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Le jour où j'ai travaillé.

Désolé, la maison fait plus crédit.
Allez, un beau geste, quoi. Tu vas pas laisser un chic type comme moi mourir de soif.
Mourir de soif ? Nooon, je le permettrais pas. Tiens, jte paye un verre ...
Oh, merci, t'es un pote Lloyd.
... d'eau. J'veux même bien te noyer dans un seau de flotte entier, si besoin.
De ... de l'eau ... ?
Et rien d'autre.
Bwarg, au large, démon.

J'tire une sale grimace de dégoût. La fausse joie, quoi, c'est pas fair-play, ça, Lloyd. Mais Lloyd, lui, il rigole. Un rire franc, large, tout plein de gaieté. Alors j'rigole aussi, c'est bien les gens dont la bonne humeur est communicative. Ça m'fait me rappeler qu'il a pas tort. Il est quinze heures, je suis vaguement rôti même si pas trop en apparence, et j'lui tiens minablement la jambe pour me rincer le gosier même si j'ai plus un rond. Hm, ouais, c'est net; dans cette scène là, c'est moi qui tiens le rôle du mec chiant. Allez, Rik, faut s'resaisir. Trouver une solution. Le cerveau gamberge un brin, jusqu'à la fulgurance qui fait plaisir. J'tape du poing sur le bar et manque de renverser le verre à moitié rempli de mon voisin de tabouret.

Il me faut de l'oseille.

Ouaip, j'ai trouvé ça tout seul. Si, si, vraiment. Des fois, jm'épate. Lloyd me dit que c'est une sage décision, que c'est pas mal, pour changer. Parce que c'est vrai que j'suis cool, et ça l'embête de me voir picoler comme un pilier de bar cuit à point.

Tu m'embauches ? Jte fais un serveur du tonnerre, moi.
Pour que tu boives à l'œil entre deux services ? Ah, ça non.
Han, t'es rude Lloyd.

La confiance règne pas des masses, mais c'est assez normal, jlui ai donné aucune raison de voir le mec réglo qui se fait discret derrière le picolo. J'insiste pas, et jme remets à réfléchir. Ça étonne tellement Lloyd qu'il lâche son vieux chiffon et arrête d'essuyer les verres. À la place, il me refile un bon tuyau, spontanément, gratuitement.

Va donc faire un tour du côté des Docks. Ça embauche souvent, par là-bas.
Les Docks ? Tu veux dire ... un travail physique ?

Arg, l'horreur. Bosser, quoi. Fournir un effort, transpirer. Forcer. Brr. Ça me ressemble pas. Moi, j'aime, le spectacle, le magique. L'ambiance, des sourires baignés de lumière. Un cadre. Mais ça. C'est pas fait pour moi, ces choses là. Ça m'fatigue rien que d'y penser.

Hm, t'as pas un truc plus paisible, sous la main ?
Nope. Et t'es pas vraiment en position de faire le difficile, mon gars, tu crois pas ?

Maah. Ça m'chagrine de le reconnaître, mais il a bougrement raison. Il va falloir se salir les mains. J'pourrais essayer de trouver une table, et de me faire avancer l'argent pour rejoindre le jeu, mais les plans de ce genre sont rarement porteurs de bonnes choses. On finit avec des mecs pas content au cul, embauchés par ton créditeur pour te faire cracher les Berrys que t'as pas à la méthode forte. Manquerait plus qu'ça. Non, j'tiens pas mal à mon intégrité physique. Si j'veux réussir à m'barrer d'ici à temps pour les satellites au Blues Poker Tour – c'est le plus grand rendez-vous annuel de Poker des quatre océans – il va falloir se retrousser les manches. Allez, courage, Rik. Bosser, ça peut pas être si terrible. C'est qu'un mauvais moment à passer. Et puis, quand tu t'en seras sorti, ça te fera une chouette histoire à raconter. Le jour où tu as travaillé.

Bien parlé, Lloyd. Jm'en vais suivre ton conseil.
Tu vois qu'tu sais être raisonnable.
Hé Lloyd ...
Quoi ?
Tu m'en offres un dernier pour la route ? Ça donne du cœur à l'ouvrage, à c'qu'on dit.
Teh, fiche moi le camp ! La prochaine fois que tu franchis les portes de ce bar, c'est pour régler ton ardoise. Et t'avises pas de l'oublier.
Rho, tu m'connais. J'oserais pas te faire ça.

J'aime bien Lloyd. Il est cool.

Me vla dehors. Iéh, y'a de la lumière. Beaucoup trop. Vite, lunettes. Là, c'est mieux. En prime, il fait bon, ces temps-ci. Y'a une douce chaleur qui flatte la peau. Un vrai crève-cœur de devoir bosser par un temps pareil. Mais bon, faut s'faire une raison. L'avantage de ce rade, outre son gérant, c'est qu'il est pas loin des quais. J'y serai en cinq minutes, sans me presser. Jme roule une tige en marchant, craque une allumette et remonte vers le port. Y'a une sacrée agitation. Des gars qui portent des caisses, d'autres qui poncent des planches. Ça fleure bon le bois travaillé. Hm, finalement, ça sera ptetre pas si mal. J'envisage un espèce de petit contremaître grincheux, et lui demande s'il a un job pour moi. Il me répond qu'il y a toujours besoin de main d'œuvre, mais qu'il est pas sûr que je sois taillé pour l'exercice. Sans blague. Tu m'apprends un truc là, pour vrai. C'est ma demi-gueule de bois, mon super blazer ou mon physique de catcheur qui te fait penser ça ?

Jm'en vais pour tourner les talons. Le mec a pas l'air conciliant. Et après tout, on va pas insister pour se tuer la santé. Mais à ce moment là, un mastodonte rigolard se pointe et pose une énorme paluche sur l'épaule du gratte papier à la mine pincée qui semble tout d'un coup ridiculement petit à côté de lui. Ça me tire un sourire, ça mérite au moins que j'écoute ce qu'il a à dire.

On peut toujours lui trouver une utilité, à ce gars là. S'il est là, c'est qu'il en veut. Pas vrai, qut'en veux ?

C'est à moi qu'il parle. J'étais en train d'me demander combien il s'enfile de steak au pti déj, le colosse. Pas le genre de coco que t'as envie d'emmerder, pour sûr. Jlui réponds sagement.

Ah, ça ... J'peux faire quoi ?
Là, on bosse sur une grosse commande, mais y'a pas mal de trucs qui trainent, en marge de ça. Tu vois la gamine là-bas ?
La petite, là ... ?
Géhéhé, la petite, c'est cela oui. Elle, c'est Serena. Va la voir, et aide là. Si elle te chasse pas, te mange pas, te jette pas, on envisagera de te garder plus longtemps qu'un aprèm.
Hin. Ça m'va.

Cool. J'pensais qu'on allait me faire bosser dur, mais en fait. Y'a ptetre moyen de tirer au flanc savamment. Suffit de négocier ça avec "la gamine". Qui est occupée à brailler consciencieusement sur je sais pas trop qui je sais pas trop pourquoi, mais en tout cas, ils essuient une sacrée gueulante. Que j'interromps, quand bien même c'est assez drôle à voir faire.

Serena, c'est ça ? Le géant là-bas m'envoie te filer un coup d'main. Par quoi j'commence ?
    J'sens que le serpent s'est réveillé de bon matin. Il siffle entre l'estomac et le rein, et ça remonte, et c'est pénible. Un lombric dans une canalisation foireuse.
    Les gars sont habitués, ils se marrent. Je sais que c'est devenu leur putain de blague préférée de tout faire pour me foutre en boule. Et ils sont contents, dans leur masse. Un troupeau qui bêle. J'suis certaine que si j'en isolais un, que je le prenais à part, il tremblerait, il chierait sa laine.

    Moi, j'ai pas peur de vous, bande de connards. Je pleure pas sur mon sort, ça, jamais. Je suis plus au Grey T., je fais plus la pute pour un salaud de pirate aux mains moites, j'ai la tête hors du tas de merde. Mais toujours, toujours, toujours, de la merde dedans.

    Et ça vous dirait pas d'arrêter un peu de la touiller ? D'arrêter de foutre de la soupe dans mon seau de nettoyage, d'arrêter de planquer mon balai, ouais, surtout toi, Konrad. Ça te va bien, ce nom, tiens. Con-en-Rade. T'es aimé, on te dit grand farceur, tout ça. Moi, je sais que t'es rien qu'une feignasse sans ambitions, juste là pour faire marrer les copains au détriment d'un autre. Tu penses pas à mal ? Arrête tes conneries, langue de pute. Penser, j'parierais ma main droite que t'as jamais su ce que c'était. T'agis avec la bêtise d'une mouche sur du miel, et après, tu t'étonnes qu'on t'engueule.

    Comment ça, j'ai pensé tout haut ? Tu sais ce que c'est de te faire engueuler ? Comment ça, c'est ce que je fais ? Ouais, bien, t'as trouvé ça tout seul ?


    -Et vire moi ce putain de sourire, si tu veux pas que je te le refasse !
    -Ah, ce coup-ci, t'as calé les bonnes balises au bon moment.
    -Quoi ?
    -Non, parce que tout à l'heure, on savait pas trop si tu gueulais vraiment ou si tu pensais, alors...
    -Essaye pas de m'embrouiller ! Et casse-toi, t'as un boulot pour mériter ton salaire de merde, non ?
    -Toi non plus tu travailles pas, là, tout de suite.
    -DEGAGE !

    J'ai senti mes traits se tirer, mes babines se retrousser, et les larmes monter. Le mec est devenu blanc, même s'il a continué à ricaner. Sale hyène, c'est ça, dégage. Va retrouver tes potes, allez bouffer votre os et me r'gardez plus. Et si tu t'approches encore une fois d'mon seau et d'mon balai, je te les ferais rentrer dans le...

    Putain, quoi encore ?



    Ah, encore un branleur qui cherche à bosser parce qu'il a plus de quoi s'imbiber les deux lobes. Et le boss qui fait coucou-bonne-chance... lui aussi, ça lui plait de me refourguer des cas désespérés. C'est comme ça qu'il espère me cadrer. Il a pas tort, et lui, il m'emmerde pas. Pour un peu, je le trouverais presque gentil. Pour un peu.

    Donc, je mire le bonhomme. Il sourit comme s'il avait encore le zinc sous ses paluches trop blanches. Moi, ça a tôt fait de me donner des envies de meurtre. Enfin, non, quand même. Mais disons, assez d'envies violentes pour que mon balai, je le lui balance droit dans le ventre. Et hop, plongeon par-dessus le bastingage. Avec un peu de chance, ça dégueulera dans la mer.


    -J'ai déjà assez de débiles congénitaux pour pas avoir à en supporter un qui soit rond comme un tonneau. Et magne-toi de remonter, y'a le pont à nettoyer.

    Les dockers rigolent en déchargeant le bateau d'à côté. Toujours contents, j'sais pas comment ils font. Contents quand je les engueule, contents quand c'est un autre qui prend, contents quand j'arrive et quand j'm'en vais. D'y penser, j'ai encore de la colère qui monte avec une grosse envie de pleurer. C'est comme si le serpent grimpait de tes tripes, te faisait hurler, et s'enroulait dans ta cervelle pour la remuer, t'empêcher de mettre de l'ordre. Ce con y a résidence permanente. Pas ma faute si me foutre dans des états pas possible a l'air de le faire redescendre. Mais il remonte, toujours. Et c'est comme si la contrariété lui ouvrait une autoroute directe jusqu'au cortex.

    -MAIS TU VAS TE LES SECOUER, OUI ?

    Il est revenu. Je suis déjà occupée à gratter le sol à la brosse, et ce con me regarde. Il attend quoi pour bosser ? Que je lui apprenne ce que c'est que l'eau chaude et le savon ? Bordel, celui-là, c'est sûr. Je vais m'le faire. Il va prendre pour les autres, vu qu'il est pas du troupeau. Au moins, s'il tient bon, on aura peut-être recruté une nouvelle femme de ménage pas trop trop minable.
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    Bouah. C'était quoi ça ? Pas un bonjour, ni mange ni merde, elle m'envoie un shoot en plein buffet, la jeune. Faut croire qu'y'avait comme une mise-en-garde dans la remarque du géant de tout à l'heure. J'aurais dû flairer le danger. J'aurais dû. Trop tard, j'ai bu la tasse. Me vla tout trempé; jusqu'aux os. Ça a le mérite de chasser cette douce fragrance de mauvais alcool qui me suit, certes. Et de me sortir la tête de la où il faut pas l'avoir, aussi, un point pour la méthode forte. Seulement, on s'en fout de ça. Y'a drame. Ma blague à tabac aussi a pris un bouillon. J'ai bien essayé de lui maintenir la housse hors de l'eau, de tenter un essorage cardiaque de la dernière chance. Mais, non, l'est foutue. Et ça, ça fait pas plaisir. 'ff... Pas une goutte, pas une clope. Merde, ça devient vraiment une situation critique. Jle savais qu'c'était une connerie. Bosser. Dieu miséricordieux des petits touristes, j'ai été faible, j'ai cédé. Et là, bah, je le regrette encore plus que le dernier bon whisky que j'me suis envoyé. Et il date d'y a une paye, c'est pour dire. Surtout que pour rien arranger, la petite boule de nerfs là, ben elle en redemande.

