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Que ressens-tu ?

Septembre 1618


Comment en est-on arrivé là ?
Il est vrai que la famille royale est riche. Il est vrai que la vie est dure, dans l'île. Mais ce n'est pas nouveau. Cela a toujours été ainsi. La situation est-elle si mauvaise qu'il faille lancer une guerre civile ? Que veut cette révolution dont l'on entend parler depuis quelques mois ? L'émancipation des peuples, paraît-il...

Notre vie serait-elle meilleure si nous nous dirigions nous même ? Et encore, qui nous dirigerait ? Un chef de cette révolution, placé là par des gens dont nous ne savons rien, et qui ne savent rien de notre île ? Ou quelqu'un qu'on élirait nous même ? Et quelles différences y aurait-il ? Les mineurs continueraient à extraire l'argent du sol. Les marchands continueraient à naviguer, à vendre le précieux minerai et à ramener nourritures exotiques et vêtements de luxe. Les pêcheurs continueraient à partir à l'aube, à revenir le soir, et à réparer leurs filets au coin du feu en discutant des prises du jour.
Le drapeau qui flotte sur le château impacte-t-il un tant soit peu nos vies ?

Et pourtant... Il faut se battre. Voilà un impact. Un fort. C'est la guerre civile. La révolution. Contre le royaume. Contre le gouvernement mondial et son histoire sombre. Quel rapport avec nos vies ?
Et pourtant, nous voilà appelés, mobilisés. Il va falloir combattre. Tuer ou être tuer. Défendre le royaume ou prôner la révolution, suivant sa ville de naissance. Pas le choix, c'est un ordre. Prends les armes citoyen ! Prends les armes pour ta patrie ! Prends les armes pour la justice ! Prends les armes ou soit jugé pour trahison...
Et pourtant, nous sommes une seule nation, un même peuple. Pourquoi se battre entre nous pour une révolte contre le monde dont nous n'avons que faire ?

Je ne comprends pas.

N'est-ce pas cela, l'origine de tout ? L'incompréhension ?
Une révolte prends racine dans le mécontentement. L'angoisse du lendemain, la peur de la misère, des maladies, c'est le terreau qui renforce le terrain fertile de la grogne. Là où naît les révolutions. Mais si on remonte encore un peu... Lorsque les dirigeants ne comprennent pas la peur ou la misère de leur peuple, lorsque le peuple ne s'explique pas le train de vie de ses gouvernants, l'écart entre leur quotidien et celui des élites, tout dérape.

La jalousie commence. Pourquoi vivent-ils mieux que moi ? A cause de leur naissance ? N'est-ce pas injuste ? Qu'ont-ils de plus que moi ? Ils ne connaissent rien à la vie. Ils ne méritent pas leur chance...

Le ressentiment prend alors pied. On en veut aux autres de vivre mieux que soit, et on n'apprécie plus ce que l'on a. Mais qu'est-ce que vivre mieux ? Avoir des draps de soie plutôt que de toile ? Manger du bœuf plutôt que du poisson ? Dormir dans un château plutôt que dans une cabane ?
Bien sur, il y a des besoins vitaux. Manger, boire, dormir, en priorité. Puis un toit au dessus de sa tête, la sécurité et le sexe. Mais une fois ces besoins accomplis, le reste n'est que superficiel et devrait être apprécié comme un plus.

Mais jalousie et ressentiment sont déjà présents. Alors on se compare aux autres. Les voisins, les habitants des autres villes, les dirigeants... On est heureux de voir que des gens sont plus pauvres. Notre propre train de vie en est rehaussé. Bien sur, on les méprise un peu. S'ils sont plus pauvres que nous, ils sont forcément plus bêtes, plus sales, moins cultivés. Plus animal en quelque sorte. On les prend un peu en pitié, peut-être... Et on se réjouit de leurs malheurs.
On est malheureux de voir que d'autres sont plus riches. On les jalouse. On leur cherche des défauts. Arrogants, vulgaires, corrompus... On envie leur supposé bonheur. S'ils sont plus riches, ils sont forcément plus heureux, non ?

Et le climat malsain s'installe. Tout le monde se juge, s'évalue à l'aune de la vie commune. La peur prend alors racine. J'ai peur de perdre ce que j'ai. De devenir plus pauvre, plus « bête » aux yeux des autres. Si j'ai moins, tout sera forcément moins bien. Le futur devient un ennemi à craindre, à combattre. Il faut mettre de l'argent de côté, se préparer aux coups durs. Tout en dépensant un maximum pour prouver qu'on est riche. Paradoxal ? Les hommes adorent les contradictions...

Je ne comprends pas.

Alors, on prend les armes. C'est la guerre. La vie est devenue insupportable. Il faut renverser le système. Tout casser. Prendre ce qu'on nous a volé.
Tu as un toit au dessus de ta tête. Trois repas chauds par jour. Une famille aimante, un pays en paix. Que cherches-tu de plus ? Quelles illusions, quelles chimères fourmillent dans tes rêves ? Quelle folie, quelle manie s'est emparée de ton esprit ? Quelle haine, quelle révulsion anime ton cœur ?

Je ne comprends pas, et je ne veux pas comprendre.

Que ressens-tu ?
Curieux comme cette phrase reviens souvent dernièrement, sous différentes formes, certes, mais le questionnement reste...

Que penses-tu de la révolution ? Qu'éprouves-tu pour le royaume ? Es-tu prêt à te battre ? Connais-tu des révoltés ? Que te font-ils faire dans la caserne ?
Recruteurs, espions, haut-gradés, amis, familles... Tous viennent poser leurs questions.

Que ressens-tu ?
L'incompréhension, évidemment. Et la peur.

