[1616] Right way to do Wrong.

On dépeint souvent les dragons célestes comme d’horribles êtres sans cœur, sans foi en aucun autre concept qu’eux-mêmes, sans humanité et sans mesure de la réalité de la vie. C’est loin d’être faux, et à vrai dire quelle autre impression pourraient-ils donner, là, en cette soirée si select du palais des Pah, à un œil étranger ? Hors la famille organisatrice au grand complet, ce sont les Albenas, les Libervithz, les Taullo, les Yonesku et bien d’autres encore qui s’affichent dans les dorures et les soies, d’autres jusques aux Cadenhead dont les représentants se montrent sous leurs plus beaux atours dans les si magnifiques jardins aux mille couleurs du couchant. Et toute la richesse de leur garde-robe, et tout leur maniérisme minaudé ne manquent pas de mettre en exergue la sécheresse de leurs actes, l’autisme de leur attitude. Je veux, je veux, je veux. S’il fallait recenser chaque occurrence de cette phrase depuis l’ouverture de la fête, il n’y aurait déjà pas assez des doigts et des orteils réunis du personnel serviteur qui se démène pour survivre tout en contentant tous ces voraces appétits.

Partout, c’est l’effervescence. Partout, c’est l’attente déjà presque anxieuse de ce qui va suivre. Le dragon n’est certes pas humain, mais il demeure une créature d’immédiateté. C’est à peine si chacun a eu le temps de pavaner auprès des autres invités et pourtant déjà personne n’a plus la patience d’attendre le clou du dîner. Mais les Pah ne sont pas de ceux qu’on presse avec facilité. Ils sont nobles eux aussi, et au sein des vingt familles il n’est pas de préséance qui permettrait d’exiger la suite. Quelques esclaves en ont déjà fait les frais, dont les restes démantibulés sont évacués par leurs confrères d’infortune, mais rien n’a changé, aucun magicien n’a montré le bout de son chapeau. Et pour cause : même si les hôtes le voulaient, Arti Udini n’apparaîtra pas avant de l’avoir voulu. Sans ciller devant le patriarche qui ne comprenait pas bien le principe de ne pas avoir ce qu’il voulait quand lui le désirerait, c’est la seule condition qu’il a posée lors de l’organisation de sa performance.

Et pour l’instant Udini, Messire Udini, n’est pas disponible. Et pour l’instant, c’est encore l’heure des préparatifs dans la cave qui sert de coulisses, et les esclaves malgré l’obscurité des couloirs de pierres et l’occupation de leurs maîtres là-haut pris par les mondanités, et les esclaves ne chôment pas plus ici qu’ailleurs. Oh, bien sûr, l’atmosphère est plus détendue. Moins tendue, à dire vrai. L’illusionniste est professionnel, impérieux et exigeant, cassant au besoin comme sait l’être tout bon chorégraphe, mais il n’a pas dans le fond la cruauté de ses employeurs du soir. Il a même une certaine douceur, une certaine conscience de la personne d’autrui auxquelles les travailleurs de l’ombre ne sont plus habitués. Ou auxquelles ils n’ont jamais été habitués, pour les quelques uns qui fils et filles d’esclaves n’ont pas connu la vie au-dehors, la vie tout court. Certains ne se font pas à ce changement et, tels des fourmis à qui on aurait subitement donné la vue, errent sans savoir dans le labyrinthe des fondations de la demeure, se cognent aux autres et perturbent la bonne marche de l’Œuvre. Car c’est bien d’un ouvrage aux grandes ramifications qu’il est question ici.

Du nerf, bonnes gens, du nerf !

Un ouvrage dont personne ne connaît les ramifications entières que son grand orchestrateur. Ca y est, il se montre enfin. Il se montre enfin aux petites mains qui vont l’aider, qui vont s’aider ce soir en participant au plus grand show de Marie Joie. Il ne se montre pas encore aux spectateurs de marque, dont l’impatience croît encore et toujours plus et dont le pas se fait plus lourd là-haut par-dessus le plafond de la crypte. C’est parfait, c’est tout à fait parfait dans la mise en place. Le suspens, le suspens est la clef. Les dernières roues prennent place sous la férule attentive et non moins ferme des assistants, les derniers ressorts grincent comme les corps en sueur et tout le matériel peu à peu vient assurer le grand échafaudage du numéro inédit qui va se tenir. Et quand enfin le dernier clic retentit après le dernier clac, le silence se fait en sous-sol. Le même grand silence que celui qui suit le premier tonnerre et qui précède la première pluie. Il n’y a plus que les souffles encore courts de l’effort accompli et puis le bruit des talons de l’homme de scène qui passe au milieu des cordes, des poutres et des charges. D’une main caresse et d’un œil expert il examine tout dans la pénombre, lentement, posément, pour évacuer le stress et déjà faire monter la tension chez ses premiers témoins.

Parfait.

C’est le signal et toute la foule des anonymes évacue les lieux sans protestation. Ils ont touché de leurs mains calleuses et de leurs sueur âcre le secret des dieux, ils n’en connaîtront pas plus le mystère, mais ils en verront la réalisation en même temps que tout le monde. Leur masse remonte les tunnels, remonte les escaliers puis annonce là-haut le début de tout. Et le silence se fait. Tout un palais, toute une colline s’est tue dans la capitale, et même le continent entier semble attendre.

Dans une cave murée de nuit, un dernier assistant, complice, comparse et ami, s’éclipse à son tour après un ultime signe de tête au génie. Main sur le levier, la mâchoire tendue et les yeux fermés en une prière rituelle, il ne reste plus que lui et l’attente, qui l’étreint et l’attire, rauque dans son mutisme.

Mesdames et Messieurs, Mesdemoiselles… face au reste du monde… Artiii… Udiniiii
[1616] Right way to do Wrong. 789315ArtiUdiniIllusionniste
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Maitresse veut un gâteau. Elle en veut un à la fraise. Avec de la crème. Mais qui ne fait pas grossir, qu’elle a dit.

