Posté Mar 26 Mar 2013 - 19:21 par Julius Ledger
Lilou, elle est gentille. Elle me rappelle définitivement ma fille. Elle aussi m’engueulait tout pareil comme ça. C’est marrant, outre quelques exceptions, en ces dix ans d’errance, je n’ai eu que peu de rapports humains sans violence aucune. Lilou en fait partie. Elle me traite comme un enfant semble-t-il. Le fait qu’elle fasse maintenant partie de la marine l’a changée. C’est triste à voir, mais elle me semble un peu aigrie. Comme les gens qui ont trop vu d’horreurs. La dernière fois, elle avait connu des misères, mais elle ne m’a pas donné l’impression qu’elle me donne aujourd’hui. Je ne pense pas qu’elle ait envie de parler de bien-être en cette heure grave.
C’est surtout moi que je trouve étrange. On me donne l’occasion de sortir d’une pièce de trois mètres carrés et je fais de l’introspection. D’ailleurs, si je suis seul depuis toutes ces années, c’est que je pensais que ça valait mieux. Mieux pour ma famille de ne pas être à mes côtés. Tous les gens qui me côtoient finissent par partager mes ennemis. Et les personnes de mon genre ont en beaucoup. Finalement, comme je le disais à Serena, le camp importe peu. Cette Elza que j’ai combattue avait aussi bien des idéaux que des camarades. Rétrospectivement, j’aurais dû lâcher l’affaire avec elle. De toute façon, la victoire m’était vraiment acquise depuis la destruction de son navire. Qu’avais-je à gagner à insister autant ? Probablement rien. Je me suis entêté par bêtise et par orgueil.
Mine de rien, j’ai beau penser à mes devoirs, il m’arrive de faillir face à mes pulsions. C’est aussi pour ça que je pourrais représenter un danger pour les autres. Au camp où j’ai été élevé, il n’y avait que des ennemis. Depuis, j’ai toujours eu du mal à voir autre chose chez les autres. Ce n’est que quand je me suis marié que j’ai su qu’il y avait autre chose. Pourtant, n’ai-je pas été l’ennemi de la famille qui m’a donné à nouveau sens à la vie ? Ne serais-je pas une menace continue à toutes les personnes qui me voudraient naïvement du bien ?
Même toi, Lilou. Qui te dit que tu peux me faire confiance ? Qu’est-ce qui te faire croire que je ne vais pas te trahir d’un seul coup ? Après tout, je ne t’ai jamais fréquenté plus qu’une journée. En un an, bien de choses peuvent se produire, surtout chez un inconnu. Il n’y a qu’à te regarder toi, tu ne reflètes plus une once de l’insouciance que tu avais autrefois.
Non, je ne pense pas qu’en matière de confiance il y aura une solution définitive et absolue. Finalement, rien ne peut être certain. Après tout, on ne fait que s’entretuer pour choisir quel intérêt prime. Le monde entier poursuit des objectifs personnels du voleur de poules au sauveur de veuves. Aucune cohabitation ne peut se faire sans prendre conscience qu’un jour ou l’autre, les objectifs d’untel rentreront en opposition avec ceux d’un autre. Ne serais-je pas prêt à tuer ces deux personnes s’ils s’en prennent à ma fille ? Certainement. Je le ferai sans fierté ni joie, contraint par mon cœur, mais sans hésitation non plus.
Alors quoi ? Accepter de mourir seul ? Est-ce vraiment la seule possibilité qui s’offre à moi ? Je pense que je ne pourrai le supporter. Plus que la torture physique, c’est la certitude que personne ne sait où je suis qui m’a le plus poussé vers le désespoir. Tant d’années à lutter pour faire le bien et finir comme un miséreux, anonyme. Si ce n’était Lilou, je n’aurais eu aucune chance. Le temps et les coups auront fini par me briser. Peu importe mon endurance quand on sait que ça va certainement finir par s’épuiser. Et je n’aurais pas eu la chance de voir le visage de ma fille encore une fois.
Essaye de te recentrer, Julius. Lilou a attiré la garde dans la salle où tu te trouves désormais, mais elle est trop occupée à engueuler tout le monde pour s’en occuper. Par contre, toi, tu as les mains libres. Leurs deux crânes craquent dans tes mains pendant que leurs corps s’affaissent sur le sol. Qu’à cela ne tienne, un toubib se penche sur eux.
« - Mais, doc, y a plus rien à soigner, là.
- En effet, mais ça reste de mon devoir de le faire quand même.
- Mouais, si tu as du temps libre, je suis disponible comme patient. J’ai reçu quelques coups et j’ai pas bien mangé depuis des jours. Si tu pouvais m’aider, ce serait chic. »
Je dénude mon dos meurtri et le médecin s’y met. Pendant ce temps, Rikkard me charrie sur ma chemise.
« - C’est pas la mienne, merde. Mais, attends, t’es le châpeauteux, toi ! Putain, mais il est où ton galurin ?
- Vous ne voulez pas parler de comment vous allez sortir d'ici ?
- Faîtes pas celui qui ne comprend pas ! C’est son chapeau quand même !
- Et alors ?
- Et alors tu es visiblement dépourvu de toute âme. Mais puisqu’il faut causer, causons. Dites-nous ce que vous savez des effectifs, rondes, passages, éclairages, tout ce que vous avez appris jusqu’à la couleur des chaussettes de Staline.
- Souvent noir, parfois gris.
- Très drôle, mais sinon ? »