Je ne pensais pas que ma journée pouvait devenir pire alors que je rentrais suante, poisseuse et puante des Écailles. Je ne parlais pas « pire » comme un incendie ou une guerre, non, je faisais allusion à ces « pires » sous forme de rencontres, ces nouvelles et ces mots qui blessent comme le dard d'une guêpe, provoquant suffisamment d'inconfort mais aucunement une douleur nécessaire à justifier une absence. Non, je faisait allusion à ces choses qu'on se doit d'endurer, les lèvres serrées et les poings fermés.
Comme par exemple, croiser son père au détour d'un couloir.
Au départ, il ne me reconnut pas. Il fallait dire que j'étais bien loin de celle que je paraissais être habituellement. En uniforme Marine des plus réglementaire, un truc informe qui tombait comme un sac à patates et à l'ourlet douteux, en bottes plastiques plates et les cheveux noirs sévèrement nattés, je ne ressemblais pas à l'élégante agent du Cipher Pol, impeccable depuis la pointe de mes cheveux jusqu'à mon petit orteil manucuré avec soin. Jusqu'au dernier moment, il remonta le couloir sans me prêter plus d'attention particulière. Qu'est-ce qui lui mit la puce à l'oreille ? Aucune idée. Mais alors que j'épiais sa réaction par dessous mes cils, refusant le contact direct, je vis sa bouche s'ouvrir sur un « oh » qui resta heureusement silencieux, sa démarche ralentir... et il se reprit, et l'instant d'après, il avait disparu.
Comme je savais que cette histoire n'allait pas en finir là, et bien que j'étais certaine que Père prendrait toutes les précautions nécessaires, je préférai prendre les devants. Je me glissai donc dans son bureau plus tard dans la journée, prétextant je ne sais plus quel motif administratif.
Je n'étais jamais rentrée dans son nouveau bureau. Sa mutation à Marie-Joie n'était pas récente, mais voilà bien une poignée d'années que je n'avais mis les pieds dans les affaires professionnelles - donc militaires - de mon père. Et bien que nous soyons voisins de part nos affectations respectives dans cette même ville, je limitais les entrevues avec ma famille au strict minimum. Les escargophones, invention du millénaire. A chaque fois que j'allais dans cette maison, je retrouvais tout ce que j'avais tant adoré en tant que naïve et pourtant cruelle adolescente, et tout ce qui me dégoûtait en tant que révolutionnaire : le luxe débordant, les mesquineries, les dynasties qui supplantaient tout concept de mérite, le concept de la femme-enfant qui ne quittait le réconfort paternel que pour retrouver immédiatement l'ombre maritale. Des gosses partout, des femmes enceintes qui pavanaient leur ventre lourd sur lesquels nous devions roucouler d'envie, des bals pour enivrer et séduire, et oublier que tous, hommes et femmes, étions dans des cages.
Pourtant, mon père ne m'apparaissait pas comme foncièrement mauvais. Je l'examinais telle un agent, repoussant toute notion d'affectif, comme si c'était la première fois que je le voyais.
Comme toutes les petites filles, j'avais pendant un certain temps idolâtrer mon père. Ce qui était un amour enfantin grandit en admiration, et dans mon cas, adoration naïve presque idiotique. Oui, j'étais une fifille à son papa, capable de l'entortiller autour de mon doigt, de le soumettre à mes moindres caprices. Mais en retour, il avait eu sur moi une emprise quasi totale, et j'avais toujours obéi avec aveuglement au moindre de ses ordres, suivi avec crédulité le plus petit de ses conseils. Il avait fallu un miracle pour que je réussisse à me débarrasser de ces œillères.... ou plutôt un concours de circonstance malheureux, un coup de chance. Le couteau était à deux tranchants : à force de me croire le centre du monde, j'avais décidé que le monde tournait comme je le voulais. Je testai donc de façon plus ou moins consciente les limites qu'on m'imposait, et ce fut donc naturellement que je me rebellai contre les prétendants qu'on me suggérait, jetant mon dévolu sur un homme du Gouvernement au lieu d'un Marine.
Avec le recul, je souris. Ce n'avait été qu'un sursaut médiocre. Si j'avais vraiment voulu me rebeller, j'aurais choisi un vendeur de légumes ambulant, et me serais enfuie avec. Non, cette amourette n'avait été qu'un caprice de plus. A cette époque, j'étais encore prisonnière du lavage de cerveau qu'on m'avait imposé depuis ma naissance. Ce ne fut que plus tard que je transformais ce comportement de bouderie d'enfant gâtée, en une révolte morale.