    On m'avait parlé des conditions de travail difficiles, des brimades, de la dépression, gourmande et menaçante, toujours là à guetter le malheureux qui voue sa vie à son job. Truc qui t'en fait baver, où tu manges ta ration d'emmerdes. Mais j'pensais que, dans la recette, y'avait une bonne dose d'exagération. Sauf qu'apparemment, c'est pas franchement, franchement l'cas. La minette, elle a pas bouffé le fruit du cachet d'aspirine, parole. Elle me braille dans les écoutilles d'une force, à m'en faire saigner les tympans. Et encore, heureusement que moi, j'ai pas bouffé de fruit. Sinon, j'étais bon pour le grand gloup, vu comment elle m'a balancé à la flotte. J'aime autant pas imaginer l'état dans l'quel finirait celui qui aurait le malheur de bouffer son quatre heures. Surtout que, vu la tigresse, son péché mignon tout plein ça doit être un bon morceau de barbac bien fraîche, bien saignante, limite encore vivante. Allez, on va s'retrousser les manches, j'mérite pas de finir haché-menu.

    J'pose mon blazer dans un coin, à l'abri, et vais pour filer un coup de main. Quand.

    Splatch.

    Mah, quoi encore ? Y'a comme un seau d'eau sômatre qui vient de me doucher la gueule. Et un mec toutes dents en dehors qui se marre sans s'en cacher et balance un vilain " ooups ". À côté aussi, ça s'marre. Haha, sacré Konrad, qu'on dit. Bon bah, ça vaudrait limite le coup de repiquer une tête pour se laver. M'enfin. Y'a comme un signe, là.


    C'est malin. Une chemise presque neuve...

    J'reprends ma veste. Et jme barre. Parce que merde, j'ai pas la gueule d'une Conchita moi. Seulement, le Konrad, il se contente pas de ça. Il continue son petit numéro, se donne en spectacle et en colle pas une à côté de la Serena qui s'échine à rendre clean le sol. Hm, c'est fâcheux. Petit examen de conscience. Léger, faudrait voir à pas se tordre un neurone, non plus. ... Allez, chiche, j'ai rien d'autre à foutre jusqu'à ce soir.

    Tiens, essaye un beau geste pour changer. Attends qu'je revienne pour me virer.

    J'dis ça à la rebelle qui me réduirait en petit tas de cendres en me regardant si elle avait des Pyro Dials à la place des loupiotes. J'crois même qu'elle marmonne un truc, genre bon débarras, mais j'suis plus à ça près. J'reprends ma veste par le col, la balance par dessus mon épaule sans l'enfiler véritablement, et trace à travers le chantier. J'croise le petit grincheux qu'était d'avis de me refouler. Il me mire pas content pour un sou, comme une erreur dans sa ligne de compte. J'l'ignore, lui et la poignée de railleurs qui me lorgnent, et me casse. Direction le bar.

    Quand il voit ma frimousse, Lloyd manque de s'étouffer dans son verre. Il empoigne le manche de son vieux balai, j'lui dis que c'est bon, j'ai déjà donné pour la journée à ce niveau là, et le rassure quant aux raisons de ma visite.

    T'as toujours ta super invention que tu m'as vantée, là ? La Pompe à Bière ?
    Sûr que je l'ai. Un système révolutionnaire. Un Ventilo Dial qui permet au fût de bière de mousser. La pression !
    Yeah, une petite gorgée pour l'homme, un cul-sec de géant pour les alcoolos.
    Hm, tu m'as dit. Et ... pourquoi tu demandes ?
    J'en ai b'soin. Tu m'le passes ?
    QUOI ? C'est pas un coup de balai que tu cherches toi, c'est l'incident diplomatique !
    Rho, Lloyd, déconne pas, y'a des millions de vies en jeu sur ce coup.
    ...

    Héhé. Ce qu'il y a de cool à être moi, c'est que les gens ne savent pas me refuser grand chose. Alors, même si ça aura coûté dix minutes de tractations intenses et la promesse de bosser gratis tout le week-end qui arrive, j'ai fait céder Lloyd. Il m'a filé un de ses fûts magiques – un vide, on va pas gaspiller de la bière non plus – la bonbonne munie de son Dial et même la tireuse avec. Et j'repars.

    Au port, on me mire avec une surprise qui offre diverses mimiques marrantes, parce qu'un mec qui vient se balader peinard avec tout ce bardas chargé sur les épaules, c'est pas banal. Et j'me pointe, tout tranquille, sur mon lieu de travail. Mon lieu de travail. Héhé, ça fait bizarre de dire un truc pareil. Jme marrerais bien, mais j'suis pas accueilli à bras ouverts. Y'a entre autre l'ami Konrad qui vient jouer au plus malin parce qu'il a un statut de cafard alpha à assumer. Seulement, black day pour lui, j'ai l'atout maître en main. Mon tonneau. Et si j'en ai pris un vide, c'est pour mieux le remplir de flotte.

    J'ouvre le bec, un jet d'eau puissant sort du fût. Suffisamment puissant pour forcer l'idiot à rebrousser chemin en se protégeant minablement la tronche, tant et si bien qu'à force de reculer, il finit à la flotte sans s'en rendre compte. Une bonne chose de faite. L'en reste une autre. J'toise la Serena, qui, si elle est toujours pas convaincue de c'que je vaux, peut pas protester devant le traitement administré à son cas le plus difficile à gérer.

    Tiens, décale toi un peu, tu veux ?

    Je rouvre le bec en haut du fût, vise le sol, dans la zone qu'elle a passée un bon moment à nettoyer. Sauf qu'un bon jet d'eau bien puissant, c'est quand même plus efficace qu'une paire de pognes, aussi énergiques soient-elles. J'quadrille de long en large tout un quart de l'endroit, où la crasse hisse bien vite le drapeau blanc devant ce nouvel adversaire qui joue clairement pas dans la même catégorie. J'suis vaguement trempé dans l'opération, mais bon, comme j'en avais besoin. Certains artisans curieux suspendent même leur boulot une minute pour admirer le bonhomme qui passe au kärcher le sol. C'est ma minute de gloire.

    Arrive un moment où j'suis à court de carburant. Bonne nouvelle, c'est pas la flotte qui manque dans l'coin. Konrad refait surface, à son rythme, les yeux rougis par les vagues qu'il a ramassées en pleine poire, le souffle un peu court. Le chef de chantier gueule que le spectacle est terminé, tout le monde repart à son atelier. J'mire Serena, pas mécontent de voir qu'elle sort plus les crocs. Parce que sinon, à ce niveau, j'vois pas quoi faire de plus pour la calmer.

    Vla. Y'a plus qu'à remplir le réservoir et r'commencer. T'aurais pas une clope ?

    Ou comment arriver à un résultat génial sans forcer. Y'a pas à dire. Je m'aime bien. Allez, prochain défi.
      Des yeux, j'le sonde. Très content de lui, c'est clair. Mais il y a jusqu'à Colère, mon reptile qui se promène du côté de mes amygdales, qui me dit qu'il a de bonnes raisons de l'être. Il redescend, mais son mouvement me fait trembler les mains. Colère a toujours un tarif élevé pour ses offices de bourreau. Et je sais qu'au fond, j'me plais à le nourrir.

      J'suis grave, bordel.


      -T'as l'air d'un branleur, mec. Mais sur ce coup, je dois dire que t'as assuré.

      J'pense moins à l'état du pont qu'à celui du connard qu'est reparti se la toucher sur le bateau d'à côté. Ses potes se marrent à toutes ses conneries, le protègent du chef, juste parce que ça leur fait des choses à raconter à leurs grosses à la fin de la journée. Là, je sais déjà que les deux plongeons, ça leur fera leur soirée. Rien que ça, ça me fout les boules. Parce que si je peux leur faire peur, c'est seulement quand Colère est aux commandes et que je laisse son poison éponger ma cervelle jusqu'à la moelle, et me contaminer toute entière.

      J'pense à tout ça penchée sur ma blague à tabac, en essayant de rouler ma clope. Le gars a déjà la sienne au bec, il fait mine de pas voir les spasmes qui me font balancer du tabac un peu partout. J'ai l'air d'une dingue, putain. Et ça m'énerve encore plus. Et plus ça... m'énerve, plus... je tremble. Rah!

      Il ose pas proposer de m'aider, mais en même temps, je le comprends. J'essaye de me contrôler, je respire tranquille, je fais abstraction des coupeurs de jonc qui rigolent de l'autre côté du bastingage... sauf qu'en fait, je fais abstraction de rien du tout, et de rage, je leur balance un pavé. Pas la peine de demander ce qu'il faisait là, il y était, c'est tout. Et j'ai bien visé.


      -Oh putain la garce !
      -Il est dans le coltard, elle l'a pas loupé...
      -Y'en a une qui va y prendre, ce soir.
      -J'suis d'accord, elle l'aura pas volé. Je veux bien être gentil, mais au bout d'un moment...
      -En attendant, je le ramène chez lui.
      -Non, c'est mon tour cette fois-ci !
      -C'est le mien, bande d'enculés ! Me faites pas le coup, j'avais même fixé une heure avec Mathie...
      -Tu vis dangereusement, toi.
      -Aller...
      -Tu me payes le resto ?
      -Tu viendras au bordel avec moi ? Tu récureras mes chiottes ? Tu prendras ma corvée de ponçage ?
      -Tout ce que vous voulez...
      -Aller, file. Et profites-en bien, enfoiré ! Bwahaha !

      J'ai réussi à rouler un cône à peine fumable, tellement trempé que je peine à l'allumer. L'autre préfère s'emparer du briquet de peur que je ne lui brûle le cuir. Et on se pose sur les deux caissons de sardines vides qui servent à stocker le matériel de nettoyage.
      J'essaye de fumer lentement. Ça m'apaise un peu, mais je m'y autorise rarement. L'air vicié du Grey T. m'a laissé, entre autres, une respiration pas toujours terrible. Sans parler du goût qui me rappelle un peu trop l'odeur de Crack Joe et de ses potes, du temps où ils essayaient de devenir des hommes par tous les moyens possibles et imaginables.

      Y compris en détruisant les autres.

      Je crache dans mon seau, en réalisant d'un coup que mon soutien du jour essaye de me causer, et que j'ai rien suivi. Il a terminé sa clope, j'écrase la mienne contre le talon de ma dockside. Et lui file ma blague.


      -Sers-toi autant que tu veux. J'te laisse finir le pont, j'vais m'occuper de la cabine du capitaine. Viens me voir quand t'auras fini. Et essaye pas de tirer au flanc, je pourrais très mal le prendre.

      Parce que quand même, on a beau dire, il a l'air d'un sacré branleur.

      Dans le fond, le job est pas déplaisant pourtant. Les chefs sont jamais sur ton dos, tu sais ce que tu as à faire. C'est simple, c'est honnête, c'est stable. Le problème, c'est que ça attire surtout des merlus sans ambition autre que de boire leur café, de rire avec leurs copains, et d'aller tirer leur coup le soir. Je dis pas que je vaux mieux que ça. Je dis que moi, j'ai déjà galéré pour en arriver là. Alors, supporter le foutage de gueule quotidien de mecs qui ont décidé de rater leur vie sitôt nés alors qu'ils ont eu le choix, ça me fout en rogne.


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      Pour commencer à cerner la minette, je reçois avec un sourire relax et satisfait sa remarque qui a valeur de congratulations. De toute façon, j'peux pas lui donner tort, ça se lit sur ma tronche que l'effort et moi, on est pas vraiment potes. Et puis, elle acquiert définitivement le statut d'amie pour la vie en me laissant piocher une part généreuse de tabac, que je fume avec une délectation non feinte. Les bouffées aspirées, la fumée qui caresse le visage, la douce odeur qui flotte autour de nous. Hmm ... un petit cône de magie, la panacée. Plaisir.

      Enfin, plaisir, pas pour tout le monde. Serena est le genre à toujours avoir une guerre de retard à mener, et même si tout s'accorde à rentrer gentiment dans l'ordre, elle, elle envoie un pavé en head-shot sur un couillon qui apprendra à rire moins bêtement. Les pognes de la jeune sont prises d'étranges convulsions, son énervement est clairement pas feint. Si j'pouvais encore la suspecter de se donner un genre, à grogner et aboyer à tout va comme elle le fait, ça lève les derniers doutes. Cela dit, j'pige pas très bien le pourquoi de sa colère. Il fait beau, chaud, on est calés, clope au bec. Que demande le peuple ? A part une bière bien fraîche et un jeu de cartes, j'vois pas. Y'a bien une petite voix en moi qui sous couvert de curiosité, irait bien voir s'il y a moyen d'arranger les choses; mais c'est un coup à se ramasser une mandale collector en travers du museau et l'autodestruction est pas encore à mettre à la liste de mes défauts. Alors on s'pose, et on fume. Peinards, en silence. C'est bien le silence.

      La pause s'achève bien trop vite, mais la blague que Serena me confie et son invitation à y piocher dedans sans retenue me donne l'allant nécessaire pour me lever sans lâcher un soupir de contrariété. J'tente une pointe d'humour en demandant c'est quand le prochain break, qu'elle relève pas. Au lieu de ça, la furie rousse m'explique tout de même à sa manière avant de s'éclipser en cabine que glander serait pas une bonne idée pour ma santé. Jm'en serais douté, le spectacle qu'elle propose depuis un moment déjà incite pas trop à tenter le diable. On va filer droit. ... Enfin, on va faire c'qui est demandé. Mais on va y mettre sa touche perso. Tout en astuce.

      Pour refaire le plein de mon tonneau, j'vais me planter à côté d'un grand gaillard accoudé oisivement au bastingage. Jl'ai repéré un peu plus tôt, c'est un des rigolos accoquinés à Konrad. Mais à la gueule, il m'avait semblé un peu moins crétin que la moyenne, voire même pas con. Il me voit et m'ignore gentiment avec la mine de mépris qui va avec, jusqu'à ce que je lui tape sur l'épaule et lui propose une clope. Beau geste, gratuit en apparence même si l'autre est pas suffisamment tanche pour le prendre pour du pain béni. Alors, toujours méfiant, il prend la tige, craque une allumette pour lui, me file son paquet pour que j'en fasse de même et attend la suite.


