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Révolutionnaire(s)

Le son des armes s’entrechoquant résonna avec fracas. La lame d’Idai-sa venait de croiser celle du pirate qui lui faisait face, et les étincelles produites auraient pu suffire à témoigner de la violence de l’impact si un bout de métal vibrant ne s’était pas en outre détaché de l’arme du révolutionnaire pour aller se perdre quelques mètres plus loin.

Il était en danger. De son épée, il ne restait guère qu’une relique raccourcie, un poignard bien trop maigre pour garantir sa sécurité. Dans quelques secondes son adversaire serait sur lui, et à moins d’un miracle, il n’en réchapperait pas…

Ca y était : un coup d’estoc violent, dirigé droit vers son visage, une allonge trop importante pour que le fugitif puisse riposter ou même esquisser une parade. La lame traversa son crâne de part en part, multipliant les éclats d’os et provoquant une étrange sensation de froid sur son visage, comme si on l’inondait soudain d’un liquide visqueux. Sans doute son propre sang. « Mort en héros pour défendre Las Camp » : telle serait sans doute son épitaphe.

Le regard d’Idai-sa commençait à se perdre, et c’est tout juste s’il parvint à distinguer que les lèvres de son bourreau bougeait, comme pour prononcer une dernière sentence :

« - Meuuuuuuuh… »

Un mauvais rêve, c’était tout ? Mais alors, quelle était cette sensation désagréable, froide et humide à la fois ?

Un nouveau coup de langue de la vache suffit à interrompre le fil de questionnement d’Idai-sa, qui se leva et s’éloigna de l’animal un peu trop envahissant. C’était encore une belle journée qui s’annonçait…

Etirant ses muscles un à un, le révolutionnaire prit soin de se réveiller au plus vite avant d’empoigner son sabre.

Quarte, parade, sixte, parade, balestra et riposte en fente. Décidément, le style d’Idai-sa s’améliorait de jour en jour… Bientôt, il pourrait prétendre à rejoindre n’importe quelle troupe de théâtre ayant besoin de bretteurs pour jouer des personnages secondaires, c’était dire ! Fier de lui, le fugitif occupa plusieurs minutes à essayer d’extraire sa lame de l’arbre qu’il venait de pourfendre avant de réaliser le caractère vain de ses tentatives : trop de force, pas assez de maîtrise. Se concentrant un moment, le jeune homme parvint à la conclusion qu’une pression exercée dans le sens du tronc serait plus efficace que de tirer la garde vers lui. Un sabre de foutu plus tard, il parvint à la conclusion que des fois il ne fallait pas écouter son instinct, surtout lorsqu’on venait de se lever.

Cette pensée forte à l’esprit, le garçon entreprit de regagner la plage sur laquelle il avait trouvé la lame qu’il venait de briser. Les armes y étaient légion (de nos jours, les pirates n’avaient aucune considération pour leur environnement), et Idai-sa n’avait qu’à se baisser pour en ramasser. Des lames tordues, émoussées et déséquilibrées à en faire pâlir n’importe quel sabreur s’étaient succédé entre ses mains. Il commençait cependant à prendre le coche et, toutes proportions gardées, il pouvait maintenant se vanter de savoir comment se servir d’une épée. Tout au moins avait-il arrêté de la saisir par la partie basse du pommeau…

Quoiqu’il en fût, il lui fallait maintenant exercer ses talents, et trouver un adversaire abordable risquait d’être un objectif complexe à réaliser. Cela était d’autant plus vrai qu’il ne comptait pas affronter un pauvre quidam innocent mais plutôt passer par le fer un rebut de la société qui aurait eu le malheur de commettre son larcin à portée d’oreille du jeune homme et qui aurait refusé de se repentir. En somme, trouver homme à abattre risquait d’être plus difficile pour lui que pour un vulgaire pirate se contentant d’occire toute personne trop stupide pour lui résister. Cela pouvait toutefois s’envisager compte tenu de la situation difficile que traversait l’île depuis quelques temps. Le climat de tension croissante motivait les vols, encourageait les recels et faisait renaître la criminalité désorganisée qui avait pourtant pratiquement disparu à l’arrivée de la Matrone. C’était une période idéale pour se rendre en ville : les rumeurs allaient bon train et la marine était trop occupée à maintenir un semblant d’ordre pour se préoccuper d’un individu déambulant dans les rues comme il comptait le faire.

« - Tu as entendu cet ange, l’île va être sauvée !
- La dernière personne à nous avoir dit ça est aujourd’hui à la tête des gangs de l’île… Les promesses n’engagent guère que ceux qui commettent l’erreur d’y croire.
- Mais il a dit qu’il reviendrait ! »

Un ange sur Las Camp ? Tous les oiseaux, de bon ou de mauvais augure, n’avaient guère apporté que des guanos avec eux jusqu’alors, et les cicatrices des multiples trahisons qu’avaient connus les habitants de l’île les poursuivaient encore. La conversation que venait de surprendre Idai-sa ne l’illustrait que trop bien. Combien avaient été les pirates et les chasseurs de primes à promettre la libération de l’île contre des richesses payables d’avance ? Combien les avaient ensuite abandonné à leur sort, sans plus jamais retourner sur l’île de peur de subir un lynchage collectif, peur fondée s’il en est ? Non, décidément l’heure n’était plus aux promesses : seuls les actes compteraient aux yeux du peuple, et ce n’est que lui qui pourrait changer la situation dans laquelle semblait s’être embourbée Las Camp.