Pourtant, à bien regarder mon père, je ne voyais rien de l'homme cruel, machiavélique et calculateur dont je gardais l'image.
Il semblait fatigué, et beaucoup plus marqué par l'âge que je ne le pensais. Je voyais les rides autour de ses yeux, l’affaissement des chairs autour de sa bouche, les douleurs articulaires dans ses mains. Je ne voyais plus qu'un homme, qui avait vécu sa vie selon des principes qu'il pensait sincèrement et fondamentalement bons. Je ne voyais qu'un père, qui regardait sa fille avec amour... et fierté ?
– « Si tu savais combien de fois j'ai espéré te voir dans cet uniforme là plutôt que dans tes tenues d'agent... »
- « Dois-je comprendre que mes tenues ne sont pas à votre goût ? Ou que vous avez finalement abandonné ce combat ? »
– « Ah, je n'ai jamais rien reproché à tes tenues. Un peu ostentatoire et pas forcément celles que j'aurais choisi pour travailler sur le terrain, mais au moins, tu as toujours été très élégante. Quant à ton choix de carrière.. » Il agita la main d'un geste semblable à celui qui chasse une mouche. « Contrairement à ce que tu penses, je suis fier de ta carrière. J'ai juste eu du mal à comprendre que tu désirais réellement t'investir dans une carrière. »
- « Ce n'était pas comme si on m'avait encouragée ou même parlé de cette possibilité. »
– « Ah, ta mère pensait bien faire. »
– « … A-t-elle donc arrêté de comploter avec ses amies pour unir nos familles ? Ou est-ce que j'ai enfin jeté suffisamment de honte sur le nom honorable des Raven-Cooper pour que je sois regardée comme la brebis galeuse qu'on ne veut pas accepter comme belle-fille ? »
A ma grande surprise, Père éclata de rire.
– « Ta mère se rengorge de tes succès comme si c'était les siens. Elle sous-entend continuellement que c'est la preuve que tu es bien meilleure que les dindes des autres familles. »
- « Elle n'a donc pas mis fin à ses manigances de marieuse ? »
– « C'est comme ça qu'elle a été élevée. Elle pense que c'est son devoir, son destin, que de vous marier tous les trois, et de bien vous marier. Sans ça, elle aura l'impression d'avoir raté sa vie, de ne pas être une bonne mère. »
- « Dans ce cas, elle doit se morfondre et se demander où elle a échoué avec moi, moi qui ne suis ni mariée ni prête à laisser tomber ma carrière pour fonder une famille. »
Ma déclaration était finale, et le front de Père se creusa.
– « En effet, elle ne comprends pas. Et j'avoue que quelque part, moi aussi. Que tu fasses carrière, pourquoi pas. C'est dans l'air du temps, et au risque de te contrarier, sache que tu n'es pas la seule de ton âge à avoir voulu travailler. Mais tu es la seule à avoir un poste qui comporte autant de risque. »
- « Donc Angus et Jeremy peuvent risquer leur vie, mais pas moi ? Qu'est-ce qu'on me reproche ? »
– « On ne te reproche rien, c'est juste dommage qu'une belle jeune femme comme toi prenne autant de risque. »
- « Donc si j'avais été laide, ça ne gênerait personne ? »
– « Shaïness, nous n'aurons pas cette conversation. Pas encore. Tu sais quelle est ma position, je connais la tienne et comme ni l'un ni l'autre n'allons changer d'avis, autant ne pas nous disputer. Il est déjà tellement rare que nous nous voyions. »
- « Que voulez-vous, Père ? Les petits chats ne font pas des petits chiens. Je suis têtue comme mon père, j'ai le goût de l'aventure comme lui, et en cela, je ne diffère en rien de mes frères. »
– « Hum, je n'ai jamais été bien aventureux. »
C'était vrai. Père avait eu une carrière que certains pourraient juger médiocre. Il avait végéter pendant des années au Quartier Général de la Marine de West Blue, sur différents postes, avant de se cantonner à la direction des services de l'information. Mais maintenant que j'étais adulte, je compris soudainement qu'il s'agissait là d'un choix volontaire, pour ne pas avoir à nous déraciner au grès des mutations ou à nous exposer à des localisations jugées dangereux.