      Hm, j'pensais ... ff' ... c'est quoi l'programme, après le nettoyage ?
      Qu'est ce que ça peut t'faire, mon gars ?
      Bah, y'a forcément autre chose à faire, non ?
      Sûr. Faut charger la cargaison à la cale.
      Et qui s'en charge ?
      Tu vois quelqu'un porter des caisses, toi ?
      Héhé, bien répondu.

      Il a la bonne répartie et la gueule du mec qui est pas chiant. Juste un peu feignant. Je respecte ça. Énormément.

      Et ... mettons qu'on s'occupe de ce chargement.
      Y'a rien qui presse.
      Non, non, bien sûr ... mais mettons maintenant qu'il y ait quelque chose à y gagner.
      Tu veux nous payer pour qu'on fasse notre boulot, peut-être ?
      Hin, non, ça f'rait mauvais genre. Et puis, c'est pas l'argent, le moteur des muscles. Ça serait plutôt l'alcool, non ?

      Une petite lueur d'intérêt allume son regard. Bingo.

      Hm. Continue.
      J'connais un bar tout près où le patron serait prêt à payer une tournée générale à tous les valeureux dockers qui auront chargé la cargaison. La meilleure bière du coin.
      Tu te fous de moi ?
      Oh que non. Et si c'est pas le cas, j'veux même bien payer la tournée moi-même.
      Hm ... Mettons que ça s'fasse. T'y gagnes quoi, toi ?
      Moi, oh, trois fois rien.

      Il est pas dupe, mais ça ne change rien. Le gars sourit, je l'imite. Ça exsude de malice dans l'coin. On flaire la bonne affaire des deux côtés, alors on s'détend, on se présente même. Il dit s'appeler Mortimer, alias Morty'. On se serre la paluche comme des hommes, on lâche un "marché conclu" qui met tout le monde d'accord. Morty part motiver les troupes à mettre un peu d'huile de coude, moi j'finis de nettoyer le pont. Vingt minutes plus tard, la cale est ouverte, le chargement largement entamé et la place est tellement propre qu'on pourrait y servir la bouffe.

      Pas mécontent de mon coup. Tout le monde est gagnant. Ces gars auront un verre offert par le patron. Lloyd aura un afflux de clientèle miraculeux tel qu'il ronchonnera presque pas au moment d'offrir la tournée générale. Serena aura même plus besoin de râler. Et moi, j'gagne sur tous les tableaux en rentrant dans les bonnes grâces de tout le monde. Et ça, c'est précieux, on sait jamais quand, mais ça sert toujours à un moment donné.

      J'file vers les cabines, toque à la porte de celle du capitaine, ou Serena doit toujours se trouver et entrouvre la porte.


      Vla, tout est au poil dehors.

      J'ressors innocemment pour la faire me suivre vers le pont et mirer l'effervescence qui règne. Pas manière de lui jeter ma réussite à la gueule, juste flex. Pas besoin de plus quand tout s'passe bien.

      Tiens, ton tabac, il m'a sauvé la vie...

      Jlui montre la fin d'une tige qui se consume entre mes doigts. Et ajoute en tirant une dernière latte.

      Tu d'vrais essayer l'yoga, un jour.

      Oui, une remarque, presque drôle, presque l'air de rien. Elle va pas m'bouffer pour si peu.
        C'est nickel, putain. Récuré jusque dans les fissures, le pont, sans un grain de poussière. Reste à passer un bon coup de cirage pour que ça tienne bon sous le sel, mais ça, ça sera demain. Là, 'faut que ça sèche. Mon travail de l'après midi, torché en une heure.
        Pour un peu, j'en oublierais presque ce que j'ai du affronter dans la cabine du capitaine. La montagne d'ordures que cet enculé avait laissé à mon intention. Impossible de lui rendre la pareille en laissant tout tel quel, il le sait. Je me ferais virer, même. Le boss est pas méchant, mais il tient à sa réputation. Ça, je peux comprendre. Et je sais qu'en laissant la ouache dans la piaule de l'autre guignol d'unijambiste, je lui ferais plus de mal à lui qu'au vrai coupable.

        Tout ça, je le sais. Et c'est peut-être le fait d'être au courant de cette injustice qui a redonné du grain à moudre à ma meule intérieure. Mon serpent s'est foutu en boule, et il tourne, tourne, et retourne le contenu de toutes mes tripes. Je peux raisonner, j'ai la main un peu plus sûre. Mais j'ai le ventre qui hurle vengeance, et le cœur qui réclame justice. Sauf que je sais d'avance qu'il n'y en aura pas, de justice, pas pour moi. La justice, ici, c'est en branler le moins possible tout en en faisant assez pour pouvoir se plaindre des horaires, de la difficulté, de tout. Se plaindre en groupe, c'est la base de l'amitié qui unit les rats. J'ai compris trop tard qu'il fallait ça pour faire bloc, troupeau, pour être bien sûr que personne s'en prendra à toi.

        Moi, dès le début j'étais grillée. Presque la seule femme des docks à pas bosser dans un bistrot, et c'est pas faute d'avoir essayé. Et presque la seule, aussi, à pas s'être résignée à aller gonfler les rangs des catins. Remarque, pour ça, j'avais au moins la formation. Au moins une chose que le destin m'a à peu près épargné.


        -Ouais, t'as bien bossé.

        J'suis vraiment admirative, c'est sincère. Surtout quand je vois tous ces sacs de sable se bouger le cul pour charger la cargaison si tôt dans l'après-midi, alors que le soleil tape encore sur les caboches. Mais j'ai la pensée ailleurs, et je respire mal. L'odeur des merdes de la cabine, la clope, la colère qui peine franchement à se calmer. Y'a toujours un prétexte à la relance, aussi... ça tiendrait qu'à moi que je serais comme lui. A fumer tranquille en prenant les choses comme elles viennent. Mais non, ça, je peux pas. J'ai la misère peinte en gros caractères sur la gueule, et ces cons de dockers ont jamais pu me pardonner ça. J'étais la pièce en trop qui jurait dans leur rouage bien graissé. Je l'ai senti, et ça a jamais lâché. C'est comme ça qu'elle est née, la colère. Et qu'elle grandit un peu chaque jour, que le serpent prend plus de place chez moi. Bientôt, si ça continue, il me bouffera vraiment de l'intérieur, et je serais plus qu'un gros, gros reptile. Mangeur d'ordre, qui trouve son plaisir dans la haine, dans la gueulante.
        Et ça sera presque confortable, parce que ce jour là, au moins, je sais que je souffrirais plus. Que je ne me détesterais plus à chaque coup de sang. Colère sera devenu mon nom, mon état naturel.

        Là, en me voyant, tu comprends que tu as jeté la goutte de trop. Le genre de blague crasse qui me fait sentir le gouffre qui me sépare de la normale, l'impossibilité de la distance à parcourir. Comme un grand vertige, un grand vertige qui fait se dresser la collerette du serpent. Prêt à mordre, mais au lieu de ça, ma main se tend vers ta clope. Pas élégant, peut-être, mais quand on a trop traîné dans la boue, c'est dur de se nettoyer. Mes manières disent quelque chose de la vie des docks, quand on est dans la solitude et la pauvreté. Je tire la dernière latte. Je souffle lentement, en me concentrant sur le bruit de mon cœur entre mes tempes. Tu parlais de yoga ? Voilà : je pratique tous les jours. Et pour cette fois, j'ai juste réussi à me convaincre de pas te cracher toute ma rage à la figure.

        Parce que tu le mérites pas. Je suis ce que je suis, mais aussi longtemps que je ne serais pas toute entière dévouée à ma colère, j'aurais ma tête pour moi.

        Au fond, j'ai jamais été injuste. C'est ce qui m'a empêchée de sombrer dans la piraterie, ou de rejoindre ces putains d'idéalistes de révolutionnaires. Mais c'est aussi ce qui me fait souffrir. Je me supporte plus, je supporte plus rien depuis longtemps. Le soir, j'ai peine à m'endormir. Le somnambulisme s'est souvent joué de moi, et durement. L'humiliation, le désir de vengeance, ce sont deux choses qui vont de pair, et qui ne me quittent jamais. Avec un terreau pareil, impossible que Colère ne fasse pas de bons petits.

        Sale bête.


        -Aller, viens... Rik, tu dis ? Bon. On va causer au patron.

        On y va, et le grand nous accueille en souriant. Lui aussi, toujours content. Sauf qu'il vit trop dans son monde pour être un salaud.

        -Alors les amoureux, on se promène ?
        -On a terminé le nettoyage de l'Espadon, Beo'.
        -Oh. Ahah, bonne pioche alors, gamine ?
        -Ouais.
        -T'es engagé mon gars. Ramène toi demain matin, à huit heures sur les quais. On reçoit un gros chargement de fruits, et faudra tout remettre en état avant l'arrivée des dockers à midi. Le bateau repart dans la journée. Mais vous devriez être assez de deux, vu le tour de force d'aujourd'hui. Guéhéhé !

        Un peu pris au dépourvu, le Rik. Il tire une drôle de gueule à l'idée de se lever tôt. Mais Beowulf est dans un de ses nombreux jours de bonté. Il lui lance une bourrade à couper le souffle à un buffle, et lui glisse un billet dans la main.

        -Allez boire un verre, tous les deux. Vous avez fait du bon boulot. A demain, gamine ! Amusez-vous bien.

        Quand je disais qu'il était dans son monde. Pour lui, je suis rien d'autre qu'une môme un peu turbulente, mais travailleuse. Pour ça qu'il me garde, malgré les plaintes régulières des dockers.

        Rik a l'air content. Moi, je suis paumée. C'est la première fois que je termine plus tôt, et que j'ai quelqu'un de pas trop antipathique avec moi. Dur de savoir comment se comporter, quand on passe sa vie à gueuler, à jeter des boules de merde dans chaque mot, dans chaque ordre, dans chaque menace. Tout ça, ça me renvoie à l'époque où j'avais encore mes frères pour veiller sur moi, mais j'ai tôt fait de chasser cette pensée avant qu'elle ne revienne au galop.

        Parce que tu as la gueule de Vaillant, mon frangin. Et que depuis le début, j'ai mal de te regarder. Ça en rajoute une couche, et pour pas céder sous l'assaut des émotions contraires, je m'érige un mur. Je ne dis rien, mais je te suis.

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        Voilà, journée de travail terminée. Finalement, c'est pas si terrible. Un peu de jugeote, un peu de malice, et tout marche comme sur des roulettes. Serena offre au patron la lettre de recommandation la plus courte du monde quand il lui demande si j'mérite de revenir demain. Mais y'a pas besoin de plus, les choses simples suffisent, c'est comme ça que ça marche entre gens de confiance; j'suis embauché. Premier emploi à trente quatre piges, quelle émotion. J'verserais bien une larme si j'étais pas occupé à récupérer mon souffle envoyé paître aux quatre vents en deux directs méchamment assénés par Beo. Le premier, c'est quand il m'apprend qu'il faudra pointer à huit heures, demain matin. Huit heures ? Me suis pas levé aussi tôt depuis quinze ans, au moins. Et encore, c'était sûrement par accident. Le second, plus tangible, c'est la claque monumentale qu'il m'aligne dans le dos, en guise de tape amicale. Bien faire son job a un prix, et si j'dois m'habituer à ce genre de traitement, j'vais devoir me mettre à la muscu, moi.

        Cela dit, le gaillard est un mec bien. Toujours d'entrain, la bonne humeur règne partout où il passe. Et avec ça, il me refile de quoi nous hydrater savamment pour toute la soirée. J'aime. On suit ses directives et file aussi sec vers le bar de Lloyd, auquel je dois rendre son petit bijou de technologie. La jeune est pas du genre bavarde, et j'suis pas du genre chiant, alors je force pas la conversation. Jla suspecte d'être un peu larguée dans une situation où elle a personne à qui mousséguer les mollets. Ça n'fait que parfaire le curieux personnage qu'elle est, ça prête à sourire. De toute façon, avec le programme bien noble qui suit, j'vais trouver l'moyen de lui faire apprécier les bonnes ambiances.

        On fait simplement une escale en cours de route à un bureau de tabac pour recharger les batteries. Bureau de tabac, qui, par un curieux hasard, fait aussi office d'armurerie. On entre dans la boutique et tombe sur un curieux petit bonhomme volubile, au visage encore poupon mais qui doit pourtant avoir pas loin de la quarantaine.


        Bienvenue dans mon modeste établissement, je suis Sir Arthur, et vous ?
        Moi ? Non.
        Moineau. Quel étrange nom.
        Mais non, enfin...
        Prénom alors ?
        Mais qui m'a foutu un idiot pareil, bordel ?
        Oh, je vous en prie, cessez ces noms d'oiseaux. Ne prenez pas la mouche.
        La mouche est un insecte, pas un oiseau. C'est fini, la session jeux de langage ?
        Sachez monsieur, que vous êtes en présence du triple vainqueur en titre du concours des Jeux des Mots.
        Ah ? Ça m'a l'air bien délire, ça.
        Je n'ai pas été élu voyons, je suis sorti grand vainqueur du concours. Je suis le Roi des Mots.
        Ah, et c'est pas trop douloureux ?
        Seulement quand je fais des fautes. J'ai forgé mes victoires sur les mots-valises. C'est un trait d'humour très apprécié.
        Non, mot-valise, c'est un trait d'union.
        Hoho, vous prenez vite le coup.
        Ça m'arrive d'en prendre oui, mais pas dans la face, ça laisse des traces.
        Plutôt dans la pile, alors ?
        Je ne me laisse jamais mettre en pièce.
        Une pièce ? Comme un morceau ?
        Plutôt comme une partition.
        Oh, je n'ai jamais été doué en mathématiques.
        La thématique ? Ben justement, on s'en éloigne. Je voudrais une cartouche, siouplait.
        Hum, très bien, mais je vous préviens, nous n'en avons plus qu'en petit format.
        Ah, bon, ben un paquet alors.
        Oui, j'entends bien, mais quel calibre ?
        Mais vous venez de me dire que vous n'aviez plus de cartouches.
        Très juste, je recharge demain. Et puis, ce n'est pas plus mal.
        Oui, il ne faut pas trop tirer d'un coup quand on a pas l'habitude. C'est un coup à s'esquinter la santé.
        Surtout celle du pigeon.
        À moins qu'il sache rouler.
        Généralement, le pigeon est du mauvais côté de l'arnaque.
        L'idée ici, c'est pas de se faire fumer, c'est de fumer, justement.
        Hum, oui, nous disions donc ... qu'est ce que je vous donne ?
        Un sachet de tabac, tout simple.
        Voilà, ça fera 100 Berrys.