Maldita se tient avec le même air que tous les jours : Impassible, distante, éteinte. Elle se tient là en me demandant de faire un miracle avec mes doigts de fée. Un miracle de plus lorsque l’on « travaille » à la solde d’une famille royale. Aujourd’hui, ces miracles sont devenus quotidiens, habituels, sinon dérisoires. Des caprices de ce genre, j’en ai eu d’autres, et des moins faciles que celui-ci. « Maitresse demande des macarons au miel, au chocolat, à la pistache. Mais elle veut que tu les fasses la tête en bas, alors nous t’accrocherons par les pieds. Et elle veut te voir faire. ». « Maitresse désire un pavé de saumon au lait de soja. Mais nous n’avons plus de saumon. Il te faut aller en pêcher par toi-même. Tu as jusqu’au diner. ». « Maitresse a aimé ton pavé de saumon, mais elle trouve que ça ne va pas avec le Soja. Elle dit que tu seras quand même punie. »…
Les révoltes servent plus à rien. Les colères non plus. Faute de s’en prendre à elle, on s’en prend à soi. Et pour couronner le tout, elle aussi. Je suis tombée dans un univers ou les demi-teintes existent pas. Il y a du tout bon, ou du tout mauvais. Pas d’un peu moins bon, et d’un peu mieux qu’avant. Et si tu es mauvais, tu te fais fouetter. Si tu es bon, tu évites les fouets. Et c’est bien le mieux qu’on puisse te donner. Je ne quitte pas l’élue de Neetush des yeux. Elle, par contre, se tourne vers Joe, gardant son masque d’insensibilité et sa voix qui sonne à mes oreilles comme un rouage mécanique :

Tu devras le lui amener.

Ce que je peux reconnaitre de bien, lorsqu’on sert une famille royale, c’est qu’on est jamais à court de rien pour faire ce qu’on doit faire. Prévoir, toujours prévoir, n’importe quel caprice, aviser en conséquence. Ça apprend à faire du stock. A avoir de tout. En trop grande quantité. Des fraises, de la crème, nous en recevons tous les jours. Des produits rares, des produits frais, des produits qu’on imaginerait pas consommer en temps normal, comme des espèces de poissons menacés. Eux le peuvent. Parce qu’ils sont ce qu’ils sont. Moi, je les prépare. Parce que je suis ce que je suis…

Rien.

Seulement bonne à faire le gouter de Maitresse Neetush. L’inconvénient, c’est que lorsque l’on est amené à s’occuper du palais de Mademoiselle Pah, on a pas le droit à l’erreur. L’avantage, c’est qu’outre ses excentricités, elle est pas la plus difficile à contenter. Et depuis que mes cheveux ont repoussé, elle me mène moins la vie dure. Elle est presque… « sympathique ». Elle empêche son père d’exiger quoique ce soit de moi, me revendiquant comme sa surprise. Pour Joe, c’est pareil. Différemment, disons.

Et le Maitre demande que tu prépares un thé glacé pour Monsieur Arti Udini. Le meilleur possible, il a dit. Monsieur Udini le prendra dans sa loge.

J’hoche la tête et me mets au travail, attrapant mes ingrédients sous l’œil vigilant de Maldita. Fraise entre mes mains, langue de chat, crème… Les fraises se coupent sous ma lame, la crème monte et se fait aussi souple qu’un nuage, le langue s’imbibe d’une saveur fruitée… le mélange s’harmonise en quelques minutes avant que je ne le place dans un compartiment glacial.

Maldi-… Je… Je… dois rejoindre Maitresse.

Ne prenant pas la peine de la saluer, j’avise le thé de Monsieur Udini, que j’aurais pas l’occasion de rencontrer, mais que je dois contenter. Sous l’œil d’un Joe presque intéressé, toujours muré dans son silence, je continue ma chorégraphie créatrice. Le quart d’heure passe, puis les vingt minutes, sans un mot de la part de l’un ou de l’autre, avant que je ne sorte le dessert de son compartiment. La préparation finie, je la place habilement dans la coupe argentée préférée de Neetush, et ce qu’il y a en trop, je le mets de côté dans une coupe bien moins tape à l’œil, avant de tendre une cuillère en bois à Joe.

Voilà.

Le poussant d’un regard à goûter, j’attends et avise en fonction de son expression. Joe, du peu que je le connais, est pas vraiment le genre à s’exprimer. Pour lui, je me fixe sur une non-expression : s’il ne vomit, s’il ne bronche pas, c’est bon. Et c’est une fois la chose faite que je lui tends le Graal de la jeune Pah, l’invitant à faire son devoir de chevalier servant. Et juste à côté, c’est le thé de Monsieur Udini qui n’attend que lui.

Pour Neetush. Et pour le Magicien.

Et c'est sur ses mots que nous parviennent les échos du bruit dans la salle de spectacle du Palais de la famille Pah. Des applaudissements, des cris et des sifflements...

Un spectacle auquel nous sommes pas invités.
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Et puis parfois, parfois même les sans-cœur se montrent étonnamment humains. Celui qu’on croyait perdu dans les éthers de sa si haute tour d’ivoire se révèle soudain la victime d’une affliction parmi les plus ordinaires. Celle qu’on n’aurait jamais suspectée d’avoir pour qui que ce soit la plus minime considération revêt soudain les traits d’une simple névrosée pathologique et pathétique. Rien ne change, rien ne s’arrange, tout peut même empirer, mais ces instants sont le cas échéant l’occasion pour ceux qui subissent de relativiser la tristesse de leur situation. Qui est le plus à plaindre, de l’esclave dont la vertu est l’espoir ou du tyran qui doit faire subir aux autres pour vivre avec lui-même ?

Neetush Pah, vingt ans ou moins, est de ces victimes qui se cachent et ça celui qui lui présente son thé glacé l’a bien compris depuis deux ans qu’il n’a d’autre choix que de la côtoyer. A moins que ce ne soit le dessert, pour elle ? Qu’a dit Michaela, déjà : main gauche, main droite ? Trop absorbé à l’observer, il n’a pas bien noté. Heureusement, le regard de Maldita postée dans l’ombre de la lourde tenture le détrompe avant que l’attention de la jeune maîtresse ne se porte sur lui. Toute pleine de joie enfantine à l’apparition en grand fracas de l’Artiste au centre de la salle de réception, elle bat des mains avant de mordre à pleines dents dans le gâteau. Et ce serait presque un sourire béat qui lui échappe tandis que le froid lui brûle l’émail. Encore un bon point de glané pour sa bonne mauvaise tête de rebelle. A quand la carte colorée, ticket vers l’extérieur ?

Il est parfait !

