C'est le genre de souvenirs qu'on aime pas remonter. Dix ans que j'en avais pas parlé. Comme un tabou qu'on raille de sa vie et qu'un jour, un bougre vient ressortir à grand coups de taloches. Mais tu veux savoir, hein ? Oh oui, ça se voit à tes mirettes pleines de questions. Que tu veux savoir.
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Le vieillard nous avait libéré de nos chaînes. J'avais pas douze printemps, mais ces douze années là, je les avais passé avec des entraves aux bras. Si bien que même si elles n'étaient plus là, je sentais encore les menottes me brûler la peau, le poids de l'acier me rompre le dos. J'avais beau tenter de marcher droit, j'y arrivais pas. C'était comme un foutu tic que je pouvais pas m'empêcher. De marcher comme un canard boiteux. Et encore aujourd'hui, j'ai la trace de ces douze printemps sur mes bras et mes chevilles. Comme une marque qui partira jamais. Qui sera toujours là pour me rappeler quel enfer j'ai vécu.
Le Jack mirait ses bras, un sourire mesquin aux lèvres. Il faisait tourner ses poignets comme s'il y croyait pas. Comme si au détour d'un pli de peau, l'allait retrouver un bout de métal et se rappeler à son labeur. Mais non. Le Monstre lui, que je connaissais que depuis quelques mois, savourait de pas devoir se plier le dos en deux pour choper son mégot fumant. Il levait les yeux haut dans le ciel comme pour trouver une étoile. Son étoile. Son chemin qu'il semblait pas encore avoir croisé. Sa chance qui l'avait abandonné. Fred, lui, gesticulait ses panards dans tous les sens pour enlever les fourmis. Mais savait pas encore, le pauvre bougre, que ça servait à rien. Que ça ne le mènerait nul part. Et quand je revois son sourire béat, tout heureux de retrouver ce que la vie lui avait volé, j'ai le cœur qui me picore pire que mes poules avec leurs graines. Moi, je zieutais le monstre, je levais mes petits yeux de gosse partout, un coup à gauche pour voir l'énorme cachalot finir son mégot en une latte, un coup à droite pour voir le vieillard donner le signal. Celui d'la course.
On parti sans un au revoir au Boy. C'aurait été trop dur. J'avais passé trop de mes douze printemps avec lui. Ce bon vieux Boy qu'avait le cœur sur la main et la langue dans le cœur. On parti sans un regard.
Commença calmement, le vieux. L'avait lui aussi la tambourinade au cœur. Comme nous tous, mais fallait aller de l'avant. Fallait zig zaguer entre les cases. Pas faire un bruit pour ne pas éveiller les gardes. Et pour moi, fallait suivre les grandes enjambées de ces guss qu'avaient le double de mes printemps. Fallait faufiler au milieu de tout ça. Jouer de la nuit qu'était avec nous. Qu'avait caché la lune sous les cotons.
Et pis, quand les cases ne furent même plus à porté de vue, cachées par le brouillard qu'avait déjà tout englouti, le vieux nous fit un signe. Il nous laissa pas le temps de comprendre que la course, la vrai, commençait. Celle de pas qui se précipitent. Celle de cinq canards qui le pas boitant, ne s’arrêtaient pas. Celle d'un monstre qui me vit perdre mon souffle et mes jambes. Celle d'un gosse qu'avait pas assez de force et qui s'effondra vite. La gueule sur le pavé. Je crois bien que c'est là, au moment où le cachalot me fit voler sur ses épaules sans un mot, que j'ai compris. Pour la première fois. Plus la nuit avançait, et plus les pas se faisaient hasardeux. Plus la grosse gorge du monstre devenait rauque, comme le gros Bordri en haut de la grosse montagne du village, mais en pire. A la fin de la nuit, chaque pas était un calvaire. Je voulais descendre de ses épaules, je voulais pas être un fardeau ! Mais il lâchait rien, me tenait les panards avec le peu de force qu'il lui restait ! Et les siens de panards... Qui trébuchaient à chaque pas... Qui se faisaient aussi lourds que tout le poids d'une vie... Je voyais le ciel se griser, je voyais les ombres apparaître, mais on continuait quand même. Parce que chaque pas de plus était comme un mètre de gagné vers la liberté ! Le vieux menait toujours, poussait son corps tout ridé avec une force que nous tous, on enviait. Alors que Fred avait perdu toute force, et que chaque pas qu'il faisait l'amenait plus à gauche ou à droite que devant, alors que le Jack tenait ses mains sur ses jambes pour continuer à mettre ses panards devant, lui, le vieux, gambadait comme s'il avait vingt ans de moins. Gardait son allumette de corps aussi droit qu'un I, et prenait le temps de se retourner pour nous injurier de ses deux mirettes.
Et enfin, le vieux fit un signe qu'on attendait tous. Celui qui pointait la rambarde de son doigt aussi dégarni que le crane du prêtre du village. Le Monstre ne comprenait pas, ne voyait plus rien depuis longtemps. Ses yeux tout fermés ne pouvaient rien voir. L'avait la bave dégoulinante et chaque pas qu'il faisait, c'était rien d'autre qu'un rictus, qu'une obsession que son esprit obligeait à supporter. Je fus obligé de lui tirer les oreilles, lui pincer le nez tout sale et d'lui frapper le crane suant, pour qu'il se remette à ouvrir les mirettes. A comprendre dans un râle de fatigue. Presque encore dans les vapes, à peine conscient, il me posa sur le sol. Lança un de ses pieds par dessus la rambarde, puis un deuxième. Manqua de s'étaler la fasse contre le goudron, et là, mes deux yeux de gamins virent son corps disparaître, en un instant si court que j'crus qu'il était tombé ! Mais non ! L'était passé sous le pont. Là où de gros tuyaux passaient. Là où la place d'un pas gros allongé pouvait se faufiler. Et le monstre, l'était gros. L'était mal. Mais son séjour l'avait pas fait que du bien, l'avait perdu tant de kilos qu'il en était dev'nu méconnaissable rapport à son arrivée. Alors il passa.
Et le jour se leva.
Un jour où malgré la fatigue, malgré le silence et l'impossibilité de bouger, le sommeil ne vint pas. Trop bouffé par la peur, le stresse, l'inquiétude de savoir si oui ou non, on y arriverait. C'était que le premier jour. Et bordel, on savait pas encore. On savait pas encore tout ce qu'allait nous tomber dessus !