        'fiou, c'était pas de la tarte. On ressort, on a de quoi fumer. Je mire Serena l'air de lui demander si, après coup, la scène était aussi bizarre qu'elle en avait l'air sur le moment. Vrai qu'il s'est passé un truc paranormal, là dedans.

        On arrive au Paddock, le bar de Lloyd. Y'a déjà deux ou trois des dockers auxquels j'avais refilé l'adresse, attablés, bruyants mais juste ce qu'il faut, heureux; plus les habitués du rade. Ça respire le bon cadre. Un coin où il fait bon se poser. Le patron me voit et va déjà pour râler concernant cette fameuse tournée générale à ses frais mais j'lui coupe le sifflet en lui tendant son petit tonneau chéri.

        Tiens, comme neuf. Merci pour ça. Et si tu veux mon avis, fais chauffer les turbines à fond, tu vas avoir du monde, ce soir.

        Le sourire commerçant refait surface sur le visage du vieux gérant. J'glisse un clin d'œil entendu qui règle l'affaire à l'amiable sans qu'on ait à plus en dire. Lloyd s'éclipse dans sa cave en se frottant les mains, pour aller y remplir de bière tous ses fûts, j'envisage une table dans un coin pas loin du bar où l'on se cale, tranquille. On a pas encore dit grand chose, sorti des bêtises type " chouette place " ou " bonne ambiance ". Mais c'est tout ce qui est bon. Je me plante tout au fond de ma chaise, bien avachi comme il faut, et me roule une tige en lorgnant vaguement Serena. Elle a l'air encore jeune; mais au moins trois ou quatre piges trop jeune justement, pour être une fille qu'on peut se vanter d'avoir levé un soir. Bahf', ça n'empêchera pas de passer une bonne soirée.

        Lloyd réapparait, jl'alpague d'un signe de main pour qu'il nous amène la première tournée. Pour poser l'ambiance, y'a rien de mieux que la picole. Le brave homme s'exécute de suite et nous amène sa spéciale, la Pression. Une pinte chacun, bien fraîche, bien mousseuse et généreusement remplie. Vla qui devrait mettre tout le monde à l'aise. Et d'accord.

        J'sais pas si t'as vraiment l'âge de boire, mais t'en as la gueule. Santé.

        On trinque. Une gorgée, pour le plaisir. Une autre pour la soif. Des journées de taf' comme ça, j'en redemande.

        Alors, que fout une jeune comme toi à trimer aux docks ? Un rêve de gosse, ou bien ?
          Dans le malaise où je me trouvais prise, l'épisode du tabac / boutique de chasse avait eu un drôle d'effet. J'avais soudainement eu envie de rire, mais j'avais juste sourit. Manière de préserver les apparences, j'en sais rien, ça a jamais tellement été mon soucis. Surtout manière de pas paraître complètement jetée, et de pas aller compromettre la soirée.

          C'est con, mais je me serais sentie mal de rentrer chez moi comme ça, sans rien à faire. D'habitude, je termine le travail quand il est temps de casser la croûte. Je mange, et je dors. Les jours où j'y arrive.
          J'habite une cabane qui prend un peu la flotte, et y'a pas grand chose à y faire. Pas de loisirs, pas d'amis, plus de famille depuis pas mal de berges. Je ne dis pas que je suis jamais allée m'abîmer dans un bouge crasseux des docks, surtout dans les premiers temps. J'avais peine à gérer ma bourse, pourtant pas bien épaisse. Je traînais trop dans les rues avec les pauvres, j'avais l'impression de leur devoir quelque chose. Parce que moi, je m'en sortais, et eux, pas. Et vivre dans la gerbe et la pisse des autres, je sais ce que ça fait. L'impression de crasse sordide qui te colle à la peau chaque jour, sans espoir de purification. Je leur filais des thunes durement gagnées, je causais, et je comprenais trop tard qu'ils avaient rien à voir avec mes frangins, ou avec moi. Ils étaient pas nés dans la merde. Ils s'étaient échoués dedans avec complaisance, et ils l'aimaient, leur vie de déchets humains. Ils aimaient se branler en pleine rue en se foutant du monde, se payer la gueule du travailleur qui serre les dents en passant devant leurs carcasses fondues par la boisson et le scorbut.

          En pensant à tout ça, je trinque et je bois. La bière est fraiche, pas tiède comme celle dont se régalent les morpions des mers qui s'en vont traîner sur les quais le soir venu. Depuis la fin de l'époque où je jouais les catins pour l'équipage de Triple-Botte, j'avais abandonné le malt et le houblon au profit de l'anis et de la gentiane. Tout en me tenant éloignée des alcools porteurs de folie, parce que pour ça aussi, j'ai donné et je donne tous les jours.

          La mousse aux lèvres, j'arrive à te décrocher un sourire à peu près sincère. La gueule de mon frangin, et l'aisance de celui qui connait son affaire. Un bistrot et une choppe, et t'es chez toi. T'as l'air sans repères, mais toujours libre de te fixer quelque part sans souffrir. Je t'envie, connard. Et si je médite, que ça me paraît clair, je sais que c'est confus et qu'il n'en restera pas grand chose au prochain coup de colère.


          -Ce que je fais aux docks ?

          Ça, c'est la question coupeuse de guibolles. Je reste en arrêt, ma choppe à la main. Que je repose un poil trop brutalement. Mon regard s'est de nouveau allumé, et au fond de mes iris, c'est le serpent que tu entrevois. Il siffle, mais je m'arme de courage pour le calmer. Je me concentre de toutes mes forces sur ce qui, en toi, me rappelle Vaillant. Vaillant qui a tout donné pour moi, et qui recommencerait si c'était à refaire. Non, vrai que tu peux pas savoir. Y'a pas de malice là-dedans, je suis pas en train de bosser, et t'es pas un incapable. Même si tes mains sont blanches et ton teint trop pâle.

          -Te fous pas de ma gueule.

          Comme si ça pouvait être un rêve de môme, d'aller récurer les latrines et cirer les ponts incrustés de sel des vieux transporteurs de Bliss. Des rêves, si j'en ai eu, c'était des trucs du genre sortir du Grey T., vivre dignement avec mes deux frangins, peut-être me marier et oublier la souillure de mon enfance.
          C'était des rêves, parce qu'ils étaient destinés à rester tels quels. Irréalisés. On quitte jamais le Grey T., parce que le Grey T. s'incarne dans tous ses habitants comme un deuxième cœur. Vaillant est mort en voulant m'offrir une robe. Et le mariage, qu'est-ce que tu veux que j'y accorde, comme valeur ? Je peux pas croire à la fidélité après avoir officié de la pire des façons, sur les mers et les docks. Et l'oubli, passé un certain seuil, il est plus possible.


          -C'est un boulot de con, mais au moins, on me garde et j'suis payée.

          Et direct, c'est une longue goulée que je m'enfile, histoire d'étouffer un peu Colère. Colère n'aime pas qu'on lui rappelle la médiocrité de son hôte, Colère déteste se sentir humilié. De toutes mes forces, je le détache de moi, j'essaye de le regarder à distance. Mes yeux se font un peu moins durs. T'es resté stoïque. Ce que c'est bête, je me sens comme un danseur de corde sur son fil.

          -Mais bon. J'suis pas mécontente que tu sois pris. Ça me change un peu.

          Non, ça ne m'a pas du tout arraché la gueule de dire ça. Si ça a eu du mal à sortir, c'est à cause du manque d'habitude. Toi, ça a l'air de te faire rire. Tant mieux, ça comble un peu le vide. J'suis désolée, j'ai jamais été très bavarde. Trop de bruit dans ma tête pour que j'ai envie d'en faire encore plus. Et c'est déjà dur de former une phrase qui soit pas l'expression directe de la colère ou de la désespérance.
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          Elle est attachante, cette petite. En trois bouts de phrase décochés à la gâchette, même si ça sent fort la poudre dans ses mots, elle en dit beaucoup sur elle. Elle a son caractère, c'est une battante. C'est bien, les personnes de cet acabit sont intéressantes à côtoyer. Bonne rencontre. Je ris, décontracté. J'ai pas à me forcer pour ça, l'endroit incite pas mal à la bonne humeur et j'suis pas franchement avare dans ce domaine; ça participe à mettre l'ambiance, ce qui ne gâche rien et, en prime, ça tend à conforter Serena dans l'opinion qu'elle se fait de moi. Ouais, j'suis un mec tranquille, j'vais pas m'en cacher. On apprivoise mieux les gens avec un minimum d'empathie, c'est un don précieux d'en avoir.

          J'reprends une bonne gorgée. Large, puissante. Y'a pas à tortiller, cette bière là à de l'avenir. Un jour, la Pression règnera sur les bistrots. J'ai du flair pour ce genre de choses. J'mire le bar, dans son ensemble, dévisage paisiblement deux-trois clients, et reporte parfois mon attention sur Serena. Détail curieux, elle n'aime pas avoir à supporter mon regard. Pourtant, dans l'genre débonnaire, il se place bien. Mah, peu importe, j'suis pas là pour la ficher mal à l'aise. La pinte se vide bon train, chez nous deux, et c'est l'essentiel. J'vais pas m'amuser à la fixer ou à lui tirer les vers du nez, ça collerait pas trop au plan à suivre pour une soirée peinard; jm'amuse juste à croquer son caractère sans trop y penser, dans ma tête.

          Elle cache une sourde colère, furieuse, brûlante. Comme un volcan qui ne demande qu'à entrer en éruption. Y'a des gens comme ça, et généralement ceux-là n'ont pas été éduqué avec des caresses. Ça se lit dans ses manières, dans ce qu'elle est. De ses propos rejaillissent la tristesse, la douleur enfouies dans son regard. C'est pas une plainte, non, elle est bien trop digne pour ça. Alors ça se transforme en rogne. C'est pour ça qu'elle a toujours les babines retroussées, pour montrer les crocs et se protéger de la souffrance qui la guette. C'est fâcheux. Plutôt que la laisser se débattre à essayer en vain de se museler pour pas mordre, autant voir à apaiser la source.

          Y'a un mec, pas loin, avec un étui couché à côté de lui qui cache certainement une bonne vieille guitare de celles qui mettent l'ambiance dans les boui-boui du monde entier. Il a la gueule usée du mec que la picole a déjà marqué, les cheveux longs et les gaudillots sales de celui qui passe le plus clair de son temps à arptenter les routes; à côté de lui, un drôle de pti gars qui doit avoir quinze piges à tout casser, et qui fait ses classes avec application en tombant son verre sans rechigner. Héhé, on a tous connu ça. Le tableau est sympa. J'mire Serena. Et souris franchement.

          Rik a une idée. J'tombe mon verre et me lève.


          Tiens, tu peux commander la suivante. Je reviens.

          J'vais voir l'artiste. Les notes de musique dansent autour de lui, dans l'atmosphère, il a quelque chose. On dit pas grand chose, mais tout s'passe avec gentillesse. Entre artistes itinérants, on sympathise vite. Il me présente son fils, qui généralement passe dans les tavernes avec un chapeau pour récolter les piécettes que lâchent les clients en récompense pour le divertissement. De près aussi, il a l'air d'un chouette petit bonhomme.

          C'est sans doute pas l'heure de votre petit concert, mais si vous voulez bien commencer un peu plus tôt, j'saurai vous en remercier.

          Il me jauge, hoche la tête l'air de dire, après tout pourquoi pas. L'homme empoigne sa guitare, va se placer pas loin du comptoir, sur un tabouret grinçant, et commence à gratter les cordes. Un rythme entrainant et joyeux embaume la pièce. Pile dans le bon ton. Bien vite, des gars commencent à taper dans les mains, d'autres se lèvent, enlacent leur douce et partent danser au gré de l'air. La bonne ambiance. La vraie. J'glisse un mot à l'oreille de son gamin, pointe du doigt vers notre table et retourne m'asseoir.

          Elle a pas vraiment bougé, mais ses traits se sont déridés. Plus de barre d'effort pour rester zen. C'est bien. On progresse. Je souris et lance dans un petit signe de tête :

          Y'a quelqu'un qui voudrait te demander quelque chose.

          C'est le petit jeune. Il est tout sérieux, presque grave. Comme s'il misait tout sur cette chance là. Sa voix se veut assurée, il tend une main vers Serena et lui demande si elle danse. Je souris. Elle est toute surprise, cherche presque de l'aide en me regardant mais comprant vite qu'il faut pas compter sur moi pour la tirer de là.

          Vas, j'dois m'absenter une minute. Si jvide ton verre, je t'en repaye un, promis.

          Le piège se referme, elle attrape la main du jeune tout émerveillé de sa réussite.

          Psst.

          Ils se retournent. Mes mains dansent un instant, mes poings se referment. Un tour de passe-passe et une pièce luisante apparait entre le pouce et l'index. Je la lance dans la direction du petit.

          Tiens, offre un truc sympa à ta cavalière.

          Il m'répond d'un sourire tout plein de dents et file. C'est chouette, ça respire la jeunesse et la vie. Je les suis s'orienter vers le guitariste ou dansent déjà d'autres couples, un temps, puis me lève et file voir Lloyd.

