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[Hiver 1623] Enclave.


Enclave.

1623.

Barrel Island. North blue.

Jour 1.

Il parait que les gens de North Blue, la mer polaire, sont d'un naturel chaleureux. C'est peut-être parce qu'on s'y caille tellement que c'est la seule chose que l'on retient. Moi, le grand, le splendide, le magnifique, le fabuleux, l'incroyable Lloyd Barrel, ne suis pas d'un naturel frileux, et pourtant, je me gèle. Je lâche un souffle d'air chaud dans mes mains, en les frottant pour me réchauffer. Malgré les gants et les bottes rembourrées et mon épais manteau de fourrure, le froid semble quand même parvenir jusqu'à chaque recoin de mon corps, transissant mes os.

C'est le crépuscule depuis bientôt un bon mois, et tout le monde se prépare à accueillir la Grande Nuit, cette période de trois à cinq semaines de froid extrême et d'obscurité totale qui marque le milieu de la nuit polaire. Les villageois rentrent les dernières bûches de bois de chauffage, et les réserves sont prêtes pour permettre à tout le monde de se nourrir et de boire pour trois bonnes semaines, le temps que les premières glaces cèdent et que des bateaux spécialement équipés puissent venir ravitailler. Les coudes posés dans la neige qui recouvre le rebord de la fenêtre de ma chambre, je contemple les ultimes lueurs d'un soleil fantôme qui se fera bientôt languir. Et nous voilà partis pour ce qui me semble être comme étant une éternité nocturne, à devoir se rationner et espérer que l'hiver ne soit pas trop rude. Ce n'est pas la première Grande Nuit que moi, et encore moins mon père ou d'autres habitants de l'île endurons, et pourtant, à chaque fois qu'elle se produit, comme chaque année, je me dis que c'est la dernière que je pourrai supporter, et me demande comment je vais bien pouvoir prendre les rênes de l'entreprise familiale dans de pareilles conditions. Pourtant, c'est en ce sens que mon fabuleux avenir est tracé, à moi, le grand Lloyd Barrel. Quoique...

Je ferme la vitre et les volets, tandis que le soleil disparaît complètement à l'horizon, et attrape un chandelier allumé. Je quitte la chambre et me dirige vers le bureau de mon père. Je frappe à la porte, et après avoir reçu l'autorisation de rentrer, je l'ouvre et passe le pas. L'odeur des livres, de l'encre, du papier et des berries qui d'habitude embaumait la pièce a disparu, laissant sa place à celle presque imperceptible et sans saveur du froid. Les flammes des bougies vacillent faiblement au moment où je pénètre dans le bureau.

"Ferme la porte derrière toi, mon fils.", me demande une voix cachée dans la pénombre.
"Oui père.", réponds-je en m'exécutant. Je reprends : "Ça y est, ça a commencé... Des mois d'obscurité... Mon splendide teint de peau ne va pas apprécier ça...", lâché-je en soupirant.
"Cesse donc de faire l'imbécile, Lloyd... Ceci dit, tu arrives à point nommé. Je voulais m'entretenir avec toi."
"A quel propos ?", demandé-je.
"Cette année, je voudrais que tu m'aides à gérer le domaine pendant la Grande Nuit. En ta qualité d'héritier de la famille Barrel, tu seras forcément amené un jour à t'en occuper seul. Autant que tu voies comment ça se passe dès maintenant."
"Ah ! Pas trop tôt ! Moi, le grand et estimé Lloyd Barrel, me demandais quand vous alliez finalement comprendre que c'est tout à votre avantage que de me laisser, moi et mes incroyables compétences, vous aider ! Que voulez-vous exactement que je fasse, au juste ?"
"Il faudra que tu ailles chaque jour aux habitations pour gérer les distributions de ressources et prévenir les habitants de ne pas gaspiller leurs réserves et des les utiliser avec parcimonie. Je veux également un inventaire détaillé de ce qu'il reste à la fin de chaque "journée" dans les entrepôts. En bref, tu seras mon porte-parole parmi les villageois. Tu t'en sens capable ?", dit-il la mine grave.
"Bien sûr père. Après tout, il n'y a rien que le grand Lloyd Barrel ne puisse accomplir. C'est un honneur que de vous représenter, de représenter notre lignée auprès de nos employés."
"Je ne rigole pas Lloyd, je suis très sérieux. Il est probable que la Grande Nuit de cette année soit une des plus rudes que l'île ait jamais connu. Il y des signes avant-coureurs qui ne trompent pas."
"Je ferai ce que vous me demandez, je réussirai à coup sûr, soyez sans craintes."
"Justement...", commence t-il. Il continue froidement : "Quand tu auras connu autant d'hivers que moi, tu sauras qu'il ne faut pas les prendre à la légère. Et je ne suis pas du genre à m'inquiéter pour rien, mon fils..."
"Je le sais, père... Vous êtes vieux et moi jeune..."
"Allez, tais-toi et va dormir."
"Je n'ai pas beaucoup sommeil..."
"Va dormir. Tu auras besoin de forces, et sûrement plus tôt que tu ne le crois."
"Entendu, père... Grmbl...", grommelé-je en le saluant et en sortant de son bureau. Je retourne dans ma chambre et m'installe dans mon lit. Je m'approche des chandelles, et, réticent, je me décide à les souffler. L'obscurité totale envahit la pièce. J'aimerais me dire que demain est un autre jour. Malheureusement, pendant la Grande Nuit, ce terme n'a plus vraiment le même sens...


Dernière édition par Lloyd Barrel le Dim 8 Sep 2013 - 11:54, édité 4 fois
    Jour 8.

    Une semaine sans autre lumière que celle des flammes et celle produite par mon éblouissante beauté, c'est long. Très long. Trop long. Les yeux plissés à la lueur de ma lanterne, ce qui n'est pas très bon pour ma belle peau lisse, et les pieds enfoncés dans quarante centimètres de neige, je traverse les champs en direction des habitations des nos employés, et peste en me demandant pourquoi diable mon grand-père est venu bâtir son empire sur cette île. Le tchernoziom, sol des contrées glacées, y est d'une fertilité incroyable, ce qui a permis l'essor de l'entreprise familiale, mais quand bien même... Devoir supporter un tel climat deux à trois mois par an, c'est la tuile. Je songe de plus en plus sérieusement à quitter Barrel Island, à ne pas reprendre le flambeau que mon grand-père a transmis à mon père. Je ne me sens pas fait une une vie d'exploitant sédentaire. Moi le grand Lloyd Barrel, ne peut qu'avoir une destinée fabuleuse... Comme trouver le One Piece, par exemple. Je suis sûr qu'il attend ma divine présence, sur Rough Tell, et que c'est pour cette raison que personne d'autre n'a encore réussi à le trouver. Devenir un pirate, vivre une vie d'aventure, ressentir l'excitation de l'inconnu et connaître le frisson d'une réussite prévisible... Voila le genre de vie auquel je pense aspirer. Il ne me reste qu'à prendre mon exceptionnel courage à deux-mains et à le dire à mon père, les yeux dans les yeux. Mais ça attendra la fin de cet hiver. Pour le moment, mes pensées sont tournées vers la Grande Nuit, sur comment aider du mieux possible mon père à gérer l'île pendant les durs jours à venir...

    J'arrive finalement a l’entrepôt où sont stockées les réserves. Wedry, un des contremaîtres du domaine, vient m'accueillir. Il semble frigorifié. Vrai que cela fait maintenant plusieurs heures que les températures semblent baisser et le vent se lever. Un blizzard approche... Et dire que ce n'est que le huitième jour.

    "Difficile de croire qu'un jour blanc va se produire pendant une nuit aussi noire...", marmonne t-il dans sa grosse barbe rousse. Il reprend, s'adressant à moi : "J'imagine que vous êtes là pour l'inventaire des ressources, Monsieur Barrel."
    "Comme chaque jour...", réponds-je, le nez plongé dans les fourrures.
    "Alors c'est parti.", dit-il en ouvrant les portes de l’entrepôt. Nous y pénétrons, et je commence à compter dans ma tête les ballots de rations disponibles. Ça irait beaucoup plus vite avec un registre mais quand le froid est si intense qu'il fait geler l'encre, on est obligés de se débrouiller comme on peut. Visiblement, Wedry et ses homologues s'occupent bien des distributions, et donnent le moins possible, le strict nécessaire. Il semblerait que les réserves n'aient pas diminué d'un pouce depuis "hier". Wedry a beau être un sanguin assez colérique, il fait bien son boulot, et n'a que peu d'incidents isolés à déplorer.