Et un bon point aussi pour Michaela… Les extravagances se poursuivent au cœur de la soirée et Messire Udini fait le spectacle. Toute l’attention de Neetush se reporte sur lui et sur ses tours de passe-passe, et il en va de même chez toutes les délégations des palais voisins. Partout, le personnel en profite pour s’écarter de ses maîtres d’un pas de plus que de coutume, et souffle. Les soirées où ils ne sont pas la source de distraction de leurs propriétaires sont les plus reposantes. Merci Arti Udini pour ce repos bien mérité, merci. Un œil comme celui de John Doe, encore vif car toujours mû par la vision d’un ailleurs, a vite remarqué cette ambiance un peu délétère et après une courbette réflexe il se retire avec entre les mains la suite de sa mission. Après quelques arpents dans les méandres de la villa, la poignée de porte de la loge du maître illusionniste apparaît sous sa main et c’est sans frapper qu’il y pénètre pour délivrer son colis.

Qu…
Ah…
Messire ?! Cette voix, qui c’était !?
Personne. Continuez mes amis, tout va bien.
Gotcha.


Alors jeune homme. Tu as entendu mes assistants, qui es-tu donc ? Que fais-tu ici ?
J’apportais… un cadeau de Maître Pah, pour, euh…
Pour après la représentation ?
… euh… oui, pour après. Mais je ne pensais pas que… Je pensais qu’il n’y avait personne puisque…
Oui, je sais, oui. J’accomplis mes prouesses, je suis là-bas, et pourtant je suis ici. C’est ça ?

Bienvenue à l’école de la magie, mon garçon… Mais tu ne m’as pas dit ton nom je crois ? En as-tu un, au moins ?
Je… Je l’ai gardé. Joe. On m’appelle Joe.
Très bien, Joe. Pose donc le cadeau de Maître Pah ici, et laisse-moi te poser une question, tu veux ?

Je lis en toi que tu n’es pas né en captivité. Ton menton est trop droit pour ça. Ta voix trop décidée, pas assez effacée… Dis-moi, te plais-tu ici, Joe ?

Le mini escargophone paisiblement rendormi dans la paume de sa main droite, le célèbre magicien plante son regard sec mais bon dans les yeux plissés de l’esclave qui lui fait face sans savoir sur quelle botte danser. Est-ce qu’il se plaît ici ? Qui pose ce genre de questions en plein cœur d’un palais céleste de Marie-Joa ? Et que faisaient ces assistants au bout de la ligne ? Que doivent-ils continuer ? Et pourquoi, pourquoi et comment Arti Udini peut-il être ici alors qu’il est là-bas ?

Je…
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Les cuisines sont comme les coulisses d’un théâtre.

On pourrait croire que c’est sur la scène où tout se trame, on pourrait croire que le vrai spectacle se montre, s’exhibe. Mais c’est une erreur assez commune. La scène est un mensonge sans pareil, bornée d’apparences et de stéréotypes. On y voit que du quiproquo, du demi-mot, du demi-dit. Une grande supercherie. Les acteurs jouent un rôle, les magiciens montent des tromperies sans noms, et la salle entière s’y jettent sans filet de sécurité… C’est peut-être ce qu’ils recherchent. C’est peut-être pour ça qu’ils y vont. Pour qu’on leurs mente. Pour qu’on leur montre autre chose du monde, un autre-chose qu’ils ne comprennent pas, mais qui semblent mieux que leurs petites vies misérables. Ils veulent voir une forme d’immortalité : une empreinte qui marque les esprits à jamais.
Les coulisses sont l’antre de toutes les créations et histoires du monde. Quand je dis qu’il s’y passe l’essentiel, c’est que c’est dans les coulisses que se joue la vraie vie. Les comédiens y sont des hommes, les magiciens des personnes, la vie suit son cours et les dialogues y sont vrais. Il n’y a pas de masques, pas de tours, juste la vérité crue… Un peu comme ce steak sur ma table. Steak prêt à se faire découper pour le repas de Neetush, lorsqu’elle rentrera. Un peu comme ce qui mijote sur le feu. Les coulisses, c’est une grande cuisine de vie.

C’est pas Joe qui dira le contraire.

De toute façon, Joe dira pas grand-chose. C’est pas son genre. Peu loquace. Enfin, du peu que je le connais. Lui, son genre, c’est de ne rien dire. D’observer silencieusement. Hermétique à tout, il a toujours les yeux tournés vers l’ailleurs. Il a, au fond, un petit truc qui vibre encore dans cet enfer d’or. Et même si on dit souvent du rien, même si y’a pas d’échange, Joe est un chic type. Pas chiant. Qu’a pas l’air de comprendre, mais que regarde quand même. Qui fait sans être docile, mais qui l’est un peu. Qui se préserve, peut-être. En tout cas, c’est Joe.

Et j’entends de mes coulisses le bruit du spectacle. J’entends les acclamations et les applaudissements, j’entends les cris, j’entends les voix. Et sans m’y perdre, sans le voir, sans l’imaginer parce que j’y suis pas conviée, je retourne à mes fourneaux en attendant le retour de Joe qui se fait désiré. Concentrée, c’est un bruit sinistre qui me sort de ma torpeur. Je m’arme de ma plus belle spatule en m’éloignant de la table de travail et avance à pas de chat jusqu’au couloir d’où provient le son.
La porte grince que je la pousse, et m’agrippant toujours à mon arme contendante, c’est la silhouette fine d’un homme trop bien vêtu pour être ici qui me saute aux yeux. Il passe, pousse des chariots de confiseries, d’autres de vérines, en cherchant une porte. Les chariots s’entrechoquent, certains tombent sans qu’il puisse rien y faire. Et c’est mon regard ahuri qu’il croise enfin :

Ah !

L’homme sursaute. Il s’agrippe à ce qu’il peut. Moi, je sais pas comment me tenir. Un noble dans mes cuisines, ç’arrive jamais. Il s’est perdu ? Il cherche sa route ? J’saurais pas dire. J’ai pas envie non plus. Je préfère me taire, histoire d’être sûre que j’offense personne en adressant la parole. Pas envie de me faire fouetter, ou fouetter puis tuer. Je soutiens quand même le regard alors que mon vis-à-vis éponge son front humide. C’est un type grand, fin, élancé mais pas imposant. Le charisme dans les chaussettes, le visage fatigué, les cheveux courts et coiffés en arrière. Il est encore jeune, mais l’inquiétude sur son faciès le vieillit. Il a pas l’air dans son assiette, plus nerveux qu’autre chose. Il fonce vers moi et m’attrape par la main, en me tirant vers lui :

Suivez-moi !