« - Excusez-moi, mon jeune ami ? »


Un surprenant petit homme venait de s’adresser au révolutionnaire qui renfrogna les sourcils, adoptant un air dubitatif de circonstance.

« - Je représente quelques personnes haut-placées qui souhaiteraient vous rencontrer, auriez-vous l’amabilité de me suivre ? »


Quelque chose chez ce petit chauve bedonnant intima au garçon de s’exécuter, ce qu’il fit. Au terme de plusieurs longues minutes de marche, et alors que les deux compagnons de route commençaient sérieusement à s’éloigner de la ville pour rejoindre la lisière de la forêt occupant le centre de l’île, le guide cessa soudain de se mouvoir pour se retourner vers le garçon qui l’avait jusque-là suivi sans un bruit.

« - Avant d’aller plus loin, il me faut vous faire passer un test. M’assurer de votre loyauté future, et cætera, et cætera… »

Soudain, beaucoup de choses parurent louches à Idai-sa. L’apparence inoffensive du personnage qui l’avait suivi lui fit soudain penser à ces poissons dont il avait découvert l’existence au cours d’une escale de pirates l’été dernier : ceux-ci attiraient leurs proies grâce à un camouflage évoquant une cible pour de petits prédateurs avant de dévorer ces derniers sans autre forme de procès. L’homme qui se tenait devant lui tenait trop du bourgeois débonnaire pour être véritablement honnête. Derrière ses allures de faiblesse, Idai-sa prit conscience qu’il n’était même pas essoufflé alors même qu’ils avaient adopté un rythme soutenu de marche pour arriver jusqu’ici. Ce n’était pas un homme qu’il fallait affronter. Pas sans préparation, et certainement pas sans une idée de sa force véritable. Pour l’instant, rien ne s’opposait à ce que son interlocuteur lui présente le test.

« - Fort bien, j’accepte de me soumettre à votre test, mais je pense que nous gagnerions tous deux à établir dès à présent un climat de confiance… »


Le chauve coupa le jeune homme :

« - Qu’entends-tu apporter par la révolution ? »

Question complexe, mais mûrement réfléchie par le fils de la famille Motarasu, qui permit cependant à celui-ci de reconstituer quelques pièces du puzzle qui s’offrait à lui.

« - La révolution doit apporter le changement et le bonheur pour le peuple.
- Comment apporter la révolution ?
- En libérant le peuple. En en faisant l’acteur de sa propre guérison. La lutte contre l’aliénation ne peut se faire que de l’intérieur.
- Comment comptes-tu convaincre le peuple ?
- En étant un modèle et une ombre : une étoile filante. Le peuple a besoin qu’on lui montre la voie, mais il ne doit pas être dirigé ou incité. Le peuple est le peuple. »

Ces derniers mots achevèrent de construire un silence entre les deux révolutionnaires, car bien entendu, il était maintenant évident qu’Idai-sa était en présence d’un émissaire de la cellule lascampienne de la Révolution. Le guide pesa longtemps ses mots avant de demander :

« - Mais si le peuple ne veut pas sortir de la fange dans laquelle il patauge sans des leaders charismatiques pour les guider et les orienter dans leurs décisions ?
- Alors celui qui occupe cette fonction est un dictateur de la même sorte que ceux qu’il essaie de destituer. »

Nouveau silence. Idai-sa a été honnête : ne pas l’être aurait été un renoncement au vu de toutes ces années passées à mûrir son projet. Néanmoins, le petit homme ne semble pas satisfait. Pire encore, il se met à marcher en cercles en pestant à voix basse contre ses supérieurs. Semblant prendre conscience que l’éventuelle recrue est toujours là, il relève soudain la tête, le visage déconfit.

« - Tu l’auras compris, tes réponses ne conviennent pas. »

Idai-sa nota le changement de ton et le tutoiement.

