14 octobre 1622
En fait, quand on y pense bien, y'avait que le repassage du bel uniforme qui était pas surfait, sur l'avis de recrutement. Heureusement que je suis pas rentrée dans les rangs par cette voie là. J'aurais été franchement dégoûtée.
Mais j'avais pas d'aprioris, pas d'attentes. Je suis venue parce qu'il fallait bien que je fasse quelque chose, et qu'une bonne hiérarchie bien lourde, bien mécanique, bien pesante, c'est du bon pour m'épargner la dérive. J'attendais rien de moins qu'un cadre fixe, le droit de plus avoir à me soucier des choix du quotidien.
Mais quand même, ils sont salauds. Ils te parlent des deux mois de formation comme d'un truc costaud où tu vas en chier, te dépasser, créer des liens d'amitié solides, tout ça, et tout ce que tu fais, c'est te traîner dans la boue avec des gamins. Alors que le premier jour, t'as droit à toute une série de questions, de conférences, pour te dire à quel point la marine est belle et bonne, et à quel point tu dois être propre sur toi pour en faire partie.
Et le deuxième jour, le troisième et les suivants, on t'apprend à faire un putain de signe en réponse à un ordre. Action/réaction, l'armée, c'est ça et rien d'autre. T'es une petite machine qui marche à grands coups de stimulis. Pour le reste, tu peux oublier, c'est de la poudre aux yeux. Et y'en a certains que ça a piqué fort, qu'ont pas tenu. Souvent les plus tendres et les moins barrés, les sains d'esprit et de cœur, ceux qui n'avaient pas grand chose à se pardonner. Qui se voulaient vraiment que du bien. Mais j'étais pas des leurs, 'faut croire. Parce que j'ai tenu. Et que je suis passée seconde classe y'a une semaine.
Aujourd'hui, c'est tranquille. Parce qu'il y a quand même une chose qui mérite sa réputation, dans la marine, ce sont les permissions. J'suis passée seconde classe y'a une semaine, j'ai droit à mon premier pastis à l'extérieur de la caserne. Pas que ce soit autorisé à l'intérieur, mais ça fait partie des choses que tu peux facilement négocier contre une corvée, ou pour les plus influents, par la menace.
Dans mon groupe de recrues, y'avait déjà des teignes. Et je peux pas dire que j'en ai pas fait partie. Entre bouffer ou te faire bouffer, j'ai jamais été capable de trouver l'entre-deux, et mon instinct m'a toujours poussé vers la première option. Appelle ça « colère », « manque de retenue » ou « violence », Seigneur. Le tout, c'est que j'arrive à tenir bon tout en marchant dans un chemin pas trop glauque. Je ferais tout pour m'améliorer en cours de route, de toutes façons. Ça ou rien.
-Patron ? Tu m'en remets un autre s'il te plait ?
-Comme tu veux, petite.
On se sert, lui mon verre, moi, un grand sourire. C'est con, mais « petite », ça a le don de m'adoucir à chaque fois. Peut-être parce que ça me fait penser à Julius, mais surtout parce que c'est gentil. Désintéressé. Un peu le contraire d'un « oui ma jolie », pas si loin d'un « quand tu voudras, catin ». Un peu surpris, il me le rend à l'identique. Sa cigarette roussit légèrement sa grosse moustache poivre-sel, déjà bien tâchée de tabac brun.
-C'est pas trop la saison, tu sais ?
-Oui, mais comme ça, je m'y crois un peu plus.
-Ah, ah, r'gardez si c'est pas bien dit. A ta santé !
-Santé, bonheur !
-Moi... aussi. Hic... ! Pardon. J'offre le suivant. Bgwéhéhé.
Son regard est torve, un peu mouillé. Il est imbibé jusqu'à la racine de ses cheveux gras, il se penche vers moi comme s'il allait tomber. Attrape ma main, va pour la porter à ses lèvres. Le baise-main du pilier alcoolique, le classique le plus répugnant des bistros de quartier. Le genre de truc, pas assez sale pour que tu t'autorises une baffe sans te dire que tu as encore cédé gratuitement à la violence, et pourtant, qui te donne vraiment des envies de meurtre. Surtout quand l'arsouille en question a, comme celui-là, un long filet de bave accroché au museau.
En fait, je vais pas pouvoir me contenir.
-Oh, Michel ! Lâche-nous un peu, tu veux ?
-Quoi, quoi, quoi... ? Hein ? On peut plus plaisanter, dire bonjour, ça, t'aime pas, chez toi, ça, on peut pas ?