Je suis trainée soudainement, sans savoir quoi faire. Neetush me demande ? Ou est-ce qu’on va ? Est-ce que je peux parler ? Qui est-il ? Que veut-il ? Ai-je le droit de penser ? Qu’est-ce que je dois faire ?... Qu’est-ce que Joe ferait ?

Rien.

Joe ne ferait rien.

Alors ne fait rien, Hope. Et suis.
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Quand on est fait esclave, comme dans toute étape de vie qui oblige à faire le deuil des précédentes, les premiers temps sont ceux du déni puis de la rébellion pure et simple. Non, on ne va pas rester. Puis vient le temps du marchandage où il est question de faire avec ce qui ne peut être changé mais seulement pour un temps donné, au-delà duquel on recouvrera la liberté par tel ou tel moyen encore flou mais il faut y croire. Pour les plus anciens, la phase suivante se mélange souvent avec l’acceptation finale et, par la négation de leur qualité même d’humains, ils en viennent à ne plus ressentir jusqu’au besoin fondamental de "faire avec". C’est déjà devenu un fait, même le sentiment de résignation s’est évaporé : ils font, parce que c’est ce qu’ils sont. Esclaves.

Bien sûr, chacun, a son propre rythme sur cette échelle. Certains vont vite, certains vont lentement. Certains restent bloqués à telle étape, certains en meurent, et certains vont jusqu’au bout du processus, en meurent aussi. Certains se satisfont de leur situation, certains s’y font mais s’en rendent malades et trépassent, bien moins sereinement que d’autres. Tout dépend de la vie d’avant, de sa durée, des expériences dont elle a été jalonnée, et puis peut-être aussi que le sang intervient. Ce que les ancêtres ont transmis par lui à ces hommes et à ces femmes qu’on a contraints à la servitude. Et puis parfois, bien souvent en réalité, il suffit d’un rien pour passer d’un degré à l’autre, pour avancer dans l’acceptation voire pour régresser. Un petit détail qu’un autre n’aurait jamais relevé, que souvent soi-même on ne relève pas vraiment, mais qui passe dans l’inconscient et qui fait que. Une réplique plus sensible, un ordre moins dur, une scène dont on n’aurait pas dû être témoin, une occasion qui n’aurait pas dû se présenter. Ou tout l’inverse.

Chez les Pah en ce glorieux soir de 1616, l’occasion justement qui se crée est si bien pensée par ceux qui l’amènent, si transcendantale que c’est tout le personnel de maison, quasiment au même moment, qui doit se poser cette même et double question. Où en suis-je sur ma propre échelle, vers quel palier m’amène ce que je vois. Et c’est dans la multitude des réponses à cette question que réside tout l’inconnu avec lequel doivent composer Arti Udini et ses assistants, éparpillés qu’ils sont, sur scène et dans le reste de l’imposante demeure. Et chaque réponse est différente, et chaque action qui en résulte s’imbrique avec les autres dans un grand mécanisme dont les rouages les plus grands doivent s’ajuster à chaque seconde, à chaque couloir et à chaque porte ouverte. Sur les fronts des libérateurs la sueur perle et s’étend en auréoles moites sur les vêtements en dessous, une sueur aussi bien qu’une huile magique assurant la souplesse de tout cet ensemble magnifique de causes et de conséquences qui doivent au final, qui ne peuvent au final que préluder à…

Messire…
Oui mon garçon ?
Vous êtes un génie.
Merci. Continue à courir par là, tu y trouveras ton salut.
Mais, et vous ?
Moi je Suis le spectacle, je dois rester jusqu’au bout.

Ne t’en fais pas pour moi, allons. Je t’apprendrai un tour ou deux à la sortie, même.

Hors et à côté de cet échange, le ballet des fuites ou des échecs continue, et le Maître y replonge aussitôt à un croisement de corridors. Voilà Joe tout seul, et c’est souvent quand on est tout seul que les questions reviennent. Les questions, les scrupules, les arrière-pensées, les pensées tout court. Où en est-il, lui ? Résignation ? Marchandage ? Rébellion encore ? Les marches sont si douces de l’une à l’autre. Pourquoi ne pas considérer qu’il est sur toutes à la fois ? Et les autres, où en sont-ils de leur escalier, en ce moment même ? Un goût de fraise lui revient en bouche alors que sa langue passe sur ses lèvres asséchées par la course. Un passage à la cuisine pour voir ce qu’il en est ? Il est à côté…

Michae…
Maîtresse en reveut une part. Où est-elle ?

Maldita. En voilà une qui en est à la résignation. Les assistants n’ont bien sûr pas passé la salle de réception au râteau de leur tentation. Dur sacrifice que le nombre de ceux qui y sont restés, attachés à la prison de leur proximité à leur maître, mais c’est bien trop risqué, bien plus que le travail dans l’ombre de la représentation. Peut-être après si les circonstances le permettent encore…

Katarin. Ecoute… Non, ne pose pas de questions, écoute-moi juste…
Maldita ! Pourquoi c’est si long ?! J’ai si faiiim !

Amplifiée par la voûte du plafond, la voix de Neetush est encore guillerette de l’animation, presque flûtée même, et elle tranche avec le murmure de celle de l’homme aux arrière-pensées et qui connaît le prénom. Mais elle se rapproche aussi, cette voix, elle se rapproche bien trop…
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Où est Joe ? Où est Maldita ?

Des passages naturels retravaillés par l’eau, puis enfin par l’homme. Des évacuations qu’on emprunte comme notre seule issue de secours. Combien de temps cela a dû prendre ? Des semaines ? Des mois ? Jusqu’à l’apothéose, ce soir. Je côtoie ce type qui me demande de presser le pas. Sous pression, le visage inquiet, l’œil vif comme une proie qui échappe à son chasseur. Notre marche résonne dans l’eau qui jonche le sol, eau boueuse, mais aussi caillouteuse, dans laquelle je m’écorche les pieds sans m’en soucier parce que j’en ai pas le temps. Et en regardant ce gars, là, à côté, je me demande pourquoi il est là, pourquoi il fait ça. Mais je m’abstiens, parce que grâce à lui, je touche du bout des doigts la Liberté…
L’endroit débouche sur une jetée écartée de la grande cité, écartée et dans la pénombre. De loin, nous entendons encore les bruits du spectacle, les explosions, les applaudissements, les cris et les sursauts de la foule que nous suivons malgré nous. Nous vivons les mêmes, toujours malgré nous. Je comprends que peut-être, les bruits du spectacle couvrent l’évacuation. Et devant nous, quelques barques avec un homme à chaque tête dans lesquelles se tassent des dizaines d’esclaves. La main de mon guide me presse dans le dos, me pousse à rejoindre une barque. Mais dans la masse d’oubliés, de repris de la société, je distingue ni Maldita, ni Joe.

