-Je n'ai rien à dire.
-…
-Rien à justifier.
-…
-Rien à supporter, à blâmer ou à juger. Le sort des hommes m'indiffère.
-… sale garce.
Ainsi parlait la Fortune. Et à côté de la Fortune, le Narrateur est une bonne fréquentation, lecteur.
D'abord, le Narrateur est pas joueur. Il calcule, il sait aussi se jeter du haut d'un précipice pour apprendre à voler. La Fortune vole déjà, elle, la reine de toutes les voleuses.
-Je suis aussi la main qui donne. C'est pas la peine d'être injuste.
-Tu donnes aux moins méritants, et tu prends tout aux cœurs les plus nobles ! Un coup, tu laisses entrevoir la lumière à ceux qui sont tout au fond du gouffre, un coup tu leur tranche les talons et tu les repousse dans la fange ! Ouais, ouais, Fortune ! Tu peux te défendre, jouer les filles effarouchées et drapées dans du propre ! Mais je sais qui t'es : t'es une connasse du samedi soir, accro aux paris et aux jeux de hasard, et à qui on a donné crédit illimité ! Ta banque, c'est moi, c'est lui, c'est eux, c'est nous. Tu joues avec notre or, notre orgueil, notre amour et notre sang. Je te hais, Fortune !
-La chienne pleure la bouche pleine... tu me juges, moi qui suis sans jugement, et qui, seule, sait frapper les justes comme les injustes ? Non, non. Je suis au-delà même de ta pauvre petite justice pleine de ressentiment qui entend punir et récompenser, Serena. Je suis l'âme du monde, à toi d'accepter qu'elle soit vide...
-J'ai vu le sourire de Dieu.
-Dieu ne se mêle pas des affaires des femmes, et la Fortune est femme.
-Il s'est mêlé des miennes, pourtant.
-Tu es humaine avant d'être femme, et Dieu a pitié des hommes. Si c'était mon cas...
-Ah ! Si c'était ton cas !
-J'aurais bien du travail. Et puis, on me prête un pouvoir que je n'ai pas. Je suis la Grande Semeuse. Je passe dans le sillon du monde en jetant la bonne graine et l'ivraie tout autour de moi, les yeux bandés. Sans moi, rien n'adviendrait. C'est ce que disent les sages. Ce que je fais, ce n'est pas bon, ce n'est pas mal. Je crée parce qu'il est dans ma nature de créer. Et créer... c'est jouer. Pas juger. Que t'a raconté le Narrateur ?
-Tu parles comme les psychopathes et les meurtriers. Et tu veux encore qu'on te dise merci ? Le Narrateur n'a pas ton caractère odieux. Il est humble dans sa Toute-Puissance.
-Oh, les remerciements des hommes, moi... sacrifie moi une bique, pose des fleurs sur mon autel, ça ne changera pas grand chose à ce que je suis. Tu peux même t'en aller noyer mon sanctuaire sous des flots de bile que ça ne me fera ni chaud ni froid. Je resterai la roue qui tourne et qui s'arrête au hasard. Est-ce que le hasard est le fait du diable ? Ne sois pas ridicule. Le bien et le mal, c'est toi qui les invente.
-T'as buté mon frangin. T'as laissé vivre une ordure comme Schlingue, qui fait rien que pourrir les vies de dizaines de mômes... et cette nuit, j'ai rêvé qu'il se réveillait, qu'il était vivant. C'est que quand je me suis réveillée que j'ai revu ses cendres dans ma main, ses cendres qui partaient aux quatre vents...
-C'est comme ça. Pourquoi est-ce que tu refuses de l'accepter ? Tu te fais du mal pour rien... je ne suis pas ton ennemie. A la vérité, je ne suis rien du tout. Je n'ai rien à dire, rien à justifier. C'est comme ça, oui. Ça aurait pu être autrement. Peut-être, pas sûr. Dans le doute, tu ferais mieux de prendre les choses comme elles viennent, et enterrer la hache de guerre.
