A quoi ressemble ton esprit aujourd'hui Rachel ?
Puissant, un sursaut l'éveilla.
En douze endroits, la douleur se raviva.
Rachel porta la main à ses blessures
De son genou brisé, à ses côtes fêlées.
Une et seule en mer, esseulée,
Envisager le pire était une autre meurtrissure.
Comment en était-elle arrivée là ? Elle se souvenait à peu près de l'Aqua Laguna. Et du cerf-volant. Toute la suite n'était qu'un puzzle qu'elle devait reconstruire. Bout à bout. Dans le bon ordre. Dans le bon ordre... La boite à musique dans le navire... il manquait des étapes avant celle-ci.
Rachel se tortilla comme elle le pouvait, mâchoire serrée sur sa douleur pour regarder sa faux, plantée à ses côtés, intacte. Le filin la reliait à elle, lui cisaillant le bras droit qu'elle ne sentait plus. Tant mieux, elle pourrait enlever les clous qui le constellaient alors. Kyaaa! Non, pas tout de suite peut-être. Elle se laissa retomber mollement sur la planche de bois de quelques mètres carrés. Qu'elle partageait avec un Corbeau. Silencieux. Seul. Qu'elle n'avait pas vu jusque là.
-Je ne suis pas encore morte...
Sur ces paroles, elle tenta de se redresser. Et y parvint, très lentement. Avec moult précautions, en remarquant que ses côtes n'étaient pas que fêlées et que le travail que Red avait fait sur son genou serait à refaire complètement. Mais elle réussit à s'asseoir puis déroula doucement le filin empêtré autour de son bras. Puis elle plongea son regard dans la mer. Immense. Infinie. Définitivement vide et triste. Pour la première fois dans sa vie, Rachel se sentit démunie face à ces eaux. Démunie, seule et impuissante. Surtout seule. Surtout impuissante. Elle était faible. La faim et la soif ne tarderaient pas à la tirailler. Et le soleil, bien que timide, la ferait brûler pour les corbeaux non loin. Elle ne pouvait pas ramer, elle ne pouvait pas manger, elle ne pouvait pas se déplacer... La seule pensée qui la fit sourire, d'un magnifique sourire jaune, fut qu'au moins, tout le monde la penserait morte au combat.
Parce qu'elle était certaine de mourir ici.
Et le second corbeau à l'admirer comme une bête à l'agonie la confina dans ses obscures pensées.
Combien d'heure à attendre ainsi ? Le soleil l'avait éveillée et depuis sa course avait continué. Inlassablement, la regardant comme auparavant, aussi inactif qu'il avait pu l'être durant deux années de sa vie. Elle ne lui en gardait pas rancœur. Le soleil était comme ça. Insensible. Mais ce matin, il n'était pas violent comme elle en gardait certains souvenirs. Les nuages, témoins de la tempête de la veille, maculaient un ciel azur de larges tâches sombres. Et quand parfois ses rayons perçaient cette couche blanche, crème, grise, noire, elle lui était reconnaissant de bien vouloir réchauffer un peu ses membres engourdis par une nuit dans l'eau et des blessures trop profondes pour elle. Elle se savait chanceuse, malgré tout, de ne pas saigner outre mesure ; même si les cinq corbeaux qui a lorgnaient à tour de rôle commençaient à lui faire croire que sa pâleur naturelle et ses airs de cadavres ne lui soient d'autant plus fatals qu'une semaine en pleine mer. Elle avait beau les aimer, ces oiseaux de malheur, qu'ils annoncent ainsi le sien ne la mettait pas assez en confiance pour leur raconter sa vie. Alors dans ce que l'on pourrait considérer comme un accès de coquetterie -ou une preuve qu'elle n'était pas encore du gibier- elle força ses cheveux à se nouer en des cornes plus grandes qu'elles ne le furent jamais. C'était la seule chose qu'elle pouvait faire de toute façon. Clouée à sa planche, incapable de se mouvoir à cause de son genou cassé. Déplacé...
Rachel eut un sursaut qui la fit grimacer de douleur. Elle arrivait bien à faire que ses cheveux se tressent seuls... Pourquoi ne pouvait-elle pas faire que ses os se remettent dans le bon angle, le bon sens, et surtout qu'ils ne bougent plus ? Et puis, il y avait assez de bois ici pour se faire une atèle. Non pas qu'elle eut un endroit qu'elle voulût explorer, mais la position assise ne lui seyait guère. Et puis elle courserait les corbeaux pour se défouler. Oui, ce serait un bon début. Et ensuite, elle essaierait de ramer. Ensuite seulement.