J'ai peur de devoir partir à la guerre. Peur d'être blessé, peur de mourir. Je n'ai que dix-neuf ans, ma vie commence. Pourquoi dois-je aller me battre ?
Je suis terrorisé à l'idée de devoir tuer. Avoir sur moi la responsabilité d'avoir mis fin à une vie. Et ce pour le restant de mes jours.
J'ai la trouille des espions qui s'agitent partout. Des gens pendus dans les rues, avec l’infamante pancarte « révolutionnaire » accroché autour du cou. J'ai peur du climat délétère de la mort.
J'ai la hantise de la maladie, qui commence à survenir. La faute à tout ces morts qui s'agitent sur les gibets et aux rats qui pullulent, paraît-il. Le royaume a annoncé qu'il brûlerait dorénavant les corps au bout de trois jours.
Je suis effrayé que cette guerre dure. Valtien à quinze ans. Un de plus, et il fera son service. Sera mobilisable. Je ne pense pas qu'on enverrait de si jeunes soldats au front. Mais s'ils le faisaient ? Si Valtien était en danger ?
Je crains pour Aniel. Il vit à Ocrenuit. Nous ne nous sommes vu qu’occasionnellement en deux ans, mais nous restons bons amis. A-t-il rejoint la révolution ? Se balance-t-il au bout d'une branche, avec un panonceau « royaliste » autour du cou ?

"Les affres de la peur sont le luxe de ceux qui montent au front", m'a dit une fois un vétéran, en rigolant. "Les planqués derrière, ils prennent les décisions en bougeant des pions. Un pion, ça ne saigne pas, et ça se remplace facilement. Un bon officier, ça connaît le terrain et la boucherie qui s'ensuit. Ça connaît le sang, la sueur. Les larmes de tristesse et de douleur, la rage et la frousse qui vous prennent aux tripes. La crasse qui vous colle à la peau. Un bon officier, ce n'est pas quelqu'un qui prend le thé en regardant la liste des pertes humaines, chez les ennemis et les alliés."

Silte n'a jamais été en guerre dernièrement. Comment peut-il parler d'expérience ? "Les batailles navales, la bleusaille. On n'est pas en guerre depuis des siècles, certes, mais il faut défendre le royaume des pirates occasionnels. L'idée reste la même."

Oui. Cela je comprends.

Que ressens-tu, le bleu ?
La peur.


Dernière édition par Yskino Haynell le Lun 1 Juil 2013 - 16:14, édité 1 fois
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Octobre 1618


Nous ne sommes que cinquante-trois. Un lieutenant pour nous diriger. Deux caporaux pour l'assister. Et le reste, des soldats de première ou seconde classe. Avoir vingt-cinq hommes sous mes ordres, pour la plupart mes aînés, est déstabilisant.

Mais pour cette mission, un petit nombre est bien suffisant. Le « col du pourtour » est peu utilisé, du fait de la difficulté à le franchir. Une grosse troupe armée ne passera pas par là. Nous ne sommes là que pour empêcher les aller-retours d'éventuels espions. Et en six semaines, on n'a rien vu du tout, à part quelques chamois, le matin...

Tout de blanc vêtus, dans la neige. On ne nous voit pas. Bien camouflés. Tellement bien que faire le compte pour vérifier qu'on est tous là est un cauchemar.
Légèrement en dessous du col, les tentes. Celle de l'officier dispose d'un petit brasero. Non pas qu'il ai l'air de s'en réjouir, il râle tout le temps. Parce qu'il croit que cette « affectation de merde » nous fait plaisir, à nous ?
Enfin, au moins, on est à l'écart des combats. Qui ne sont pas très violents d'ailleurs. Peut-être pourront nous régler pacifiquement tout ça, avant qu'il n'y ait trop de victimes ? Si les deux camps pouvaient se parler... Espoir sans doute illusoire.

J'entends des bruits de pas dehors. Quelqu'un qui parle. Puis de plus en plus de brouhaha. Bientôt, un soldat fais irruption dans la tente que je partage avec quelques hommes. En quelques mots, il nous informe de la présence d'une personne qui monte au col, par l'autre versant. Mon homologue caporal, de garde, a envoyé chercher le reste de l'escadron.

J'attrape mon épée, que je fixe à ma ceinture, puis mon fusil que je garde à la main, et je sort. Des hommes montent au col, quelques mètres au dessus, puis s'allongent lorsqu'ils y arrivent. Je me dépêche d'y aller également alors que le lieutenant sort à son tour de son abri. La neige rends la grimpette difficile. On glisse, on dérape, on avance peu. On peste à voix basse. Il ne s'agit pas que l'intrus nous entende. Alors que j'approche, une détonation retentit. Aussitôt, les soldats au dessus de moi mettent en joue et répliquent. On est repéré. Un homme seul ?

Apparemment oui. Me voilà au col. Voyant le comité d'accueil, l'intrus a fait demi-tour et s'enfuit. A son premier coup de feu, il a du ne voir qu'une personne, ou deux. Le feu nourri l'a convaincu de son erreur.
Certains soldats rechargent, d'autres tirent. L'homme continue à dévaler la pente. Des cris retentissent. "Abattez-le !", "Il ne doit pas s'échapper !". Mais l'homme s'en va.

Je m'allonge à mon tour, et met en joue. Je vise soigneusement, au milieu des craquements inefficaces aux alentours. Il est loin. Je vise légèrement devant lui. Non pas là ou il est, mais là ou il sera. Mes mains sont gelées, mais je serre fort le canon de ma main droite, la gauche guidant doucement la trajectoire, que j'ajuste. Le recul ne doit pas fausser le tir.

Je ne réfléchis pas à l'acte même de tirer sur un homme.

La détonation claque. J'ai tiré je ne sais combien de fois sur des cibles, mais curieusement, pour la première fois, j'ai l'impression d'entendre vraiment le coup, qui résonne dans mon pavillon, dans mon tympan, jusque dans mon crâne. Le recul donne un coup dans mon épaule. Fait vibrer mon bras, mes mains.

"Joli tir Yskino."

J'entends à peine les mots du caporal Evergreen. Le fuyard, là-bas, a eu un mouvement de tête bizarre, puis s'est effondré.
Ai-je vraiment visé la tête ? La jambe. C'est la jambe qu'il fallait viser. L'immobiliser. Pourquoi ai-je visé la tête ? Je reste allongé, le canon de l'arme fumant un peu. Forcément, il fait froid ici, et une arme à feu, c'est de la poudre qui explose et éjecte une bille d'acier vers la seule trajectoire possible, celle de l'arme. Mais l'explosion produit de la chaleur, et la différence de température induite fait fumer l'arme. Curieux comme mon esprit pense à ça maintenant...