« - Fort bien, je vais donc retourner en ville. Désolé de vous avoir fait perdre votre temps…

- Non, je crois que tu n’as pas bien compris… Tu as vu mon visage, et tu saurais m’identifier à la Révolution. Nous ne pouvons pas courir le risque que tu me dénonces. En outre, tu es un élément trop instable dans l’équation. Si je te laisse partir et réaliser tranquillement tes objectifs, il est évident que tu contrecarreras d’une manière ou d’une autre nos projets. »

Le tutoiement, c’était parce qu’il ne pensait pas avoir de comptes à rendre à un mort question politesse. Peu rassuré, le jeune homme hasarda :

« - Toutes les révolutions devraient abonder dans le même sens, celui du peuple qu’elles entendent libérer, non ?
- Tu es bien trop naïf mon petit… Le temps des discours salvateurs est révolu. Aujourd’hui il n’y a guère plus que des actes pour sauver Las Camp. Et ces actes se doivent d’être violents pour montrer au Gouvernement l’opposition du peuple.
- Mais enfin vous ne montrez rien du tout ! Vous êtes les révolutionnaires. Le peuple même vous identifie comme tels… Les attentats ne font qu’attirer l’attention des marines sur vous et le peuple ne vous en apprécie pas nécessairement plus.
- Tu remets en cause les fondements de notre Révolution.
- Elle n’aurait jamais dû être vôtre en premier lieu ! La Révolution est l’affaire de tous ou elle n'est pas ! »

Discussion close songea Idai-sa alors qu’il effectuait une roulade latérale pour éviter une frappe de taille verticale. La Révolution institutionnelle dans toute sa splendeur : un Gouvernement fantoche sans considération pour son peuple et des méthodes stupides desservant nettement leur intérêt. Oh, le garçon défendrait sa vie, ça oui, mais ce serait sans nul doute au détriment de celle du combattant qui lui faisait face.

Tirant son sabre d’entraînement du fourreau pendant à sa ceinture, le révolutionnaire para de justesse un assaut de son adversaire. Contrairement à ce que laissait présager la corpulence de ce dernier, il était relativement agile et avait sans nul doute l’expérience des combats. Au terme de la sixième passe d’armes, Idai-sa en déduit d’ailleurs qu’il perdait l’avantage à mesure que son adversaire prenait ses marques : ses coups devenaient de plus en plus difficiles à parer à mesure qu’il changeait le rythme, l’accélérant et le ralentissant en fonction de l’état de fatigue du jeune homme. La situation était tendue, et l’expérience risquait de faire toute la différence dans leur affrontement.

A ce jeu-là, il perdrait à coup sûr.

Une parade et un bruit de bris plus tard, il ne restait de son épée qu’un moignon de poignée, trop insignifiant pour espérer combattre dans de bonnes conditions, qu’il abandonna aussitôt. Lui et ses rêves prophétiques… Profitant de la situation, le petit gros redoubla d’efforts pour frapper le garçon. Un coup d’estoc, toujours le même, cherchait le visage du garçon pour mettre fin au combat, et à sa vie par la même occasion. Après s’être jeté trois fois en arrière et avoir manqué trois fois de mourir, Idai-sa décida de s’en remettre au destin. Agrippant son maillet pendant à sa ceinture et le coin dans sa poche, il asséna un coup latéral visant la lame de l’arme de son adversaire.

Schkling.

En se servant de son coin comme d’un burin, et en assénant son coup de maillet avec force, l’épée de son adversaire venait de se briser, réduisant par là-même ses chances de décès. Idai-sa profita de la confusion de son adversaire pour se ruer sur lui et le renverser au sol. Après quelques roulés-boulés, les deux adversaires avaient perdu de leur superbe, et ce n’était plus deux fines lames qui se faisaient face mais bel et bien deux pugilistes, prêts à en découdre par tous les moyens, y compris les moins conventionnels. A ce petit jeu, par contre, Idai-sa avait l’avantage.

Crochet du droit vers la tempe du jeune homme. Un craquement sec vint confirmer ce que ce dernier savait déjà : un coup de maillet sur les doigts, ça ne pardonnait pas. Désormais son adversaire y réfléchirait à deux fois avant de tendre la moindre de ses extrémités dans sa direction. C’était le moment de renégocier une sortie pacifique.

« - Bien, comme tu peux le constater j’ai repris l’avantage. Cela dit, je ne te veux pas de mal. Laisse-moi partir et nous sommes quittes. »

L’homme qui n’avait jusque-là pas été prompt à la pusillanimité baissa soudain les bras, signe de repentance, avant d’enjoindre au garçon de prendre la route qu’il choisirait. Hélas pour lui, Idai-sa vit derrière ce soudain manque de combativité la ruse, qu’il s’empressa de déjouer en se jetant sur son adversaire et le mettre définitivement hors d’état de nuire (à vrai dire, le crâne brisé, hors d’état d’un peu tout…). Ce dernier n’eût pas le temps de profiter de la lame nue qu’il venait de ramasser, entaillant sa main jusqu’au sang, et le bruit de fracas conclut l’affrontement. Décidément, la relation avec la Révolution lascampienne s’annonçait des plus cordiales…

Reprenant ses esprits, Idai-sa réfléchit brièvement à la conduite à tenir vis-à-vis du corps fraîchement décédé qui gisait sous ses yeux. Après un moment de réflexion, il décida de le laisser là sans y toucher : la Révolution ne tarderait pas à le retrouver, de ça il était certain, et alors peut-être se décideraient-ils à le traquer lui…

Il attendrait ce moment en s’entraînant, encore. Les semaines à suivre allaient être actives, et il ne laisserait personne se mettre en travers des choix du peuple.