Le crépuscule est tombé depuis bien longtemps. Au delà de la colline, quelques rares cheminées, indices de barbecues improvisés, fument calmement alors que la petite ville s’endort. Les grillons estivaux ont depuis peu laissés leur place au sifflement du vent qui balaie les rues et pousse le temps de ses bras invisibles.
Derrière le clocher, un ivrogne arpente les rues. C’est Eli, mais tout le monde le surnomme Arlequin depuis sa tendre enfance. Comme il aimerait qu’on l’appelle une dernière fois par son vrai prénom. Mais tout le monde l’a oublié, perdu dans les méandres du temps, soufflé par le vent comme les feuilles qui joncheront bientôt la plupart des chemins environnants.
Eli marche sans réellement savoir où il va. Ces sentiers il les connaît comme sa poche, mais actuellement son sens de la déduction ne lui permet pas de choisir précisément une destination. Tel un morceau de tissu sale abandonné par son propriétaire il erre, se laissant guider par la substance qui lui ronge le foie depuis plusieurs dizaines d’années. On a appris à le laisser tranquille Eli, il ne crie pas beaucoup, ne dérange pas vraiment le monde et n’agresse jamais personne. Et tout le monde sait bien pourquoi il en est arrivé là, sa marche folklorique rappelle à chaque habitant ses propres péchés.
Parce que vingt-cinq ans plus tôt Eli avait tout pour réussir, pour quitter ce village inconnu et mener une vie pleine d’aventures diverses et passionnantes. En 1580, il a quinze ans, l’âge où rien n’est encore possible, mais celui où tout est envisageable. C’est le chef des jeunes du village, les Fiers de lance comme ils aiment se nommer. Eli est fort, Eli est intelligent, Eli est drôle. Ses différents actes sans importance apparente sont teintés d’une bouffonnerie qu’il a réussi à ériger en tant que marque de fabrique. Des aventuriers aux grands cœurs et aux rires puissants, voilà ce qu’ils veulent tous devenir, voilà pourquoi tous le suivraient jusqu’au bout du monde. Il y a Stan, la force de frappe trop gentille, Elena le garçon manqué, Richard le forban toujours d’attaque ou encore Solène qui frissonne à chaque acte risqué. De futurs grands noms de ce monde, des amis qui rêvent d’une gloire méritée, de péripéties trépidantes.
Eli a aussi des parents. Un père un peu trop absent, une maman pas assez, l’attirail classique du gamin sans trop d’histoires. Il les aime malgré tout ses géniteurs, il les respecte pour ce qu’ils sont, et même s’il est dans l’âge où il ne l’admettrait pas sous la torture, il tient plus à eux qu’à sa propre vie.
Voilà la vie que menait notre cher ami. Sans se douter que deux destins distincts s’offraient à lui. Lorsqu’on se retrouve en face d’un croisement, la meilleur solution est de suivre son instinct pour choisir celui que l’on veut emprunter, sans prêter attention à ses propres contradictions, sans revenir en arrière après avoir choisi une route. Parce qu’au fond de nous se trouve ce pouvoir inexplicable qui nous conseille d’agir d’une certaine manière. Ce choix, cet instinct, Eli n’a pas eu la chance de pouvoir le ressentir.
En ce soir de septembre, il a décidé de rester un peu plus longtemps à l’entraînement quotidien. Raffermir les muscles pour affuter les sens, entretenir le corps pour cultiver l’esprit. Sauf que lorsqu’il rentre à la maison, il se rend vite compte que son salon s’est transformé en une boule de feu géante qui cherche vainement à toucher de sa pointe les cieux. Les voisins les plus proches sont à plus de cinq cent mètres, il maudira plus tard le besoin de calme et de tranquillité de sa mère dans le choix de l’emplacement un peu isolé du reste des chaumières. Eli veut foncer à l’intérieur, mais les flammes lèchent dangereusement la porte d’entrée et le regardent de leurs yeux bouillonnants. Le voilà qui crie, qui appelle à l’aide. Mais personne ne vient, personne ne se donne la peine. C’est alors qu’il se souvient que ses compagnons avaient été invités le soir même à déguster la spécialité de la maison, la tartiflette au thon. Bravant son courage, il s’enveloppe d’une couverture posée sous le hangar et plonge par une fenêtre jusque dans la cuisine. Ses parents sont par terre. Pareils à des poissons arrachés à leur étang ils baignent dans une mare écarlate, les cous sectionnés sur le côté par un objet tranchant. Les quatre coups de couteaux portés forment des étoiles, des astérisques funèbres. Cette image ne quittera jamais le visage d’Eli. Lui qui faisait rire tout le monde par ses pitreries, lui qui adorait son nouveau surnom trouvé par Solène.