    "Tu as fait du bon travail."
    "Vous êtes bien trop bon, Monsieur Barrel."
    "Et les villageois ? Comment se sentent t-ils ?", demandé-je. Pas que d'ordinaire je m'en soucie, moi, le grand Lloyd Barrel, mais en cette période de crise, il faut être à leur écoute, et éviter que les nouveaux arrivants comme les plus ancien paniquent. D'autant que la Grande Nuit de cette année promet d'être rude, d'après mon père...
    "Sans dire qu'ils sont heureux, ils ne se plaignent pas. Certains ont demandé du rab' de bouffe, mais j'ai refusé. Je ne tiens pas à ce qu'on manque de provisions. J'ai fait selon vos ordres parfaits, Monsieur Lloyd."
    "Tu as bien fait, donc, vu que c'est ce que je t'avais demandé. Je vais aller visiter quelques maisons, histoire de montrer qu'on s'en préoccupe...", lâché-je nonchalant. Wedry laisse s'échapper un grognement étouffé, vite réprimé par mon regard.
    "Une bien noble action de votre pa...", commence t-il, comme pour se rattraper, mais il est coupé par le bruit caractéristique d'un appel vers l'escargophone de l'entrepôt. Il décroche, et, tout au long de l'appel, ne dit pas un mot. Par contre, sa mine devient de plus en plus grave. Il me passe le combiné :

    "C'est... ?"
    "C'est la merde.", dit-il le regard résigné. Toujours est-il qu'il ne répond pas à ma question.
    "Non mais c'est qui ?"
    "Monsieur votre père."

    Je pose le combiné de l'escargophone contre mon oreille. Le contact de l'acier est glacial.

    "Père ?"
    "Lloyd. C'est une catastrophe."
    "J'avais cru comprendre. De quoi s'agit-il exactement ?"
    "Je viens de recevoir un relevé météorologique. Les températures vont encore chuter, et le vent se lève. C'est pire que ce qu'on avait imaginé, peut-être la pire Grande Nuit que l'île ait jamais connu qui s'annonce."
    "Oui, un blizzard est en sûrement en train de se lever, à l'heure actuelle. C'est très tôt, mais ce n'est pas si grave que ça, si ?"
    "C'est trop tôt pour un blizzard. Bien trop tôt. Et c'est grave, très grave. Passe la nuit chez Wedry, le temps que la tempête passe. Et donne l'ordre de distribuer moins de rations. Il va falloir ce serrer la ceinture si on veut passer l'hiver...", dit-il, comme effrayé. Je n'avais jamais entendu mon père parler avec cette voix là.
    "D'accord père... Mais encore plus rationner ? Si ils ne meurent pas de froid, les villageois pourraient très bien mourir de faim, à ce rythme là...", réponds-je. Wedry serre les poings. Je pose pas main sur le parloir du combiné, et lui dit, un peu à contre-coeur : "Plus qu'une distribution par "jour"."

    Wedry semble bouillir de rage. Je comprends sa réaction. Ses amis et sa famille ont faim, et vont devoir se rationner encore plus. Ça m'énerve de passer pour le méchant exploitant auprès de nos employés, mais je suis la voix de mon père. Et même s'ils comptent sur moi et sur mon infinie gentillesse et magnanimité, je fais ce que mon père me dit. Ce n'est pas de ma faute. Je suis le grand Lloyd, mais je suis aussi l'héritier des Barrel... Je reprends l'appareil.

    "Une dernière chose, Lloyd...", murmure presque mon père.
    "Oui... ?"
    "C'est eux ou nous."


    Dernière édition par Lloyd Barrel le Dim 8 Sep 2013 - 14:25, édité 4 fois
      Jour 10.

      Voila deux "jours" que l'on se terre, cloîtrés chez Wedry. Deux "jours" sans autres nouvelles de l'extérieur, pendant lesquels le blizzard n'a fait que s'intensifier, heure après heure. Deux "jours" sans récupérer de rations, à crever la dalle et à trembler de froid. Mais, maintenant, la tempête s'est calmée et Wedry et sa famille s’attellent à déblayer la glace et la neige qui obstruent l'entrée de leur maison, pendant que je supervise en tenant la lanterne. Oui, je supervise, parce qu'il est hors de question que moi, le grand Lloyd Barrel, m'abaisse à accomplir une tâche aussi ingrate, même si Wedry grommèle. Au bout de deux heures de travail acharné à s'esquinter les yeux, de leur part bien évidemment, l'entrée est finalement dégagée et je peux sortir. L'air est froid à m'en arracher les poumons, et, malgré mes trois épaisseurs de fourrures, je suis quand même frigorifié. Mais ce n'est pas le plus urgent pour l'instant. Il faut vite aller à l'entrepôt pour que je mange quelque chose. Euh, non, je veux dire... Il faut vite aller à l'entrepôt pour que je puisse distribuer aux habitants leurs rations. J'embarque Wedry avec moi, et nous nous y rendons. Lorsque nous arrivons sur place, nous commençons à nous diriger vers la porte, comme si rien ne s'était passé. Ce n'est qu'à la lueur de ma lanterne que nous remarquons doucement qu'il n'y en a plus, de porte : seuls subsistent au sol deux panneaux de bois éventrés. Je reste bouche bée tandis que Wedry lâche pas qu'un juron. L'escargophone de ce dernier se met alors à sonner. Il me passe le combiné directement après avoir décroché. Ça, c'est mon père.