Pourquoi ai-je visé la tête ? Je suis toujours allongé, toujours en joue. Quelqu'un, peut être Evergreen, peut-être le lieutenant, demande à ce qu'on aille chercher le type. S'il est vivant, il faut l'interroger. S'il est mort, le fouiller. Je n'écoute pas. J'ai froid. Un froid qui ne semble pas venir de l'extérieur. Mon manteau me protège plutôt efficacement de la neige, et puis j'ai l'habitude. Non, le froid semble venir de l'intérieur de mon corps. Et il se répand. Irradie. Il part de mon ventre. S'infiltre dans mes entrailles qu'il glace. J'ai l'impression d'avoir avalé un serpent qui me dévore les intestins. Puis le cœur, qui se serre, m'écrase, m'étouffe. Les membres, qui deviennent lourd et pataud. J'essaye de ramener mon fusil à mes côtés, mais le lâche. Je ne sens plus mes pieds. La tête enfin. Un flash me passe devant les yeux. J'ai mal au crâne. Des vertiges...

Je me redresse, m'assois. Je tremble. Pourquoi ai-je visé la tête ?

"Hé, ça va ?"

Que répondre ? Je serais bien incapable de décrire mon état. Je lève la tête, le regard perdu. Il semble comprendre. Il reprend d'une voix douce.

"C'était la première fois que tu tuais un être humain ? Ou même que tu en voyais un mourir ?" Je hoche doucement la tête. "Redescend te reposer. C'est ma garde après tout. On en parlera plus tard, si tu as besoin. Vas, ne reste pas là."

Pourtant, je ne bouge pas. Le froid s'apaise légèrement. Mais si peu. Je baisse le regard, et m'aperçoit que mes mains tremblent. Violemment. J'ai l'impression de les voir pour la première fois. Comme si elles n'étaient pas vraiment une partie de moi. Comme c'est étrange... J'essaye de me calmer, de ne plus bouger, impossible. Et je commence à avoir la nausée.

Deux soldats arrivent, tirant le fuyard derrière eux. Laissant une belle traînée rouge sur la neige. Je m'approche. L'homme est jeune. A peine quelques années de plus que moi. Brun, une barbe fine, le teint pâle et les yeux bleus de Silte. Un visage rieur et séduisant. Plutôt costaud.
Face contre terre.
Je m'accroupis, l'attrape par les cheveux, et tourne son visage, pour voir son autre profil. Bien moins plaisant. La balle a explosée la tempe. L’œil, injecté de sang et abîmé par un morceau d'os, ne voit plus rien. Le crâne est enfoncé. Le projectile n'a pas l'air d'être ressortit, il a du se loger dans le cerveau et en faire une bouillie.

Je me relève, et m'éloigne. Comme dans un rêve, je fais signe que je vais revenir. Je marche un peu. Tenir, tenir jusqu'à ce qu'on ne me voit plus. Je me cale derrière un rocher, hors de portée de vue. Massacré. C'est le seul mot qui me vienne à l'esprit. Mon corps n'est plus froid. Il bout. Et se révolte contre ce mauvais traitement. Je vomis. Combien de fois, je ne sais pas. Des spasmes m'agitent, seul un peu de bile sort, mais les larmes qui tombent à flot achèvent de me déshydrater. Je suis triste, je suis révolté, je suis écœuré. En fait je n'en sais rien. Je ne sais pas ce que j’éprouve. J'ai l'impression que quelque chose ne va pas. Ce type ne devait pas être là. Ce tir ne devait pas le toucher en pleine tempe. Cette guerre ne devait pas avoir lieu.

J'ai la gorge en feu. Les poumons qui font mal. Le goût âcre, amer de la bile sur mes papilles. Je crache. Je ramasse un peu de neige et je la met sur ma langue, pour tenter de faire passer le goût amer de la mort. La fraîcheur est bienvenue. Je reste là, à regarder la neige souillée. Combien de temps? Je ne suis pas sur. J'essaye de ne plus penser.

Et puis je rentre. Le froid s'accentue, la nuit va tomber. Je suis transi. Je passe sous le rabat de la tente. Deux hommes dorment déjà. Mais le caporal est là. Il m'attendait, probablement.

"Tu as pu faire le point ? Tu devrais en parler, c'est important, la première fois qu'on rencontre la mort. Que ressens-tu ?"
"Je ne sais pas trop. Mais ça va mieux."
"Ne t'inquiètes pas trop. Le fait que tu te sentes mal d'avoir tué, ça prouve que t'es un bon gars. Avec un bon fond."

Il me tend une flasque. Cabossée, usée. Sa réserve personnelle d'alcool, qu'il traîne avec lui depuis notre départ. Un cadeau précieux. Je n'ai pas vraiment envie de boire, mais je ne peux refuser ce geste. J'attrape le flacon et en boit une petite gorgée. Juste pour le goût.
C'est fort. Ça me brûle la trachée, là ou je suis déjà irrité d'avoir refoulé mon estomac. Puis les poumons, et le ventre sont en feu. J'ai la tête qui commence déjà à tourner. Violent comme alcool. Ça fait du bien. Je rends la flasque en marmonnant un remerciement, me déshabille rapidement et me couche.

Difficile de dire ce que je ressens. Je cherche un mot qui définirait exactement cette sensation que j'ai. La culpabilité ?
Je me demande si ce type avait une famille. A-t-il des parents qui l'attendent à Hurlevent ? Des amis a Ocrenuit ? Une femme qui s'inquiète, des enfants qui lui demandent des jouets ? Quel métier faisait-il, avant que tout cela ne commence ? Mineur, pêcheur, soldat, marchand ? Pourquoi pas barman, tailleur, orfèvre, architecte ? Je ne sais rien de lui. Et je l'ai fauché. Fin de l'histoire. Terminé.
Il avait une fine barbe. Bien entretenue. Il prenait donc soin de lui. Pourquoi ? Était-il marié ? Fiancé ? Ou voulait-il attraper l’œil des jeunes filles ? Maintenant, il est laid. Le crâne défoncé, le sang se mêlant à la cervelle et se répandant au sol. Et c'est moi le coupable.