Solène n’est d’ailleurs pas très loin. Sa chevelure rousse s’est imbibée de son fluide vital, sa jeune poitrine ne se soulèvera plus jamais. Un par un il découvre tous ses amis, toute sa vie gisant sans mouvement, sans bruit autre que le crépitement du bois se consumant à grande vitesse. Eli étouffe, non seulement à cause de la fumée mais aussi suite au choc. Comment supporter une vision si traumatisante sans tressaillir ? Mais il ne veut pas en finir ici, il ne veut pas mourir sans partager cette affreuse découverte. L’incendie n’est pas responsable, ce sont des meurtres. Des crimes qui devront être punis par la loi ou par la vengeance. Alors il réussit à sortir tant bien que mal en laissant son âme sur place brûler avec les corps de ceux qu’il chérissait tant.
Il a crié, il a supplié, il a médit. Mais personne ne l’a écouté. Même les parents des jeunes victimes se sont faits à l’idée de l’accident. Par peur oui, parce que ce qu’Eli ne savait pas c’était que ses chers parents étaient d’anciens espions révolutionnaires basés sur une autre mer. Et quand on pactise avec l’ennemi du monde, la retraite n’est pas un choix possible.
Voilà l’histoire du brave Eli, buvant sans cesser pour cacher son désespoir, chantant parfois à tue-tête pour tenter de briser sa malédiction. Il serait devenu une légende dans une autre vie. mais dans celle-ci, son seul droit restant est celui de souffrir encore et encore, en maudissant la chance de lui avoir tourné le dos à un instant fatidique.
Alors ce soir Eli divague, ne pense à rien d’autre qu’à s’abreuver de son nectar hallucinogène. Mais ce soir il va marcher un peu trop loin, un peu trop vite et un peu trop tard. Il voit des ombres se mouvoir avec silence près du village, fondre vers une cabane isolée qu’il doit sans doute connaître. Sa stupéfaction est de courte durée. Sans crier gare, une main puissante attrape son menton et le lève violemment. Tandis que la brise pré-automnale se fait un peu plus virulente, quatre marques sont laissées sur un cou humide, formant une magnifique étoile rougeoyante.
Alors que les silhouettent continuent de glisser sous le pâle reflet de la lune, Eli s’endort d’un sommeil sans réveil, pour enfin rejoindre ceux qu’il a laissé derrière lui il y a bien trop longtemps. Le clan des Fiers de lance va pouvoir se réunir à nouveau. Le destin vient d’inscrire un nouveau nom sur une pierre tombale solitaire, à quinze années d’intervalle, jour pour jour. Ce soir de septembre 1605, Eli aura été la première victime de la dame en noir. Et tandis que son corps s’effondre sur le sol, le calme et la quiétude de la brise légère retombent sur le village d’Esperanza.
Derrière le clocher, un ivrogne arpente les rues. C’est Eli, mais tout le monde le surnomme Arlequin depuis sa tendre enfance. Comme il aimerait qu’on l’appelle une dernière fois par son vrai prénom. Mais tout le monde l’a oublié, perdu dans les méandres du temps, soufflé par le vent comme les feuilles qui joncheront bientôt la plupart des chemins environnants.
Eli marche sans réellement savoir où il va. Ces sentiers il les connaît comme sa poche, mais actuellement son sens de la déduction ne lui permet pas de choisir précisément une destination. Tel un morceau de tissu sale abandonné par son propriétaire il erre, se laissant guider par la substance qui lui ronge le foie depuis plusieurs dizaines d’années. On a appris à le laisser tranquille Eli, il ne crie pas beaucoup, ne dérange pas vraiment le monde et n’agresse jamais personne. Et tout le monde sait bien pourquoi il en est arrivé là, sa marche folklorique rappelle à chaque habitant ses propres péchés.
Parce que vingt-cinq ans plus tôt Eli avait tout pour réussir, pour quitter ce village inconnu et mener une vie pleine d’aventures diverses et passionnantes. En 1580, il a quinze ans, l’âge où rien n’est encore possible, mais celui où tout est envisageable. C’est le chef des jeunes du village, les Fiers de lance comme ils aiment se nommer. Eli est fort, Eli est intelligent, Eli est drôle. Ses différents actes sans importance apparente sont teintés d’une bouffonnerie qu’il a réussi à ériger en tant que marque de fabrique. Des aventuriers aux grands cœurs et aux rires puissants, voilà ce qu’ils veulent tous devenir, voilà pourquoi tous le suivraient jusqu’au bout du monde. Il y a Stan, la force de frappe trop gentille, Elena le garçon manqué, Richard le forban toujours d’attaque ou encore Solène qui frissonne à chaque acte risqué. De futurs grands noms de ce monde, des amis qui rêvent d’une gloire méritée, de péripéties trépidantes.
Eli a aussi des parents. Un père un peu trop absent, une maman pas assez, l’attirail classique du gamin sans trop d’histoires. Il les aime malgré tout ses géniteurs, il les respecte pour ce qu’ils sont, et même s’il est dans l’âge où il ne l’admettrait pas sous la torture, il tient plus à eux qu’à sa propre vie.