-La hache de guerre, hein ? Si c'était que ça. Mais écoute-moi bien, Fortune : j'en veux à la terre entière. Mon cœur n'est plus capable d'aimer, alors, il mord. Que tous les matins chantent pour moi, que Dieu me regarde, que mes pas engendrent des lendemains glorieux : ça n'y changera rien. De la racine des cheveux jusqu'aux orteils, je suis en guerre. Et ma rage, tant que j'aurais un demi-pouce de vie, j'irais la déverser dans toutes les mers et dans toutes les oreilles.
-Tu parles par images et sans savoir. Reste calme, la colère échauffe la bile...
-Tu dis que tu crées, Fortune ! Mais ta création est laide, anarchique, sans art ! Tu sèmes tes merdes et tes perles aux quatre vents, indifférente à ceux qui te servent de pigments. En vérité, t'as même pas de respect pour ton matériel ! Écoute-moi : ouais, je marcherai avec le feu au cœur. Souvent, je me réveillerai en pleurant et en pensant à Vaillant, aux heures terribles passées à trembler, à la leçon de Julius et à la petite lumière au fond du gouffre. Cette rage, elle me brûlera jusqu'à la moelle des os s'il le faut, mais je la jetterai sur mon épaule, et je la traînerai sur chaque heure de ma vie. Jusqu'au bout, je serais en guerre. Contre toi, contre le monde, contre moi. Je me dépasserai, je m'effondrerai et je me reconstruirai sans cesse, parce que c'est la graine que tu as semée en moi, avec tes sales petits paris et tes jeux de hasard. Tu m'entends, Fortune ? Je suis Porte-Flamme ! Et c'est l'univers entier que je vais bouffer !
-Alors, prie ton Dieu pour garder assez de légèreté. C'est une voie que tu as choisie, tu ne veux pas que j'ai trop de prises dessus... grand bien t'en fasse. Mais prie ton Dieu, Serena. Prie le, et apprend à danser. Sur cette voie solitaire qui est la mienne et celle de tous les créateurs, si on ne se bande pas les yeux, on a tôt fait de basculer dans la folie la plus noire. Le charbon qui étouffe les braises les plus ardentes, la suie qui encrasse les mécaniques les plus rutilantes. La folie.
Là-dessus, la Fortune pencha la tête et leva le bandeau de ses yeux. Et quand elle vit Serena, elle trembla.
A la vérité lecteur, la Fortune est une grande sensible. C'est pourquoi elle préfère ne rien voir, quand elle sait qu'elle peut causer du tort. Bonne Fortune, Mauvaise Fortune. Ce sont les hommes qui ont rajouté les adjectifs. Au fond, la Fortune, elle est juste soumise à ce qu'elle est : une main innocente qui s'est habituée à se couvrir tantôt de fleurs, tantôt de sang.
Elle n'a pas la moitié de la liberté du Narrateur ; pas le quart de ma liberté ; et pourtant, elle fait tout advenir. Mais ce n'est pas une créatrice. Elle n'est qu'une petite brise maligne, une petite entité qui parle par probabilités. Une Grande Mathématicienne sans âme et sans fond. Et ses rouages broient des existences et en magnifient d'autres. Parfois, je crois qu'elle enrage de faire naître tant et tant de créateurs, tant et tant de monstres sans pouvoir jamais espérer vivre dans la peau de l'un ou de l'autre.
Enfin, j'espère. J'espère qu'elle enrage un peu, des fois, de nous faire autant de mal et de même pas être vivante. La Fortune.
-Fortune ?
-Quoi encore ?
-Tu sais, je croyais vraiment avoir fait le deuil du frangin. Et avoir de nouveau appris à vivre. Pourquoi est-ce que j'ai rêvé qu'il était vivant, assez longtemps pour que ça me bousille tout le taff que j'ai fait pour accepter sa mort ? Pourquoi je me sens si mal que je m'imagine te parler, assise en tailleur sous cet olivier ?
-J'ai qu'une réponse à te donner, et de grands sages ne l'ont pas admise.
-Dis-là quand même.