La culpabilité ? Pas vraiment... Je l'ai tué, mais avais-je le choix ? Cette guerre, je ne l'ai pas voulu. J'y participe, mais je n'ai pas eu mon mot à dire. Est-ce de ma responsabilité s'il est mort ? Dois-je vivre en sachant que j'ai achevé une vie, qui aurais pu durer longtemps si je n'avais pas été là ? Dois-je le regretter ? En être fier, puisqu'il était un ennemi ?

Je ne sais plus ou j'en suis...

Je me tourne. Je me retourne. Encore et encore. Mais peu importe la position, le sommeil ne vient pas. Suis-je un héros ou un meurtrier ? Un soldat faisant son travail ou un boucher ? Cet homme, sa vie s'est achevée si vite, si simplement. Combien de personnes pleureront son départ ? Aucune ? Trois ou quatre ? Cent ? Impossible à dire. Et moi ? Si je mourrais ? Mes proches en serait attristés. Mes parents, mon frère et ma sœur. Certains amis. Et puis c'est tout. La guerre continuerait et se finirait. L'île poursuivrait ses activités de pêche et d'exploitation de l'argent. Le monde continuerait à tourner. Une vie, quelle qu'elle soit, a-t-elle la moindre importance ? Toutes ces vies soufflées, broyées sans que personne ne s'en préoccupe, valent-elles moins que celles des grands héros qui façonnent l'histoire ?

Oui, sans doute, car leurs morts n'ont pas d'impact. Mais est-ce normal ? Ou juste ? Faut-il construire un monde à l'aune de l'importance de la mort ?

Je ne dormirais pas cette nuit. J'en suis persuadé.
Tu m'as posé une étrange question Evergreen : « Que ressens-tu ? »
Il n'y a qu'une seule réponse possible pour un être humain.
Le dégoût.


Dernière édition par Yskino Haynell le Lun 1 Juil 2013 - 16:28, édité 1 fois
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Décembre 1618

Tu parles d'une mission de merde.
Aller vérifier la situation plus bas, en territoire ennemi. D'accord. Essayer d'apprendre s'ils comptaient revenir en force aux cols, ou nous contourner par le nord ou par la mer, pourquoi pas. Mais aller désinstaller les chaînes du mont Ventoux, sérieusement...

Bon, c'est vrai. Quelques hommes déterminés, connaissant le coin, bons grimpeurs et ayant l'habitude de l'escalade pouvaient facilement gravir le mont, redescendre par l'autre face, plus facile, et nous prendre à revers sans qu'on n'ait rien le temps de voir venir. Et on ne peut pas vraiment envoyer d'autres hommes garder le sommet du mont. Moins on se sépare, mieux c'est, s'ils comptent revenir en force...
Mais du coup, on se retrouve à devoir aller décrocher des stupides chaînes, sur une face exposée aux regards ennemis. Super... Et pour avoir moins de chance d'être repéré, et bien vous aller vous y coller à deux. Forcément !

Mathilde a l'air plus contente de cette mission que moi. Il faut dire que ce mont, elle l'a gravi dans tout les sens déjà, quelle que soit la météo. Le fait d'habiter dans le coin enfant la désignait tout particulièrement pour cette mission je suppose... D'ailleurs, son nom de famille est Ventoux. Bon, certes, plein de gens dans la région s'appellent Ventoux, Venteux, ou d'autres dérivées du genre, donc ce n'est pas si rare, mais dans notre petite escadre, c'est elle qui connaît le mieux le coin...
Et qui sert donc de guide. Pourquoi moi j'ai été envoyé ? Bonne question. Pour ma bonne vue il paraît. Afin que je surveille les alentours pendant la montée, et la désinstallation.

Heureusement, on s'entend plutôt bien ensemble. C'est déjà ça. On parle peu, le son portant beaucoup, et puis, on se fatiguerait plus pendant la montée. Mais tout de même, on s'échange quelques anecdotes et souvenirs de l'examen d'entrée au génie. Ce n'est pas une amie très proche, mais ça reste une amie.

Il y a à peine deux heures de trajet du col du pourtour jusqu'à la base des échelles du mont, là ou les chaînes sont installées. Casse-gueule ce genre de chaîne d'ailleurs. Avec le froid, pas question de prendre le métal à mains nues, mais les gants ont une fâcheuse tendance à glisser, surtout en fin de matinée ou en milieu de journée quand le soleil à réchauffé l'acier et à fait fondre la glace qui s'y dépose la nuit.
Alors que nous approchons, la vue se dégage derrière une arrête, et nous voyons les chaînes. J'arrête aussitôt ma collègue.
Bon, il faut avouer qu'ils ne s'étaient pas trompés en nous envoyant. Il y a bien des types en train de commencer la grimpette. Je les désigne du doigt à Mathilde, qui acquiesce. Il va falloir se faire discret.

Lentement, nous approchons. Je surveille les grimpeurs, tout comme la vallée. S'il y a des gens au dessus de nous, il pourrait y en avoir en dessous aussi...

Finalement, nous voilà à une bonne portée de tir. Il ne semble pas y avoir de monde en train de monter qui pourrait nous prendre à revers. Quand aux grimpeurs, j'en ai compté neuf. On va attendre encore un peu. Ils n'en sont qu'au début. Quand ils seront vers les deux-tiers de la deuxième chaîne, la plus longue, on fera feu. Dur de se défendre ou de s'échapper quand on est en train de grimper, les deux mains prises... Ils ont été idiots de ne pas laisser quelqu'un en bas pour surveiller le coin, et de vouloir tous monter d'un coup.

Rapidement, j'informe Mathilde de mes intentions. Nous préparons tout deux nos armes. Elle s'agenouille pour viser. Je préfère m'allonger dans la neige.

L'homme de tête a bien avancé. Dommage qu'ils soient prudents et ne soient pas plus proches les uns des autres, ce qui auraient menés à s'entraîner mutuellement dans une chute. Enfin, on fera avec...