Joe ?

J’appelle. J’appelle en sachant que personne me répondra. Je redescends précipitamment de ma barque en rentrant à moitié dans l’eau salée qui m’attaque les plaies. Je m’en fiche. Alors que je vais pour retourner dans les allées sous-terraines, un homme m’intercepte et me renvoie en arrière. Je suis trop maigre aujourd’hui pour pouvoir lutter, mais qu’importe, je dois y retourner pour qu’eux aussi soient libres. Mais l’autre le comprend pas, me somme de rentrer dans ma barque, qu’il est temps que je goûte la liberté, que c’est ce qu’il m’offre… Mais j’écoute pas vraiment. Là, je peux pas prendre cette liberté si les deux autres peuvent pas la partager avec moi.

Je dois aller chercher mes… Amis !

Le mot me choque moi-même. Mais « amis », oui. C’est une forme de solidarité qui se crée entre certains. Amis. Le choix se fait assez tôt : soit tu es de ceux qui vendent pour éviter les coups de fouets. Soit tu es de ceux qui tolèrent pour que les autres en souffrent moins. C’était un accord tacite entre nous, mais ça nous permettait de supporter. Alors, sans eux, goûter la liberté sans eux ? Je devrais pouvoir oui, mais au fond, cette solidarité résonne comme le bruit du spectacle dans ma tête. Elle m’enchaine comme cette marque dans mon dos.

Faites vite…

Je repars comme je suis venue : en courant. M’éborgnant sur les mêmes pierres, tombant dans les mêmes flaques, les jambes couvertes de boue là ou mon pantalon de fortune est trop court pour me protéger. Je rentre parfois dans certaines parois à cause de ma précipitation. Mes cheveux et mes vêtements s’imprègnent d’une odeur d’eau stagnante, odeur qui ne me quitte pas même lorsque je remonte dans les longs couloirs trop propres du palais de la noble famille Pah. Je cache derrière moi cette sortie creusée dans un mur à l’aide d’un chariot rempli de draps, de nappes et de vêtements, tente d’essuyer la boue à mes pieds mais abandonne vite l’idée…

Maldita ! Que se passe-t-il !? Réponds-moiiiiii !

Je regarde à gauche, puis à droite. Et il y a que la voix de Neetush qui résonne dans les couloirs. Je crois comprendre qu’elle vient de là, je pars dans l’autre sens. Mais sur mon chemin, nulle trace d’un Joe ou d’une Maldita. Je rentre dans ma cuisine, fouille, appelle en chuchotant, regarde dans des endroits improbables, avec toujours comme menace cette voix qui se rapproche trop vite à mon goût. Que faire ? Que fait-elle là ? D’ordinaire, Neetush est pas du genre à se rameuter pour voir ses esclaves…

Maaaaalditaaaaaaa… Je m’impatieeeente…

Mon cœur s’affole, j’essaye de me faire discrète, mais j’ai l’impression d’heurter tous les meubles de la cuisine, les outils, de faire un boucan de tous les diables. Une porte donne sur une sorte d’antichambre, une salle intermédiaire vers une autre salle plus luxueuse. Un transit trop noble pour moi. Je referme cette porte derrière moi avec le plus de soin possible, et lorsque je me retourne, une Neetush impatiente tape du pied en me pointant du doigt :

Ah ! Toi ! Mes fraises ! Ma crème ! Maldita ! Toi !
M-Maitresse… !

Je me fonds contre la porte en pensant y disparaitre. J’arrive pas à me convaincre que je fais partie du décor avec cette femme qui a les yeux rivés sur moi. C’est trop tard. Elle sait. Ou elle va savoir. Neetush regarde ma tenue sans y faire trop attention. Moi, elle m’obsède. J’ai l’impression qu’on peut suivre ma trace jusqu’à là-bas. J’ai peur que les autres soient pris, maintenant. Je vais pour m’excuser platement, ou l’assommer, ou m’assommer, mais la jeune Pah reprend la conversation, ou ce qui ressemble à une conversation, avec une voix aigüe et agacée :

Où est Maldita ? L’as-tu vu ? Oui ? Parle !
Je-non. Je… Elle est… Par-là… Par ici… Non. Pardon.
Pardon ?
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Sur l’échelle de l’esclave, il suffit d’un rien pour évoluer ou régresser. Dans le cellier attenant aux cuisines, deux ombres sans nom font le point sur la question. Dans l’esprit de la première, un nom, le nom par lequel la seconde l’a appelée avant de la tirer brusquement à l’écart. Katarin, le nom d’une enfant jamais vraiment née, morte avant de l’être. Un nom d’espoir, de pureté, un nom de princesse. L’assise du monde est dans Katarin. Des images de quand elle était très jeune viennent qui n’auraient jamais dû venir. Des images d’un père et d’une mère, des images d’un marché, d’un père et de sa fille, de la fille devenue femme sous son regard presque maternelle à elle, toute autant fillette pourtant. Katarin. Et dans l’esprit de la seconde des ombres, grise aussi car dans la nuit toutes le sont, un autre nom résonne. John Doe. Une famille, une belle vie délaissée, un sceau apposé et puis le rien d’esclave. John Doe est lui-même encore, mais il est tout le monde et personne aussi à la fois. Il est l’homme humain, le saint-patron des idées faites exemples vivants. Il l’ignore, ça. Il ignore qu’il est un réceptacle à inspiration.  Ce qu’il sait c’est ce vide qu’il ressent, ce vide qu’il a toujours ressenti et qui le meut depuis sa naissance. Le vide de l’existence, s’est-il dit, celui qu’il se doit remplir au nom des autres.

Ou peut-être le sait-il ?

Cette nuit-là dans le cellier attenant aux cuisines, Maldita redevient Katarin et veut sortir avec les autres, et Joe redevient John Doe pour lui permettre cette sortie.

Reste là, je vais voir si elle est partie.

