La nuit tombait à peine. Un vent frais faisait battre les volets des chaumières. Les rues se vidaient les unes après les autres, les braves gens retournaient chez eux tandis que les voyageurs cherchaient un abri dans les auberges ou les tavernes de l’île afin de se protéger de la pluie venue des mers. Quelques hors la loi se chamaillaient dans des ruelles isolées, réglant leurs comptes à coups de poings ou de sabres, encouragés par leurs bandes respectives jusqu’à ce que l’un supplie pour sa vie, en vain.
Discrète, une silhouette se profilait dans l’ombre des bâtisses. Un homme emmitouflé dans une longue cape à capuche se déplaçait à pas lents, s’immobilisait parfois le temps d’observer, d’écouter, par peur d’être reconnu. Il reprenait ensuite son avancée, et se dirigea ainsi jusqu’à la taverne la plus bruyante de la ville. Dans un lieu bondé, il lui serait plus facile de faire profil bas. Il réajusta nerveusement sa capuche afin de masquer la balafre sur son front, glissa une main gantée sur sa barbe naissante, encore insuffisante pour le rendre méconnaissable, ordonna à Yaen – son lémurien ! – de rester dehors, et une fois que l’animal eut disparu sur le toit de la taverne, il s’y engouffra.
Sans surprise, personne ne prêta attention au nouveau venu, et il put réserver une chambre, commander une chope de bière, avant de disparaître dans un coin de la pièce pour ruminer les derniers évènements avec amertume.
Il n’était plus avec les
Gun’s. Après plusieurs mois à voguer, à suivre les directives du capitaine et de son second, il était de nouveau seul, livré à lui-même et libre d’aller où bon lui semblait.
Douce liberté, solitude angoissante.
Il but pour oublier et oublia pourquoi il buvait, abandonna une bourse sur la table qu’il quitta pour s’isoler. Il lança son sac dans un coin de sa chambre et se défit de sa cape, dévoilant son aspect miteux, maintenant que plus personne ne pouvait distinguer la loque qu’il était devenu après une semaine d’errance en solitaire.
Une courte semaine…
Suffisante, pourtant, à lui faire regretter d’avoir déserté l’équipage afin de sauver sa peau. Un membre des
Gun and Gun’s, seul, primé, attirait nécessairement la cupidité des chasseurs de prime ; et désormais qu’il avait été aperçu seul et que la rumeur de la fin des pirates d’Unwin avait été répandue, nul doute que Suiji n’aurait plus la paix.
Dans un soupir, il s’approche de la fenêtre et observe son reflet, heureux de ne pas y distinguer ses traits émaciés et ses yeux cernés. Ses cheveux retombent en mèches anarchiques sur son front, masquant à peine les initiales « tR » gravées au couteau par Blacrow. Deux initiales qui le rendaient extrêmement reconnaissable, à son grand damne. Il avait toujours le masque confectionné par TNT pour cacher la blessure, mais celui-ci l’identifiait tout autant comme Saru O. Suiji, cuisinier des
Gun’s.
Dans l’état actuel des choses, le mieux aurait été de faire marche arrière, regagner Reverse Mountain et retrouver l’équipage afin de bénéficier de nouveau de sa protection. Une solution qui n’était plus envisageable depuis que le Big Band Joe avait été détruit, sans laisser de trace de son équipage.
Le jeune homme défit sa chemise maculée de sang et se débarrassa des couteaux à sa ceinture, ne conservant que l’arme volée à sa tortionnaire, avant de se laisser tomber sur le lit et se sombrer dans un sommeil léger et agité.
***
«
Je ne vous suivrai pas sur ce plan. »
La voix froide et sèche du cuisinier avait claqué dès l’instant où le capitaine et son second avaient exposé leurs plans pour leur sortie de
Reverse Mountain.
Faire exploser le navire à l’entrée de
Grand Line ?
Il était hors de question qu’il risque sa vie avec eux. Prendre la mer, vivre libre et dangereusement, avoir des poussées d’adrénaline, oui. Foncer vers une mort quasiment certaine, c’était hors de question. Depuis qu’il naviguait avec eux, il avait déjà mis sa peau en jeu bien trop souvent. Il était défiguré, primé, pourchassé alors qu’il n’aspirait qu’à la tranquillité, et maintenant, on lui demandait de jouer sa vie ?
Il en était tout simplement hors de question.
Evidemment, Vail ne fit rien pour le retenir, trop habitué aux abandons d’équipages. Quant à TNT, il tenta de raisonner Suiji, mais il renonça face à son obstination. Ils n’avaient pas le temps à perdre en discussions, aussi le cuisinier put-il retourner à ses cuisines, récupérer ses affaires et abandonner le navire avant qu’ils ne soient du mauvais côté de la montagne. Il siffla Yaen et l’animal grimpa sur son épaule, s’ajoutant au poids du sac de vêtements, argent et ustensiles divers du pirate.
La navire tanguait sous ses pieds, rendant difficile la circulation. Un instant, il s’interrogea sur ses capacités à quitter
Reverse seul, mais sa confiance en lui excessive suffit à le rassurer, de telle sorte qu’il fut bientôt installé dans une chaloupe qu’on largua à la mer au point de rencontre des quatre Blues. Alors, le Big Bang Joe partit d’un côté, tandis que Suiji dérivait de l’autre, emporté par les flots aléatoires, sans se douter qu’il ne retournerait peut-être pas sur North Blue. Il faut reconnaître que c’était là le dernier de ses soucis. Grattant Yaen derrière les oreilles, il resta un instant, sans essayer d’orienter son embarcation, à fixer le navire s’éloigner, regrettant presque de ne pas avoir suivi les projets dont, pourtant, l’équipage parlait depuis longtemps.