Je murmure un « prêt ? » à la jeune femme. Puis nous faisons feu.
Deux craquements qui rompent le silence infernal qui régnait jusqu'à lors.
Mon ventre se serre un peu en voyant l'homme de tête se raidir, puis lâcher la chaîne et amorcer sa chute. Voilà, j'ai encore pris une vie...
Les grimpeurs sont surpris. Le deuxième ne s'écarte pas à temps et se cogne au mourant, et chute à son tour. Les suivants parviennent à se mettre suffisamment sur le côté. Reste sept.
Je dis à Mathilde de prendre les trois du bas. Je prendrais les quatre du haut.
Encore et encore, les détonations retentissent, pendant que les grimpeurs paniqués tentent de monter le plus vite possible, ou au contraire de redescendre. Sans plus de succès. C'est un massacre.

Finalement, nous voilà tout deux, seuls, dans le silence revenu...
Il faut faire vite. Ce boucan risque d'avoir été entendu. Il l'a sûrement été. Des renforts peuvent arriver. Démonter les chaînes, vite...

Nous nous précipitons au pied de la falaise. Je laisse à Mathilde le soin d'achever les mourants si nécessaire. Pour ma part, ignorant les cadavres, je monte à la première chaîne. Il faut que j'arrive en haut de la troisième et dernière. Pas le temps de faire ça discrètement et d'extirper les attaches. On fera sauter à l'explosif. Non, attends !

Changement de plan, on fait sauter au fur et à mesure qu'on monte, et on redescendra par l'autre face. On perdra moins de temps à faire des aller-retour, et une fois les chaînes enlevées, on ne risquera plus de se faire canarder par des renforts. Je donne les ordres à Mathilde, qui semble du même avis. Mieux vaut monter.

Je place une charge au pied de la première chaîne. Ma collègue commence à monter pendant que je prépare la mèche. J'ai besoin d'une mèche très longue pour celle-ci... Une fois la charge installée, j'allume et je monte. Une autre charge un peu plus loin, avec une mèche légèrement plus courte, puis encore une autre, puis une dernière tout en haut de la chaîne. Je me dépêche d'avancer. Mathilde a commencé à piéger la deuxième chaîne.

Tout se passe bien. La première chaîne explose en quatre temps, assez rapprochés, et la voilà en petit morceaux plus bas. Le vacarme déclenche une mini-avalanche, parfait pour gêner d'éventuels arrivants.

La deuxième chaîne ne pose pas plus de problème. Et la troisième cède bientôt à son tour. Nous sommes proche du sommet. Mission accomplie.

C'est alors que les détonations retentissent. Les voilà les renforts... Mais ils sont arrivés bien trop tard. Et les voilà coincés trois cent mètres plus bas. On a bien fait de choisir de détruire les chaînes en montant... A cette distance, ils ne peuvent rien faire et...

Des éclats de rochers volent juste à côté de nous. Ah. Ils ont de sacrés bons tireurs... Aller, on bouge. Je dis à Mathilde de finir la montée et...

MATHILDE !

Parfois, on n'a pas de chance. La mission s'était déroulée parfaitement. Et voilà que les tirs loupés des types du dessous ont délogés une pierre, venue se fracasser sur la tête de ma coéquipière, qui s'effondre. Je parviens à la rattraper avant qu'elle ne tombe. Dans le genre tir chanceux...

J'essaie d'avancer. La jeune femme inconsciente est une charge difficile à traîner dans ce passage délicat. Heureusement que la fin n'est pas si raide, et que je n'ai pas besoin de mes mains. Juste de grimper. Mon souffle est chaotique. J'ai un point de côté redoutable. Mes oreilles sifflent lorsque des bouts de rochers sont arrachés par les balles. Et puis finalement, le calme.
Nous sommes juste sous le sommet. Dans un surplomb. Un endroit à l'abri des tirs des hommes, plus bas. Je dépose Mathilde, toujours inconsciente. Je tâte son crâne. Le cuir chevelu est poisseux de sang, et la tête me semble très légèrement enfoncé, sans que j'en soit certain. Bon... Je sors la mini-trousse à pharmacie, arrose et essuie la plaie du mieux que je peux (foutus cheveux qui me gênent. Mais si je les lui coupe, elle m'assassinera une fois réveillée !), la désinfecte, et lui bande la tête.

Et maintenant ? J'attends qu'elle se réveille ? J'essaie de la ramener ? En passant par le sommet, ce n'est pas deux heures qu'il faudra pour rentrer, mais plutôt trois. Et avec une charge en plus... Mais si je tarde trop, la nuit va tomber. Le froid nous tuera tout les deux.
Que dois-je faire ?

J'opte pour attendre un peu. Je me ressasse de vieux souvenirs. L'examen ou nous étions ensemble dans l'équipe rouge. Notre camp de base, les discussions au coin du feu. Dans la capitale, dans un bar, devant un verre. Et puis ici, au col où nous étions tout deux affectés. Moi comme caporal, elle comme soldat de première classe. Curieux que nous n'ayons pas plus discutés ensemble pendant ces longues journées à ne rien faire d'ailleurs. Bon, elle est dans l'équipe d'Evergreen aussi...
Une heure passe, puis deux. Elle ne se réveille pas.

Il faut y aller.

Peu de superflu dans nos sacs, heureusement, qui sont légers. Je hisse la jeune femme sur mon dos, et je commence la marche. Les premiers mètres vont bien. La première centaine est dure. Ensuite, c'est l'enfer. Je peine sous le poids, mes genoux râlent, mes cuisses sont tendues et dures comme du bois.

Qui se préoccupe de ça ? J'avance. Je ne laisserais pas quelqu'un derrière.

"Yskino ?"
"Mathilde ? Tu es réveillée ?"

Plus de réponse. J'essaie de jeter un œil sur ma charge, mais je n'arrive pas à voir son visage. Et je n'ose pas la poser ni m'arrêter. J'ai peur de ne plus repartir. On verra quand je serais au sommet.

