Chaque jour qui passe est une vie qui se réalise.
André "Renard" Finnegan, Les lois de l'alpha.
André "Renard" Finnegan, Les lois de l'alpha.
Il avait toujours bien aimé les saisons.
Quand il lui arrivait d'y penser, ça l'étonnait toujours un peu. Car il avait fait le choix jadis de tirer un trait définitif sur le travail que la vie lui promettait depuis le berceau, sur son héritage et sur sa famille. Et pourtant, ce travail, cette vie au milieu des cultures et des fruits mûrs, il l'avait aimée. Il l'aimait toujours.
Le Sören, il avait gardé l'accent de son père et de sa mère sans même se poser la question du pour et du contre. Rien ne l'aurait fait songer à renier son nom, qui était celui de ses géniteurs autant que celui de la terre qui aurait du porter le fruit de ses efforts et de ses espérances, pour finir par accueillir sa dépouille une fois qu'il aurait épuisé son quota de jours et de nuits. Il n'était en guerre contre personne. Il avait tourné le dos à une possibilité pour s'en ouvrir une autre, qu'il sentait plus pleine et vers laquelle son cœur le poussait à toute force. C'était ce qu'il y avait à dire.
Le chapeau baissé sur les yeux, le garçon observa le ciel. Le temps se gâtait. Les nuages s'en étaient emparés comme d'un royaume et leur couleur parlait de la nuit en plein jour. L'orage arrivait, le grand ami des étés trop lourds. Sören sentait l'air se raréfier, l'odeur de pluie et d'électricité lui saturer la tête et les os. Il sourit sous les premières gouttes, et le premier coup de tonnerre gronda dans le lointain.
-Ah beh Vindieu, j'crois qu'on va y prendre...
-Eh ouais, pour sûr !
-T'es quand même un drôle de faignant pour aimer autant l'orage.
-Oh ? Eh. J'reste au turbin dessous, si c'est c'que tu veux. Moi, ça m'est ben égal.
-Quoi ? Fais pas l'con avec ça. Y'en a une qu'a fini foudroyée dans les pâtures, l'an passé. Aller, aller. T'sais quoi ? On rentre, et j'te paye à boire. Et y'a un saucisson qui d'mande qu'à c'qu'on lui règle son sort.
-Héhéhé. A c'compte là, j'te suis, l'ami.
Les deux comparses s'en allèrent, les bêches, le machettes et les pioches sur l'épaule. L'électricité statique les rendaient nerveux et ils riaient comme les enfants qu'ils avaient su rester.
Ils, c'était d'une part Sören et sa barbe encore jeune et clairsemée qui s'amusait de voir ses mains rendues de nouveau rugueuses par la terre. Et c'était aussi ce drôle de personnage qui simulait un accent qu'il n'avait pas, et qui, lui, s'émerveillait jour après jour de se trouver capable d'accomplir les travaux les plus rudes. Il se faisait appeler « Renard », l'anagramme de son véritable prénom ; André R. Finnegan. André était sans doute d'une ascendance plus noble que ce qu'il aurait aimé faire croire, mais Sören n'en avait cure. Pour lui, c'était simplement un compagnon de travail plein d'esprit et de bonne humeur. Les paysans de l'île ne l'appréciaient qu'à moitié, à cause de la haine que l'on porte habituellement aux acteurs et à ceux qui s'inventent un rôle qu'ils n'incarneraient jamais tout à fait. Et Renard ne serait jamais vraiment un paysan, tout comme Sören ne serait jamais le voyageur élégant et distingué que l'autre cherchait à dissimuler sous un accent imaginé.
Souvent depuis qu'ils étaient à travailler ensemble dans le verger du père Moustaki (paix à son âme), Renard s'était fâché. Envieux qu'il était d'un Sören qui, à ses yeux, avait commis l'irréparable en quittant une vie que lui, cherchait désespérément à construire. Mais de cela, le garçon se moquait bien. A chacun sa peine, il avait choisi la sienne. Et jusque là, il s'en était trouvé plutôt heureux, puisqu'il parcourait le monde avec son chat préféré tout en gardant la possibilité de renouer avec la terre quand ça lui chantait.
-Bon sang, mais c'est qu'y drache sec !
-Qu'y pleut, ouais.
-Oh. On dit pas ça, chez toi ?
-Chez moi, non. Mais après, p'têtre qu'ici, y savent c'que ça veut dire.
-Ah, merde. Bon, tant pis. Y pleut alors.
-Héhé, t'emmerdes pas 'vec ça. Tu peux ben raconter qu'tu viens d'une île où ça s'dit... et ça peut quand même faire cul terreux si c'est c'qui t'taraude.
-... Tu m'as si bien percé à jour que je devrais te tuer, tu le sais ça ?
-Approche si tu l'oses !
-A la bonne heure !
Et les deux grands enfants se battirent sur le chemin, se poussant dans les fossés et riant à gorge déployée sous l'orage qui grondait de plus en plus fort. Des enfants devenus grands, mais qui ne s'étaient jamais tout à fait perdus, chacun à leur manière. Et qui n'avaient pas peur d'avoir honte de se chamailler, même en public.
De toutes façons, sur Patland, personne ne se serait moqué d'eux. Sören était connu pour avoir été le sauveur de l'île. Le sauveur qui avait tenu parole, lorsqu'il avait affirmé qu'il reviendrait pour les saisons un jour ou l'autre. Et par le fait même qu'il était devenu son ami, Renard avait gagné une certaine immunité. Nombreux étaient ceux qui s'amusaient sur son compte, et il le savait. Mais jamais personne n'aurait osé le provoquer en face sans risquer d'engendrer les foudres des témoins.
-Tiens, attrape ça ! Style du Lèche-Bottes...
-Pan ! Trop lent, le Matou !
-Voleur de poules !
-Tueur de rats !
Au bilan, tous deux parvinrent à la ferme Moustaki trempés et couverts de bleus, écroulés de rire et essoufflés d'avoir trop couru sous la pluie battante. Le vieux leur offrit du brûlot. Il avait la parole rare, depuis qu'un de ses employés qu'il payait mal lui avait coupé la langue. Mais depuis, il avait gagné la réputation d'être le meilleur payeur de la région, et un hôte en tout point irréprochable.
D'ailleurs, la soupe bouillonnait déjà sur le feu de la cuisinière à bois qui chauffait toute la journée, même en plein été. Alors, les garçons se mirent à se sécher devant. Ils ne tardèrent pas à se trouver sous l'emprise du jeu des flammes, et leur agitation se mua en une contemplation silencieuse et douce.
Ils avaient travaillé dur, l'air de rien, et le lendemain, ils recommenceraient. La lutte éternelle de l'homme contre la terre qui n'a de cesse de recréer les mêmes épreuves, avec perversité. Ravageurs, acacias sournois, maladies, sangliers. L'espace d'un instant même, une vieille angoisse serra légèrement la gorge de Sören. Ses yeux brillaient, fixés sur les braises rougeoyantes.
Pour rien au monde, il n'aurait repris une exploitation à son compte, et les responsabilités qui allaient avec. Il aimait mieux constituer son propre porte-monnaie que de le voir livré à la merci de la pluie et du beau temps. C'était trop de contraintes pour une petite existence trop chèrement arrachée à la terre.
Et Sören aimait les grands espaces libres et sans contrainte plus que tout.
Dernière édition par Sören Hurlevent le Lun 22 Juil 2013 - 9:59, édité 6 fois