Rends malheureux quiconque ne veut dépendre de toiJ'avais donc fini par dénicher tant bien que mal ce plateau rocheux encastré entre deux pans de montagnes, bordé par des arbres aussi agressifs que des lynx avec leurs aiguilles et leurs sèves empoisonnées. De là, j'avais une vue dominante sur Marie-joie, blottie plus loin en contre-bas. Sans nul doute que cette terrasse aurait été réclamée par un noble il y aurait bien longtemps, pour y bâtir je ne sais quelle monstruosité architecturale, si ce n'était pour la nature hostile autour. Ce qui avait repoussé tant de gens était mon sauf-conduit.
Mon intimité.
Plus que jamais, je considérais mon fruit du démon comme un atout à ne dévoiler à aucun moment. Je n'avais confiance en aucune manière dans le gouvernement, et j'étais encore très mitigée par rapport à la révolution. Si j'avais été enthousiaste à l'idée de faire partie de l'Union Révolutionnaire, la réalité des faits n'avait apporté qu'abandon et presque désespoir. Les rapports CP qui me parvenaient mentionnaient désormais une union quasi généralisée de tous les mouvements sous la houlette de Freeman and Co. Je me rappelais Raven et Mandrake, mais ces entrevues trop vite expédiées ne me laissaient qu'un goût aigre-doux dans la bouche.
Non, définitivement seule, et sans responsabilité si ce n'était ma propre vie. La Révolution, mouais. Ils manquaient tous singulièrement de perspectives. Faire tomber le Gouvernement Mondial, c'est très bien. Mais après ? Leurs projets étaient flous, et je n'aimais pas ça. Nombreux sont les tyrans nés de rebelles libérateurs. Tel que je voyais les choses, j'allais sûrement être une révolutionnaire contre la révolution-devenue-institution.
Et pour cela, je devais affûter chacune de mes lames. J'avais déjà passé commande pour améliorer mon arme de prédilection, le dévidoir à fils – fichtre que ce nom manque de sex-appeal. En attendant, il me restait le fruit du papillon. Mes recherches dans les bases de données du Gouvernement avaient fourni un premier fondement à mon approfondissement quotidien. Je savais désormais plus ou moins de quoi j'avais l'air et ce que je pouvais faire. Cependant, force était de constater que ce fruit n'était pas le plus connu, et le plus recherché par là-même. Pourtant, moi, je l'aimais bien. Il me correspondait plutôt, en dépit de cette satanée tendance à dériver dans ses pensées. Un sacré désavantage, pour moi qui devais toujours calculer. Ce même esprit qui aujourd'hui méditait sa lecture et concluait que le pouvoir du zoan était clairement sous-estimé. Peu désiré, peu étudié, donc autant de travail pour moi, mais de puissance restant secrète à mon avantage. Les logias étaient beaucoup plus documentés. Le papillon resterait un mystère pour tous.
De temps en temps, je me demandai à qui avait appartenu la cache dans laquelle Pludbus avait trouvé le fruit. Je me plaisais à imaginer que j'avais dépouillé un de ces odieux pirates. Un Marine n'aurait pas eu la nécessité d'enfouir le fruit avec des tonneaux de mauvais rhum. Un civil non plus. Donc oui, j'avais ruiné les plans d'un contrebandier et rien ça contrebalançait le coût de l'obtention de mes nouveaux pouvoirs. Une inquiétude revenait parfois : ce criminel, savait-il quel fruit avait été en sa possession ? Ou n'avait-il qu'identifier un fruit du démon ? Etait-il à sa recherche ? Risquai-je à un moment donné, si mon pouvoir était dévoilé, d'avoir un autre ennemi aux trousses ?
Qu'importe, il était mien, ce fruit du papillon, et j'avais bien l'intention d'en tirer parti. Même si je devais passer pour une écervelée ou une rêveuse quand mes pensées se carapataient ailleurs.
- Spoiler:
Au-dessus des étangs, au-dessus des vallées,
Des montagnes, des bois, des nuages, des mers,
Par delà le soleil, par delà les éthers,
Par delà les confins des sphères étoilées,
Mon esprit, tu te meus avec agilité,
Et, comme un bon nageur qui se pâme dans l'onde,
Tu sillonnes gaiement l'immensité profonde
Avec une indicible et mâle volupté.
Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides;
Va te purifier dans l'air supérieur,
Et bois, comme une pure et divine liqueur,
Le feu clair qui remplit les espaces limpides.
Derrière les ennuis et les vastes chagrins
Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse,
Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins;
Celui dont les pensées, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin prennent un libre essor,
- Qui plane sur la vie, et comprend sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes!