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[U]ne soirée de plus au Paradis.

Qu’est-ce qu’on va bien pouvoir se dire ?

C’est peut-être ce qui me tracasse le plus, aujourd’hui. Ne pas savoir quoi te dire. Qu’un blanc se pose entre nous deux, et que tu te rendes compte que finalement je n’en vaux peut-être pas la peine. Que te donner du mal, pour moi, ce n’est peut-être pas nécessaire. Que tu as mieux à faire, et pas tant de risques à prendre. Je crois que j’ai peur que tu m’abandonnes. Encore une fois. Et j’ai peur d’en être indifférente. Parce que j’en ai l’habitude. Je sais ce que ça fait, d’être laissé en arrière comme de laisser en arrière.
Je regrette d’aller de l’avant maintenant.

Je ne sais pas où tu veux m’emmener, ni ce que tu veux me faire voir. J’ai tant de questions et aucun moyen d’avoir des réponses. Aucun, si ce n’est arrivé sur Alabasta. D’un côté, je suis particulièrement impatiente de voir ce que tu me réserves. D’un autre, j’ai peur. Peur de ce que je vais découvrir. Les secrets d’une famille, tout ça, je n’ai jamais su ce que c’était. Une famille, pour commencer, qu’est-ce que c’est ? Un groupe de gens qui se connaissent trop bien pour réellement s’aimer. Ou pas assez pour savoir comment s’aimer. Quand je vois la tienne, je m’interroge. « Quand je vois la nôtre », je devrais dire. Si j’en fais partie. Je ne sais pas si j’en ai envie. Après tout ce qu’on m’en a dit. Je ne sais pas si j’ai envie d’être ta fille.
Qu’est-ce que je raconte ?

Pourquoi je me pose toutes ces questions ?

Pourquoi je suis encore là à regarder ta lettre et ta prime en me demandant ce que je dois faire ? Je devrais dormir. Etre couché depuis des heures. Mais plus nous approchons d’Alabasta, moins j’ai envie de fermer les yeux. Je crois que ça m’angoisse. Tu m’angoisses. Comment est-ce que j’assume ma lignée ? Comment est-ce que je revendique ma famille ? Qu’est-ce qu’un père ? Toi ? J’en ris. Je ris. Nerveusement. J’ai peur de dire que ce qui a le plus ressemblé à un père, dans ma vie, c’est Yumen. Tu ne le connais pas, mais moi, oui. Et je crains, par-dessus tout, un jour, de l’accepter. Comme de t’accepter.
D’avoir un jour à assumer devant un autre mes parents. Jusqu’ici, je ne savais pas faire, et ça m’arrangeait bien. Je ne venais de personne, donc je n’étais personne de concret et il me suffisait simplement de me construire avec des pièces rapportées. Mais tu remets tout en jeu, tu me fais reconsidérer ma position sur mon monde. Je ne sais pas si un père peut faire ça. S’il en a le droit. Je ne sais pas si je peux te faire confiance, te laisser faire table rase et repartir sur de bonnes bases. Comme si c’était possible d’effacer l’absence. Ton absence. Comme si je pouvais un jour te pardonner. Comme si tu me demandais de le faire.
Je m’emporte.

Je ne sais pas si je dois, et si je peux, faire partie de quelque chose. Quand j’y pense… Peut-être que sur le Léviathan, avec Salem, je peux faire partie de quelque chose de mieux encore. Mais à chaque fois que je regarde en arrière, je me demande d’où je viens. Et où je vais. Et tout ça, c’est flou.

Je me passe une main sur le visage, en posant ton affiche et ta lettre que je ne prends même pas la peine de plier. Et je lève mon verre jusqu’à mes lèvres pour finir le trait d’alcool qu’il y a dedans. C’est absurde, parce que je déteste l’alcool. Je fais ça parce que je l’ai vu faire. Quand les gens sont tristes, ou songeurs, ils se noient dans la boisson. Je fais pareil en haïssant ça. Et demain, j’aurais la gueule de bois. Mais au point où j’en suis, je me ressers, je regoute, et je m’en dégoute encore une fois. L’alcool me monte à la tête, il chauffe mes joues déjà rougies. Mais il m’empêche de penser. Car plus j’en bois, moins je pense à toi.

Je couche ma tête sur la table. Le froid du bois m’apaise un temps. Je m’isole et me love dans ce silence passager et bienveillant. Sur le Léviathan, pas un bruit. Nuit noire. Et dans cette cuisine, que moi et toi, et cette bouteille qui aura bientôt raison de mon état. Mais ce silence ne dure pas, et la porte grince pour laisser rentrer une silhouette massive. Je me relève en hâte, vais pour me lever en reconnaissant à qui j’ai à faire, mais à peine me suis-je remis sur mes jambes que le Léviathan se met à tourner violemment et le sol se dérobe sous mes pieds.

Ha !

Je tombe. J’embarque avec moi la chaise à laquelle je m’agrippe et la lettre qui se froisse dans ma poigne. Et je vais pour me relever, sous les yeux étonnés de celui qui me fait face. Mais je n’en ai pas la force, et honteuse comme je suis, je préfère rester simplement à terre. Je lui fais un signe respectueux, essayant de contenir un rire nerveux et de garder tout mon sérieux :

Salut Capitaine.

C’est de ta faute. C’est toi qui me mets dans un drôle d’état.
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    Elle venait enfin de dormir. L’infirmière, j’veux dire. Celle avec qui je venais de passer des heures et des heures d’étreintes passionnées. En caressant sa chevelure blonde et malgré l’obscurité de ma cabine, je pus voir qu’elle souriait pendant son sommeil, l’air véritablement satisfaite. Quel drôle de femme quand même ! Ce qui était censé être des soins se transforma très rapidement en une partie de jambes en l’air. Autant dire que ces sensations m’avaient véritablement manqué. Bientôt des mois et des mois que je n’avais plus eu aucun rapport avec quelconque femme. Entre les terribles combats que j’avais dû mener, les pertes auxquelles j’ai fait face et mes longues périodes de convalescence, autant dire que je n’avais pas vraiment eu le temps de penser aux femmes cette année-là. J’eus d’ailleurs une petite pensée pour ma chère et tendre Shaï. Quelque part, cette folle me manquait terriblement et j’avais bien trop hâte de la revoir. Encore fallait-il que j’en finisse avec ma mission actuelle pour. J’avais beau être fier de ce navire, mais il commençait à devenir un fardeau pour moi. Et puis, c’était comme Auditore me l’avait dit. J’étais un putain d’appât qui était en train de faire ses preuves aux yeux des pontes du Gouvernent Mondial. Un test assez détestable…

    Puis, vint le moment où mon ventre gargouilla comme jamais, au point où ma compagne d’une nuit faillit se réveiller. Celle-ci renifla bruyamment, marmonna quelque chose et changea sa position tout en continuant de dormir. Heureusement pour moi, sans quoi elle me prendrait dans ses bras et me forcerait à me coucher avec elle. L’idée en soi n’était pas mauvaise, mais étant donné que j’avais faim, cela ne le ferait surement pas. Ce pourquoi je pris rapidement un bain, avant de me vêtir dans le silence le plus total. Vu que nous étions encore dans les environs de Drum, je m’habillais chaudement. L’instant d’après, je sortis enfin de la cabine en poussant un ouf de soulagement. La jeune infirmière ne s’était toujours pas rendu compte de mon départ, dormant à poings fermés. Une très bonne chose. Je m’allumai une clope, avant de fourrer mes mains dans les poches de mon jeans. Il n’y avait plus qu’à s’aventurer vers les cuisines du Léviathan. Bien avant d’atteindre mon cap cependant, je m’autorisai une petite ronde sur le navire qui s’avançait inexorablement vers la prochaine île. C’était partout le calme plat. Une accalmie qui me faisait plaisir à constater, sachant que le royaume d’Alabasta pourrait peut-être s’avérer aussi dangereux que l’île de Drum…

    Enfin, mieux valait ne pas trop y penser…

    C’est dix minutes plus tard que je me rendis dans les cuisines du Léviathan. Et qu’elle ne fut pas ma surprise de voir qu’il y avait quelqu’un dans le coin. Immédiatement et malgré l’obscurité, je reconnus aisément sa voix. Vu le bruit qui s’en était suivi, la pauvre avait dû se ramasser et rien que pour la voir en l’état, j’actionnai aussitôt les quelques interrupteurs situés tout juste à côté de l’entrée. Le gigantesque réfectoire, ainsi que les cuisines du fond s’illuminèrent aussitôt, et il ne fallut pas plus de deux secondes pour la voir cul à terre. Je fronçai mes sourcils sur le coup, avant de commencer à pouffer de rire. On aurait presque dit une gamine là. Je fermai la porte derrière moi, avant de m’avancer vers elle, et je l’aidai à se relever en deux trois mouvements. « C’est pas dans cette position qu’on est censé saluer son capitaine hein ! » En plus de ma voix taquine, je me mis à lui tirer doucement les oreilles, sourire aux lèvres. Maintenant que Drum était derrière nous, je pouvais me permettre de chouchouter mes hommes, en particulier cette fille. Un objet vint attirer mon attention alors que je m’amusais à l’asticoter : La bouteille qu’elle consommait. Je lâchai ses oreilles, avant d’arborer un air interrogateur, réfléchi, puis amusé, tout ça en quelques secondes !

    - J’veux bouffer quelque chose ! Tu m’aides à préparer un truc ?

    Lui avais-je laissé le temps de répondre à ma demande ? Non… Car ni une ni deux, que j’avais chopé sa main de libre pour qu’elle me suive. Nous traversâmes rapidement le grand réfectoire pour déboucher dans les cuisines elles-mêmes. Je devais avouer que depuis que le Léviathan était sur les mers, je n’y avais jamais mis les pieds. C’était pas mon boulot en même temps. J’eus une petite pensée pour le défunt Taiten, mais je préférai ne pas trop m’y attarder. Lâchant enfin la main de Lilou, je me positionnai devant un des gigantesques frigidaires que j’ouvris, avant d’être plutôt émerveillé. C’était rempli de bonnes choses. De viandes et de poissons de toute sorte, ce qui m’arrangeait bien parce que les légumes, j’en avais un peu marre quoi. Ces derniers temps, on m’en avait gavé en prétextant que ça m’aiderait à recouvrer rapidement la santé, que j’avais failli piquer une crise et faire la grève de la faim. Posant mes mains sur mes hanches, je me mis à réfléchir à ce que je pouvais me confectionner. N’étant malheureusement pas un fin cuisinier, je n’avais pas trop de choix en même temps. Ce pourquoi je me contentai de prendre quelques tranches de steak, des œufs, et quelques pommes de terre avec tout ce qui allait avec. Les fritures m’avaient tant manqué !

    - Pour boire toute seule dans le noir, il faut avoir de sacrés problèmes. Et si tu me racontais ce qui cloche, en grillant les steaks pour moi ? J’vais être occupé avec ces pommes de terre, donc ton aide ne sera pas de trop.

    Elle avait pas le choix de toute façon !
    <blockquote>
    Ces steaks sont vraiment trop drôles !

    Je dis ça en me fendant littéralement la poire devant ma casserole, jouant avec le feu pour chauffer le repas de mon capitaine. Je ne peux m’empêcher de rire à m’en tenir les côtes, faisant tourner la viande dans son plat pour qu’elle cuise bien. Me tournant vers Salem, je le vois sourire vaguement, épluchant ses pommes de terre pour ensuite les coupes habilement. On peut dire une chose : le maniement du sabre, ça doit vachement aider pour découper des légumes. Et sur ces pensées, je ris de plus belle, en m’accrochant au plan de travail pour ne pas me casser la figure.

    Enfin… Non, ils ne sont pas drôles. Juste… Je suis complètement saoule !

    Et riant de nouveau, ma jambe manque de se dérober sous mon poids. Je me rattrape à ce que je peux. Mes doigts touchent la casserole bouillante sans le vouloir et une vive douleur me saisit la main avant que je ne la retire précipitamment. Même saoule, mes réflexes sont toujours présents. C’est une bonne chose.

    Aie !

    Je me tiens les doigts, constate et remarque alors des petites cloques sur la main qui a pris une couleur rouge vive. Je me tourne vers Salem, lui montre pour certifier de ma bonne foi, et ajoute d’une voix qui déraille :

    Han ! Je me suis brulée !

    Et je regarde à nouveau, me tournant vers le lavabo en baissant le feu sous les steaks de mon capitaine, pour soulager la douleur. Prenant une moue boudeuse, je n’ose pas retirer ma main de son le jet d’eau. Et je me mets à réfléchir, à tout ça. Après tout, là, nous sommes en train de faire ce qu’il veut. Et j’ai une part de contrat à remplir. Ce n’est pas vraiment un contrat, mais je le ressens comme tel. C’est comme… intimé entre Salem et moi. Et puis, l’alcool aidant, je me sens prise au piège. Et je me rends compte que, même à lui, je ne sais pas comment lui dire les choses.

    Je… Je…

    Le seul au courant de tout ça, de mes mésaventures, c’est Enzo. Et il m’a promis de ne rien dire à personne. Cette promesse m’arrange. Moi, je ne sais pas ce que j’y gagne à en parler. Je ne sais pas ce que Salem peut faire pour moi. Ce que je peux lui dire, en fin de compte, qui ne me retombera pas dessus à un moment ou à un autre. Et si son regard changeait ? Et s’il ne me voyait plus de la même façon ? Et si je perdais sa sympathie ? Ces idées me frôlent malgré moi. J’ai peur de tout ça, même si, peut-être, en fin de compte, ce n’est pas si important. Ce qui compte, n’est-ce pas ce que je suis, moi ?

    Nous arrivons bientôt à Alabasta.

    C’est évident. L’air chaud, les températures écrasantes. Nous n’y sommes pas encore, mais déjà nous sentons la différence entre les mers de Drum et celle d’Alabasta. Même Salem ne peut pas le rater, lui qui est si impatient d’arriver. Je lui fais un maigre sourire en relevant les yeux vers lui. Maigre sourire qui j’accompagne de mes paroles :

    Tu sais, je viens de nulle part, Salem. Je suis la fille de personne. Jusqu’ici, j’étais la fille de personne.

    Je me rappelle, vaguement, de cette fois-là où il m’a confié toute sa vie. Je ne suis pas sûre de vouloir faire la même chose. Je ne suis pas sûre d’être prête à ça. J’imagine qu’il faut que je sois… préparée. Amenée. Accompagnée dans mon mouvement. J’imagine qu’il me faut un soutien. Je suis peut-être du genre… Féminin malgré moi.

    Je crois que j’y ai retrouvé ma famille, là-bas.

    Pas de certitudes. Rien de tout ça. Parce qu’une famille, c’est sans doute plus que simplement un lien de sang. Oui, voilà. Le sang ne fait pas tout. Il n’est qu’une empreinte derrière la chair. Mais une vraie famille, ou ce que je peux qualifier de famille, passe au-delà de la chair. Elle se défait du sang. Elle s’imprime dans l’âme. Et je ne sais pas si je suis capable de laisser cette ouverture-là, en même temps d’avoir envie de m’y faire une place.

    Et même si ça devrait me faire plaisir… Je ne sais pas si j’ai envie d’avoir cette famille.
    </blockquote>
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      - La famille…

      Un soupir s’échappa de mes lèvres. Elle avait parlé, j’avais écouté. Les rôles semblaient s’inverser cette fois-ci depuis notre dernière rencontre sur Logue Town, ce qui n’était pas un mal puisque j’avais dans l’idée de l’aider. J’eus un sourire en repensant à tout ce que je lui avais moi-même avoué par le passé. Mes propres déboires avaient généralement un lien avec ma famille. C’est vous avouer à quel point je la comprenais parfaitement, même si je m’attendais à d’autres problèmes plutôt qu’à celui-ci. A vrai dire, j’avais même pensé à un souci de cœur, un truc du genre ; ou encore à un problème d’intégration, même si en fait, presque tous les hommes du Léviathan la connaissaient bien depuis ses prouesses à Logue Town. Alors que je renversai de l’huile dans la poêle qui me faisait face, je ne pus m’empêcher de penser à une vérité indiscutable que j’énonçai à voix haute :

      - Malheureusement, on ne la choisit pas. Même quand on se fait adopter.


      Pendant que l’huile chauffait doucement, je plongeai les fines tranches de pommes de terre dans de l’eau légèrement salée. Etant donné que Lilou était plus ou moins éméchée, je risquais également quelques coups d’œil vers mes steaks, histoire de m’assurer qu’ils ne cramaient pas tout simplement. Si cela arrivait, je risquais de lui flanquer une fessée, parce qu’on ne badinait pas avec la nourriture, surtout que la viande, c’est sacré ! Et si ça ne tenait qu’à moi, tout l’équipage en mangerait constamment ! J’eus un sourire à cette pensée un peu sotte, avant de passer enfin les bâtonnets dans l’huile toute chaude. Cette dernière grésilla de plus belle, pendant que mon sourire s’élargit. J’étais pas un as en cuisine, mais j’le sentais bien. J’aurai pu refiler tout le boulot à Lilou, mais dans son état, elle se brulerait plus qu’autre chose. Et puis un homme qui a faim ne s’amuse pas à trier…

      - Tu as peur de te faire rejeter hein… ?

      J’avais brisé le silence qui s’était progressivement installé en lui balançant une autre évidence au visage. Je ne savais pas si elle voyait un peu où je voulais en venir, mais je m’y risquais quand même, toujours le sourire aux lèvres. L’odeur de notre cuisine commençait à imprégner les lieux. A l’aube, les cuisiniers allaient finir par se rendre compte qu’il y avait une visite nocturne dans le coin. D’ailleurs, si Ketsuno venait à savoir que j’avais bouffé autre chose que des légumes, certainement qu’elle m’étriperait et pas qu’elle seulement. Une perspective qui me fit froid dans le dos, mais tel que j’étais lancé, un retour en arrière n’était tout bonnement pas envisageable. Cependant, ma petite escapade nocturne avait eu du bon. Par la seule force de ma présence, Lilou avait arrêté de boire et c’était déjà un bon début en soi. Vu qu’elle n’était pas trop bourrée, on allait pouvoir bien en discuter…

      - Parce qu’entre nous, je ne vois pas une autre raison qui pourrait te pousser à ne pas avoir envie de les voir. Cependant, j’ai envie de te dire que les fautes de ton paternel ne sont pas les tiennes.


      J’eus un sourire réconfortant après ma phrase. Je n’étais certainement pas loin de la vérité avec ce que je disais, quoique je me trompais royalement sur le père. En vérité, je faisais allusion au fameux Yumen dont m’avait quelques fois parlé la rouquine. Je savais que ce Gars n’était pas un enfant de cœur. Il n’y avait qu’à voir le type de connaissances qu’il avait pour le comprendre. Si ma déduction était juste, je pouvais me targuer de la comprendre. Sa position n’était pas facile. Néanmoins, comme je l’avais dit, sa famille pouvait être chaleureuse et passer au-dessus des crasses de son père, surtout que maintenant, Lilou était une vaillante marine qui travaillait pour le bien de la société, pour la justice. Un métier important. Un argument de taille. Alors, délaissant un peu ma nourriture, je m’approchai d’elle, avant de la prendre dans mes bras vigoureux pour lui faire un câlin affectueux.

      - Ta famille doit être chouette. Les gens d’Alabasta sont généralement hospitaliers et bienveillants, tu peux me croire. Tu louperais quelque chose si tu n’essayes pas de les rencontrer. Tu t’en mordrais même les doigts après avoir quitté cette île. Donc je te conseille vivement de le faire. Si tes craintes se confirment, tu as toujours une deuxième famille : La mienne, les Rhinos et on sera toujours là pour toi. D’ailleurs, si tu veux, je pourrais même t’accompagner les rencontrer ! J’ai une très grande popularité là-bas. Je pourrais me porter garant de ta sécurité, tout ça. Qu’est-ce que t’en dis ?
      Lui demandais-je en m’amusant à caresser tendrement sa chevelure.
        Mh… Je n’en serais pas si sûre, Salem.

        Tout le long, je l’ai écouté. Il m’a réchauffé le cœur, là ou toi, tu me le brisais. Un sourire perce mes lèvres tandis que je m’adosse au plan de travail. Le nez vers le plafond, j’évite son regard en repensant à ses paroles. Peut-être qu’au fond, j’ai peur qu’ils ne m’aiment pas. Qu’ils ne veuillent pas de moi dans leur vie. Et peut-être qu’aussi, je préfère ne pas y être. Fouillant dans ma poche, j’en ressors ton affiche, la déplie, et la tends au capitaine du Léviathan sans jeter un regard vers lui :

        C’est lui, mon père. Mon vrai père, j’entends.

        Alors qu’il s’en saisit, il peut remarquer ton sourire insolent, ta prime pharamineuse qui retrace des années de crimes en tout genre. Son visage s’éclaire soudainement d’une expression que je suis incapable de décrypter dans mon état. Avec un naturel peu commun, je reste stoïque, comme si la confidence que je lui faisais actuellement n’avait aucun poids dans la balance. Shell « Punk » Phillip, toi, mon père. Il me suffit de fermer les yeux pour revoir ton sourire satisfait et tes manières de brutes. Il me suffit d’y penser pour que l’atmosphère apocalyptique se redessine autour de moi…

        Je l’ai déjà rencontré. J’ai même tenté de le tuer, mais je n’ai pas réussi. Contrairement à lui, mon code génétique n’a pas été inscrit dans le sang…

        Je relève les yeux vers Salem pour lui faire un sourire. Même sur Drum, je n’ai pas été capable de tuer. Blesser, oui. Tuer, non. Ou pas volontaire. Enfin, pas totalement volontairement. J’ai même fait tout mon possible pour épargner un maximum mes ennemis, les mettre hors d’état de nuire, leur permettre d’évacuer le pilier central… Comme toujours, je ne vois pas le sang sur mes mains, parce que je m’imagine que si je ne les mets pas dedans, il n’y en aura pas. J’ai sûrement tort, mais les faits sont là. Et peut-être que lui, j’aurais mieux fait de le tuer. Et peut-être pas. Quoiqu’il en soit, je n’en ai pas été capable, ça en dit long sur moi.

        Le problème, ce n’est pas tant lui, en fait. Parce que j’ai grandi sans lui, et je peux continuer encore longtemps. Le problème, c’est sa famille à lui. Avant lui. De ce qu’on m’en a dit… De ce que Tahar Tahgel m’en a dit… Le Vice-Amiral Jurgen Phillip n’a pas l’air d’être un type sympathique…

        Je me passe une main sur le visage en tentant de faire passer cette soudaine chaleur qui me prend au joue. Ma main entourée d’un linge humide, je retourne au steak du contre-amiral en prenant soin de ne pas me blesser d’avantage. Les salant et poivrant justement, je songe aux paroles de Tahar à son propos, à ses actions, à ce qu’il est capable de faire subir à son entourage juste pour assoir son pouvoir et sa domination. A l’inverse de Salem, Jurgen Phillip semble être un homme qui hait la gente féminine, surtout lorsqu’elle se trouve au-dessus de lui. Je n’ose pas imaginer ce qu’il pense de la vierge d’acier et de son caractère bien trempé. Je n’ose pas imaginer non plus ce qu’il pensera de moi lorsqu’il me verra. Peut-être qu’il rira, peut-être qu’il sera fier. Mais j’en doute. Il rira sûrement. Et j’entends déjà son rire, moqueur, se demandant quelle erreur son idiot de fils a bien pu engendrer d’autres… Peut-être que je deviens paranoïaque, aussi… Je respire un bon coup et enchaine :

        Je n’ai pas envie que mes actions soient associées aux siennes. Je n’ai pas envie que l’on puisse penser que je suis de sa trempe, ou de celle de mon père. Personne ne le sait, il faut que ça continue…

        Me tournant vers Salem, je reprends l’affiche et la range dans ma poche, à sa place. Un sourire vers lui, je me confie à lui comme lui s’est confié à moi à Logue Town. Même si ce n’est pas grand-chose, ça fait du bien de pouvoir en parler à quelqu’un. Et surtout à Salem. C’est peut-être mon seul vrai ami sur terre…

        Mais, je ne sais pas… Nous sommes liés par le sang, tous. Alors…

        C’est alors que je remarque l’air ahuri qu’il porte, me faisant me demander s’il m’a écouté tout du long. L’interrogeant du regard, je suis tout de même amusé par son expression, et lui demande néanmoins des explications :

        Salem ? Ça va ? Tu tires une drôle de tête…
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        - Ah ? Heu… Non ! Ça va, je t’assure !

        Une drôle de tête ? C’était peu d’le dire. J’étais complètement sur le cul, là. Surpris et dépassé par les nouvelles qu’elle venait de m’annoncer à l’instant. J’avais même fini par passer une main dans ma chevelure en soupirant lourdement, puis je me retournai vers mes frites sans rien dire. Mon esprit divaguait çà et là… Entendre le nom de ces personnes me secouait déjà. Dire que je n’avais pas encore posé pied sur Alabasta. J’imaginais déjà comment ça allait être une fois là-bas… Pensée qui m’arracha un sourire qui disparut aussi vite qu’il était apparu. Devant mes frites qui cuisaient directement, j’eus un autre soupir. Lilou ne pouvait pas mentir, se tromper… J’aurais aimé le lui demander, mais son discours semblait tellement sincère, que je ne me devais en aucun cas douter d’elle. J’aurai même pu réagir avec démesure comme je l’avais fait quand elle était venue sur le Léviathan, mais je préférai garder mon calme :

        - Je n’aurai jamais pu penser que cet idiot pourrait avoir un enfant… C’est pas le genre de type capable de tenir correctement un foyer, ça c’est sûr… Déjà gamins, on ne se supportait pas du tout.

        Je me rappelais de notre première rencontre, sa première crasse, notre première baston et par la même occasion, ma première victoire sur ce fumier de Shell. De toute façon, c’était comme l’adage le disait hein : Tel père, tel fils. Ils n’étaient peut-être pas de la même faction, mais il avait plus ou moins le même caractère merdique. C’est vous dire à quel point je ne portais pas du tout ces deux personnages dans mon cœur, même si j’avais moins eu affaire à Jurgen dans mon enfance. Je me rappelai bien d’une ou deux fessées qu’il m’avait infligé quand j’étais gosse, mais sans plus. Avec du recul, peut-être bien que j’occultais tous mes souvenirs avec ce type au plus profond de mon être. En même temps, il n’y avait aucune fierté à se rappeler d’un type qui vous lâchait en plein désert sans bouffe ni eau, sous prétexte que vous deviez impérativement grandir et mûrir pour devenir un bon marine digne de ce nom.

        - Je comprends à présent tes craintes. C’est vrai que ces deux personnes sont des cas, mais tu devrais creuser plus loin. Ils ne composent pas à eux seuls toute la famille. Il y a ta grand-mère et ta tante Marie-Belle. Deux merveilleuses femmes beaucoup appréciées. D’ailleurs, tu ressembles énormément à ta tante.

        Aaaah Marie-Belle ! Qui est-ce qui n’a jamais fantasmé sur cette femme ? Très bonne question ! Je devais avouer que si je n’avais pas rencontré Aisling par le passé, je l’aurais bien prise pour épouse, malgré le fait qu’elle soit ma cousine. Jurgen n’aurait certainement pas refusé. Rien qu’à penser à elle, j’eus un sourire béat aux lèvres et une bonne humeur à n’en point douter vu ma grande inspiration. Son image avait chassé toutes les appréhensions que j’avais. D’ailleurs, sa chevelure flamboyante n’était pas sans me rappeler celle de l’ingénieure qui me tenait compagnie. Les gênes mentaient rarement. Ce devrait être une preuve de plus, quant au lien que Lilou avait avec cette famille plutôt atypique. Plus de doutes possibles. A force de réflexions, j’en avais complètement oublié mon repas. Mais avec tout ce que m’avait révélé Lilou, je devais avouer que l’heure n’était plus à la bouffe, mais bien aux révélations…

        - Et puis, il n’y a pas de raisons que tu aies honte de ta famille. Je ne t’ai jamais parlé d’elle, mais ma mère est la petite sœur de Jurgen. Tu comprends maintenant mes origines alabastiennes ?

        C’est à ce moment critique que je sortis enfin mes frites de l’huile brulante. Elles n’étaient peut-être pas parfaites, mais elles étaient assez cuites pour que je puisse les bouffer sans trop de soucis. En deux temps trois mouvements, je pris une autre poêle dans laquelle je fis fondre du beurre avant de casser mes œufs, les battre comme un professionnel, y rajouter une pincée de sel et de poivre et les renverser dans ladite poêle. Je croisai alors mes bras, en tirant une dernière taffe de ma cigarette coincée aux commissures de mes lèvres depuis belle lurette : « Tout comme le pirate Satoshi est mon cousin paternel, Shell est mon cousin maternel. » Niveau cousins, on ne pouvait pas dire que j’étais forcément gâté, avec toutes ces mauvaises graines que j’avais autour de moi ; mais ce n’était pas pour autant que j’essayais de cacher ce lien que j’avais avec eux, même si je n’étais vraiment très fier de leurs actions…

        - Je pense que tu saisis également le lien qu’on a, non ? Alors laisse-moi te poser une question : Tu as toujours peur d’être associée à ta famille ?
          Honnêtement, je ne sais pas…

          Mon sourire s’efface après cette simple déclaration. L’annonce de Salem m’avait fait sourire. Mon cœur avait bondit dans ma cage thoracique, violemment, de joie, d’espoir. Avoir un homme comme lui dans sa lignée, plus ou moins proche, c’était un honneur sans pareille… Mais derrière tout ça, un ombre se pose comme une chape de plomb sur mes épaules.

          Ton nom est un héritage magnifique mais terrible...

          Son nom, comme le tien, Punk. Comme le tien, surtout. Pas de la même manière, mais d’une certaine façon, j’ai les mêmes craintes pour lui et pour toi. Parce que j’ai l’impression que si je rends fier l’un, je décevrai l’autre. Et inversement. Je ne souhaite ma position à personne. Ton héritage encore moins, Punk. Car tu laisses derrière toi des trainées de cendre et de fumée. Je suis l’enfant de la cendre et de la fumée, née de l’union de la destruction et de la violence.

          Si je perds ? Si je tombe ? Si je salis ton nom ? Qu’est-ce que tu penseras de moi ? Si je te déçois ? Ça serait la pire chose au monde, Salem. Je ne suis pas sûre d’avoir les épaules pour ça. Et c’est déjà tellement énorme d’être auprès de toi…

          Je suis l’enfant de la haine, née de l’union d’une peine profonde et d’une vie brisée. Dans mes gênes est inscrite cette souffrance, innée, acquise, promise. Comme destinée. Solide comme le roc qui brise mes os.

          Mais… Il y a une ombre derrière laquelle on me planquera si je choisis de faire la démarche et de dire mes origines. Il y a beaucoup de pour, beaucoup de contre. Mais beaucoup plus de contre que de pour.

          L’angoisse monte en même temps que les mots coulent. Ils s’échappent comme des bribes de pensées par la commissure de mes lèvres. Je crains de trop en dire, mais pourtant, je suis prise dans un mécanisme infernal qui m’empêche de m’arrêter.

          Alors que n’être la fille de personne, la sœur de personne, ne pas avoir de famille, d’être la demoiselle qui vient d’un milieu modeste, voire pourrie, mais qu’a remonté la pente, c’est tellement plus facile. C’est horrible à dire, mais c’est tellement plus simple pour moi. Aux yeux du monde, je suis la fille de personne qui peut quand même réussir. J’ai peur qu’on me range dans une case, dans un classeur, ou derrière ta fiche en disant « hé, elle est ce qu’elle est parce que c’est de famille ». Non ! Et si je suis ce que je suis seulement parce que je l’ai choisi ? J’ai fait tout ce chemin, je me tiens devant toi avec un grade loin d’être dégueulasse, j’ai accompli des choses, et j’ai toutes mes chances pour un jour prendre la place du meilleur scientifique au monde…

          C’est l’avenir qui se trace devant moi et le passé qui se grave dans ma chair. C’est le futur qui m’attend sur un passé déjà brisé. C’est ce que je veux faire pour réparer le mal qu’on m’a fait. J’ai tellement à offrir. Au monde, à Salem. A toi. Tellement, et je suis inépuisable. Pourtant, je suis là… Et je suis incapable…

          Et je suis aujourd’hui incapable de choisir. De prendre une décision. Alors que c’est mon propre sang dont il s’agit… Je peux de te construire un robot de quatre mètres, te refaire un bras comme neuf, te bâtir un navire… Mais je suis incapable de dire si j’ai la force de me faire une place au sein d’une famille comme la tienne… Comme la nôtre…

          Stoppé dans mon élan, je reprends une inspiration. Ces mots-là m’arrachent la gorge. Il me tue au plus profond. Une famille, qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que j’en sais ? Et quand je l’aurais, est-ce que j’en voudrais ?

          Je n’ai jamais appris ce genre de choses, Salem.

          Je suis l’enfant du monde. Je suis à son image.

          Je me suis faite une place dans la violence, dans la douleur, en taisant toutes ces choses autour. Joie, fidélité, fraternité, amour,… Je n’expérimente qu’à peine ces trucs-là. Je ne suis pas sûre de savoir ce que c’est…. Pour moi, un cocon familial est froid, dénué de vie, d’humanité… Ces sentiments, je n’ai pas réussi à les tailler. Ils sont à l’état brut, volcanique. Et je n’ai pas les instruments pour le faire. Alors comment je fais Salem ? Comment je fais ? Comment j’y vais ? Qu’est-ce que je dois dire ? Faire ? Et qui voudra de moi dans mon état ? Regarde-moi ! Je suis un monstre caché derrière une armure vivante et aussi monstrueuse !

          Envahie, brisée, travaillée, usée, subjuguée, colérique, anéantie, volcanique, vive, créatrice,… Je suis la tempête là où tu es le volcan. En constante irruption, en colère. Là où il est la terre. Une force tranquille et puissante.

          Je suis entre la bête et la machine, et il y a un bug dans la matrice…
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          L’alcool. C’est ce à quoi j’avais pensé au tout début de son monologue. La pauvre devait être bien dépassée par toutes ces révélations, et la boisson qu’elle avait ingurgitée devait lui jouer des tours, très certainement. Mais plus les secondes passaient et plus je m’efforçais d’écarter cette hypothèse. Vu son angoisse apparente et son ton presque perdu, larmoyant, j’en vins à me dire qu’elle était toujours lucide. Je m’appliquai donc à l’écouter attentivement et à essayer de comprendre ce qu’elle voulait me dire. Il eut un long silence après ses dires que je m’attelais à décortiquer comme je le pouvais. Après cet instant de réflexion, j’en vins à déduire deux choses. Ces déductions me mettaient un peu mal à l’aise dans le sens où je n’aurai jamais pensé que Lilou souffrait autant. En même temps, c’était bien la première fois qu’elle se confiait ainsi à moi. La vie de famille n’était jamais de tout repos…

          - T’assimiler à un déchet humain, tout ça parce que tu n’as jamais expérimenté la vie de famille et que tu en as peur… Tu n’trouves pas ça un peu gros ?

          Les frites ? Les steaks ? La perspective de bouffer et d’aller profiter de la brise fraiche dehors ? J’avais oublié tout ça. En lieu et place, je sortis une nouvelle cigarette que j’allumai rapidement. A défaut de manger goulument devant une Lilou qui s’ouvrait peu à peu à moi, c’était déjà quelque chose. De ce fait, j’éteignis nonchalamment les fourneaux sur lesquels on s’amusait à cuisiner, avant de recouvrir ce qui devait devenir mon repas. L’affaire était devenue tellement sérieuse que j’allais certainement perdre mon appétit dans les minutes à venir. J’attirai à moi une chaise, avant d’y poser mes fesses. Ma clope grillait au fur et à mesure que je tirais dessus. Mes traits se durcissaient. La tension devenait palpable. Concrètement, je n’avais pas beaucoup apprécié le fait que Lilou soit aussi péjorative envers elle-même, peu importe son passé. Ça me rappelait trop quelqu’un d’autre : Moi-même.

          - Je ne peux pas m’hasarder à te conseiller maintenant, Lilou. Globalement, je sais que tu es en détresse et que cette situation te meurtrit au fur et à mesure que nous avançons sur Alabasta, mais c’est tout. Je te propose donc un choix : Soit tu me racontes tout ton passé, soit tu me dis quel est le vrai problème, et sans détours, cette fois.


          C’est d’un ton calme que je lui avais adressé la parole. Maintenant que j’avais été clair et franc, les cartes étaient entre ses mains. Moi, je ne pouvais plus rien faire d’autre. Je pris une autre bouffée en pensant tout de même aux soucis qu’elle s’était efforcée de me décrire : La peur du rejet, la peur d’être cataloguée, la honte d’être la progéniture de Shell. Autant de problèmes que je comprenais mais qui, selon mon intuition, n’expliquait pas complètement le mal qui la rongeait. Si ça n’avait été que cela, nul doute qu’elle aurait déjà été heureuse d’être ma nièce. J’avais tellement parié dessus d’ailleurs, que son sourire momentané m’avait plus ou moins choqué. Heureusement encore qu’elle s’était attelée à s’expliquer par la suite, sans quoi je ne l’aurai certainement pas comprise en un sens. Et puis, soudain, comme un tilt et bien avant qu’elle ne puisse répondre à mes attentes, j’eus une question :

          - Tu ne m’as jamais parlé de ta mère, par ailleurs. Il serait également temps, vu qu’on parle famille.
            Ma mère ?

            Un rire s’arrache à ma gorge. Qu’on me parle d’elle me fait rend malade. Du plus profond, je hais cette femme pour ce qu’elle m’a obligé à vivre par sa faiblesse. Et cette rancœur se sent à travers ma voix :

            Je ne la connais pas, je ne l’ai jamais rencontré, Salem. Pour la bonne et simple raison qu’elle n’a jamais voulue de moi. Je ne suis pas une enfant désirée, tu sais ? Mais vraiment pas. Tu dois connaitre assez ton cousin pour savoir de quoi il est capable, non ? Tu as devant toi l’œuvre d’un de ses nombreux crimes. Mais une œuvre imparfaite, ironiquement…

            Fragile. Brisable. Etrangement, je suis incomplète et en morceau. Mais c’est ainsi que tu as choisi de me faire, n’est-ce pas ? Dès le début, tu m’as laissée ainsi. Tu m’as créée ainsi. Parce que toi-même, tu n’étais pas entier, conscient. Préparé. Et tu étais plein de cette amertume destructrice. C’est ce qui me ronge, non ?

            Alors, te raconter quoi, hein ? Je ne me souviens qu’à peine des premières années de ma vie. Je me souviens d’une chambre dans laquelle je passais les trois quarts de mon temps, d’une bibliothèque dans laquelle je m’isolais. Je ne pouvais pas être avec les autres, parce que c’était trop dangereux pour moi. Je me souviens d’un médecin que je voyais au moins deux fois par semaines pour des fractures en tout genre… Je me souviens de l’orphelinat par bribes. Lorsque je ferme les yeux, la seule chose qui me revient très clairement, c’est la nuit ou des mercenaires sont arrivés sur l’île pour détruire, voler et tuer. Je ne pourrais plus te décrire l’endroit, les livres, les chambres, les draps, les odeurs, les personnes… Je pourrais juste te parler de cette nuit-là. Je ne me souviens plus des sourires des gens, seulement de leurs cadavres. Et si j’ai survécu, c’est ironiquement parce que je suis imparfaite et qu’une énième fracture m’avait isolée du reste de ce chaos sans nom... Ça ne les a pas empêché de me réduire à l’état de rien… Du rien. Du bétail. C’était tout ce qu’on était pour ces types. Pour lui aussi.

            Une identité perdue. Qui s’est perdue encore plus avec le temps et les années à ses côtés. Un nom que j’ai consciemment oublié pour le remplacer par un matricule, puis par un autre nom.

            Au début, ce n’était pas simple de vivre. Avec Yumen. Parce qu’il était tellement en colère. Tout le temps. Pas contre moi, mais c’était quand même moi qui devais encaisser. Je crois qu’à force, il s’est lassé que je survive, alors il m’a laissée en paix. Mais qu’est-ce que laisser en paix lorsqu’on baigne dans la colère ? Ha ha… Pas grand-chose. De la solitude, sûrement. Finalement, il a découvert que j’étais capable de certaines choses, que ces années planquées dans ma bibliothèque pouvaient lui être utile… C’est là où j’ai commencé à vivre.

            Je prends une grande bouffée d’air. Et mon cœur se serre lorsque je pense à ce que je vais dire. Je fais abstraction de ta présence, de l’importance que tu as pour moi. J’oublie ce que tu es, ce que tu as fait. Et je songe simplement à lui.