Cette nuit-là dans les cuisines, une porte jusqu’ici parfaitement hermétique s’ouvre auprès de deux femmes très différentes. Il aurait pu se faire que celle qui présentait son dos soit la bonne, qu’elle soit celle qui ne devait pas voir. Il aurait pu se faire que celle qui avait les cheveux si… exubérants soit celle qui voie. Mais il n’en est pas ainsi et peut-être est-ce un bien, peut-être est-ce un mal, tout se comptera plus tard. Pour l’heure, la mine interrogative mais encore gourmande de Neetush Pah, invitée inattendue des coulisses d’un spectacle auquel elle devrait assister, accueille le veilleur qui ne peut plus simplement veiller, qui doit agir et vite s’il veut mener à bien le bien des autres. Eh bien, pour Katarin et pour Michaela, pour elles deux, qu’il en soit ainsi.

Toi, tu sauras ! Où est Maldita ! Où est-elle et pourquoi celle-ci n’a pas déjà préparé à nouveau son gâteau si bon ! Réponds ! Qu’on me réponnde !
Neetush Pah, je suis désolé.
Que…
Que ?
Non !

Mais il est trop tard, comme dans les tours d’Arti Udini sur scène qui font vibrer le public et s’exclamer ces dizaines de voix trop nobles pour être entendues du reste du monde, sous les applaudissements qui retentissent depuis la grand-salle, comme là-bas tout ici a été trop vite pour l’œil. Par la taille saisie, derrière la porte poussée, et par une esclave remplacée. Exit la fille-dame aux cheveux aériens, bonsoir Katarin Maldita. Appeler Neetush par son prénom les premières fois lui avait valu vingt puis dix puis cinq coups de fouet avant qu’elle ne se résigne à ne pas pouvoir le changer, la toucher pour l’enfermer, combien paiera-t-il ?

Peut-être rien…

Il est temps.

Temps de laisser la stupéfaction retomber, temps de bloquer la poignée de la porte avec les moyens du bord, et le bord n’est pas riche, temps de partir. La fuite, en avant, vers les profondeurs de la demeure. La fuite, vers le fond des couloirs. La fuite, dans le labyrinthe paniquée qui ne résonne plus que des fragrances paniquées des esclaves secourus par les magiciens. Les murs ont des oreilles, ils ont aussi des nez, et dans ces nez stagnent les odeurs de leurs hésitations, de leurs peurs à l’idée de quitter les lieux, de leurs peurs encore plus grandes à l’idée de pâtir en restant pour ceux qui sont partis. Vide. La demeure des Pah l’est aussi. John et elle sont si semblables. Immenses, hauts potentiels, des recoins insoupçonnables, un dédale de corridors que nul esprit ne peut complètement percer. John apprend d’elle, suivi de ces deux femmes à libérer, il prend en lui cette configuration. Il s’en resservira au futur. Au présent cependant, la voie vers l’échappée, si claire tout à l’heure, leur reste obstinément masquée. Dans le noir des torches éteintes par les courants d’air, pressés qu’ils sont par une menace qui va bientôt tomber, toutes les pièces sont vides et toutes les portes se ressemblent, et aucune ne mène au trou du maître ni à aucun autre tenu par un de ses assistants.

Et cette fourche soudaine ne s’est assurément jamais trouvée dans l’aile ouest.

A gauche !
A droite !
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Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous tout de suite ! Arrêtez ou je vous coupe la tête ! J’en ai assez ! J’en ai assez de vous courir après ! Je veux des répooooonses !

Neetush est le genre de femme pleine de surprises. Nous avons pourtant couru comme des dératés, des proies poursuivies par un chasseur armé jusqu’aux dents. Nous nous sommes perdus, nous avons rebroussé chemin, nous sommes retournés sur nos pas pour finalement nous perdre. Mais la voilà. Toujours là. Une main sur la hanche, l’autre avec un pique à broche qu’elle pointe vers nous comme pour nous tenir en arrière et immobile. Mais aucune réponse vient, parce que personne veut répondre. Elle est l’embuche entre nous et la liberté, et sans nous regarder, nous savons ce que l’autre pense. Le bruit du spectacle a cessé soudainement. Plus rien. Plus un bruit au-dessus. Des brouahas pourtant. Que j’entends pas tellement le bourdonnement dans ma tête résonne à mes oreilles…

Je suis en colère. Irritée. Agacée. J’en ai assez.

Maldita ! Maldita parle ! Dis-moi ! Ou sont les autres ?! Pourquoi je n’ai pas mon dessert ! Toi ! Je veux mon dessert maintenant !

Pas un mot. Pas un bruit. Maldita cachée derrière moi tremble comme une feuille. Elle sait qu’elle a fait une bêtise. Elle le sait. Elle sait qu’en étant avec nous, elle risque sa vie, et même si elle est misérable, elle ne veut pas la perdre.

Répondez-moi !

L’ordre tonne toujours. L’ordre tonne et ne trouve pas d’écho.

REPONDEZ !

La colère, cette fois. Et peut-être un brin de peur devant ce silence pesant. Neetush semble décontenancé par l’air stoïque qu’arbore Joe. Devant mon air à moi, visiblement furieux. J’ai l’intuition, palpable, qu’elle va faire une bêtise. Et que j’aurais le répondant pour faire une bêtise plus grosse encore. Mais Neetush est comme acculée, et comme toute bête acculée, elle agit bêtement.

J’en ai assez ! ASSEZ !

Neetush fait un pas en avant, avec la broche tendue droit vers Joe qu’elle vise délibérément, qu’elle vise pour blesser. Son corps suit le mouvement, s’élance dans une petite course que j’intercepte. La broche, elle, se plante dans mon épaule. Mais j’ai pris assez d’élan pour saisir Neetush par la taille et la renvoyer en arrière. Et j’ai pris assez d’élan pour me jeter sur Neetush, la maintenant au sol…

NE LE TOUCHE PAS !

Au sol avec deux mains entourant son cou glabre, les yeux plantés dans ceux d’une fille qui a soudainement la pire peur de sa vie. Muette, elle ne peut crier, parce qu’elle se rend compte qu’elle a créé et déchainé un monstre.

Tu lèveras plus jamais la main sur aucun d’entre nous, tu piges ? Nous sommes pas à toi, nous l’avons jamais été ! Nous somme des putains de personnes, Neetush ! Des gens ! On pense, on crie, on crève aussi !

Un monstre mué par une volonté de vivre. Vivre libre.