Mon bras déjà prêt à manger du pilier se décrispe. Toi, t'es vraiment en train de gratter une place dans mon estime.
-On veut bien rigoler, on est sympas, on te tolère alors que les autres veulent plus de toi. T'as le droit d'être con avec ta gonzesse, chez toi, n'importe où, mais ici, tu te tiens.
-C'est bon, t'as gagné, j'me casse Ducon. Tu m'verras plus jamais, t'inquiète pas. Et si tu lis dans l'journal que j'me suis pendu, dis toi bien qu'ça... qu'ça... qu'ça s'ra d'ta faute !
C'est ça, crache un coup par terre, balance deux trois injures et montre nous bien ton majeur de branleur. Dommage, il pleut à verse. Pas remarqué, hein ? Tu te sens con, tu veux direct rentrer au chaud, mais maintenant, tu n'as plus qu'un silence hostile en guise d'accueil. Alors tu sors en claquant la porte aussi rageusement que possible. Mais ton élan t'emporte, et tu te vautres sur le pavé. Au comptoir, personne rigole. On ressert une tournée, et on cause de nouveau. Des gens biens, ici, pas étonnant qu'il n'y ait pas un seul militaire en vue. Ça sent le café moulu et la simplicité. On s'y sent chez soi, d'où qu'on vienne.
-T'es en formation, petite ?
-Non, je viens d'être promue.
-Alalah. T'as pas de chance avec le temps.
-Ça, j'avoue. C'est quand même malheureux.
-Pourquoi ?
-Quand il pleut aussi fort, ça fait refouler le tout-à-l'égout. Et les chiottes de la marine sont inondés.
-Et envahis de rats, aussi. Ce sont les novices qui héritent du nettoyage.
-Bon, ça fait envie. Vous êtes sacrément bien renseignés, hein ?
-Moi, c'est ce qui m'a fait quitter la marine avant d'avoir été promu seconde classe.
Bref silence, très vite rompu par l'éclat de rire général. C'est communicatif, je trinque avec plaisir. Mais la cloche de la porte d'entrée tinte, et le nouveau venu à droit à un coup d'œil sacrément hostile. Tout le monde a cru au retour de Michel.
-Ah, c'est toi Sen'. Dépêche toi de fermer la porte, tu nous fais geler !
En fait, quand on y pense bien, y'avait que le repassage du bel uniforme qui était pas surfait, sur l'avis de recrutement. Heureusement que je suis pas rentrée dans les rangs par cette voie là. J'aurais été franchement dégoûtée.
Mais j'avais pas d'aprioris, pas d'attentes. Je suis venue parce qu'il fallait bien que je fasse quelque chose, et qu'une bonne hiérarchie bien lourde, bien mécanique, bien pesante, c'est du bon pour m'épargner la dérive. J'attendais rien de moins qu'un cadre fixe, le droit de plus avoir à me soucier des choix du quotidien.
Mais quand même, ils sont salauds. Ils te parlent des deux mois de formation comme d'un truc costaud où tu vas en chier, te dépasser, créer des liens d'amitié solides, tout ça, et tout ce que tu fais, c'est te traîner dans la boue avec des gamins. Alors que le premier jour, t'as droit à toute une série de questions, de conférences, pour te dire à quel point la marine est belle et bonne, et à quel point tu dois être propre sur toi pour en faire partie.
Et le deuxième jour, le troisième et les suivants, on t'apprend à faire un putain de signe en réponse à un ordre. Action/réaction, l'armée, c'est ça et rien d'autre. T'es une petite machine qui marche à grands coups de stimulis. Pour le reste, tu peux oublier, c'est de la poudre aux yeux. Et y'en a certains que ça a piqué fort, qu'ont pas tenu. Souvent les plus tendres et les moins barrés, les sains d'esprit et de cœur, ceux qui n'avaient pas grand chose à se pardonner. Qui se voulaient vraiment que du bien. Mais j'étais pas des leurs, 'faut croire. Parce que j'ai tenu. Et que je suis passée seconde classe y'a une semaine.
Aujourd'hui, c'est tranquille. Parce qu'il y a quand même une chose qui mérite sa réputation, dans la marine, ce sont les permissions. J'suis passée seconde classe y'a une semaine, j'ai droit à mon premier pastis à l'extérieur de la caserne. Pas que ce soit autorisé à l'intérieur, mais ça fait partie des choses que tu peux facilement négocier contre une corvée, ou pour les plus influents, par la menace.