-« C'est comme ça ».
-…
-Rien à justifier.
-…
-Rien à supporter, à blâmer ou à juger. Le sort des hommes m'indiffère.
-… sale garce.
Ainsi parlait la Fortune. Et à côté de la Fortune, le Narrateur est une bonne fréquentation, lecteur.
D'abord, le Narrateur est pas joueur. Il calcule, il sait aussi se jeter du haut d'un précipice pour apprendre à voler. La Fortune vole déjà, elle, la reine de toutes les voleuses.
-Je suis aussi la main qui donne. C'est pas la peine d'être injuste.
-Tu donnes aux moins méritants, et tu prends tout aux cœurs les plus nobles ! Un coup, tu laisses entrevoir la lumière à ceux qui sont tout au fond du gouffre, un coup tu leur tranche les talons et tu les repousse dans la fange ! Ouais, ouais, Fortune ! Tu peux te défendre, jouer les filles effarouchées et drapées dans du propre ! Mais je sais qui t'es : t'es une connasse du samedi soir, accro aux paris et aux jeux de hasard, et à qui on a donné crédit illimité ! Ta banque, c'est moi, c'est lui, c'est eux, c'est nous. Tu joues avec notre or, notre orgueil, notre amour et notre sang. Je te hais, Fortune !
-La chienne pleure la bouche pleine... tu me juges, moi qui suis sans jugement, et qui, seule, sait frapper les justes comme les injustes ? Non, non. Je suis au-delà même de ta pauvre petite justice pleine de ressentiment qui entend punir et récompenser, Serena. Je suis l'âme du monde, à toi d'accepter qu'elle soit vide...
-J'ai vu le sourire de Dieu.
-Dieu ne se mêle pas des affaires des femmes, et la Fortune est femme.
-Il s'est mêlé des miennes, pourtant.
-Tu es humaine avant d'être femme, et Dieu a pitié des hommes. Si c'était mon cas...
-Ah ! Si c'était ton cas !
-J'aurais bien du travail. Et puis, on me prête un pouvoir que je n'ai pas. Je suis la Grande Semeuse. Je passe dans le sillon du monde en jetant la bonne graine et l'ivraie tout autour de moi, les yeux bandés. Sans moi, rien n'adviendrait. C'est ce que disent les sages. Ce que je fais, ce n'est pas bon, ce n'est pas mal. Je crée parce qu'il est dans ma nature de créer. Et créer... c'est jouer. Pas juger. Que t'a raconté le Narrateur ?
-Tu parles comme les psychopathes et les meurtriers. Et tu veux encore qu'on te dise merci ? Le Narrateur n'a pas ton caractère odieux. Il est humble dans sa Toute-Puissance.
-Oh, les remerciements des hommes, moi... sacrifie moi une bique, pose des fleurs sur mon autel, ça ne changera pas grand chose à ce que je suis. Tu peux même t'en aller noyer mon sanctuaire sous des flots de bile que ça ne me fera ni chaud ni froid. Je resterai la roue qui tourne et qui s'arrête au hasard. Est-ce que le hasard est le fait du diable ? Ne sois pas ridicule. Le bien et le mal, c'est toi qui les invente.
-T'as buté mon frangin. T'as laissé vivre une ordure comme Schlingue, qui fait rien que pourrir les vies de dizaines de mômes... et cette nuit, j'ai rêvé qu'il se réveillait, qu'il était vivant. C'est que quand je me suis réveillée que j'ai revu ses cendres dans ma main, ses cendres qui partaient aux quatre vents...
-C'est comme ça. Pourquoi est-ce que tu refuses de l'accepter ? Tu te fais du mal pour rien... je ne suis pas ton ennemie. A la vérité, je ne suis rien du tout. Je n'ai rien à dire, rien à justifier. C'est comme ça, oui. Ça aurait pu être autrement. Peut-être, pas sûr. Dans le doute, tu ferais mieux de prendre les choses comme elles viennent, et enterrer la hache de guerre.
