On dépeint souvent les dragons célestes comme d’horribles êtres sans cœur, sans foi en aucun autre concept qu’eux-mêmes, sans humanité et sans mesure de la réalité de la vie. C’est loin d’être faux, et à vrai dire quelle autre impression pourraient-ils donner, là, en cette soirée si select du palais des Pah, à un œil étranger ? Hors la famille organisatrice au grand complet, ce sont les Albenas, les Libervithz, les Taullo, les Yonesku et bien d’autres encore qui s’affichent dans les dorures et les soies, d’autres jusques aux Cadenhead dont les représentants se montrent sous leurs plus beaux atours dans les si magnifiques jardins aux mille couleurs du couchant. Et toute la richesse de leur garde-robe, et tout leur maniérisme minaudé ne manquent pas de mettre en exergue la sécheresse de leurs actes, l’autisme de leur attitude. Je veux, je veux, je veux. S’il fallait recenser chaque occurrence de cette phrase depuis l’ouverture de la fête, il n’y aurait déjà pas assez des doigts et des orteils réunis du personnel serviteur qui se démène pour survivre tout en contentant tous ces voraces appétits.
Partout, c’est l’effervescence. Partout, c’est l’attente déjà presque anxieuse de ce qui va suivre. Le dragon n’est certes pas humain, mais il demeure une créature d’immédiateté. C’est à peine si chacun a eu le temps de pavaner auprès des autres invités et pourtant déjà personne n’a plus la patience d’attendre le clou du dîner. Mais les Pah ne sont pas de ceux qu’on presse avec facilité. Ils sont nobles eux aussi, et au sein des vingt familles il n’est pas de préséance qui permettrait d’exiger la suite. Quelques esclaves en ont déjà fait les frais, dont les restes démantibulés sont évacués par leurs confrères d’infortune, mais rien n’a changé, aucun magicien n’a montré le bout de son chapeau. Et pour cause : même si les hôtes le voulaient, Arti Udini n’apparaîtra pas avant de l’avoir voulu. Sans ciller devant le patriarche qui ne comprenait pas bien le principe de ne pas avoir ce qu’il voulait quand lui le désirerait, c’est la seule condition qu’il a posée lors de l’organisation de sa performance.
Et pour l’instant Udini, Messire Udini, n’est pas disponible. Et pour l’instant, c’est encore l’heure des préparatifs dans la cave qui sert de coulisses, et les esclaves malgré l’obscurité des couloirs de pierres et l’occupation de leurs maîtres là-haut pris par les mondanités, et les esclaves ne chôment pas plus ici qu’ailleurs. Oh, bien sûr, l’atmosphère est plus détendue. Moins tendue, à dire vrai. L’illusionniste est professionnel, impérieux et exigeant, cassant au besoin comme sait l’être tout bon chorégraphe, mais il n’a pas dans le fond la cruauté de ses employeurs du soir. Il a même une certaine douceur, une certaine conscience de la personne d’autrui auxquelles les travailleurs de l’ombre ne sont plus habitués. Ou auxquelles ils n’ont jamais été habitués, pour les quelques uns qui fils et filles d’esclaves n’ont pas connu la vie au-dehors, la vie tout court. Certains ne se font pas à ce changement et, tels des fourmis à qui on aurait subitement donné la vue, errent sans savoir dans le labyrinthe des fondations de la demeure, se cognent aux autres et perturbent la bonne marche de l’Œuvre. Car c’est bien d’un ouvrage aux grandes ramifications qu’il est question ici.
Du nerf, bonnes gens, du nerf !
Un ouvrage dont personne ne connaît les ramifications entières que son grand orchestrateur. Ca y est, il se montre enfin. Il se montre enfin aux petites mains qui vont l’aider, qui vont s’aider ce soir en participant au plus grand show de Marie Joie. Il ne se montre pas encore aux spectateurs de marque, dont l’impatience croît encore et toujours plus et dont le pas se fait plus lourd là-haut par-dessus le plafond de la crypte. C’est parfait, c’est tout à fait parfait dans la mise en place. Le suspens, le suspens est la clef. Les dernières roues prennent place sous la férule attentive et non moins ferme des assistants, les derniers ressorts grincent comme les corps en sueur et tout le matériel peu à peu vient assurer le grand échafaudage du numéro inédit qui va se tenir. Et quand enfin le dernier clic retentit après le dernier clac, le silence se fait en sous-sol. Le même grand silence que celui qui suit le premier tonnerre et qui précède la première pluie. Il n’y a plus que les souffles encore courts de l’effort accompli et puis le bruit des talons de l’homme de scène qui passe au milieu des cordes, des poutres et des charges. D’une main caresse et d’un œil expert il examine tout dans la pénombre, lentement, posément, pour évacuer le stress et déjà faire monter la tension chez ses premiers témoins.
Parfait.
C’est le signal et toute la foule des anonymes évacue les lieux sans protestation. Ils ont touché de leurs mains calleuses et de leurs sueur âcre le secret des dieux, ils n’en connaîtront pas plus le mystère, mais ils en verront la réalisation en même temps que tout le monde. Leur masse remonte les tunnels, remonte les escaliers puis annonce là-haut le début de tout. Et le silence se fait. Tout un palais, toute une colline s’est tue dans la capitale, et même le continent entier semble attendre.
