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La loi du plus grand nombre

Le 2 septembre 1623.

Ils étaient muets, entre les caisses d'agrumes. Des hommes et des femmes aux bras forts du travail interrompu pour l'occasion. Un drôle de silence gêné régnait dans les deux camps, sur le quai d'Orange.
Les rescapés de Goa portaient sur eux une crasse et une puanteur qui n'arrangeait rien à leurs traits émaciés. Les vivres avaient été justes, très justes. Et les nombreux blessés, dont certains avaient du être amputés à la va-vite et pratiquement sans hygiène, avaient les traits creusés et cireux des condamnés.

En plus de cela, tous étaient pratiquement nus.

Ils s'étaient évadés du royaume où ils étaient détenus esclaves en partie grâce à une rumeur savamment distillée par les leurs. Mais pour la rendre crédible, il leur avait fallu laisser de côté un peu de leur dignité résiduelle en abandonnant leurs oripeaux. Et personne n'avait vraiment eu le cœur de récupérer le strict nécessaire sur les cadavres des morts, pendant la bataille qui s'était ensuivi.

Et en face, ça sentait la vertu et le courage, mais la vie tranquille malgré tout. Sören avait vaguement entendu parler d'évènements tragiques qui avaient frappé Orange un siècle auparavant. Mais ceux qui étaient des enfants à cette époque étaient morts, et les adultes qui contemplaient ce spectacle de misère humaine avaient l'impression de revivre un peu les histoires que racontaient leurs parents. La vie normale avait tôt fait d'imposer ses normes, ses rythmes réguliers, et de l'opinion de tous, toute transgression peut devenir agression.

Il fallut que Tremia, qui avait servit de navigatrice à bord de la galère, fasse le premier pas. Quelques autres suivirent. Belmud le dramaturge, des jeunes qui avaient de la famille sur l'île et, un peu plus effacé, Sören. Lui se sentait responsable de tout ce qui était arrivé. Et personne n'avait cherché à chasser ce sentiment de son cœur. Des affranchis, il était l'ambassadeur. Et quoique gêné, il prenait la situation sur lui. Encore.


-Tantine ! C'est moi, tu ne me reconnais pas ?

Brutalement, l'ambiance tendue se déchira. Quelques-uns se mirent à reconnaître de vieilles têtes qu'ils ne pensaient plus jamais revoir. La consternation fit place à une approche un peu crispée, puis à un frisson à propagation rapide. Jusqu'au grand éclat général.

-La vaaaache ! Mais d'où c'est que vous revenez comme ça ?
-Trois ans sans une nouvelle ! Putain, dire que ta femme s'est remariée avec le poissonnier !
-QUOI ?
-Héhé, faut pas lui en vouloir, elle était si triste... Et puis, elle croyait vraiment que t'étais mort. Quelle idée, aussi d'aller t'engager dans la marine ?
-Mais je me suis fait prendre dans une tempête dès que j'ai voulu quitter Orange ! La marée m'a ramené sur Goa, et j'pouvais pas savoir que...
-Un peu de silence, nom de Dieu !
-Pss. C'était une blague.
-... connard, va.
-C'est avec moi qu'elle s'est remariée.
-RAAAAH !
-SILENCE !

Ça, c'était l'ancien du village. Malgré son âge, il se tenait encore droit, et ses mains calleuses n'avaient pas encore refermé le sécateur et rangé la bêche. A ses côtés se tenait un drôle de garçon, à moitié nu lui aussi. Sur son épaule lardée de coups de lame maladroits, une boule de poil observait, ses grand yeux ouverts sur ses iris en pointe.

* * *

Toi non plus tu ne l'aimes plus beaucoup, ce narrateur omniscient tout juste bon à résumer des situations et à poser des noms vides sur les choses, hein, C. ? C'est bon de ta part m'accorder à nouveau ta confiance, pleine et entière. Ne t'en fais pas. Je veille sur lui, mieux qu'un ami, et plus fidèle qu'un chien. Fshhh ! Sales bêtes.
Morgan le philosophe est dans la place. Le contexte est posé. Pour de bon, on y va.