- « Vous l'auriez été si vous aviez pu... »
Mon père m'aimait. Il m'avait toujours aimé et n'avait jamais agi que pour mon bien. Même présentement, il n'avait que mes intérêts à cœur. Il ne comprenait pas mes choix en dépit de ses efforts. Il avait toujours fait d'énormes concessions à mon encontre, et je n'avais eu pour lui que mépris et haine farouche pendant toutes ses années. Oh, il n'était pas un saint. Je le savais coupable d'un certain nombres d'actes que je jugeai indéfendables. Notamment être parfaitement au courant des excès, abus et autres passes-droits de la Marine et du Gouvernement, et ne pas agir contre... voir même de les cautionner. Notamment de n'avoir jamais agi en faveur de l'abolition de l'esclavage au sein même de la caste des Dragons Célestes.
Mais il m'aimait.
Les jambes coupées par cette révélation, je me laissai allée dans mon fauteuil. Ce n'était pas pour m'arranger. C'était beaucoup plus facile pour moi de le maudire, de le diaboliser. Ça réglait mes problèmes de conscience. Me voilà désormais de nouveau en proie à ce dilemme, entre mon amour filial et mes convictions révolutionnaires. Je devrais juger mon père coupable, mais je lui trouvais trop facilement des myriades d'excuses. Après, était-ce sa faute s'il avait été élevé dans un moule dont il ne s'était jamais débarrassé ? D'avoir vécu comme son père et son grand-père, en répondant aux attentes posées sur ses épaules, en se montrant bon héritier et dépositaire de traditions ancestrales ? Autant de prétextes que je savais fallacieux, mais qui déformait mon jugement.
Si un jour, je devais affronter ma famille, je n'étais pas certaine de pouvoir presser la détente.
– « Je déduis que ta mission actuelle t'a mené à endosser une identité de Marine. Est-ce que je peux espérer que cette opportunité peut ouvrir tes yeux et que tu reviendras dans le 'droit chemin' ? »
Il me taquinait. C'était bien la première fois. Il faut dire que c'était aussi la première fois que nous échangions d'adulte à adulte. Il faut dire aussi que c'était la première fois que je me comportais en adulte face à lui, et non plus en ado idéaliste insoumise.
C'est fragile, les premières fois.
Je ne le savais que trop bien.
Combien de fois ai-je regretté d'être passé à côté.
Pour une fois que je pouvais faire quelque chose, je n'allais pas saboter ce moment. Je m'efforçai de mémoriser la scène, comme si je planais au-dessus de nous, pour ne jamais oublier, pour ne pas rater un geste, un mot qui gâcherait cette première fois.
D'autant plus que le triste sentiment qu'il s'agissait peut-être de la dernière m'assaillait. Oui, pour ne pas constamment douter, pour que ma famille ne fut pas un obstacle, pour concilier mon passé et mon futur, je devais apprécier mon présent à sa juste mesure, comme si c'était la dernière fois. Pour ne pas avoir de regrets.
- « Père, vous n'avez qu'à vous dire que le bleu de l'uniforme ne me va pas au teint. Ça serait un crime que de m'obliger à être ainsi vêtue. »
Il sourit en coin. Mon amour, mon obsession de la mode avait été l'alpha et l'omega de mes tendres années. Combien de fois avais-je fait un scandale parce que je n'avais pas le bon ruban, la dernière coupe, le coloris de la tendance ?
– « Oui, je m'en voudrai de commettre un tel crime. Une hérésie, même. Par contre, j'espère très fortement que cette couleur de cheveux est temporaire »
Je tirai sur une mèche d'ébène, partageant son air dégoûté. J'avais hérité de lui, tout comme Angus, de cette particularité capillaire. Dans sa prime jeunesse, mon père avait été d'un rose flamboyant. Ah ça, il ne passait pas inaperçu.
- « C'est pour les besoins de ma mission, je dois protéger mon identité. »
– « Oui, j'avais cru comprendre ça. La prochaine fois, tiens-moi au courant. J'ai failli avoir une crise cardiaque plus tôt.. et si je peux t'aider. »
Mon père se proposait de m'aider. J'avais été persuadée pendant tellement longtemps qu'il n'avait que ressentiment à mon encontre...
- « Je ne peux pas parler de ma mission. Sinon, je devrais vous tuer. » Il leva un sourcil goguenard, ne pouvant croire mes paroles. Il savait très bien à quel point j'avais toujours détesté la violence et surtout, les combats. « J'ai changé, Père. Je vous rappelle que j'ai suivi un entraînement au BAN. Et je suis agent Cipher Pol. Je maîtrise le rokushiki. »
– « Alors, je vais devoir avertir tes frères de ne pas se moquer de toi. Ta mère ne supporterait pas que tu casses le lustre du salon. »
La conversation dériva très rapidement sur nos souvenirs de bagarre d'enfants, où je m'arrangeais quasi-systématiquement pour rejeter toute responsabilité sur le dos d'Angus, Jeremy ayant l'avantage de l'aînesse... et de toutes les façons, mon frère et moi partagions une pré-disposition au mensonge et à la manipulation.