Je resserre ma prise sans m’en rendre compte. Et je sens l’hémoglobine couler de ma blessure. La broche est tombée dans la bousculade. Je sens qu’une main tire sur ma blessure qui m’arrache une grimace de douleur. Une main de femme suivie d’une voix qui me supplie d’arrêter. Un bras entoure ma taille et me tire en arrière, cette fois ci avec tellement de force que mes mains lâchent ce cou que j’aurais pu briser.

Je m’éloigne. Je m’éloigne et ma colère reste. Intact, vivante, virulente. Elle trouve l’issu que par mes mots. Elle emprunte le chemin vers mes lèvres qui hurlent, qui crachent toute cette haine :

Alors qu’est-ce que ta putain de vie a de plus que la nôtre ?! De quel droit ! De quel putain de droit tu peux faire ça à d’autres humains, hein ? Parce que t’es née avec ta foutue cuillère en argent dans la bouche, faut qu’on fasse des courbettes quand tu te lèves le matin ?! Mais t’es qui, Neetush ?! T’es qui pour ça ?!

Joe me maintient loin, Maldita relève Neetush comme elle le peut. Autour de son cou, une marque rougie prend forme. Et la blonde reste outrée, sidérée. Elle ose plus bouger d’un pouce, effrayée parce qu’elle a jamais frôlé la mort d’aussi près. Et que la vie lui revient, progressivement, là, dans les bras d’une Maldita qui ne retrouve sa contenance qu’en prenant soin d’une petite fille, petite fille qu’a trop grandi dans un monde pourri jusqu’à la moelle et qui me fait vomir.

Ta vie, à combien tu l’estimes ! Ta putain de vie, combien elle vaut ?!

L’alerte est donnée.

Et la nôtre, combien ?!

Et les mots sortent, des mots qu’elle n’a jamais entendu avant, dont elle pige à peine le sens. Qu’est-ce qu’elle a à répondre ? Combien de coups de fouets j’aurais ? Combien de temps à vivre encore ? J’ai signé pour ma mort. J’en suis consciente maintenant. Je le sais. Que trop bien.

COMBIEN PUTAIN !
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Regarde-la.

Quand John Doe regarde Neetush, c’est avec les yeux de l’absent, avec les orbes clairs de ce vide abyssal qu’il ressent, abyssal et qui contemple tous et chacun d’entre les habitants du monde. Et quand il la regarde, il la voit comme elle est, comme l’enfant qu’elle est toujours. Une enfant cruelle mais en fait pas si cruelle qu’elle le pourrait, trop bien née mais en fait pas si bien née qu’elle aurait pu, qu’elle aurait dû peut-être. C’est pour ça qu’il n’a pas bougé plus tôt quand elle est arrivée. Sa seule présence ici alors qu’une autre aurait envoyé les coupeurs de tête, les vrais, le prouve.

Une enfant.

Regarde-la, Michaela.

Les enfants font beaucoup de choses. Ils agissent avec impulsivité, ils suivent leur curiosité avant la prudence, leur inconscience de la vie leur fait méconnaître la lâcheté, ils sont là. Ils sont là, au bord des larmes et pathétiques. Ils sont là, émeuvent ou confrontent les adultes à ce qu’ils sont vraiment aux tréfonds d’eux-mêmes. Et Michaela sous ses menaces n’est pas une tueuse d’enfants. Elle a la rage, elle a la haine, elle a la colère vierge de celle qui n’est pas là depuis longtemps et qui se débat encore, mais elle ne tue pas les enfants fussent-ils pourris, fussent-ils gâtés, fussent-ils âgés de l’âge prétendu de raison. La raison n’a pas cours chez les nobles de la capitale.

Les enfants sont beaucoup de choses. Ils sont là et ils sont de petits miracles et ils sauvent des vies sans s’en rendre compte. Pour avoir tué Neetush Michaela serait morte dans l’heure, pour avoir ouvert les yeux au bon moment elle pourrait bien voir sa vie épargnée. Elle pourrait bien...

Mais tout n’est pas fait et tant reste à faire avant ça…

D’abord il faut essayer encore, essayer toujours. Abandonnant Maldita et son regard éperdu qui ne peut abandonner cette vie, cette vie qu’elle protège, le duo vole d’autres pièces en autres couloirs, de l’aile ouest à l’aile est où tout a commencé. John n’interroge pas Michaela, ne demande pas pourquoi. Il a vu des choses chez elle mais il n’a pas vu ça, et il s’en contente. Elle est silencieuse, concentrée, alors il l’imite. Imiter, John Doe pense à ce mot, le ressasse jusqu’à arriver enfin en l’un de ces points d’où les assistants d’Udini envoyaient les esclaves vers leur salut. Des esclaves vers un salut. Sans plus parler, ils s’engagent dans le tunnel sombre et marchent et cavalent et puis…

Et puis il est temps de ployer. Il y a eu trop d’imprévus, trop de sable dans les rouages pourtant si parfaits du Maître. Le tunnel s’est bouché, comme effondré, et ce sera le dernier cul-de-sac pour la soirée. Le dernier pour bien plus longtemps que ça sûrement mais pour l’instant c’est terminé.

Il faut se rendre maintenant. Espérer, remettre à un peu plus tard et rester un peu tous les deux dans le noir du boyau de terre, autrefois promesse de tant et au final géniteur de si peu. Et puis se rendre, s’en retourner et faire face aux conséquences de leurs actes. John Doe et Michaela Hope. L’homme vide et l’insoumise. Le bruit regagne leurs tympans quand ils sont de nouveau proches de la villa. Personne pour les attendre dans la salle mais l’agitation partout à l’extérieur de celle-ci. Des cris, des bruits de fers et des cris encore. De la colère et de la peur, des sévices et des pleurs.

Par ici.

Par ici, il y a le groupe de ceux qui étaient dans le grand salon quand tout s’est opéré. La masse des anonymes qui n’ont pu, matériellement, qui n’ont pu fuir puisqu’ils étaient si proches. On l’aurait vu, on l’aurait su. C’est impossible. Les nobles dans leurs bulles de sainteté papillonnent et crient à qui veut l’entendre leur mécontentement à voir tous ces soldats perturber leur petite réception privée.

Voilà autre chose d’impossible. Arti Udini resté sur scène et qui discute une tasse thé en main avec la Justice dépêchée pour résoudre l’affaire et l’étouffer sans vagues. Arti Udini encore là et pourtant si peu, échangeant quelques mots feutrés avec cette dame au teint trop pâle, entouré de mille piques menaçantes qui ne l’épargnent que très temporairement.