* * *

-Messieurs, la situation est unique. Notre île n'a jamais refusé de tendre la main aux plus démunis, si tant est qu'ils sachent s'imposer de par leur mérite et leur courage. Cependant, je dois admettre devant vous le trouble qui est le mien.

Tu renâcles un peu. L'homme parle comme dans un livre, ça a toujours eu le don de te mettre mal à l'aise. Il cherche à noyer le poisson, à se décharger d'une responsabilité qu'il n'a jamais souhaitée. C'est ce que tu ressens, et, affamé et nu, tu as peur, compagnon.
Tu lui as expliqué les choses en quelques mots. Mais l'esclavage à Goa, est-ce que ces gens en ont vraiment entendu parler ? Tu l'as bien compris : c'est un royaume indépendant, et ici, on lit la Gazette. Sur Orange, la noblesse n'existe pas. Et les outils ne sont pas humains.


-Je sais qu'ici, ça n'est dans les habitudes de personne. Mais je propose que nous avertissions le lieutenant-colonel Maalem.
-... Z'êtes sérieux, là ?
-Bien sûr, pourquoi pas ? Si vous êtes bien les rescapés d'une évasion massive hors d'un pays qui vous retenait prisonniers, la marine doit pouvoir vous aider.
-Tu vieillis, Ralph. La marine, c'est bon pour les cas d'urgence. Première ou pas, on avait été d'accord de faire sans eux, comme s'ils étaient pas là. Ils font leurs affaires, on fait les nôtres. Et là, il y a des gens qui en font partie, des nôtres.
-Je suis d'accord. Mais tout ce monde... Et la galère ?
-L'est pour vous, la galère. Y'a du bon bois, des métaux rares, des trucs qui servent toujours. On vous doit ben ça...
-Alors c'est entendu.
-Ce n'est pas entendu du tout ! Tu deviens folle, Hélène ? Et vous autres, réfléchissez ! Autre pays ou non, ils disposent forcément d'un arsenal, pour retenir tout ce monde. En parler à Maalem, sans aller jusqu'à autoriser les patrouilles en ville, c'est au moins savoir ce que l'on risque !
-Il a pas tort...

Tu sens la foule qui se questionne, qui s'agite, qui se divise peu à peu en deux camps : celui de ceux qui viennent de retrouver des proches, et celui des frileux et des bien-pensants. Ceux-là, ils sont peut-être un peu jaloux de ne pas avoir vu de mort ressortir de terre pour se jeter entre leurs bras. Mais surtout, ils détestent voir leur quotidien changer. Voir autant d'hommes et de femmes qui sortent du lot. D'un coup, d'un seul, c'est trop pour eux.

Ce chef auquel tu es allé parlé, il te méprise. C'est comme ça qu'il s'est imposé, sans doute. En validant la norme de tous, par l'exemple de sa vie. Au fond, il est un pilier de soutien. Et il déteste les coups de vent, et les pierres qui s'emboitent mal autour de lui. Il y voit autant de fragilités capable de faire s'écrouler l'édifice.


-Vrai qu'on vous donne pas la tranquillité. On s'est battu pour notre liberté, et j'sais qu'ça peut faire pas net. Mais ça s'ra temporaire. Ceux du coin, y resteront, c'est chez eux. Non ? Quelqu'un à p'têtre à redire là-dessus, morbleu ? Bon. Les autres profit'ront du commerce pour partir au compte goutte. En attendant, tout c'qu'on demande, c'est à manger, et des vêtements. La galère vaut des millions, même maint'nant... et pour l'reste, j'suis prêt à travailler en attendant d'pouvoir partir. Et j'sais que j'suis pas l'seul. Pas vrai, les gars ?