-La hache de guerre, hein ? Si c'était que ça. Mais écoute-moi bien, Fortune : j'en veux à la terre entière. Mon cœur n'est plus capable d'aimer, alors, il mord. Que tous les matins chantent pour moi, que Dieu me regarde, que mes pas engendrent des lendemains glorieux : ça n'y changera rien. De la racine des cheveux jusqu'aux orteils, je suis en guerre. Et ma rage, tant que j'aurais un demi-pouce de vie, j'irais la déverser dans toutes les mers et dans toutes les oreilles.
-Tu parles par images et sans savoir. Reste calme, la colère échauffe la bile...
-Tu dis que tu crées, Fortune ! Mais ta création est laide, anarchique, sans art ! Tu sèmes tes merdes et tes perles aux quatre vents, indifférente à ceux qui te servent de pigments. En vérité, t'as même pas de respect pour ton matériel ! Écoute-moi : ouais, je marcherai avec le feu au cœur. Souvent, je me réveillerai en pleurant et en pensant à Vaillant, aux heures terribles passées à trembler, à la leçon de Julius et à la petite lumière au fond du gouffre. Cette rage, elle me brûlera jusqu'à la moelle des os s'il le faut, mais je la jetterai sur mon épaule, et je la traînerai sur chaque heure de ma vie. Jusqu'au bout, je serais en guerre. Contre toi, contre le monde, contre moi. Je me dépasserai, je m'effondrerai et je me reconstruirai sans cesse, parce que c'est la graine que tu as semée en moi, avec tes sales petits paris et tes jeux de hasard. Tu m'entends, Fortune ? Je suis Porte-Flamme ! Et c'est l'univers entier que je vais bouffer !
-Alors, prie ton Dieu pour garder assez de légèreté. C'est une voie que tu as choisie, tu ne veux pas que j'ai trop de prises dessus... grand bien t'en fasse. Mais prie ton Dieu, Serena. Prie le, et apprend à danser. Sur cette voie solitaire qui est la mienne et celle de tous les créateurs, si on ne se bande pas les yeux, on a tôt fait de basculer dans la folie la plus noire. Le charbon qui étouffe les braises les plus ardentes, la suie qui encrasse les mécaniques les plus rutilantes. La folie.
Là-dessus, la Fortune pencha la tête et leva le bandeau de ses yeux. Et quand elle vit Serena, elle trembla.
A la vérité lecteur, la Fortune est une grande sensible. C'est pourquoi elle préfère ne rien voir, quand elle sait qu'elle peut causer du tort. Bonne Fortune, Mauvaise Fortune. Ce sont les hommes qui ont rajouté les adjectifs. Au fond, la Fortune, elle est juste soumise à ce qu'elle est : une main innocente qui s'est habituée à se couvrir tantôt de fleurs, tantôt de sang.
Elle n'a pas la moitié de la liberté du Narrateur ; pas le quart de ma liberté ; et pourtant, elle fait tout advenir. Mais ce n'est pas une créatrice. Elle n'est qu'une petite brise maligne, une petite entité qui parle par probabilités. Une Grande Mathématicienne sans âme et sans fond. Et ses rouages broient des existences et en magnifient d'autres. Parfois, je crois qu'elle enrage de faire naître tant et tant de créateurs, tant et tant de monstres sans pouvoir jamais espérer vivre dans la peau de l'un ou de l'autre.
Enfin, j'espère. J'espère qu'elle enrage un peu, des fois, de nous faire autant de mal et de même pas être vivante. La Fortune.
-Fortune ?
-Quoi encore ?
-Tu sais, je croyais vraiment avoir fait le deuil du frangin. Et avoir de nouveau appris à vivre. Pourquoi est-ce que j'ai rêvé qu'il était vivant, assez longtemps pour que ça me bousille tout le taff que j'ai fait pour accepter sa mort ? Pourquoi je me sens si mal que je m'imagine te parler, assise en tailleur sous cet olivier ?
-J'ai qu'une réponse à te donner, et de grands sages ne l'ont pas admise.
-Dis-là quand même.
-« C'est comme ça ».