Dans mon groupe de recrues, y'avait déjà des teignes. Et je peux pas dire que j'en ai pas fait partie. Entre bouffer ou te faire bouffer, j'ai jamais été capable de trouver l'entre-deux, et mon instinct m'a toujours poussé vers la première option. Appelle ça « colère », « manque de retenue » ou « violence », Seigneur. Le tout, c'est que j'arrive à tenir bon tout en marchant dans un chemin pas trop glauque. Je ferais tout pour m'améliorer en cours de route, de toutes façons. Ça ou rien.
-Patron ? Tu m'en remets un autre s'il te plait ?
-Comme tu veux, petite.
On se sert, lui mon verre, moi, un grand sourire. C'est con, mais « petite », ça a le don de m'adoucir à chaque fois. Peut-être parce que ça me fait penser à Julius, mais surtout parce que c'est gentil. Désintéressé. Un peu le contraire d'un « oui ma jolie », pas si loin d'un « quand tu voudras, catin ». Un peu surpris, il me le rend à l'identique. Sa cigarette roussit légèrement sa grosse moustache poivre-sel, déjà bien tâchée de tabac brun.
-C'est pas trop la saison, tu sais ?
-Oui, mais comme ça, je m'y crois un peu plus.
-Ah, ah, r'gardez si c'est pas bien dit. A ta santé !
-Santé, bonheur !
-Moi... aussi. Hic... ! Pardon. J'offre le suivant. Bgwéhéhé.
Son regard est torve, un peu mouillé. Il est imbibé jusqu'à la racine de ses cheveux gras, il se penche vers moi comme s'il allait tomber. Attrape ma main, va pour la porter à ses lèvres. Le baise-main du pilier alcoolique, le classique le plus répugnant des bistros de quartier. Le genre de truc, pas assez sale pour que tu t'autorises une baffe sans te dire que tu as encore cédé gratuitement à la violence, et pourtant, qui te donne vraiment des envies de meurtre. Surtout quand l'arsouille en question a, comme celui-là, un long filet de bave accroché au museau.
En fait, je vais pas pouvoir me contenir.
-Oh, Michel ! Lâche-nous un peu, tu veux ?
-Quoi, quoi, quoi... ? Hein ? On peut plus plaisanter, dire bonjour, ça, t'aime pas, chez toi, ça, on peut pas ?
Mon bras déjà prêt à manger du pilier se décrispe. Toi, t'es vraiment en train de gratter une place dans mon estime.
-On veut bien rigoler, on est sympas, on te tolère alors que les autres veulent plus de toi. T'as le droit d'être con avec ta gonzesse, chez toi, n'importe où, mais ici, tu te tiens.
-C'est bon, t'as gagné, j'me casse Ducon. Tu m'verras plus jamais, t'inquiète pas. Et si tu lis dans l'journal que j'me suis pendu, dis toi bien qu'ça... qu'ça... qu'ça s'ra d'ta faute !
C'est ça, crache un coup par terre, balance deux trois injures et montre nous bien ton majeur de branleur. Dommage, il pleut à verse. Pas remarqué, hein ? Tu te sens con, tu veux direct rentrer au chaud, mais maintenant, tu n'as plus qu'un silence hostile en guise d'accueil. Alors tu sors en claquant la porte aussi rageusement que possible. Mais ton élan t'emporte, et tu te vautres sur le pavé. Au comptoir, personne rigole. On ressert une tournée, et on cause de nouveau. Des gens biens, ici, pas étonnant qu'il n'y ait pas un seul militaire en vue. Ça sent le café moulu et la simplicité. On s'y sent chez soi, d'où qu'on vienne.
-T'es en formation, petite ?
-Non, je viens d'être promue.
-Alalah. T'as pas de chance avec le temps.
-Ça, j'avoue. C'est quand même malheureux.
-Pourquoi ?
-Quand il pleut aussi fort, ça fait refouler le tout-à-l'égout. Et les chiottes de la marine sont inondés.
-Et envahis de rats, aussi. Ce sont les novices qui héritent du nettoyage.
-Bon, ça fait envie. Vous êtes sacrément bien renseignés, hein ?
-Moi, c'est ce qui m'a fait quitter la marine avant d'avoir été promu seconde classe.
Bref silence, très vite rompu par l'éclat de rire général. C'est communicatif, je trinque avec plaisir. Mais la cloche de la porte d'entrée tinte, et le nouveau venu à droit à un coup d'œil sacrément hostile. Tout le monde a cru au retour de Michel.
-Ah, c'est toi Sen'. Dépêche toi de fermer la porte, tu nous fais geler !