Reprenant le même travail qu'auparavant, elle défit ses tresses, puis les refit, et ainsi de suite. Ensuite, elle déploya les ailes squelettiques d'apparat. Inutiles, elles lui permirent juste de se concentrer. Alors elle se focalisa sur son genou en piteux état et tenta de le contrôler comme elle déplaçait ses cheveux. Sans vraiment savoir si ça fonctionnait. Seule la douleur irradiait. Plus supportable, elle persista durant une bonne minute le visage fermé sur sa souffrance. Et finalement abandonna. Avait-ce été utile ? Elle n'en saurait rien, mais elle s'en contenta. Elle resta un moment immobile, à reprendre un souffle manquant et s'obligea à se relever. En appui sur une seule jambe, elle claudiqua jusqu'à un bord de son embarcation de fortune et s'y laissa tomber. Elle y arracha comme elle put deux morceaux de bois qu'elle jugea de taille acceptables. L'heure suivante fut mise à profit pour les nouer autour de son genou. Avec de grande difficultés. Car plus le temps passait, plus elle craignait que son bras droit ne soit dans le même état. Elle avait beau avoir remboité son épaule droite, elle gardait le souvenir de la boule à pointes dans ses os.
Prochaine étape, se faire une rame. Mais pas tout de suite. D'abord, souffler un peu. Ses afflictions la tenaillaient trop pour espérer pouvoir être réellement efficace. Alors... souffler. Et observer l'horizon, un peu plus. Comme s'il recelait encore des mystères. Comme s'il était encore porteur d'espoir.
Pourtant ce qui s'y profilait ne ressemblai en rien à l'espoir.
Colosse sur sa chaloupe trop petite,
Harpon en main, l'autre à sa conduite,
Attirant jusqu'à sa carcasse froissée
Restes, débris et cadavres bouffis,
Oubliés d'une bataille, témoins trépassés,
Ne gardant un certain attrait que pour ce passeur haï.
Rachel avait du mal à croire ce qu'elle voyait. Tout d'abord, il n'avait été qu'un point sur cet horizon. Un point qui sans cesse grossissait. Une ombre qui se mouvait dans le lointain, se penchait, se courbait, se dressait. Sur une mer qui d'huile devint marée. Immuable et emportant tout sur son passage. Coques, mâts, figures de proue, armes échouées. Il était étrange de remarquer qu'elle même, sur son radeau, semblait voguer à contre-courant. Autour d'elle, les planches arrachées, les barils flottant et les cadavres noyés se multipliaient, l'encerclant de cette macabre atmosphère qu'elle eut le loisir d'apprécier. Seule avec ses corbeaux, elle put se croire naviguant sur les eaux mortes du Styx. Et cette silhouette, massive, au loin, et pourtant si proche, ne pouvait être personne d'autre que Charon. Ainsi donc la voilà morte... ? alors pourquoi avait-elle toujours mal partout ? Serait-ce sa punition ? Irait-elle, finalement en enfer ? Non pas qu'elle y appréhendât la décoration, mais elle aurait aimé faire de son éternité autre chose qu'une perpétuelle souffrance.
Elle fixait cette chaloupe. Droite contre sa faux, stoïque dans sa douleur, faisant face fièrement à son destin. N'écoutant pas les corbeaux qui se battaient dorénavant pour un véritable cadavre dérivant non loin de leur embarcation de fortune.
Elle fixait cette chaloupe, et cette heure interminable sembla durer une journée complète. C'était comme si le soleil dans le ciel masqué, avait décidé de ne plus bouger. Rachel observait cette forme grossir, et grossir. Elle remarqua bien vite les nombreux parasols de couleurs vives qui couvraient la barque. Elle remarqua bien vite que le colosse avait une carrure de mastodonte. La peau grise, les yeux hagards, toujours sur le qui-vive. Il cherchait fébrilement quelque chose, et semblait ne pas le trouver. Et pourtant le cherchait comme si sa vie en dépendait. Son regard perçant fendait les flots et lorsque, parfois, une tête de loutre ou d’hippocampe géant crevait la surface, c'était pour lui dire d'un hochement de tête qu'ils faisaient chou blanc. Un étrange manège qui captiva Rachel un moment et rendait plus maussade encore le colosse. Jusqu'à ce que, assez proche pour se fixer dans le blanc des yeux, la silhouette musculeuse se retourne brusquement dans la direction d'une Rachel silencieuse. Abasourdi, il resta coi une longue minute, bouche bée et mâchoire déboitée. Surprise par cette réaction, Rachel replaça le poids de son corps sur sa jambe valide et le salua d'un sourire qu'elle voulut chaleureux.
-C'est vivant...
Une seconde de latence suivit cette étrange déclaration. Et la suivante, une sarbacane était apparue dans la paluche de granit du mastodonte. Et la suivant encore, une fléchette se fichait dans la gorge offerte d'une Rachel moins vive qu'un saumon après la ponte. Elle la retira vivement, vacilla et finit par s'écrouler de tout son long.
La dizaine de corbeaux qui l'entouraient alors... s'envola.