuf…

          - Te retenir serait vain, hein… ?

          D’un seul coup, il eut une forte brise. Une brise qui réussit à soulever la jupe de Rachel, de sorte à ce que je puisse voir la couleur de son sous-vêtement. Une brise qui m’ébouriffa plus que jamais. Une scène un brin cocasse qui m’arracha alors un sourire encore plus large et édenté que le précédent. Toujours assis, je finis par me lever, me retourner et lui faire face correctement. Mes mains se placèrent avec douceur sur ses joues légèrement rouges et chaudes, et mes lèvres humides virent se coller un instant à son front. Elle avait tout mon soutien et toute mon affection. Inévitablement, je finis par la serrer contre moi en passant mes bras forts et vigoureux autour de sa taille. C’était sans aucun doute l’une de nos dernières embrassades. Pour tout avouer, j’avais en ce moment-là un mal fou à retenir mes larmes, mais je réussis tout de même à réaliser cet exploit jusqu’à ce que je daigne la lâcher.

          - Promets-moi de rester comme tu es. Et merci pour tout.

          Mon regard était presque larmoyant. Encore un coup de vent et des larmes s’en suivraient, ce qui serait très embarrassant. Pour éviter alors de pleurer devant elle ou de la retenir d’une quelconque manière, je l’avais alors dépassé non sans prononcer ces derniers mots à son égard : « Aisling aurait été très fière de toi, tu sais. Tu es devenue une vraie femme maintenant. Bonne chance pour la suite. » Après quoi je m’en allai sans plus rien attendre. Je ne me contentai pas de changer d’endroit, mais de quitter complètement la caserne. Caserne qui était d’ailleurs en effervescence. Rachel n’était pas la seule à être mutée. Plusieurs marines de sa génération étaient concernées par ces transferts. Une bonne dizaine de minutes plus tard, l’on pouvait me voir sur une colline qui donnait une belle vue sur le port de Logue-Town. De cette position, je pouvais aisément assister à son fameux départ.

          - Bon vent, Rachel. Qu’avais-je fini par murmurer, les larmes aux yeux, les mains en poches, fixant précisément le bateau qui devait l’emmener loin d’ici.
          Il s'en était allé.

          En à peine quelques mots, il s'en était allé.

          Avec pour seul souvenir le fantôme de ses lèvres sur son front blanc.


          Rachel se retourna pour le voir s'éloigner, pour le voir la quitter. Elle resta là, pendant bien trop longtemps, les bras ballants, le regard perdu sur cette silhouette qui s'amenuisait, sur ce dos noir qu'elle voulait photographier pour s'en souvenir à jamais. Nous grandissons tous en suivant le dos d'un autre. Elle avait trouvé son dos. Si brave. Si fort. Si beau.

          Mais une pointe de déception l'étreignit malgré tout ce qu'elle pouvait dire. Malgré tout ce qu'elle voulait. Il ne la retint pas, non. Mieux, il avait accepté, lui avait dit au revoir et était parti. Mieux ? Non... Elle avait besoin d'être rassurée, de se sentir aimée. Ses bras autour de sa taille, qui l'aurait portée comme il l'avait fait si souvent. Juste un câlin d'adieu. Juste un mot d'adieu...
          Elle en avait besoin...
          Là, il la fuyait. C'est ce qu'elle pensa. Cloitré dans une chambre dont il avait construit les murs et les avait tapissé des images de Aisling, il en était arrivé à ne plus vouloir affronter un départ. À ne pas vouloir la regarder en face au grand moment. Par lâcheté, se surprit-elle à penser. Et elle s'en voulut. Elle se mordit la lèvre inférieure pour ravaler ses pensées et ses sanglots. Puis la mine fermée, elle alla faire ses affaires.

          Elle savait qu'elle ne reverrait plus Fenyang avant longtemps. Elle redoutait de ne plus le voir... North Blue...


          Elle prit son paquetage et suivit la horde qui montait dans le navire qui les emportait tous. Certains plus heureux que d'autres, tous empreints de la même nostalgie et de cette joie contaminée par un souvenir encore fort dans leurs mémoires. Dans quoi s'embarquaient-ils donc ? Rachel, elle, le savait. Elle partait en quête. Elle voulait choisir !

          Mais une fois sur le navire, elle ne put se résoudre à quitter le port sans un regard en arrière. Elle ne quitta pas le gaillard d'arrière. Certains voulurent la ramener vers l'intérieur, mais après l'avoir reconnue, après avoir vu son regard embrumé et déterminé, on l'avait laissé à l'écart des autres. Jusqu'à ce que le navire ne lève l'ancre. Sans aucune trace de Salem. Elle avait espéré jusqu'au dernier moment. Et même maintenant, elle espérait. Un signe. Un visage. Une silhouette. Elle était heureuse de partir, mais elle était déchirée. C'était son choix, mais prendre cette décision avait été la chose la plus dure de sa vie.

          Elle en oublia sa résolution de ne plus pleurer. Elle se laissa aller, parmi les embruns et le roulis. Elle se laissa gagner au chagrin de tout ce qui avait changé en un mois. Elle se laissa aller à la peur de l'inconnu qui se profilait. Elle se laissa aller à la perte de la seule chose qu'elle avait eu.
          L'origine de toutes ses pensées et toutes ses larmes. Salem.

          Salem...

          -Je voulais que tu me retiennes...
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