          Patron, me faudrait tout ce qu'il y a de gribouillé sur ce bout de papier.
          Hein, sans rire ? J'suis occupé là, débrouille toi.
          Rho, sois un chic type, allez. Y'a qu'à toi que j'peux demander ça.
          Pff... bon, bon. Ça sera prêt dans un moment.
          Héhé, merci Lloyd, t'es une vraie mère poule.

          Rik a une autre idée.


          Dernière édition par Rik Achilia le Ven 19 Avr 2013 - 12:04, édité 1 fois
            La musique, on essayait d'en faire un peu dans le Grey T. En tapant sur les poubelles et la taule, et en gueulant tant qu'on pouvait. C'était libérateur, y'avait une armée de rats et de cafards qui s'échappaient du sol pourri à chaque coup. Faire de la musique, c'était souvent proposer une trêve. Une fois, j'ai même vu le Joe arrêter de penser à persécuter les plus faibles pour aller cogner du fer blanc en rythme.

            Mais ça avait rien à voir avec ça. L'hymne du Grey T., y'en avait qu'un seul. Ses variantes étaient infinies, mais c'était juste un énorme brouhaha dominé par la rage et la sueur. Les jours où le Grey T. chantait, les étrangers de passage se terraient en périphérie, et ne songeaient pas à faire affaire. Notre musique nous excitait, nous poussait à la violence. Les perturbateurs étaient rares, et parfaitement inconscients.

            Mais cette musique là, elle me prend et m'emporte vers d'autres choses, d'autres sentiments. Colère ronronne tranquillement, lové dans mon estomac. Le manouche a une gueule de baroudeur crasseux. Lui aussi, un branleur, mais depuis peu, je sais qu'il y existe une race de branleurs pas trop détestables. Et puis merde, au diable toutes ces conneries. Pour une fois, j'suis pas chez moi à broyer du noir, il fait bon, comme la bière, et j'arrive presque à faire abstraction de la présence des dockers. Certains m'ont balancé un regard qui se payera, mais pour l'heure, j'suis dans ma mousse, et c'est comme si mon corps baignait dans la chaleur douce et les odeurs de café moulu.


            -... c'est quoi ton problème ?

            Le môme du manouche veut juste danser. Y'a Rik derrière, qui a l'air de le pousser au cul. Ahah, enfoiré. T'as pas honte de me bousculer comme ça ? Non, t'es même fier.
            Je mire le bonhomme. Doit pas être tellement plus jeune que moi, mais y'a un gouffre qui nous sépare. T'as les yeux de l'innocence, petit. J'ai même peine à croire que je te fais pas un peu peur, avec mes cernes dégueulasses qui creusent mes orbites un peu plus chaque jour qui suit une nuit où j'ai pas dormi. Avec mes gestes à peu près sûrs, mais pas tout à fait débarrassés des tremblements de l'après-midi.


            -Bon, aller, c'est d'accord.

            Qu'importe, que t'as l'air de me dire. On danse, on danse. J'suis un peu brutale, mais tu as l'habitude, toi, c'est clair. Tu mènes sans te soucier de mes docksides qui s'en vont écraser tes pieds nus, souvent. C'est ça d'avoir appris la danse entre une benne du Grey T. avec un grand frère maladroit et le mat de misaine d'un bateau pirate. Avec des forbans de la pire espèce, le plus souvent trop avinés pour garder la notion du faux pas, ou de la bonne passe.

            -Hey, au fait, j'm'appelle Brandy. Et toi ?
            -Serena.

            Mon problème dans les conversations, c'est que j'ai jamais grand chose à ajouter. Mais Brandy, il a des idées à revendre. Il fait mine de me faire faire un tour, et me lâche d'une main pour jeter une pièce sur le comptoir. Tiens, Lloyd. J'avais même pas fait attention à lui. Faut dire que les bars fréquentables, j'ose rarement m'y traîner. Il me regarde un peu de travers, mais je trouve la force de lui sourire.

            Ouais ! De lui sourire !

            Parce que ce serait vraiment trop con de gâcher le moment par un coup de sang mal placé. Alors, c'est un méchant coup de tatane gratuit que j'envoie à Colère, pour l'équilibre. Et pour le plaisir, aussi.
            Et le petit romano me revient avec un verre de gentiane. Drôle de goûts, je pensais être la seule à pouvoir m'en envoyer une bouteille en une soirée sans avoir trop envie d'aller donner une messe noire pour sceller toute l'amertume du monde dans une relique.

            Qu'est-ce que je raconte, bon sang ? C'est bizarre, de voir ses propres pensées qui décollent, de pas sentir sa cervelle trop glacée. Brandy a sorti une petite vasque de sa poche intérieur. Il verse un peu de son contenu dans le verre qu'il me tend. Et moi, par réflexe, je peux pas m'empêcher de le regarder méchamment. Ce coup là, ça va partir. On fout pas n'importe quoi dans mon verre... Et surtout pas en calant sa gueule d'innocent au premier plan, pour faire passer le coup de pute. J'cherche Rik des yeux, mais il me tourne le dos. Il cause avec Lloyd. Brandy éclate de rire.


            -Relax, Serena. C'est du sirop de châtaigne, ça vient de North Blue. C'est super bon avec la Suze.
            -...
            -Par le biniou de mon grand père, qu'est-ce que t'es en train d'imaginer ? Tiens, attend.

            Il prend le verre, et le vide à moitié. J'ai un peu honte. Ses yeux se sont remplis d'incompréhension. Pas le fait d'avoir voyagé qui l'a confronté aux côtés sombres de la vie, on dirait. Je m'excuse gauchement, avec brutalité, et je fais cul-sec. C'est sucré, l'amertume prend le goût de bonbon.

            -Désolée, c'est très bon, vraiment.
            -Tant mieux. Excuse moi, faut que je travaille un peu maintenant.

            Bonne excuse pour te défiler, mais je peux comprendre. J'suis pas du genre très avenante, même pour ceux qui font preuve de bonne volonté. Mais enfin. Ça n'a pas beaucoup d'importance. Brandy circule joyeusement dans les rangs, avec son chapeau. Les pièces tintes bruyamment, tandis que son père baratine autant qu'il peut. Et les deux se rapprochent, pour chanter ensemble. Le fils a fini de muer, on dirait. Sa belle voix grave me fait un peu regretter d'avoir été si rude. D'avoir été moi-même, si on veut. Encore que, je sois pas certaine que ça veuille dire grand chose, ça.

            En attendant, je paye la deuxième, comme promis. Lloyd me quitte pas des yeux. Il doit craindre que je lui vole un truc sur son comptoir, peut-être. Faut dire qu'il a du en entendre de belles, sur moi. Mes gueulantes ont eu le temps de gagner un côté légendaire, de même que mes tendances à la débauche les soirs où y'a plus rien qui tient. Et où j'ai besoin de m'assommer, de tuer mon corps à l'alcool et à tout ce qui peut me faire perdre conscience, pour trouver un peu de repos. Ces jours là, le réveil est toujours rude, mais au moins, je suis assez mal pour plus trop tourner ma meule dans le vide.


            -Voilà, gamine. Par contre, je te préviens : tu bois autant que tu veux, mais je veux pas de débordements. C'est bien clair ?
            -Oui, t'en fais pas. J'suis sous bonne garde.

            J'lui désigne le Rik qui fume devant les deux verres vides du bout de la choppe. Il soupire, et retourne à son service. Moi, c'est à sa table que je retourne. Plus détendue. Même les réflexions ont pas réussi à émousser mon début de bonne humeur. Pour un peu, j'en déborderais d'orgueil. Sauf que je suis trop occupée à me préserver un bout de fierté pour céder à ce genre de merde. Juste bon pour les coqs, ou les gars comme Joe.

            -Santé, bonheur, espèce de cachotier. T'en as d'autres des comme ça, dans ta manche ?

            Ton un poil agressif, mais y'a rien de méchant. Je suis de trop bonne humeur pour ça. Et profites-en, c'est rare.
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            La petite valse s'est vite terminée, elle revient déjà avec la boisson commandée. C'était assez prévisible. Elle a pas une banane d'enfer non, elle parle pas fort, rigolarde, non plus, et sa question griffe même un peu quand elle la pose. Mais on peut mettre ça sur le compte de l'inexpérience dans le domaine de la bonne humeur; jmire sa tête et je sais que l'initiative précédente a été bien perçue et que le tout s'est pas mal passé. Ma patte gauche vient enlacer la choppe qu'elle me tend, jla ramène tranquillement vers moi pour pas renverser la mousse et tire une nouvelle goulée. Y'a pas à dire, c'est bon. J'aurais bien aimé être le gars qui a inventé cette nouvelle formule. Un prodige.

            J'lâche ma bière manière de pas biberonner comme le dernier des soiffards non plus, pour la repousser un peu vers le centre de la table. La question de la jeune fait se dessiner sur mes traits ce fin sourire un peu loustic qui m'anime souvent quand je joue. J'lui réponds par les actes. C'est souvent mieux que les mots. Plus direct, plus marquant. Je la scrute attentivement du regard, sans prêter attention à mes propres gestes. Ils ont tant été répétés que ce serait inutile. Je tâte mes manches, soigneusement, pour signifier qu'elles sont vides. Mes doigts dansent un instant le long d'elles, puis j'applaudis, deux fois. Un couteau et une fourchette apparaissent. Deux beaux couverts, à peu près brillants. D'une main, je les lui tends, de l'autre je hèle Lloyd qui attendait scrupuleusement le moment d'entrer en piste. Le bon barman arrive en portant à deux mains un plat à viande plutôt coquet en comparaison au luxe relatif en vigueur ici. Y'a un canard, découpé en fines tranches, bien rosé. Deux trois herbes délicatement déposées, une généreuse portion de patates qu'on devine craquantes et une sauce presque brune qui nappe l'ensemble des ingrédients. Il dépose le tout devant Serena. Elle suit le petit manège avec attention, sans trop savoir si elle doit applaudir. T'inquière, j'ai pas fini.

            Attention, pas de gestes brusques.

            J'ai dit ça en rigolant à moitié. Elle fronce un sourcil et saisit pas trop le pourquoi de la remarque. Un plat de viande, ça vous saute rarement à la gueule. Mais connaissant la drôlesse, jpréfère prendre mes précautions. Je tends mon bras au dessus de l'assiette; un claquement de doigt jette une étincelle vers la viande qui s'enflamme. Une belle flamme orangée, haute, ardente. La chaleur nous saute au visage, on ne peut réprimer un petit mouvement de recul. Mais une fois apprivoisée, elle sait se montrer charmeuse. Alors, on regarde tous les deux comment ça flambe joliment.

            Autour de nous, pas mal de clients suivent aussi, regard éclairé, heureux comme des gosses de six ans de s'émerveiller pour rien. Ça applaudit au gré de mes mouvements, lance des, " ooh " admiratifs, on me gratifie même d'une tape ou deux sur l'épaule. La flamme se meurt bien vite. Je frotte dans mes mains, vides en apparence, et leur souffle doucement dessus, en visant toujours le plat. Une petite poudre scintillante s'envole et vient se déposer sur la viande désormais largement dorée. C'est du simple sucre, avec juste le truc en plus pour que ça brille. Faut toujours que ça brille. Le jeu des couleurs rend au moins aussi bien que je l'avais espéré, et le parfum qui se dégage de l'ensemble vous donnerait envie de tuer pour y goûter. Ouais, ça en jette.

            Canard flambé au cognac, et caramélisé. Avec son assortiment et un soupçon de menthe.

            Jumeler deux arts, le culinaire avec celui du spectacle, c'était un coup d'essai. Et c'est concluant. Je m'en souviendrai pour une prochaine fois. Y'a plus qu'à voir si l'audience ciblée est conquise. La connaissant, ce serait étonnant que ça fasse pas mouche. Elle a pas la trombine de celle qui s'envoie de la grande bouffe tous les jours, loin de là. Pour peu, elle a pas encore mangé aujourd'hui. Et ça tomberait plutôt à pic, j'dois dire.

            Un coup d'œil vers Lloyd, qui guettait attentivement le show, tout comme un sacré nombre de pèlerins pressés autour de la table. M'est avis que pour réduire tout risque de débordement, vaut mieux éloigner ce beau monde de la turbulente. Ça serait trop con que ça dérape maintenant.

            Merci, patron, t'es un as. ... Allez, tout l'monde, la suite c'est au bar qu'elle se passe. C'est ma tournée.

            Enfin, c'est pas comme si je la payais, ça suit juste le plan convenu. Mais à ce niveau-là, c'est plus de l'ordre du détail. Les "Yeepe" volent haut dans tout l'établissement, ça se congratule; l'épicentre de l'animation se déplace, un frénétique mouvement de masse libère notre table. Je lance un clin d'œil entendu à tel ou tel gars qui me remercie du beau geste. Elle est toujours devant son assiette aux allures de trésor.

            Vla, on est tranquille. Bon app.

            Je me rassieds bien au fond de ma chaise, satisfait, peinard. Et siphonne une bonne moitié de ma choppe. Ça mérite au moins ça.