Presque.
Car il était désormais sain et sauf, et s’il ne se doutait pas de la traque dont il allait faire l’objet, il se voyait pour l’instant comme un homme libre et en sécurité. Ce qu’il avait toujours été et tâcherait de rester. Il n’avait pas une prime si importante sur la tête, après tout, et avec un peu de chance, la disparition du Joe et de son équipage serait le meilleur moyen de se faire passer pour mort.
Finalement, alors que le bateau s’approchait de la chute de Reverse, Suiji saisit les rames et tacha d’atteindre la surface rocheuse de la montagne. Aussitôt fait, il mit pied à terre et rejoignit un point de vue d’où il pouvait observer la descente du Joe.
Sous ses yeux, le navire réalisa sa chute vertigineuse, ne devenant bientôt plus qu’un point sombre à peine identifiable. Les minutes s’écoulèrent, longues comme des heures, et finalement, l’image puis le son d’une explosion lui parvinrent, suivis d’un souffle chaud en retard.
Le regard de pierre observa les flammes jusqu’à ce qu’elles s’estompent, dans un dernier hommage à ses nakamas ; à ce moment seulement, Suiji tourna les talons et retrouva sa barque.
***
Dans un sursaut, Suiji se redressa sur son lit. Il tiqua, tendit l’oreille et scruta les alentours. Un bruit avait attiré son attention au milieu de la nuit, et il ne parvenait pas à l’identifier. Méfiant, il sauta au bas du lit et saisit le poignard de Rachel.
Un chasseur de prime ?
Un brigand ?
Ou seulement son esprit… ?
Des bruits étouffés parvenaient de la chambre à l’étage ou du rez-de-chaussée, et le jeune homme se persuada que ce n’était une fois encore que sa paranoïa qui s’exprimait. Il se rhabilla de pied en cape avec agacement, s’assura que la capuche masquait correctement son visage, et il remballa ses affaires pour quitter les lieux. Partir tôt lui permettrait de ne pas avoir à faire d’efforts excessifs pour se dissimuler.
Ses pas retrouvent le sol boueux du quartier le plus mal famé de la ville, et délaissant bouges et tavernes miteuses derrière lui, Suiji prit la direction des beaux quartiers. Peu à peu, les maisons à moitié en ruine furent remplacées par des demeures en pierre blanche, le sol nu fut couvert de pavés, et les commerces d’alcool et de plaisirs devinrent des épiceries fines et des boutiques de tailleurs que le pirate gratifia d’un regard plein de mépris jusqu’à trouver un salon de thé où les lèves-tôt étaient installés. Le temps de remonter toute la ville, les premiers rayons du soleil étaient apparus, accompagnés du chant du coq qui, bientôt, ramènerait à la vie les citoyens.
D’un regard, Suiji appréhenda ce qu’il cherchait en venant là et d’un claquement de langue, fit comprendre à Yaen qu’il devait passer à l’action. Obéissant à son maître et compagnon, le lémurien apparu d’un toit et se faufila avec son agilité de primate jusqu’à la table que lui désigna Suiji d’un mouvement de menton. Quelques secondes plus tard, il revenait vers lui, tenant par la queue le journal du jour.
Sans demander son reste, Suiji s’éloigna, trouva un mur auquel il pouvait monter et s’installa paisiblement sur un toit quelconque afin de lire les nouvelles. Depuis sa fuite, il n’avait pas pris le temps de s’y intéresser, et il était désormais curieux de savoir ce que le monde pouvait bien savoir sur son équipage ; et il ne le reconnaîtrait pas, mais il était aussi inquiet pour ses compagnons et souhaitait savoir ce qu’il était advenu d’eux aux yeux du gouvernement.
«
Quel ramassis de sottises… », marmonna-t-il en apercevant enfin un encart évoquant l’explosion du Big Bang Joe.
L’attaque, survenue une semaine plus tôt, était qualifiée d’accident de manœuvre, au cours duquel l’équipage aurait perdu le contrôle du navire, jusqu’à le faire percuter le port le plus proche. Les corps n’avaient pas tous été retrouvés ; lesquels manquaient ? Personne ne le savait puisque les restes étaient non-identifiables à cause de la déflagration qui avait tout ravagé.
On soupçonnait que le capitaine Vail avait péri dans l’accident, tout comme son second, dans la mesure où personne ne les avait revus depuis. Une affirmation qui eut l’avantage d’arracher un sourire sarcastique à Suiji.
Un sourire qui fondit quand il lut les dernières phrases, dans lesquels on énumérait la liste des membres de l’équipage survivants, et dans lequel il figurait comme « pirate en fuite, aperçu sur East Blue ». Voilà qui expliquait la facilité avec laquelle les chasseurs de prime l’avaient pris en traque.
Il replia le journal et l’abandonna sur place, avant de poursuivre sa route, déterminé à se faire oublier pour un an ou deux, le temps qu’on oublie son visage et son nom.