Les valides disent oui, aussi fort qu'ils le peuvent avec leur estomac creux. Tu transpires, sous la poussière qui te sert de vêtement. Le vieux s'est incliné, et sa clique avec lui. La loi du plus grand nombre a été renversée, mais tu sais qu'elle prend toujours sa revanche.

Il ira sonner au poste quand les autres auront le dos tourné.


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Tu es traité comme si tu étais le chef, et ça t'angoisse. Sans cela déjà, tu te sentais responsable de l'hécatombe, et les cernes qui se dessinent sous tes yeux comme les sillons qu'un sang impur abreuve trahissent le retour de tes vieilles insomnies. Tu n'as pas dormi du voyage, compagnon. Et tu te sens aigre, irritable, agressif. Prêt à sortir les griffes pour un feulement d'anticipation, à mordre à la croupe pour un crachat.

Le chef ne te revient pas, tu t'en méfies comme la peste. Il s'est incliné, t'a offert le bain, de nouveaux vêtements et l'hospitalité. Tu loges dans une dépendance de sa maison avec ceux desquels tu t'es trouvé le plus proche. C'est à dire, Lundvik, un grand décharné aux iris très noirs et au poil raide et tombant, qui aurait plus sa place sur les planches d'un théâtre que sur celles d'un navire de guerre.


-Je me demande si la troupe existe toujours.
-C'est pas un peu tôt pour y penser ?
-Allez, du cœur bon Dieu ! On a jamais été aussi près du but !

Lui, c'est Belmud. Un grand massif qui n'a peur de rien et qui ne fait pas semblant, tu l'as bien vu. Irascible, impossible à faire trembler. Peut-être un peu simple d'esprit aussi, dans le fond, mais ça le protège. Et comme on te l'a bien souvent dit, les faibles penseurs sont aussi les meilleurs viveurs.


-...
-Toujours muet, hein ?
-...
-Hum. Et si je fais ça ? Et ça ? Et...

Et il y a aussi Sam, un homme sec, tout en nerfs. La mâchoire tendue comme celle des loups-garous dans les contes de ton enfance, le crâne rasé, la barbe drue mais aussi courte que le permet un séjour prolongé en mer, il se tient prostré, silencieux, comme si le monde n'existait pas autour de lui. Au grand plaisir de Belmud qui fait des dessins au charbon sur son visage en lui tirant les oreilles. La scène ne t'arrache pas un sourire.


-Arrête, Caravelle.
-Hey, je t'emmerde le Fauconnier !
-...
-Vous lâchez pas vos petits noms d'révoltés d'l'ombre ?
-De Voltés !
-Va falloir faire profil bas. C'est c'que j'veux dire.
-Ouais. T'inquiète.
-A chaque jour son rôle. Tiens ! De quoi nous changer les idées.

La femme de l'hôte, visage neutre, impénétrable, sans un sourire de sympathie pose devant vous tous un immense plat en terre cuite rempli d'une sorte de riz gluant à l'œuf, à la viande hachée et aux légumes. Ça fume, et tu ne tardes pas à saliver. Les vivres ne manquaient pas vraiment à bord de la galère, mais une bonne partie avait été souillée par les rats. Et puis, au milieu des blessés sanguinolents, des blessures infectées et des amputations mal gérées, peu nombreux étaient ceux à retrouver leur appétit caché derrière leur dégoût. Habitué au jeun des jours sans davantage qu'au sang des jours encore jeunes, tu en as oublié les heures de repas. Et c'est maintenant que tu comprends que l'appauvrissement de ton sang y est peut-être pour quelque chose dans l'agacement qui ne t'a pas lâché depuis ton arrivée sur l'île.


-Merci.

Que tu ponctues d'un vieux geste rituel pour bénir la nourriture. Habitude de famille depuis longtemps perdue avec laquelle tu renoues subitement, au milieu des déglutitions et des soupirs de soulagement.
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