            Dans tout ça, c’est Yumen mon père. Un père totalement imparfait. Mais comme moi. Et jusqu’à Bee, il était ce qui ressemblait le plus à une famille…

            La constatation reste toujours douloureuse. Pire encore, elle met en relief là où tu as toujours failli. Tu n’as jamais voulu de moi. De tout ça. De mon existence. Mais tu l’as engendrée et tu as presque le courage de ne pas te défiler. Tu attends de voir ce que je veux faire. Tu attends et tu restes à une distance convenable pour me laisser le temps de la reflexion…

            Puis, il y a eu Bee.

            Un sourire. Il se grave tandis que je relève les yeux vers Salem. Bee. Une création. Une machine montée par mes mains presque jusqu’à la dernière pièce. Et surtout, mon plus fidèle ami. Le seul ne m’ayant jamais quitté d’une semelle depuis mes huit ans.

            Te raconter quoi d’autres ? Harry ? Harry était un homme bon et fort, qui m’a recueillie alors qu’il n’avait pas les moyens de le faire. Mais qui a vu en moi une petite chose brisée, qu’il pensait pouvoir réparer. Déformation professionnelle, j’imagine. Harry était mon cocon, un nid douillet que je n’avais jamais connu jusqu’ici. Quoi d’autre ? Jerro ? Oui, voilà. Une autre rencontre parce que ma vie est faite de rencontres. De rencontres brèves et de fuites en avant. C’est tout ce que je sais faire, Salem. Fuir. Lorsque Jerro a promis de m’aimer, j’ai fui. Lorsqu’Harry m’a recueilli, j’ai fui. Lorsque ma mère a essayé de renouer le contact, j’ai fui. Lorsque je pouvais faire face à mon propre père, j’ai fui encore. Et lorsque j’ai aimé, je me suis fuie moi-même… Le problème, c’est que je n’ai pas besoin de ces gens parce qu’ils n’ont pas besoin de moi… Alors pourquoi est-ce que ça me prend la tête ? J’ai passé ma vie à fuir, tout et n’importe quoi. Et aujourd’hui, j’envisage la possibilité de ne pas le faire.

            Pourquoi ça fait si peur ?

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            Peut-être que tu as peur de l’inconnu ?

            Peut-être que tu ne veux pas assumer le fait d’être la fille de Shell ?

            Peut-être que tu as peur d’être rejetée par cette famille ?

            Peut-être que tu rêves d’un foyer ? Tu rêves d’expérimenter la vie en famille ?

            Peut-être que tu as peur de la réaction des gens, une fois qu’ils sauront qui tu es ?

            Je ne peux franchement rien te dire pour le coup. Je te donnerai un conseil plus tard, mais sache que tu es la seule à savoir ce qui est bien pour toi. Et puis autre chose. Avec tout ce que tu as vécu, penses-tu sincèrement que des mots seront assez puissants pour panser tes blessures intérieures et te galvaniser comme il faut ?

            Je suis peut-être mauvais psychologue dans ce genre de situations, mais je doute même que le plus habile des orateurs puisse faire grand-chose dans cette histoire. Il est évident que ce dont tu as le plus besoin, ce n’est pas de mots réconfortants ou d’un quelconque conseil, mais plutôt d’un appui véritable. Tes épaules ne sont pas encore taillées pour supporter le poids de ce fardeau toute seule.

            Toutes mes phrases sonneront comme une évidence pour toi. Seulement, tu occultes ces évidences et il serait bon que tu ouvres les yeux.

            Jusqu’à présent, j’ai eu la preuve que tu m’appréciais beaucoup, que tu m’admirais même parfois et je dois t’avouer que venant d’une personne comme toi, c’est vraiment très flatteur. Cependant, tu n’as que peu réagi lorsque tu as su que j’étais de ta famille là même où tu aurais dû sauter de joie. Je ne t’en veux pas vraiment, c’est surprenant et c’est nouveau pour nous deux ; mais en même temps, ça veut dire beaucoup de choses.

            Tu veux être le meilleur scientifique du monde, hein ? T’as idée des responsabilités et de la pression que ça inclut ? Tu pourras supporter ce stress permanent chaque jour ? Après avoir fui tout le monde, sur qui est-ce pourras-tu te reposer et chercher conseil ? Où est-ce que tu pourras te ressourcer ? Dans l’ancien bled de Yumen ? Pour moi ça craint. Ça craint vraiment. Chez tes supérieurs ? Ils n’auront rien à foutre, même s’ils essayeront de se montrer aimables. Chez les Rhinos ? Impossible. Viendra un moment où les mutations se succèderont et il n’y aura sans doute aucune de tes connaissances à tes côtés, Bee mis à part.

            C’est dire qu’une personne qui ne sait pas d’où elle vient ne peut pas savoir où elle va.
            En soi, je n’étais pas bien placé pour te faire la morale et te dire que fuir n’est pas bien. Après tout, mieux vaut être seul que mal accompagné, non ? Mais maintenant que je sais que je suis ton oncle, que veux-tu que je te dise si ce n’est : « N’aie pas peur, va voir ta famille » ? Au risque de le répéter, on ne choisit pas sa famille. Les tiens ne se limitent ni à Shell, ni à ton grand-père.

            Il est évident que ce problème te poursuivra toujours. Quand tu réussiras à être une éminente scientifique de la marine, ta plus grande crainte sera qu’on ne sache pas qui est ton père. Avec tous les journaleux de notre ère, garder ce secret sera tout bonnement impossible. Le monde saura alors qui tu es réellement et ton travail n’en sera que plus difficile parce que tu seras démolie psychologiquement. D’ailleurs, imaginons un peu que Shell vienne à crier sur tous les toits qu’il est ton père. Tu vas faire quoi ? Démentir ? Tu n’en auras même pas la force.

            Finalement, le voilà, mon conseil :

            Il serait plus facile pour toi de l’assumer maintenant. Tu n’en ressortiras que plus grandie, puisque tu prouveras à travers tes actes que tu n’as rien à voir avec Shell. Il a beau être ton géniteur, tu n’es pas pour autant sa copie conforme. Tu es une personnalité qui se distinguera par ses actions, ses valeurs, sa noblesse et son courage. C’est à ce moment-là que tu seras une œuvre parfaite sous tous ses angles, une scientifique adulée et respectée. Ce n’est peut-être pas tes objectifs, mais c’est toujours mieux que de se faire critiquer. Là encore, tu es très bien placée pour le savoir.

            Au final, la balle est dans ton camp, Lilou.



              D’un bout à l’autre, il a raison et tu ne peux rien y faire, rien y changer. C’est toi qui a fait cette situation, c’est toi qui m’a amené jusqu’ici. D’une certaine façon, c’est presque toi qui m’a présenté à Salem, qui m’a orienté vers lui, qui m’a fait le choisir dans mon entourage, comme ton antithèse la plus concrète et parfaite, tout en étant l’un de tes plus proches parents. Tout ça, c’est ton œuvre, que tu le veuilles ou non. Et tout ce que je suis, c’est un peu de toi qu’il y a dedans, que je le veuille ou non.