Dans une cave murée de nuit, un dernier assistant, complice, comparse et ami, s’éclipse à son tour après un ultime signe de tête au génie. Main sur le levier, la mâchoire tendue et les yeux fermés en une prière rituelle, il ne reste plus que lui et l’attente, qui l’étreint et l’attire, rauque dans son mutisme.
Mesdames et Messieurs, Mesdemoiselles… face au reste du monde… Artiii… Udiniiii
Partout, c’est l’effervescence. Partout, c’est l’attente déjà presque anxieuse de ce qui va suivre. Le dragon n’est certes pas humain, mais il demeure une créature d’immédiateté. C’est à peine si chacun a eu le temps de pavaner auprès des autres invités et pourtant déjà personne n’a plus la patience d’attendre le clou du dîner. Mais les Pah ne sont pas de ceux qu’on presse avec facilité. Ils sont nobles eux aussi, et au sein des vingt familles il n’est pas de préséance qui permettrait d’exiger la suite. Quelques esclaves en ont déjà fait les frais, dont les restes démantibulés sont évacués par leurs confrères d’infortune, mais rien n’a changé, aucun magicien n’a montré le bout de son chapeau. Et pour cause : même si les hôtes le voulaient, Arti Udini n’apparaîtra pas avant de l’avoir voulu. Sans ciller devant le patriarche qui ne comprenait pas bien le principe de ne pas avoir ce qu’il voulait quand lui le désirerait, c’est la seule condition qu’il a posée lors de l’organisation de sa performance.
Et pour l’instant Udini, Messire Udini, n’est pas disponible. Et pour l’instant, c’est encore l’heure des préparatifs dans la cave qui sert de coulisses, et les esclaves malgré l’obscurité des couloirs de pierres et l’occupation de leurs maîtres là-haut pris par les mondanités, et les esclaves ne chôment pas plus ici qu’ailleurs. Oh, bien sûr, l’atmosphère est plus détendue. Moins tendue, à dire vrai. L’illusionniste est professionnel, impérieux et exigeant, cassant au besoin comme sait l’être tout bon chorégraphe, mais il n’a pas dans le fond la cruauté de ses employeurs du soir. Il a même une certaine douceur, une certaine conscience de la personne d’autrui auxquelles les travailleurs de l’ombre ne sont plus habitués. Ou auxquelles ils n’ont jamais été habitués, pour les quelques uns qui fils et filles d’esclaves n’ont pas connu la vie au-dehors, la vie tout court. Certains ne se font pas à ce changement et, tels des fourmis à qui on aurait subitement donné la vue, errent sans savoir dans le labyrinthe des fondations de la demeure, se cognent aux autres et perturbent la bonne marche de l’Œuvre. Car c’est bien d’un ouvrage aux grandes ramifications qu’il est question ici.
Du nerf, bonnes gens, du nerf !
Un ouvrage dont personne ne connaît les ramifications entières que son grand orchestrateur. Ca y est, il se montre enfin. Il se montre enfin aux petites mains qui vont l’aider, qui vont s’aider ce soir en participant au plus grand show de Marie Joie. Il ne se montre pas encore aux spectateurs de marque, dont l’impatience croît encore et toujours plus et dont le pas se fait plus lourd là-haut par-dessus le plafond de la crypte. C’est parfait, c’est tout à fait parfait dans la mise en place. Le suspens, le suspens est la clef. Les dernières roues prennent place sous la férule attentive et non moins ferme des assistants, les derniers ressorts grincent comme les corps en sueur et tout le matériel peu à peu vient assurer le grand échafaudage du numéro inédit qui va se tenir. Et quand enfin le dernier clic retentit après le dernier clac, le silence se fait en sous-sol. Le même grand silence que celui qui suit le premier tonnerre et qui précède la première pluie. Il n’y a plus que les souffles encore courts de l’effort accompli et puis le bruit des talons de l’homme de scène qui passe au milieu des cordes, des poutres et des charges. D’une main caresse et d’un œil expert il examine tout dans la pénombre, lentement, posément, pour évacuer le stress et déjà faire monter la tension chez ses premiers témoins.
Parfait.
C’est le signal et toute la foule des anonymes évacue les lieux sans protestation. Ils ont touché de leurs mains calleuses et de leurs sueur âcre le secret des dieux, ils n’en connaîtront pas plus le mystère, mais ils en verront la réalisation en même temps que tout le monde. Leur masse remonte les tunnels, remonte les escaliers puis annonce là-haut le début de tout. Et le silence se fait. Tout un palais, toute une colline s’est tue dans la capitale, et même le continent entier semble attendre.
Dans une cave murée de nuit, un dernier assistant, complice, comparse et ami, s’éclipse à son tour après un ultime signe de tête au génie. Main sur le levier, la mâchoire tendue et les yeux fermés en une prière rituelle, il ne reste plus que lui et l’attente, qui l’étreint et l’attire, rauque dans son mutisme.
Mesdames et Messieurs, Mesdemoiselles… face au reste du monde… Artiii… Udiniiii