            Ouais, ce soir, la vie est chouette.
              Dans les yeux, j'ai des étoiles. Pourtant, je sais que je souris pas, que tu pourrais assez mal le prendre, mais c'est pas ma faute. Il y a le spectacle et le projo' qui tourne dans mon cœur.
              Ouais, j'ai un cœur. Faut pas croire. On peut envoyer chier un romano sur un prétexte à la con et être une brave fille quand même. Je crois.
              Bref. Les flammes dansent, et danse aussi le feu sur le morceau de poisson séché. C'était une idée du frangin Vaillant, ça. Celui qui t'aurait ressemblé. Une fois, un pirate lui avait filé sa vasque de rhum en guise de payement. Il était revenu avec un œil au beurre noir pour avoir tenté de négocier des berrys. L'alcool, notre grand frère nous l'interdisait à tous les deux alors même que les autres enfants buvaient dès l'âge de huit ans, en priant pour que ça les fasse grandir plus vite; que ça les rende plus forts.
              Mais lui, avec son rhum dans la main et son coquard, il riait. On avait de la morue salée. Il l'avait mise à tremper, deux fois, et l'a cuite sur la taule qui nous servait de batterie de cuisine. Il m'a dit qu'il allait faire de la magie, qu'on allait se régaler. J'avais l'impression de voir la chose la plus drôle au monde, quand il a renversé le liquide en y portant la flamme d'une allumette. Et le goût était si fort par-rapport aux merdes qu'on mangeait les trois quarts du temps qu'il nous semblait représenter la plus belle chose sur la terre.

              Et Aimé, en vadrouille à Fushia, il n'en n'a jamais rien su. La cuisine flambée, c'était notre petit secret. Secret que j'avais complètement enterré en même temps que celui avec qui je le partageais.

              C'est con qu'un canard flambé puisse faire revenir tout ça ? Merde. Je crois que t'as réussi ton coup. A me sortir de mon délire, de mon propre gril. Pour un temps.
              Quand je repose le regard sur toi, j'ai de la buée dans les mirettes et les traits plus détendus. Je te rends ton sourire, et j'en profite aussi pour m'observer sous ce drôle de jour. Je gueule plus, Colère ronronne sous mon estomac, calmé par les odeurs et la musique. Du coup, ça gargouille. Je me rends compte que j'ai la dalle.

              Tu sais ce que t'es ? Un charmeur de serpents. Voilà.

              C'est tout juste si j'ose attaquer. J'ai l'impression bizarre de pas être digne de manger quelque chose d'aussi joli. Ou d'accepter quelque chose d'aussi gentil, en fait. Faut que tu comprennes : ça n'a pas été mon lot. Je ne sais même pas dire merci, je connais que la méfiance. Mais en même temps, c'est plus dur de faire confiance et d'être sympa que de dire merde.


              -... eh bah putain.

              Pas très inspiré, voir carrément vulgaire. Je ne suis pas de très bonne compagnie, et c'est là que je m'en rends compte. Toi, tu es propre sur toi avec tes mains blanches et ta chemise à peine froissée. Même ta façon de boire renvoie quelque chose de simple, de contrôlé, de digne même. Il y a peut-être un monde entre le tien et le mien. Mais de là où je suis, je peux toujours trouver tes perspectives meilleures. Même si elles ont quelque chose de salement exotiques, pour le coup.

              Je plante ma fourchette dans la viande juteuse et grasse juste comme il faut. Je coupe. Ça laisse une belle trace rose vif dans la sauce. Je mange. C'est bon. Bâtard de bâtard, c'est génial ! J'ai peine à me retenir de me baffrer comme une gueuse. Ça en fait rire certains, qui ont gardé un œil sur moi, de loin. Des dockers, de ceux qui ont l'habitude de me voir en mode cobra et qui s'étonnent de me voir mordre autre chose que leurs mollets de branleurs.

              C'est sûr, c'est autre chose que les plats de cantine dégueulasses que je m'en vais manger sur les docks quand j'en peux plus de rester à faire ma tambouille, qu'est pire que tout, dans mon trou. D'y penser, j'en ai le frisson. C'est comme si cette Serena là, qui est chiante, exigeante, et terne, au fond, elle sortait un peu de moi à chaque bouchée. Ça, je sais ce que c'est. J'suis encore en train de me laisser envahir par une ambiance, comme la brave petite éponge que je suis. Faut pas me juger. Je suis qu'un vide. Et quand y'a rien de positif pour le remplir, ce vide, il se transforme en gouffre. C'est dangereux, un gouffre, et ça a de belles dents sanglantes. Alors que là, c'est juste un gentil petit puits bien sage, bien pacifique avec sa rangée de fleurs devant.

              … Tiens, la preuve que ça va. Tu crois que j'aurais eu une image pareille pour parler de moi, y'a rien qu'une heure ?


              -Bon, je retire ce que je t'ai dit.

              Là, t'es un peu surpris. C'est à moi de faire des blagues, maintenant. J'affiche mon plus beau sourire pour la peine.

              -T'es pas un branleur. T'es un artiste, c'est pas pareil.

              C'est toujours aussi lapidaire, par contre. Puis artiste, dans le Grey T., ça voulait dire branleur. Mais j'suis plus là-bas. Ou en tous les cas, ce soir, j'y suis plus. J'respire mieux.
              Mais bon, le manque d'habitude, c'est ça. J'enchaîne très bien les chapelets d'injures et de menace, mais quand il s'agit de tenir une simple conversation ou juste de prendre les choses comme elles viennent, là, j'suis facile paumée. Je crois que t'avais déjà compris, de toutes façons. T'en attends pas plus. Et t'as raison. Tu lèves le coude, peinard. Je fais pareil, j'essaye de faire comme toi. Prendre le temps, goûter à l'instant présent. Pas penser à demain, parce que demain, c'est loin.

              Et faudra retourner sur les docks.
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              Et un point pour Rik. À la voir manger comme ça, on jurerait qu'elle s'est rien envoyée dans l'estomac depuis une bonne semaine. Jme marre bien, Lloyd aussi, en bon cuistot qu'est content de savoir sa tambouille appréciée à sa juste valeur, les dockers aussi, pas qu'un peu refaits de découvrir un autre aspect de leur douce et tendre collègue. Mais on rit pas d'elle, non; c'est plutôt du genre bienveillant, parce qu'il y a quelque chose qui rafraichit ces gros tas de muscles, de voir la gosse qui veut déjà être une toute grande redevenir ce qu'elle devrait être pour un laps de temps devant une bête assiette de barbaque et des patates.

              Les coups de fourchette tombent drus sur le bestiau, et heureusement qu'il est déjà mort depuis belle lurette sinon il morflerait quelque chose. J'trouble pas son repas, la laisse simplement manger ça comme il lui plait; j'travaille juste assidument à faire tomber la ligne de flottaison de la mousse qui trône au dessus de ma bière à coup de gorgées. Et ça marche plutôt bien j'dois dire, y'a des phénomènes physiques comme ça qui ne me résistent pas.

              La musique embaume de nouveau l'endroit, à l'autre bout de la pièce, un gars a relancé le bougre à la gratte de quelques billets pour qu'il reprenne son office. Il s'est pas fait prier et ça tape de nouveau des mains en rythme, par dessus le brouhaha des conversations qui vont bon train à pratiquement toutes les tables. Ça piaille, ça rit, c'est bien. Même les mecs accoudés au bar, ceux qui étaient venus pour un tête à tête des plus sérieux avec leur chope et rien d'autre, ont la langue qui commence à se délier, sous les subtils assauts de Lloyd, toujours là pour glisser la remarque qui fait mouche et incite sans trop s'en rendre compte à vouloir relancer la conversation. En plus, causer, ça donne soif. Il connait bougrement bien son affaire le lascar. Chacun se fait harponner de bon cœur par l'ambiance et les notes de musique. Y'a guère que nous qui causons pas, parce que la jeune est occupée à achever sa ration de bouffe.

              Mais on goûte bien à l'atmosphère en vogue. Serena a pas souvent dû avoir l'occasion de passer une aussi bonne soirée, alors j'lui fais remarquer qu'dans ce rade, c'est comme ça pratiquement tous les soirs. Parce que oui, s'éclater de la sorte, ça peut rapidement devenir une bonne habitude si on y met un minimum du sien. Des bons principes, il y en a plein, il suffit de tourner la tête dans leur direction pour les adopter. Refiler les bons tuyaux, c'en est un parmi tant d'autres. C'est une sensation agréable de rappeler à une personne un peu ballotée de droite de gauche par les aléas de son existence qu'il est facile de prendre la vie du bon côté.

              J'sens même dans son hochement de tête que ça l'intéresse. Y'a moyen qu'elle repasse par ici quand l'occasion se présentera. Une bonne thérapie. Noyer la colère sous des flots de bière et de détente. Elle lâche un soupir d'aise, l'air de dire, c'était bien bon. Jla crois sur parole, si ça faisait autant plaisir aux papilles que ça ne charmait la vue, ça n'peut qu'avoir été un régal. Lloyd passe par notre travée et en profite pour s'arrêter un court moment.


              Alors patron, ça marche bien ce soir, non ?
              J'vais pas me plaindre. En bonnes affaires, tu t'y connais. Ça a été, ce repas ?

              Le verdict dépasse les espérances, Lloyd sourit. Un client l'appelle, puis un autre, les mains en porte-voix, confronté à une terrible panne de boisson. Le gérant s'excuse et promet de bientôt apporter la prochaine tournée. Noble geste. Qui en appelle un autre. La soif est étanchée, mais réveille une autre addiction. Mes doigts piochent dans mon tabac et roulent avec la maîtrise du fumeur aguerri une tige qui ne tarde pas à s'allumer. Je tends la blague à Serena, l'invite à consommer aussi.

              Sers toi, un prêté pour un rendu.

              Elle se fait pas prier. J'pourrais lancer du, c'est mal de fumer à ton âge, mais elle devait avoir commencé qu'elle avait pas dix piges. Et puis, chacun ses vices; il faut en avoir, en avoir conscience et respecter ceux des autres.

              Lloyd est un peu assailli de toute part. Une main se lève, au comptoir, pour signifier qu'il faut faire le plein. Et les gars pas loin de l'entrée du bar attendent toujours leur tournée. J'comprends mieux pourquoi il a insisté pour m'embaucher.

              Hé, tu veux voir comment se faire offrir le prochain verre ?

              Un clin d'œil, jme redresse et file aussi sec vers le gérant. Il a chargé sur un plateau six bières, et s'occupe avant de se lancer dans le service des tables de servir ceux qui ont investi le bar. Souvent les réguliers, ils ont bien gagné ce privilège.

              Jt'emprunte ça patron, que j'dis à Lloyd.

              Le coup de main sera apprécié à sa juste valeur. Un bras bien haut au dessus de ma tête, je slalome entre les tables, esquive les obstacles naturels qui viennent freiner ma progression et arrive au premier point de livraison. Deux gars, tout tranquille. J'opère. Un sourire, la remarque avenante qui annonce l'arrivée de la boisson et le geste sûr pour présenter les deux verres devant chacun d'eux. La monnaie transite de leurs pognes aux miennes, je la dépose sur le plateau. Même pas la peine de recompter, tout s'est effectué avec l'aisance de l'habitude.

              Du regard, je cherche la seconde table, celle des impatients. L'un d'eux me repère et lève une main. A côté de la porte. Objectif repéré. Je m'y oriente.

              Attention, chaud dev... waeeh !

              Quand je passe devant l'entrée, on ouvre. Violemment. Un coup de pied bête et méchant qui fait presque sortir la porte de ses gongs. Elle s'en sort, finalement, mais vient me percuter, côté bras chargé de bières. Mon équilibre s'envole. Une seconde, je tente un rattrapage improbable et voué à l'échec. C'est raté. Je penche, trop, beaucoup trop, le plateau avec moi. Quatre verres et deux litres de picole s'effondrent tout autour de moi avec fracas. J'suis sur le cul. Et me vla à nouveau trempé. C'est pas ma journée.

              La gratte se meurt dans un couac de surprise. Les discussions se suspendent, on se retourne.

              Huuh ? C'est quoi ça ?

              C'est le nouvel entrant qui a lancé ça. Une voix sombre. Il fait au moins deux mètres, dans son manteau noir, et tire une gueule mauvaise. Gueule qu'il a taillée à la serpe et couverte de cicatrices. Allons bon. Celui-là, il va pas m'aider à me relever. Au lieu de ça, il me zieute un temps, puis affiche un rictus mesquin au moment de me dépasser. L'ambiance se fissure. J'dis rien, on va pas faire une scène pour si peu. C'est ptetre juste le gars qui a eu une sale journée. En plus, ma clope fume toujours, coup d'bol.

              Ta meilleure bouteille, tavernier.

              Y'a deux autres gars avec lui. Qui le suivent jusqu'à la table dont il dégage les occupants. Sans ménagement, à grand renfort de menaces. Ah ben. L'ambiance est cassée. C'est l'heure de se barrer. Surtout que, juste à côté de la table qu'ils ont choisi, les trouble-fête ... c'est la nôtre. S'il lui vient l'envie de lui causer à elle, toute cette bonne humeur patiemment collectée va s'envoler aux quatre vents.

              Respire un grand coup, gamine.
                J'étais toute occupée à rire, en regardant le Rik s'activer. Comme quoi, quand il était vraiment dans son élément, il était capable du meilleur. J'avais mangé comme jamais, et bien bu aussi. Mais bu du bon, juste assez pour être posée. La limite dont on parle tant, pour une fois, je la sentais. Encore une pinte après celle-là, et je m'arrêterais de bon cœur. J'irais pas me torpiller ce coup-ci. Boire pour le plaisir d'être là, rire sans y penser vraiment, écouter le romano chanter avec son fils, et sentir les odeurs de café et d'anisette. J'ai eu l'intuition de ce que ça pouvait être, une vie tranquille. C'était peut-être pas si dur. Venir ici de temps en temps, plutôt que d'aller se faire ramasser la gueule sur les docks. Voir les gars du boulot sous un autre jour, aussi. Mouais, là, j'étais sceptique, un peu. Mais au fond, j'avais une petite lumière dans le cœur, et j'y croyais pour de vrai.

                Sauf que tout ça, c'était avant. J'respire un coup, mais j'respire mal. Entre deux lattes.