- « Avez-vous de nouvelles des fiançailles ?.. »
Pour le coup, notre lieutenant-colonel faisait la joie de Mère : il venait de demander la main à je ne sais plus quelle pintade, fille d'un obscur haut gradé. La période de fiançailles était à peine entamée que les deux matriarches avaient déjà planifié l'intégralité de la cérémonie du mariage. Peut-être étaient-elles en ce moment en train de persifler des méchancetés suite à un accrochage sur le prénom des potentiels petits-enfants. Oui, les femmes de Marines pouvaient être terrifiantes.
En dépit de moi-même, de cet amour filial très récemment retrouvé, je n'avais pu m'empêcher d'intégrer à quel point ma nouvelle relation avec Père pouvait m'être profitable. Ce poste à l'Etat-Major de la Marine auprès du Gouvernement positionnait mon géniteur au cœur de l'information. Encore une fois, je n'étais que son reflet : pas étonnant que je fusse devenue espionne... J'avais été élevée dans un monde où l'information était la clé du monde. Si je m'y prenais bien, je pourrais tirer de mon père un profit non négligeable.
- « Sinon, à part ce futur mariage, que s'est-il passé dans le monde ? Cette mission m'empêche de me tenir au courant, je suis condamnée aux informations des journaux, comme Vivement la fin ou autre... »
– « Bah, il y a le procès de Toji Arashibourei, mais ça, tu dois être au courant. Sale histoire. La mort de Greed était déjà un problème en soi. »
- « Nul doute qu'il sera remplacé. Et rapidement, vu que les Corsaires se font rares, en ce moment... »
– « Un peu moins. Le rang de Warth a été donné à un certain Jack Sans Honneur, des Saigneurs. Un dossier qui doit te rappeler quelque chose non ?. »
Ainsi mon Père suivait-il réellement ma carrière, au point d'être au courant des détails de mes missions. Par contre, cette nouvelle me contrariait. Le souvenir de Dead End évoquait immanquablement celui de Jo Patchett, et c'était comme titiller une blessure en train de cicatriser. Je devais m'occuper de son cas, à ce petit bandit.
– « Il a réussi à récupérer un équipage depuis Dead End. Cette ville est réellement un ramassis de pirates. »
- « Et maintenant, elle est sous sa protection, je suppose ? »
– « Naturellement. Mais bon, il faut faire des concessions. Nous avons besoin de lui de notre côté sur Grand Line. Après la débâcle de Drum... »
Je dressai malgré moi l'oreille. J'avais suivi cette histoire, puisque mes camarades de la révolution étaient impliqués. Les choses s'étaient compliqués avec mon départ pour Dead End...
- « Pourquoi parler si négativement ? Le Gouvernement a rétabli l'ordre non ?.. »
– « Oui, mais nous avons perdu un candidat au poste de Corsaire. Heureusement que le Contre-amiral Fenyang était dans le coin. Avec son équipage du Léviathan, il a sauvé la situation. »
- « Pff, j'ai du mal à croire que ce faignant d'Alheiri ait trouvé la force de bouger de son fauteuil... »
– « Tiens, donc, tu connais le fils Fenyang ? »
Malheur ! Que n'avais-je pas dit !!!? Il n'y avait pas de doute sur la nature de la petite lueur qui venait de s'allumer dans les yeux de mon père.
- « J'ai inspecté sa base, quand il était sur East Blue. Un faignant, je vous dis. »
– « Hum, faignant qui a tout de même fait une carrière exemplaire. »
- « Grand bien plus fasse. »
– « Hum hum... Tu sais qu'il a des chances de remplacer son père ? »
- « Sûrement. Les Fenyang ont toujours eu des postes importants dans la Marine. » Etait-il vraiment en train de me vanter les qualités du grand dadais ?
– « Il a arrêté un révolutionnaire, sur Drum. »
- « Ah oui ? Quelqu'un de connu ? » Pour le coup, mon cœur venait de s'arrêter et était actuellement en train de converser avec mes amygdales.
– « Un certain Rafaelo Auditore. Bon, le rapport n'est pas encore sorti, donc je compte sur toi pour . »
Le reste de son discours se perdit alors que je maudissais ma « chance » et mes escargophones blancs, laissés dans mon appartement... [/b]