Je grimpe, la vigueur renouvelée, l'espoir grandissant. Bon, tout s'arrange. Elle s'est réveillée. Elle pourra même peut-être marcher jusqu'au camp, où on la soignera mieux. Tout ira bien. Je me le répète. Tout ira bien. Comme une litanie, qui accompagne mes pas. Tout ira bien.
J'atteins le sommet (ou presque. Mais je m'en fiche d'aller au point culminant. Je veux juste passer de l'autre côté...), et entame la descente sur quelques mètres. Puis je dépose soigneusement Mathilde. Oh bonheur de se décharger le dos !
Bien éphémère en revanche. Elle est pâle. C'est peut-être la lumière déclinante qui me joue des tours (il est déjà si tard ? Merde...), mais elle me semble bien faible et blanche. Au moins elle est réveillée. Elle me regarde.

"Comment tu te sens ?"
"Rentres. Grouilles toi Yskino, c'est bientôt la nuit."
"Oui, bien sur qu'on rentre. Mais comment tu te sens ? Tu penses pouvoir marcher ?"
"Laisses moi, et rentres."

Et elle ferme les yeux. Ce n'est pas Mathilde ça. Mathilde est pleine de vie, enjouée, polie, toujours prête à aider et à rire. Oh ! Réveilles-toi !

"Hé, regardes moi." Je m'accroupis devant elle, et lui prends le visage dans mes mains. "Regardes-moi !"

Elle ouvre finalement les yeux.

"Tu crois vraiment que je vais t'abandonner là, comme ça ? Tu me connais si mal que ça ? Je refuse de trahir quiconque, et de me barrer pour me sauver. On va rentrer, ensemble. Même si je dois te porter sur tout le trajet s'il le faut. Maintenant, dis-moi, tu te sens capable de marcher ou non ?"

Elle reste un instant sans répondre.

"Oui, je peux marcher."
"Menteuse."

Je l'attrape, et la hisse sur mon dos. Elle ne dit rien, ne résiste pas. Et je repars. Au moins deux heures de descente en temps normal. Il faudra en compter quatre au mieux. NON ! Il faut que j'en compte trois, ou quatre au pire ! Il faut que je l'amène au plus vite au camp pour faire soigner sa blessure. Aller Yskino, bouges-toi !

Mes pieds crissent sur la neige. Je m'enfonce, je dérape parfois. Je me force à ne penser qu'à une chose. Avancer. Avancer encore et encore. Je tombe sur un genou une première fois. Puis une deuxième. Avancer. Juste avancer. Dans mon cou, un souffle tiède et régulier. Avancer.

Ça fait combien de temps ? Une heure ? Deux ? Le jour est parti, lentement. La luminosité à baissé. La nuit est tombée. Il ne fait pas encore très noir, mais ça ne va plus tarder. Marcher va devenir dangereux. Heureusement, j'ai pu passer la partie la plus pentue. Avancer. Me contenter d'avancer. Je ne lâcherais pas.

"Tu crois que je vais mourir ?"

Je suis tellement concentré sur ma marche, que bien que j'entende ces mots, je ne les comprends pas. Mon cerveau ne les a pas enregistrés. J'avance.

"J'ai peur de mourir."

Cette fois, j'ai entendu. Une petite voix. Qui parle doucement. Si doucement... Et je me rends compte qu'un liquide chaud coule dans mon cou. Je transpire, certes, mais là, ce n'est pas de la sueur, c'est un flot continue, qui dévale à présent mon dos. Elle pleure. Silencieusement. Elle pleure la vie, elle pleure la mort. L'espoir et le désespoir. Elle pleure sur sa faiblesse, elle pleure sur sa peur.

"Arrête de dire n'importe quoi. On n'est plus très loin du camp. Ça ne va pas plus mal, n'est-ce pas ? Je vais te ramener, te déposer à l'infirmerie. Le médecin s’occupera de toi. Tu connais le médecin ? C'est Ryan. Un brave type. Et puis on te filera un truc chaud à manger et à boire. Tu verras, ça ira de suite mieux."

Je parle. Pour meubler le silence. J'ignore si elle écoute, mais elle ne réponds pas en tout cas. Les pleurs coulent dans mon dos, un reniflement ou deux de temps en temps, et c'est tout.

"La mission a été une réussite, tu pourras en être fier. Raconter à ceux qui viendront à ton chevet comment nous avons, à deux, abattus une dizaine de révolutionnaires, et coupé un de leur point d'accès. Ça fera une bonne histoire à raconter à ta famille, plus tard, tu ne crois pas ?"

J'avance. Je parle. J'avance. Je parle.

"J'ai froid."
"C'est la nuit, on doit avoir perdu pas mal de degrés. Tu veux que je te couvres un peu plus ?"
"J'ai rarement eu froid. L'habitude de vivre en montagne. Maman disait toujours que j'étais un vrai cabri, à gambader dans la neige en chaussons lors des premiers flocons. Ça la faisait rire."
"..."

Je ne sais pas quoi dire. Souvenirs d'enfance ? Pourquoi me parle-t-elle de ça d'un coup ?

"Froid..."

Bon. Je m'arrête, et la dépose doucement. Ce sera dur de repartir. Très dur. Mais moi, je n'ai pas froid. Au contraire, je transpire abondamment sous l'effort, et me décharger d'une couche ne fera pas de mal. J'ôte mon manteau, et le passe autour des épaules de la jeune femme. Pâle. Si pâle... Puis je respire un grand coup. M'étire une fois ou deux, et la re-hisse sur mon dos. Oh purée... C'est ignoble...

Avancer. Il faut avancer.

"La première fois que je suis allé en bord de mer, j'ai mangé des huîtres. C'était curieux. Un goût nouveau. On m'a dit une fois que les premières expériences sont toujours déplaisantes. Mais j'avais l'impression que ça irait. Et puis j'avais faim. Comme à la fin de l'école."
"Mathilde ?"
"Pourquoi il fait noir ? Papa, je n'aime pas que tu coupes la lumière. Papa !"