                Le gros soucis, c'est pas tant le comportement dégueulasse des arrivants. Non, ça, encore, je serais passée au-dessus. L'astuce, c'est que j'suis assez lente à tout, en fait. A me calmer comme à m'enrager. Bon, vrai que vu que c'est toujours un peu Colère qui fait sa loi chez moi, je me calme jamais vraiment. Mais là, pour une fois, il s'était endormi, le serpent. Du coup, non. Je serais allée aider à ramasser le verre cassé, j'aurais vite fait jeté un regard noir à ces connards. Peut-être qu'on les aurait tous foutus dehors, avec le soutien et l'autorité de Lloyd.

                Mais le truc, c'est que les trois fils de putes qui viennent de poser leur derche à moins d'un mètre, je les connais. Et eux aussi, ils me connaissent.


                -Tiens donc. Vu de l'extérieur, ça avait l'air classe pourtant.
                -...
                -Bah. C'est pas Luvneel, les mélanges se font bien dans le coin.
                -Qu'est-ce qui te prend, la catin ? On salue pas ses vieux camarades ?
                -Hyéhéhé.
                -Hé bien, qu'est-ce qui vous prend ? Musique !

                La guitare reprend timidement. Le troubadour a la gueule de celui qui a passé sa vie sur la sellette en tachant d'esquiver les emmerdes tout en étant quasiment au contact avec elles. Il discute pas. Lloyd a balancé son chiffon sur son épaule, et s'amène. Manches retroussées sur ses gros bras habitués à frotter des verres et à servir des coups à boire à longueur d'année.
                Mais je bloque sur Schlingue, le plus petit du groupe qui rigole comme un dégénéré. L'a pas changé. Toujours les boutons, la sale gueule, l'odeur de merde sous son costume qui fait troisième main. Doit avoir passé la vingtaine depuis un moment, pourtant. Il a toujours une tronche à faire peur aux gamines. Heureusement, d'ailleurs, si ses goûts ont pas changé eux non plus.
                Les autres sont d'ailleurs. Le balafré jouait les passeurs pour celles qui voulaient quitter le Grey T. Une somme d'argent récoltée au sang et à la sueur, et t'étais redirigée vers un équipage plus ou moins net en partance. Généralement, tu jouais les catins après, mais au moins, t'étais libre. Libre de partir quand le capitaine avait le dos tourné ou les veines gonflées d'alcool. Privilège déjà énorme pour une gamine seule et sans soutien. J'ai fait avec. J'ai pas de dette envers ce mec, et j'tenais pas forcément à le revoir non plus. Mais passe encore.
                Non, non. Le pire, c'est celui avec le nœud pap' et le monocle qui peine à cacher ses yeux qui partent d'un côté et de l'autre, façon vieux strabisme bien foireux. Et son rictus pas net, qui laisse voire deux dents en or. C'est le mac des docks de Bliss, le premier type sur lequel j'sois tombée en arrivant, y'a un peu plus d'un an.

                En clair, ces trois opportunistes qu'ont toujours vécu sur la peau des autres, c'est ma vie en trois actes : victime, orpheline et pute. Ma vie façon dark side of the moon, en fait. Que de l'obscur, abstraction faite du clair que je peine à voir avec eux en guise de miroir. De les retrouver là, je m'sens de nouveau salie, de nouveau jetée dans le grand compost.

                Lloyd est là. Il pose deux poings autoritaires sur leur table, un cigarillo aux lèvres. Sa voix gronde, tranquille, mais ferme.


                -La maison ne paye pas les pots cassés. Et n'apprécie pas tellement les rigolos dans ton genre, Horn.
                -Hum ? Plait-il ?

                La cendre tombe sur la table bien cirée. Lloyd s'est figé, et le temps que je comprenne pourquoi, Schlingue a eu le temps de sortir un flingue qu'il pointe sous la table, direction son caleçon. Et le Balafré, que j'connais que sous ce nom d'ailleurs, il tient son surin à la verticale, juste sous la gorge du maître des lieux. Qui s'incline. Qui comprend que plus vite ça passera, mieux ça ira pour lui. Et qu'il faudra céder à toutes leurs exigences mesquines pour échapper... échapper à quoi, on sait pas trop, mais y échapper. Les armes, ça fait baisser les yeux.

                Subir sans savoir ce qui peut arriver de pire, passer des heures sous la domination de trois salauds. Non, ils buteront pas tout le monde, ils y gagneraient rien. Mais par contre, ah ah, par contre ! Ils vont bien s'amuser à étaler leur orgueil et leur besoin de domination. Ils vont empêcher le bon peuple de sortir, forcer le romano à jouer dans la peur des représailles. Peut-être faucher la caisse, péter deux trois verres encore. Ou sans aller jusque là, ils vont s'imposer comme les seigneurs et maîtres, afficher leur supériorité sur leurs sales trognes de raclures des bas-fonds qu'ont rien fait pour en sortir. Qui trainent un peu de la souillure du Grey T. dans leurs pas, qu'ils en soient ou pas. Qui se disent les rois, et qui ont aucun empire sur eux-même.

                Pas de colère, mais la rage qui monte plus vite que l'reste. J'tire le bras gauche de Schlingue, qui tient son flingue. Et dans la foulée, j'lui éclate une choppe vide sur la tempe. J'me coupe un peu la main avec le verre, mais lui tire une balle dans le plancher. Lâche son arme. Perd un peu l'équilibre, la trogne en sang. J'gueule, Lloyd a pas attendu pour chopper le poignet de l'autre et le tordre brutalement dans un sens pas très naturel. J'ai le cœur qui bat fort à mes tempes, j'pense à l'autre. Le mac. Mais trop tard. Il a sorti ses deux atouts principaux des revers de son veston. Deux calibres moyens, dont un que j'ai de braqué entre les mirettes. Je boue, mon reptile se retourne dans son sommeil. Il a pas encore compris ce qui se passait. Je tremble pas. Mais je risque un regard sur les autres; sur les dockers, sur Rik.

                Le silence est lourd. La guitare ne sonne plus. Côté dockers, une fois n'est pas coutume, c'est pas la joie. Et dans le fond du canon, je vois rien d'autre qu'une petite vérité : à quel point j'suis vulnérable, et comment c'est simple de tout faire basculer dans un sens ou dans l'autre. Mais cette voix là, je l'entends à peine. Tout dans ma tête crie l'envie d'en découdre, et de buter ces fantômes du passé une bonne fois pour toute.
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                Montée d'adrénaline, décharge de colère, gouttes de sang sur le vieux plancher usé et noyé d'alcool. Des cris, nets, bestiaux, le silence interdit autour du cercle d'action; des blessés qui bandent leurs plaies dans un juron, des vaincus figés devant l'instrument de mort; un vainqueur.

                C'est une de ces situations où il est facile pour tout le monde de faire le geste de trop. Le tout, c'est de cibler la personne susceptible d'en faire le plus et de désamorcer la menace en commençant par elle. D'un côté, y'a Lloyd. J'aurais jamais soupçonné qu'il ait autant de ressource, mais là, malgré tout son savoir-faire de gars habitué à gérer les accrochages qui sont monnaie-courante dans son établissement, il tient pas la corde. Il a les muscles encore chauds mais le regard douché par le canon qui le tient en joue. Y'a Serena, aussi. Qui a lancé le boxon comme il se doit mais qui aurait pas dû, parce que le bilan de sa manœuvre oscille entre échec cuisant et mort imminente. Ça doit se bousculer dans sa tête, des émotions contraires, continuer, s'écraser, mais son palpitant l'aide à faire son choix à grand coups de gongs sourds et rapides. Elle ferait mieux d'apprendre la modération dans les plus brefs délais si elle veut passer la nuit. Reste l'autre alors, et ses deux compères qui changent pas grand chose à l'équation. Il dégouline une supériorité malsaine derrière sa colère. Il a pas encore pipé mot, il attend juste le geste de trop pour faire passer une exécution sommaire pour de la légitime défense. Mah. Ça serait fâcheux, on va tâcher de chasser l'orage.

                J'suis toujours sur le cul, j'vois rapidos les deux mirettes de Serena qui font un aller-retour vers moi. Ouaip, elle en mène pas large, ce coup-ci. T'as merdé, gamine. J'sais pas pourquoi t'as fait ça, les lascars t'avaient pas bouffé ton pti déj je crois. J'sais juste qu'en tout cas, t'as merdé. Mais bon, t'as la chance de ta vie, ce soir. J'secoue la tête, frotte d'une main pas tout à fait énergique mes cheveux pour chasser deux trois gouttes de bière qui perlent encore. Essuie mes pognes avec un vieux mouchoir pas très recommandable. J'ai les paumes entaillées un peu partout, par les myriades de petits débris de verre qui ont dansé autour de moi dans ma chute. ...'ff, c'est malin. Jme relève dans un petit soupir d'effort et de contrariété.

                Yare, yare ...

                J'file vers le bar sans presser le pas, juste en tirant sur la fin de ma clope. Passe à côté du grand méchant loup qui tient toujours Lloyd et Serena en joue. Une main, peinard, qui se pose sur l'épaule de la petite furie pour la calmer, ou la rassurer. Ce qui l'arrange. Comme ça l'air de rien. Jlâche juste un mot, tout bête, sans vie, aux trois pour qu'ils se décalent.

                Pardon.

                C'est tellement plat que personne m'interrompt. Et jme retrouve au comptoir, facile, à sortir de nouveaux verres neufs, et à les remplir. Un petit signe de tête en direction des clients qui ont jamais vu arriver leurs consos parce qu'elles me sont tombées sur le coin du museau.

                Quatre bières, c'est ça ?

                On fait signe que oui, sans vraiment oser parler. Du coin de l'œil, je guette la réaction de la menace. Il garde la pose. Ok, le plus dur est passé je crois. Les mousses valsent sur un plateau, généreusement remplies. Il en dégouline même un chouïa sur le rebord d'une choppe, à côté de la hanse. J'repasse devant l'œil du cyclone. Me faufile tranquillement et arrive à la table déposer les verres.

                Quatre-vingt Berrys les gars.

                Toujours pas un bruit. Juste des paires d'yeux qui me suivent naviguer de droite, de gauche dans la pièce, comme un pendentif d'hypnose. À répandre une délicate odeur de tabac trempé au houblon sur mon passage. Des pièces qui tintent, filent dans ma poche, bruit clair qui chasse pas le malaise ambiant. J'repars au bar. Remplis deux derniers verres. Et viens me planter entre l'arme et la gamine. J'tends le verre au fieffé coquin qui revendique le rôle de plaignant de l'histoire.

                On boit.

                C'est pas dit méchamment, mais ça laisse pas place à la négociation non plus. Le balourd de ses deux potes se décale quand je réclame l'accès à une chaise. Celle où je suis resté planté les trois-quarts de la soirée. Jme pose, il m'imite. Y'a plus Lloyd ou la petite dans sa ligne de tir. Plutôt moi, mais ça va, j'peux assumer d'avoir une arme braquée sur moi. Il me descendra pas. Il a eu le temps d'apaiser un peu sa fureur. Son regard est mauvais, mais plus si menaçant quand il le reporte sur moi. Moi et mon sourire en coin, mi-peinard mi emmerdé.

                Cette petite conne m'a ...
                Santé.

                Les verres s'entrechoquent. Les deux autres ont repris leur quincaillerie, restent vigilants, à l'affût d'un mot ou d'un geste qui ne vient pas. On trinque. On aphone. Une gorgée. Une autre. Une autre. Une dernière. Il va pour parler, jle devance.

                Lloyd, une autre.
                Cette pute de gosse m'a attaqué, tu l'as vu, elle s'est jetée sur nous et ...
                Cette gosse ... c'est une gosse.

                C'est bien. Il me parle à moi, il cherche pas à convaincre un auditoire, ou autre. Il a compris que c'est ici que ça s'passe.

                Jlaisse pas passer un affront. Jamais. Quand on merde, ça s'paye. Tout s'paye.
                Ok.

                Nouvelle gorgée. Coup d'œil vers Serena quand il la pointe du doigt. Une main qui glisse sous la table jusqu'à la pétoire, au cas où, quand il réclame réparation. Coup de briquet de l'autre pour rallumer une tige.

                Alors, on fait quoi ?

                Ton cool. Regard cool. Mouvements cool. Jusqu'ici, tout va bien.
                  J'ai merdé. Bien sûr que oui, j'ai merdé, Rik... pourtant tout se passait bien, ils risquaient pas de me faire grand chose ici. Je crois même que si ça avait dégénéré autrement, si j'avais pas donné le premier coup, les dockers auraient pris ma défense. Peut-être, c'est pas sûr. Mais je veux bien y croire un peu.

                  Le sang refroidit dans le creux de ma main crispée sur la hanse orpheline de la choppe. Les coupures me grattent, mais j'ose même pas bouger autre chose que les yeux. Schlingue vient de se relever, j'ai pas cogné assez fort. Oui, c'est bien la première chose que je pense, malgré la culpabilité. J'ai le cœur en feu, et l'envie de détruire ce qui m'a en partie détruite. Il sent le fer et le mauvais tabac. Ses dents de jeune loup sont jaunes, son regard est un piège rempli de scorpions et de serpents venimeux. Je me sens perdre pied, frémir. Craquer, presque, malgré la menace du canon à quelques centimètres de mon front.

                  Mais ça, c'était avant de sentir Rik revenir, poser une main apaisante sur mon épaule. Le genre de main tendue qui brise les impulsions violentes comme le poing serré tord le cou des petits serpents. Le mien est un peu trop gros pour ça, et il s'est réveillé. Et avec ma fureur qui se calme, ça fait que je tremble de plus belle. Mais le mac bouge pas. Ses deux potes non plus, y'a juste Schlingue qui s'est remis sur son siège, juste après avoir récupéré sa pétoire, le visage dans les mains. Il pisse le sang.

                  Dans ce drôle de marécage, on trinque avec le Rik qui cherche à pas casser le rythme de sa soirée malgré tout. Mais la bière a un goût de vide un peu amer. Et je dois museler mon reptile à toute force pour l'empêcher d'aller arracher la tête d'Horn. Les insultes, c'est mon lot quotidien. Mais j'ai toujours eu, tout au fond de moi, ce petit carré blanc pour m'empêcher d'y être insensible.