Voilà la vie que menait notre cher ami. Sans se douter que deux destins distincts s’offraient à lui. Lorsqu’on se retrouve en face d’un croisement, la meilleur solution est de suivre son instinct pour choisir celui que l’on veut emprunter, sans prêter attention à ses propres contradictions, sans revenir en arrière après avoir choisi une route. Parce qu’au fond de nous se trouve ce pouvoir inexplicable qui nous conseille d’agir d’une certaine manière. Ce choix, cet instinct, Eli n’a pas eu la chance de pouvoir le ressentir.
En ce soir de septembre, il a décidé de rester un peu plus longtemps à l’entraînement quotidien. Raffermir les muscles pour affuter les sens, entretenir le corps pour cultiver l’esprit. Sauf que lorsqu’il rentre à la maison, il se rend vite compte que son salon s’est transformé en une boule de feu géante qui cherche vainement à toucher de sa pointe les cieux. Les voisins les plus proches sont à plus de cinq cent mètres, il maudira plus tard le besoin de calme et de tranquillité de sa mère dans le choix de l’emplacement un peu isolé du reste des chaumières. Eli veut foncer à l’intérieur, mais les flammes lèchent dangereusement la porte d’entrée et le regardent de leurs yeux bouillonnants. Le voilà qui crie, qui appelle à l’aide. Mais personne ne vient, personne ne se donne la peine. C’est alors qu’il se souvient que ses compagnons avaient été invités le soir même à déguster la spécialité de la maison, la tartiflette au thon. Bravant son courage, il s’enveloppe d’une couverture posée sous le hangar et plonge par une fenêtre jusque dans la cuisine. Ses parents sont par terre. Pareils à des poissons arrachés à leur étang ils baignent dans une mare écarlate, les cous sectionnés sur le côté par un objet tranchant. Les quatre coups de couteaux portés forment des étoiles, des astérisques funèbres. Cette image ne quittera jamais le visage d’Eli. Lui qui faisait rire tout le monde par ses pitreries, lui qui adorait son nouveau surnom trouvé par Solène.
Solène n’est d’ailleurs pas très loin. Sa chevelure rousse s’est imbibée de son fluide vital, sa jeune poitrine ne se soulèvera plus jamais. Un par un il découvre tous ses amis, toute sa vie gisant sans mouvement, sans bruit autre que le crépitement du bois se consumant à grande vitesse. Eli étouffe, non seulement à cause de la fumée mais aussi suite au choc. Comment supporter une vision si traumatisante sans tressaillir ? Mais il ne veut pas en finir ici, il ne veut pas mourir sans partager cette affreuse découverte. L’incendie n’est pas responsable, ce sont des meurtres. Des crimes qui devront être punis par la loi ou par la vengeance. Alors il réussit à sortir tant bien que mal en laissant son âme sur place brûler avec les corps de ceux qu’il chérissait tant.
Il a crié, il a supplié, il a médit. Mais personne ne l’a écouté. Même les parents des jeunes victimes se sont faits à l’idée de l’accident. Par peur oui, parce que ce qu’Eli ne savait pas c’était que ses chers parents étaient d’anciens espions révolutionnaires basés sur une autre mer. Et quand on pactise avec l’ennemi du monde, la retraite n’est pas un choix possible.
Voilà l’histoire du brave Eli, buvant sans cesser pour cacher son désespoir, chantant parfois à tue-tête pour tenter de briser sa malédiction. Il serait devenu une légende dans une autre vie. mais dans celle-ci, son seul droit restant est celui de souffrir encore et encore, en maudissant la chance de lui avoir tourné le dos à un instant fatidique.
Alors ce soir Eli divague, ne pense à rien d’autre qu’à s’abreuver de son nectar hallucinogène. Mais ce soir il va marcher un peu trop loin, un peu trop vite et un peu trop tard. Il voit des ombres se mouvoir avec silence près du village, fondre vers une cabane isolée qu’il doit sans doute connaître. Sa stupéfaction est de courte durée. Sans crier gare, une main puissante attrape son menton et le lève violemment. Tandis que la brise pré-automnale se fait un peu plus virulente, quatre marques sont laissées sur un cou humide, formant une magnifique étoile rougeoyante.
Alors que les silhouettent continuent de glisser sous le pâle reflet de la lune, Eli s’endort d’un sommeil sans réveil, pour enfin rejoindre ceux qu’il a laissé derrière lui il y a bien trop longtemps. Le clan des Fiers de lance va pouvoir se réunir à nouveau. Le destin vient d’inscrire un nouveau nom sur une pierre tombale solitaire, à quinze années d’intervalle, jour pour jour. Ce soir de septembre 1605, Eli aura été la première victime de la dame en noir. Et tandis que son corps s’effondre sur le sol, le calme et la quiétude de la brise légère retombent sur le village d’Esperanza.
Dernière édition par Rimbau D. Layr le Sam 23 Fév 2013 - 12:03, édité 2 fois