Elle me fait quoi là avec ses propos décousus et incohérents ? Elle délire ? C'est si mauvais que ça ? Il faut que je me grouilles d'arriver au camp. Plus le choix. Le sol est assez plat. Je suis fourbu. Épuisé même. Mais je refuse de lâcher. Je finirais au mental.
Je me met à courir. C'est dangereux. C'est stupide. Peu importe. Je cours. Pas vite, certes, vu ma charge, mais autant que je peux le supporter. Je suis vraiment inquiet.

"Yskino ?"

Le changement de rythme a l'air d'avoir fait se reprendre ma coéquipière.

"Je vais mourir n'est-ce pas ?"

"Mathilde, je ne le redirais pas une troisième fois : arrête de raconter des conneries. Je vais te ramener au camp, tu vas être soigné à l'infirmerie, et tout ira mieux demain avec un bon repas, une bonne nuit de sommeil et quelques médicaments. Merde quoi, je ne t'ai jamais entendu être aussi déprimante, reprends-toi, ça ne te ressemble pas."

Elle me serre un peu plus fort du coup. Je continue de courir.

"Merci."

Quelques mots glissés dans l'oreille, dans un soupir. Et puis plus rien.
Je cours.

Je vois la lumière d'un feu, depuis quelques temps déjà. Elle grandit de plus en plus. Ce n'est qu'un petit brasero, invisible de l'autre côté du col. Notre camp. Je le vois, et c'est pour moi une balise. Un point de ralliement, un phare, un objectif, un soutien moral. Tout à la fois. Je courrais jusqu'à ce que j'y sois.

En fait. Un peu moins. Alors que j'arrive, trois hommes sortent de l'ombre, et me mettent en joue. M'ordonnent de m'identifier. Il est plaisant de voir que nos sentinelles sont aux aguets. Je donne mon nom, et le mot de passe. Un homme s'approche pour vérifier mon identité, puis dit aux autres que c'est bon. Je vois leurs silhouettes se détendre. Curieux comme je vois bien dans le noir, après cette course folle. Je sens que la lumière des tentes va me faire mal aux yeux.

On m'aide à porter Mathilde sur les derniers mètres. On la dépose à l'infirmerie. On réveille Ryan, le médecin. Et puis je m'effondre dans la neige à peine sorti.

"Ça va ?"
"Comme quelqu'un qui vient de perdre cinq kilos."
"Qu'est-ce qu'il s'est passé ?"
"Mission réussie. Mathilde s'est pris un caillou sur la tête juste avant qu'on ne se barre, alors qu'on se faisait canarder." Je réponds laconiquement, épuisé. On me tends une gourde, et je bois avidement. Plus de questions pour le moment, je veux juste me reposer. Pitié, plus de questions, je ferais mon rapport plus tard...

Evergreen semble comprendre, et m'aide à me relever. Je n'avais même pas remarqué que c'était lui qui était à mes côtés et me parlait. Purée...

"Au lit caporal. Les histoires attendront demain. Bon boulot."

Je me laisse traîner jusque dans notre tente. Mais à peine assis sur ma couchette, un soldat y pénètre et nous interpelle.

"Caporal ! Euh... Caporaux ! Ryan souhaiterait voir le caporal Haynell, au sujet de la première classe Ventoux."
"Ça ne peut pas attendre demain ?"
"C'est bon, j'y vais..."

Je me traîne péniblement jusqu'à l'infirmerie. J'ai les jambes lourdes. Envie de dormir. Je suis lessivé. Crevé. Que me veut Ryan ? Il attend devant la tente.

"Caporal ? Désolé de vous empêcher de dormir. J'ai besoin de savoir ce qu'il s'est passé. Pas toute la mission, juste la blessure."
"On se faisait tirer dessus. Un morceau de roche s'est décroché. Pas très gros, comme un ballon à peu près. Et il est tombé sur la tête de Mathilde."
"Est-elle tombée inconsciente ?"
"Oui. Elle a été assommée, et ne s'est réveillée que plus tard."
"Combien de temps après ?"
"Je ne suis pas sur... Au moins deux heures."
"Je vois... En plus de sa pâleur, elle a eu un comportement anormal ? Vomissement, pertes de mémoires, délires ?"
"À un moment, elle a un peu déliré oui..."
"D'accord. Rentrons. Vous devriez lui parler. Rester un peu avec elle."
"C'est important ? Je suis crevé doc, ça peut attendre demain et..."
"Maintenant." répond t-il fermement.

Il sourit, pour atténuer un peu la dureté du ton. J'entre, un peu inquiet. Mathilde est allongée, sous une couverture, la tête surélevée. Elle sourit en me voyant entrer.

"Yskino..."
"Comment vas-tu ?"
"Pas trop mal. J'ai mal à la tête. C'est assez horrible. Mais Ryan m'a donné un truc pour les maux de tête. Et j'ai même droit à du café !"

Ce-disant, elle lève un gobelet fumant qu'elle tenait entre ses mains. J'avise une chaise, que j'approche près de son lit, et je me laisse lourdement tomber dessus.

"Tu as été mieux traitée que moi alors. Je n'ai eu droit qu'à un peu d'eau froide. Je suis content de voir que tu vas bien."
"C'est grâce à toi. Merci."
"C'est normal."

Elle me sourit. Ce qui me met un peu mal à l'aise. Et me tend la main. Je la prend délicatement. Froide. Si froide. Elle est toujours bien pâle d'ailleurs...

"J'ai cru que j’allais mourir. Mais c'est fini maintenant..."
"Oui."
"Lorsque je me suis pris le coup, j'ai pensé qu'il était sacrément fort. Et plus rapide que moi. Mais on pouvait s'y attendre de Dela, n'est-ce pas ?"
"Le... Quoi ?"
"Ce n'est pas un génie pour rien. Mais c'est curieux que tu ai du me ramener comme ça, les secours s'occupent des éliminés normalement."

De. Quoi. Elle. Parle ?
Je suis complètement perdu... Dela ? Je n'ai pas revu le petit génie de l'épée depuis l'examen, il y a plusieurs années. Et je ne crois pas qu'elle non plus. Et les secours ? Elle est en train de confondre l'examen avec les événements d'aujourd'hui ?

"Doc, vous pouvez..."