                  La certitude de ne pas être tout à fait une merde du Grey T., soigneusement implantée par les frangins dès la première heure.

                  Les armes sont baissées, mais le mac veut pas lâcher. Ouais. Il en a la réputation, de jamais rien lâcher... d'ailleurs, on a au moins ça en commun. Sauf que chez lui, c'est question d'orgueil. Chez moi, c'est question de rage. J'suis habitée, constamment, par un feu et par une bête à sang-froid. Et c'est bien connu, les reptiles aiment la chaleur. Elle les rend vifs, vivants, actifs. Lors des grands froids, les vipères se font écraser sur les chemins par les bottes des itinérants. Et l'été, elles se vengent tant qu'elles peuvent, poussées au vice par la chaleur torride.

                  Mais quand j'y pense, faut peut-être pas grand chose pour que la rage devienne courage, et la bête à sang-froid, sang froid tout court. Deuxième gorgée. « Tout se paye », il dit. Troisième gorgée. Je respire mieux, ça reprend le goût d'une soirée heureuse. « Qu'est-ce qu'on fait ? » Bonne question, et tu l'as posée. Mais dans mon silence, ça se traduit vite en un « qu'est-ce que je peux faire ? »

                  Louer mes services gratos pour ce gros connard, ça, non. J'ai juré à Adrienne que j'y retournerai plus jamais, et j'essaye de pas trop être sans parole. De l'argent ? Faudrait que j'en ai... mais pendant que je cherche, je croise de nouveau ton regard tranquille. Et je me dis que la solution est toute proche. J'essaye de m'en rouler une, en tapant dans ton paquet. Même problème que cet après-midi, j'en fous partout, j'y arrive pas, j'ai les mains hors de contrôle. Mais cette fois-ci, tu m'en tends une de ta confection. J'apprécie, merci. Coup de briquet, petite bouffée puis grosse latte. Dans la fumée, je pèse mes mots.


                  -Alors, j'vais payer votre soirée. Les consos, les pots cassés, les pansements et même les berrys du romano.

                  Ça fait mal à l'orgueil, mais je tiens bon. J'ai connu pire. Une gorgée, une latte. Je fais même pas attention à ce qui se murmure. Les crocs du serpent se referment sur mes propres veines. Violente envie de me frapper, mais j'arrive à tenir bon, une main crispée contre le verre de ma choppe.

                  -Vous restez autant que vous voulez. Vous buvez autant que vous voulez. Et c'est moi qui paye la note... si Lloyd accepte de me faire crédit.

                  Une gorgée. Je sais que je vais m'endetter sur plusieurs semaines, voir plusieurs mois. Pour un marchand de chair, un dégueulasse de la pire espèce et un libérateur aux manières de rat. Mais surtout, surtout, pour ma propre vie. La tige se consume brutalement entre mes lèvres. Depuis quand est-ce que je m'accorde autant d'importance ? Je sais plus. Peut-être une habitude qui me vient de loin, quelque chose de quasi-animal. Ou alors, un goût gagné il y a peu.

                  Entre celui du canard au Cognac et celui d'une bonne pression bien fraîche...


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                  On a bu, tranquillement, on a pas parlé pendant une petite minute. Mon mutisme a incité le vis à vis à en faire autant; il a bien esquissé un mouvement des lèvres une fois ou deux, mais il s'est ravisé, a juste enchainé gorgée sur gorgée jusqu'à repousser son verre vide face au mien dans une moue convaincue. C'est bon, hein ? Loué soit Lloyd et sa douce pression, sans elle, va savoir si on aurait pu désamorcer la bombe à retardement. La gamine cherche à se rouler une tige, j'lui en passe une des miennes pour éviter la remarque désobligeante sur ses convulsions frénétiques. Le tabac qui transite donne idée à l'un de s'en griller une aussi, j'lui refile mon briquet manière de finir d'enterrer la hache de guerre. Et voilà, ça se tasse tout bêtement. Aucune provocation supplémentaire, aucune proposition indécente; ça rentre dans l'ordre, juste comme ça. Ok, le volcan est peut-être juste endormi, et il en faudrait pas beaucoup pour que ça reparte mais ça n'arrivera pas. L'heure est à l'apaisement, j'suis là pour veiller à c'que ça reparte pas de plus belle. Eux noient leur envie de vengeance sous la bière, Serena a laissé le temps à ses méninges de reprendre les rênes pour prévenir toute nouvelle ruade, en dedans. Tellement qu'elle abandonne la masque farouche et baisse sa main ensanglantée pour offrir l'armistice sur un tapis. Ça lui en coûte, même si elle s'en cache de son mieux, mais l'essentiel reste le geste.

                  Elle plonge le museau dans sa bière pour faire passer la dragée. Bon plan minette. Tant qu'on est occué à boire, on l'ouvre pas. Et on dit moins de conneries. Du moins pas tout de suite. Les trois intrus communiquent du regard, un peu indécis. On se dit que c'est bien de boire à l'oeil, mais que maintenant qu'ils avaient le dessus, c'est dommage de pas en profiter un peu. Oui, mais ... faut pas être trop gourmand. S'ils surenchérissent maintenant, ils perdent leur rôle d'offensés; j'fiche un billet sur la réaction peu conciliante des dockers de la table du coin s'ils insistent. Ça a du muscle, un docker, alors six.


                  Proposition honnête.

                  J'dis ça parce qu'un temps de réponse trop long pourrait faire s'impatienter la Serena aussi. Jusqu'ici, le rôle de médiateur me réussit plutôt pas mal, pas de raison que ça change. Je continue de fixer celui qui me fait face. C'est à lui que je m'adresse, c'est à lui de parler. Ses potes, ils font figuration, ils le suivront quoi qu'il décide. Ça le contente pas tout à fait, mais voilà, tout le monde travaille à calmer le jeu, il en fait autant.

                  Deal. Patron, on a soif. Très soif.

                  L'air de dire, ça va te coûter un bras, ma p'tite. Mais c'est de bonne guerre. Un léger sourire, la malice pendue à la commissure des lèvres, je me lève. Pas de " Santé ", pas de bonne soirée à souhaiter, pas un mot de plus. Ces gars ont été raisonnables mais en restent pas moins de fieffés enfoirés.

                  Lloyd, on change de table.

                  J'dis ça en en désignant une autre d'un doigt. Une place ou deux se sont libérées pendant les négociations, les plus prudents ont filé des fois que ça se finisse en générale. Un signe de tête, Serena me suit, on se pose pratiquement à l'opposé des gêneurs. On n'impose à personne la compagnie de l'autre parti en présence, et ça m'arrange aussi. On déguste mieux les bonnes choses quand les conditions s'y prêtent. Pourtant, difficile d'ignorer ce qui vient de se produire. On est de nouveau attablés, mais quelque chose est cassé. Plus la même atmosphère.

                  T'as pris la bonne décision. C'est bien.

                  J'vois que ça l'emmerde sacrément d'avoir dû baisser pavillon. Elle a pas grillé un fusible sans raison, ces gars ont dû lui faire une sévère crasse, sinon elle passerait à la suite. Alors, une réflexion, comme ça, c'est un moyen de la conforter dans son choix.

                  Dernière bière, elle se boit sans effort ni vrai entrain. Y'a de nouveau de la musique, de nouveau le brouhaha habituel mais ça ne prend plus. C'est comme essayer d'allumer un feu avec du bois trop humide. Elle attend de savoir de combien elle va en être de sa poche, ça incite pas à la détente. Le verre est fini. Jme lève. Un signe de main pour lui dire que je reviens.


                  Hé, Lloyd ...
                  Hm ?
                  Tiens, prends ça. Pour couvrir l'ardoise des charognes et les dégâts.
                  Tu devais pas mettre de l'oseille de côté pour ton tournoi ? Le Blues ... euh ...
                  Le Blues Poker Tour. Nan, c'est pas mon année, faut croire. En plus, j'ai causé à Morty, il connait un capitaine qui me fera embarquer à l'aube sans me sucrer.
                  Et comment je me débrouille sans serveur moi ?
                  Mah ... ce sera une serveuse.
                  Elle ? Tu veux la destruction de mon bar ?
                  Mais non. Un stage ici, avec toi, ça peut pas lui faire de mal. Le meilleur moyen de combler le reste de sa dette; côtoyer des clients sympa, apprendre à apprécier la vie ...
                  Hm...
                  En plus, tu l'as vue : elle est pas mal roulée. La clientèle aimera.
                  Bon, bon ... ça marchera peut-être ...
                  Héhé, merci, t'es un As. A une prochaine, patron.

                  Un signe de main, au revoir Lloyd. Je me demande quelle sera sa prochaine invention. Si c'est du niveau de la pression, il faudra penser à déposer un brevet. Dernier arrêt à la table. Elle est toujours là, elle est redescendue dans les tours-minute. Bonne chose. J'allume ma dernière clope, lui glisse une remarque relax, manière de rester dans l'état d'esprit de la soirée.

                  Je file, le monde m'attend. Evite de manger ces gars-là, ils sont pas comestibles. Porte toi bien et bois-en une à ma santé quand t'auras envie.

                  Et c'est tout. On va pas taper dans le cérémonieux. En plus, j'dois filer au port et retrouver l'embarcation qui me prend à bord. Départ à l'aube. C'est bientôt. Un peu de sommeil avant ferait pas de mal pour pas se présenter avec la gueule enfarinée. J'espère que le capitaine me fera pas trimer comme un vulgaire matelot, j'ai pas signé pour ça. Travailler, je sais c'que ça fait maintenant, s'agirait pas d'en faire une habitude.

                  Faut pas déconner, non plus.


                  Dernière édition par Rik Achilia le Ven 28 Juin 2013 - 23:06, édité 1 fois
                    -Eh, gamine. Il est huit heures et demi...
                    -Ouais, et ? Ça fait une demie heure que j'suis là... fais gaffe, pose pas ta main là, j'viens de cirer.
                    -Non, mais le gars d'hier. Tu l'as pas vu ?  
                    -Non. Il a dit à Lloyd qu'il se barrait. Et il m'a fait comprendre la même chose.
                    -Bah merde. Moi qui pensait enfin pouvoir te cas... naliser.
                    -Me casnaliser ? Qu'est-ce que tu racontes, Beo' ?
                    -Rien. C'est juste dommage. On se voit chez Lloyd ce soir ?
                    -Bien obligée.
                    -Bwaha ! Aller, fais pas la gueule. Un de perdu, dix de retrouvés. Et t'sais, les gars m'ont dit d'te dire qu'ils y seront pour te soutenir. Cool, non ?
                    -Ouais, génial.
                    -Héhé ! Aller, courage. Quand t'auras fini ce pont-ci, t'iras nettoyer le cargo, là. Bon, courage, c'est un navire de pêche...

                    Et le Beo' se casse en sifflant. Pour lui, un mec en moins, c'est rien, il s'en fout. Comme il se fout du reste, d'ailleurs. Il fait sa vie, y'a rien qui le met jamais en rogne. J'passe le rouleau plein de cirage, et j'frotte au chiffon, rageuse. Un peu triste, aussi. J'espérais vraiment avoir mal compris avec toute cette pression dans tous les sens du terme, hier. Mais non. Rik a fait sa journée, sa soirée, et il s'est barré. Alors, bon, pour voir le bon côté des choses, les dockers m'ont pas encore emmerdée aujourd'hui. Y'en a même un qu'est passé me poser sa patte sur l'épaule, manière de dire : « t'as bien fait, j't'emmerderai plus ». Je crois.

                    J'l'ai envoyé chier parce que j'avais la barre derrière les yeux, et que ça me faisait chier d'y repenser. Au trois guignols. A ce que j'ai du leur concéder pour éviter la grosse catastrophe. J'ai quand même eu droit aux ricanements de ces connards quand ils ont annoncé le tarif de leur orgie en gueulant. Fiers de leur sale petite vengeance. J'les aurais tués, mais j'tiens à mes résolutions.

                    Puis au bon moment sitôt accordé, direct envolé.
                    Bah ouais, j'ai pas encore appris à prendre ce que le ciel veut bien me donner, et à pas geindre quand il me le reprend. Ça sera pour plus tard. Du coup, je bosse dur, et malgré moi, je pense au goût que la pression aura ce soir. Amère ? Ou douce ?

                    Est-ce que les dockers me feront encore chier, maintenant qu'ils m'ont vue autrement ? Oh, ouais. Ils ont la mémoire pas franchement vaillante quand il s'agit de les priver d'un de leurs jeux. Mais bon, j'vais quand même gratter une ou deux semaines tranquilles. Au moins le temps où je bosserai chez Lloyd. Le soir, j'serais même trop crevée pour faire des cauchemars.

                    Un bistrot... j'appréhende, du coup. J'avais déjà essayé, ç'avait été la merde. Toujours l'avoir au-dessus de moi, est-c'que j'vais supporter ? J'me tiendrais, c'est entendu. J'essayerai.

                    Puis je boirai à la santé de Rik. Il m'aura au moins appris que le goût de la vie, c'est comme celui d'une bonne pression bien fraiche : c'est simple, sans atours et ça se laisse déguster entre le son d'une guitare et le sourire d'un manouche.


                    -Wooooh, merde Konrad ! On t'avait dit d'la laisser tranquille pour aujourd'hui !

                    Y' a une pierre qu'est venue renverser mon seau de cirage. J'en ai plein les docksides. Mais j'fais mon Rik.

                    -Mah...

                    Puis j'allume une tige en pensant à ce soir. Colère se remet encore de ses émotions, je peux rouler tranquille. J'ai un petit modèle, on dirait. Toujours ça de gagné sur le sort.
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