Bonsoir Miss Finnegan…

Baisse-toi !

Mais peut-être qu’il n’est pas besoin. Par-derrière les têtes de l’autre côté du cercle, Neetush les observe mais ne dit rien, les a vus mais ne crie pas. Pensive, elle masse son cou. A sa gauche Katarin est morte mais Maldita a survécu. Qu’imagine-t-elle ? Que peut bien penser une enfant de ses jouets cassés, trop cassés comme elle l’a sans doute enfin réalisé ? Les jeter, sans doute, les jeter, s’en débarrasser, en prendre d’autres meilleurs, oui. Les jeter en pâture aux charognards comme Udini l’est maintenant, qui va périr d’un instant à l’autre.

Oh !

Qui va quoi ? Et avec la fille Pah tout un parterre d’étonnés n’en croient pas leurs yeux. Glawdys Finnegan s’est précipitée vers le fauteuil de bois mais le doute n’est pas permis. Un dernier tour et puis s’en est allé. Les esclaves ont pour la plupart été contenus, récupérés puis envoyés sur le droit chemin des fuyards, mais la partie n’est une victoire pour aucun côté. Ce serait trop simple. Il y a des claquements de mains dans les rangs subjugués.
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La regarder ?

Je la regarde, et je comprends ce que Joe voit. Oui. Une gosse. Une gosse à qui on a tout donné en espérant qu’elle s’éduquerait toute seule. Ce que je lui ai dit, elle le comprendra pas. Jamais. Pour elle, nous sommes que des poupées dont elle fait ce qu’elle veut quand elle veut. Elle nous parle quand ses nuits sont blanches, elle nous considère comme des peluches qu’elle peut malmener lorsque la colère la prend. J’envie peut-être pas ma place, mais je l’échangerais pas pour la sienne. Neetush est seule. Désespérée et seule. Elle se construit un monde ou ses gestes n’ont pas de vraies conséquences, qu’elle pense. Mais peut-être que là, elle se rend compte. Elle voit les reliefs des vies qu’elle brise. Peut-être oui.

Soupire.

J’ai dit. Ça compte plus maintenant. Plus après tout ça. Parce qu’on a laissé filé notre chance et que ceux qui restent n’en auront pas une autre. Udini a fait ce qu’il a pu pour nous. Concours de circonstances, qu’on se dit pour se rassurer, entre deux coups de fouet. Peut-être qu’on aurait pas quitté la rive, comme certain. Peut-être qu’on aurait trouvé la liberté, comme la poignée qui s’est échappée… J’ai au moins la certitude que ma chance arrogante m’a définitivement abandonné. Je suis seule aussi. Hé.

Mais maintenant, je sais combien je vaux. Ce que ma vie vaut… Cinq cent coups de fouets. Et une existence misérable. Je porte quand même ce sourire insolent. Qu’est-ce que ça fait ? Je sais à quoi m’en tenir. Et je l’ai cherché. Je l’ai trouvé.

Si le jeu en valait la chandelle ? Elle me le demande encore entre deux monologues parce que je n’ai pas le droit de parler, et parce qu’elle n’attend pas de réponse. Peut-être parce qu’elle a peur de cette réponse. Parce qu’elle sait qu’à la première occasion, je partirai. Comme Joe. Et que là, elle sera vraiment seule. Pour l’instant, elle se conforte avec un petit sourire satisfait, de celle victorieuse, de celle qui y gagne, qu’elle pense. Le jeu en valait la chandelle, oui. Et plus encore. Mais comme toujours dans ce genre de jeu, c’est quitte ou double. J’ai tenté, j’ai perdu. Mais je perds pas espoir de m’en sortir un jour.

Espoir.
Je vous ai déjà parlé de l’espoir ?

Neetush connait ça, maintenant. L’espoir. Parce qu’elle a connu l’inverse, qu’elle l’a expérimenté. Grace à moi, j’imagine.

Héhé.

En parlant d’elle, Neetush avait décidé qu’elle ne me tuerait pas. Qu’elle ne dirait rien. Je sais pas si je dois lui dire merci, parce que rien va mieux. Elle ne dira rien pas par peur qu’elle se vante face à moi, ou peut-être que si même si elle ne l’avouerait pas, mais par vengeance. Elle avait décidé d’être pire que ce qu’elle avait pu être jusqu’ici. Avec moi, surtout. Avec Joe, aussi. Cet arrangement avait profité à Maldita. Il fallait au moins ça.
Udini s’était volatilisé, purement et simplement. Après le spectacle, face à cette bonne femme coiffée d’une étrange choucroute brune, il avait disparu comme un magicien. Un vrai. Sous le regard bluffé des nobles encore là et de Joe et moi qui regardions sans voir toutes les pièces du puzzle. Ensuite, on lança une traque contre lui, pour avoir des réponses, pour rendre des comptes, pour qu’on le pende, parce que c’était inadmissible. Un misérable voleur, qu’on entendit ce soir-là, un menteur, même. L’heure d’avant, on l’acclamait, l’heure d’après, on voulait sa tête dans un paquet cadeau.
Ensuite, plus de nouvelles. Le silence.

Silence rythmé de coups de fouet.

Les autres ? Disparus, libérés, ou morts. Les choses avaient mal tournées, évasion compromise. Quelques-uns eurent de la chance, d’autres moins. On ne fit pas attention à leurs vies. On les envoya par le fond, on les tua, et les autres s’enfuirent. Ensuite, plus de nouvelles. On tut cette histoire qui tient aujourd’hui de l’anecdote.
Le silence encore.

Silence rythmé de caprices.

Et nous ? Retour à la case départ, sans toucher vingt mille. A la place, on troque ça contre de la souffrance, du mépris, de l’indifférence profonde. Joe s’en tire à meilleur compte que moi, c’est sûr. Mais tout ça tient qu’à Neetush. Toujours Neetush. Quand j’y pense, j’ai l’impression que tout tourne autour de cette gosse, à qui on a enseigné que la vie c’était qu’un jeu. Et qu’elle pouvait jouer avec celle des autres, qu’elle avait ce droit. Elle ne s’est pas posée de questions, à l’époque. Peut-être qu’elle s’en pose maintenant. J’ai espoir, ouais.



Hé, je vous ai déjà dit que mon nom voulait dire « espoir » ?
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