              D’un bout à l’autre, il a raison. Et je ne peux rien y faire. J’ai peur, oui. Si je ne prends pas le taureau par les cornes, personne ne le fera à ma place. Personne. Surtout pas toi. Et à la fois, affronter le regard des gens, prouver encore et encore ce dont je suis capable, je sens la tâche rude, prête à m’exténuer, à me mettre sans arrêt à l’épreuve. Je sens déjà le regard des gens sur ce que je peux être si ça s’apprend. Mais Salem a raison : ça s’apprendra un jour, d’une manière ou d’une autre. Et quoiqu’on en dise, mieux vaut que j’ai le contrôle sur cette décision.

              D’un bout à l’autre, il a raison. Toutes ses phrases tournent sous le sens, et il a presque fini de me convaincre. Pourtant, c’est la peur qui me retient toujours, et une appréhension certaine de franchir le pas. Comment faire ? Quand je passerais la porte de son restaurant, qu’est-ce que je lui dirais ? Qu’est-ce qu’il sera le plus simple ? Le nom d’Enzo résonne à mes oreilles. Que lui fasse passer le mot, qu’il mette dans son rapport, noir sur blanc mes racines et origines. Ça serait un pas, énorme, de franchi. Mais le reste, il ne peut venir que de moi et de moi seule, et là-dessus, Salem a raison : je ne peux compter que sur moi.

              Affronter les autres, je l’ai déjà fait. J’aurais à le refaire. Je ne peux pas, je ne dois pas me laisser démonter par des enfantillages. Parce que c’est ça : des enfantillages. Des trucs d’enfants. Et une enfant, c’est encore ce que je suis derrière mes rêves et mes projets. Une gamine avec une énorme clé à molette dans la main qui rêve de faire un monde à son image. Je relève les yeux vers lui, et dans ses mots, je comprends que si j’ai une famille, je pourrais avoir un endroit ou chuter. Et s’il est de ma famille, alors quoique les autres en disent, je pourrais me retrouver à ses côtés.

              Un sourire perce mes lèvres et me permet un temps de ravaler mes larmes. Oui, il a raison d’un bout à l’autre. J’avance d’un pas confiant vers lui et passe mes bras autour de son immense taille. Et comme une enfant, je me blottis contre lui, me sentant totalement en sécurité et presque apaisée. Je pense toujours à toi, Shell. Punk… Papa. Je pense toujours à toi. Je pense à toi à travers lui et ce qu’il est pour moi, et le cœur toujours lourd mais un peu plus léger, en tout cas motivé par une nouvelle étincelle et un objectif précis, je me sens mieux…

              Tu viendras avec moi… Quand je serais prête ?

              L’alcool se tait presque pour ce soir. J’imagine déjà ce que ça serait. J’imagine déjà comment ils seront. Mais l’après m’effraie. Je ne sais toujours pas ce que je leur dirais.

              Les premiers mots me font les plus peurs.
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              - Tu peux compter sur moi.

              J’eus un sourire ravi lorsqu’elle se décida enfin et je la serrai fort dans mes bras comme un vrai oncle le ferait. Dire que j’avais pensé pendant un moment qu’elle allait encore se défiler… Honte à moi, vraiment. Je pouvais être à présent fier d’elle. Fier de sa décision. Je concevais que se confronter à sa famille allait être difficile, surtout vu les circonstances de sa naissance, mais je promettais d’être là, à ses côtés, pour l’aider à s’intégrer comme il faut et lui faire connaitre la chaleur de l’amour familial. Sur le moment, je m’étais même promis qu’elle ne souffrirait plus de ce côté-là, quitte à ce que j’aille moi-même chercher son père et lui casser les dents ; ce que je n’avais jamais prévu de faire, maintenant que j’y pensais. Cette idée m’amusa intérieurement et me conforta dans ma décision de prendre soin d’elle. La famille, c’est sacrée, et il n’y avait pas mieux placé que moi pour le savoir.

              J’eus une soudaine pensée pour le baiser que je lui avais administré sur Shell-Town, avant de pâlir, tout en perdant mon fameux sourire. Si cette fille n’avait pas une telle force de caractère, je pense vraiment que nous aurions fait une bêtise. J’aurais été beau en ce moment-là de savoir qu’elle était ma nièce, et je l’aurai certainement encouragé à ne même pas faire la connaissance de sa famille paternelle. Cette petite mésaventure m’apprenait au moins une chose : Il fallait me forcément tempérer mes ardeurs libidineuses et réfléchir à deux fois avant de draguer… A ce propos, il fallait même que je lui dise de ne rien dire à personne, sans quoi je voyais déjà les emmerdes de loin. Cette nouvelle aurait certainement l’effet d’une bombe qui allait secouer ma mère et la mettre dans une de ces colères, que j’en perdrais certainement deux trois dents dans l’affaire. Oui oui, sans déconner…

              La jeune rousse finit par succomber au sommeil dans mes bras. J’eus une nouvelle fois un sourire en la voyant dormir paisiblement dans mes bras. Si tu savais à quel point tu avais de la chance, Shell, si tu savais. J’aurai aimé avoir une fille ou un fils comme elle. J’aurai aimé être père… Mais le destin en voulait autrement, et c’était comme ça. J’eus un soupir, en faisant disparaitre une petite larme qui coulait le long de sa joue gauche. Au moins, je pouvais me targuer de l’avoir comme nièce, même si je savais fondamentalement que notre relation d’antan ne changerait pas trop. Et puis, je ne la voyais pas m’appeler « tonton » sauf pour me taquiner, et encore. J’imaginais aussi la réaction de Ketsuno quand elle apprendrait que cette petite qu’elle n’avait jamais su encadrer était sa nièce. Ça allait devenir intéressant tout ça, et c’est dans cette optique des choses que j’avais hâte d’arriver sur Alabasta.

              Quelques minutes plus tard, l’on pouvait voir une immense silhouette qui traversait moult couloirs du Léviathan, avec dans ses bras une jeune femme qui dormait paisiblement comme un vrai bébé. La fatigue, l’alcool et les dernières nouvelles avaient eu raison d’elle. Lorsque je pénétrai sa cabine, Bee s’agita aussitôt mais je lui fis signe de se taire. Je posai Lilou sur son lit, lui ôtai ses chaussures, avant de la couvrir comme il se doit. Je la contemplai pendant quelques instants, avant de m’en aller, non sans chuchoter à Bee de prendre bien soin d’elle. Lorsque je quittai la cabine, je ne trouvai pas nécessaire d’aller bouffer, tout compte fait. Il me suffirait de m’excuser demain auprès des cuisiniers, et j’étais sûr qu’avec un beau sourire, la pilule allait passer. En lieu et place, je pris la direction du pont pour aller griller une autre cigarette. En attendant moi aussi que Morphée vienne me rendre visite.

              L’avenir nous promettait de belles choses.