Ryan me regarde. Il a l'air triste. Et ses yeux... Ses yeux sont sans vie. Sans espoir. Sans volonté ni émotion. Ses yeux sont morts. Des yeux pour ne pas voir. Des yeux qui savent que c'est fini.
« Rester un peu avec elle ? ». Pourquoi ne pas dire clairement : « Rester avec elle jusqu'à la fin ? ». Elle est mourante, c'est ça doc ? Dites moi que je me trompe. Elle est juste fatiguée, un peu sonnée, c'est tout. Vous allez être inquiet, lui prendre sa température, peut-être, ou refaire son bandage. Mais vous occuper d'elle ?

Il me regarde. Lentement, si lentement, il ferme les yeux, et les rouvre. L'air plus vieux que jamais. Puis il sort, nous laissant seuls.

"J'espère que cette guerre finira bientôt. Je suis tout près de chez mes parents, je pourrais passer les voir avant de rentrer à la capitale. Tu ne crois pas."
"Si, sans doute."

Elle ne semble pas se rendre compte que je lui broie la main. C'est à peine si je m'en aperçois moi-même. Ne pas pleurer. Surtout ne pas pleurer. Ne pas lui montrer. Ne pas qu'elle sache qu'elle va mourir. Après avoir perdu tout espoir, après avoir accepté la mort, parvenir au camp, pour y mourir ? C'est absurde. Grotesque. Quel dieu pourrait accepter cela ? C'est injuste...
Je ne dois pas pleurer. Je dois lui mentir, jusqu'au bout.
Rester à ses côtés et sourire.

"On ira tous ensemble. Avec le caporal Evergreen. Il est tellement gentil. J'ai presque l'impression d'avoir un deuxième père. Et Alexander Kernov. Tu le connais ? Il sculpte le bois de son fusil. Beaucoup d'humour, un type sympa. Ma famille est gentille, on fera une grande fête, ce sera super. Dès que la guerre sera finie."
"Oui, dès que tout seras fini. Tu pourras faire la fête toute la nuit. T'en donner à cœur joie."

Il faut que je sourie. Je dois sourire.

"Yskino ?"
"Oui ?"
"Pourquoi as-tu éteint la lumière ?"
"La..."

Je n'ai rien éteint du tout. Des petites bougies sont toujours allumées dans la tente. Et à leur éclat, je vois que le teint de ma coéquipière est devenu blanc neige, hormis sous le nez, ou le rouge du sang coule doucement d'une narine.

"Il faut que tu te reposes. J'ai éteint pour que tu t'endormes. Mais ne t'inquiètes pas, je vais rester avec toi jusqu'à ce que le sommeil te prenne."

Attention, j'ai failli casser ma voix. Ne pas pleurer. Même si elle ne peut me voir, elle pourrait m'entendre... Je lui prends son autre main, renversant le café, froid à présent. Et je serre, aussi fort que je peux. Je serre pour lui montrer que je suis avec elle. Qu'elle ne parte pas seule.
Elle ne bouge plus. Ne dis plus rien. C'est fini ?

Un goût salé. De la chaleur. Je pleure. Les larmes dévalent mes joues, caressent mes lèvres, mon menton, et tombent sur mes genoux. Je hoquette, sans bruit.

"Yskino ? " commence-t-elle calmement ? Mon dieu, m'a t-elle entendu ? A-t-elle compris ?
"O... Ou... Oui ?"
"Merci de m'avoir sauvé. À demain."

Et elle s'endort, doucement, à jamais.
Je repose ses mains, et je fuis. Je fuis hors de la tente, hors du cercle de lumière projeté par le braséro, pour m'effondrer non loin. Je sanglote. De rage, de tristesse, d'indignation. Pourquoi ? Ca n'aurait pas du se passer comme ça ! C'est... je ne trouve même pas de mot pour hurler ma colère, mon amertume envers le monde.

Quelqu'un s'assoit à mes côtés. Les coudes sur les genoux, les mains posées sur mes yeux, tentant vainement de stopper le flot qui les inonde, je ne vois pas qui c'est. Mais je le devine.

"Pourquoi doc ?"
"J'ai tout de suite vu le problème en lui tâtant la tête. Le rocher lui a légèrement enfoncé le crâne. Un vaisseau qui irrigue le cerveau s'est fendu. Du sang coulait petit à petit à l'intérieur de sa boîte crânienne, formant une poche de sang qui écrasait l'organe. On a les signes classiques de la pâleur, du délire. Et puis, la perte des fonctions vitales. Ici, ça a été la vue, et puis l'arrêt complet. En général, les gens perdent surtout le mouvement d'un côté, ont des vomissements. Mais l'issue est la même."
"Mais... Elle n'avait presque rien. Sa plaie à la tête était..."
"Mais à l'intérieur, le sang coulait. Le seul moyen de la sauver, ça aurait été une opération. Trépanation, vider le sang, et prier pour que le vaisseau dans son cerveau se referme tout seul. Mais je n'ai pas le matériel pour ça ici. La seule chose que je pouvais faire, c'est soulager ses derniers instants. Au moins, elle ne savait pas qu'elle allait mourir. Elle est partie paisiblement."
"C'est n'importe quoi... N'importe quoi..."
"Je sais ce que tu ressens Yskino. Je l'éprouve aussi. Mais il faut se résoudre à ne pas pouvoir toujours sauver tout le monde. La vie est parfois cruelle."

Il est parti. Je ne sais pas quand. Mes larmes se sont arrêtés. Il fait toujours nuit. Je suis là, assis dans la neige. J'ai froid.

"Aller caporal, on rentre. Sinon, tu va finir par crever de froid."

Je me laisse traîner par Evergreen dans la tente. Et je m'effondre, en regardant la toile. Sans la voir. Je me fiche de ce que je vois. Ou de ce qu'il se passe. Je n'ai qu'une pensée, qu'une idée, qu'une émotion.

Vous ressentez la même chose, doc ? Peut-être. Ça ne me calme pas pour autant. Que ressens-tu Yskino ? Que ressens-tu pour ton amie, ta camarade, partie à jamais. Que ressens-tu, toi, le survivant ?
La tristesse.
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