      "Père ?"
      "Lloyd ! Je croyais que ce blizzard de malheur ne s'arrêtait jamais ! Les communications étaient brouillées, impossible de vous joindre !"
      "Je vais bien, puisque je suis le grand Lloyd Barrel, merci de le demander."
      "Cesse de faire l'idiot !", m'hurle t-il à l'oreille. Il y a deux jours, il me semblait que je ne l'avais jamais entendu aussi inquiet. Mais ça, c'était avant. Il reprend : "La situation est pire que catastrophique."
      "Eh bien au moins ça reste dans le ton des mauvaises nouvelles..."
      "Que veux-tu dire ?"
      "La tempête à arraché les portes de l'entrepôt. J'ai pas encore vérifié... Mais ça m'étonnerait pas que certaines caisses de rations aient gelé...", dis-je lentement, baissant un peu la voix sur la fin de ma phrase.
      "On va mourir.", dit-il tout d'un coup très gravement.
      "C'est une blague ?", demandé-je sérieusement. Mon père, lui qui d'ordinaire est toujours inflexible, se résignerait comme ça, d'un coup ?
      "J'ai pour habitude de plaisanter ?"
      "Non mais père, voyons ! Vu que les appels escargophoniques passent à nouveau, vous pouvez appeler pour qu'on nous livre de la nourriture ! Tant pis si ça coute cher, l'important c'est que tout monde survive !", m'exclamé-je, ne comprenant pas.
      "Je l'avais anticipé, le fait qu'on manque de ressources. J'ai appelé Inu Town avant que la tempête ne se lève."
      "Eh bien alors ? Tout va aller ! Ressaisissez vous père !"
      "Tu comprends pas Lloyd... Les bateaux auraient du arriver hier déjà... Ils sont restés bloqués à plusieurs kilomètres de l'île, à cause d'une immense couche de glace créée par le blizzard. Elle entoure l'île."
      "Quoi ?", lâché-je avec angoisse. Pas que j'angoisse, moi, le grand Lloyd Barrel, mais là, quand on apprend qu'on va crever, c'est quand même plus de circonstance. Je reprends : "Vous voulez dire qu'on est..."
      "... Coupés du reste du monde. Prisonniers des glaces en attendant que le soleil ne se lève et ne les fasse fondre. Barrel Island est une enclave."

      Je reste muet pendant quelques instants, puis je reprends le combiné.

      "Dites père... La couche de glace qui entoure l'île... Elle est solide ou solide ?"
      "..."
      "Elle est très très solide, ou ça va encore ? C'était une expression."
      "Très solide. Sinon dis toi bien que les brise-glaces auraient réussi à la perforer..."
      "Entendu. Je vais aller les chercher moi, les caisses de provisions."
      "A pied ?! Mais il est possible qu'à certains endroits la glace soit plus fragile ! Elle pourrait céder sous tes pieds !", s'écrie t-il.
      "A pied, oui. Je suis le grand Lloyd Barrel. Il n'y a que moi qui peut sauver cette île. C'est mon destin...", commencé-je. Je reprends, avant même que mon père puisse en placer une : "... Et quoi que vous puissiez dire, j'y vais quand même. Pas la peine de me dire d'arrêter de faire l'idiot ou quoi que ce soit du même genre. J'y vais et puis c'est tout."
      "Lloyd..."
      "Quoi ?"
      "Prends soin de toi...", dit alors mon père, contrairement à tout ce à quoi j'aurais pu m'attendre.
      "Qui êtes vous et qu'avez vous fait de mon père ?"
      "Arrête de faire l'idiot..."
      "Ah, père, vous revoilà."
      "... Hmpf.", conclut t-il, en raccrochant. Je me tourne vers Wedry, et lui rends l'escargophone.

      "Fais venir tous les hommes du village, et je dis bien les hommes. Je vais faire l'inventaire de ce qui est encore utilisable pendant ce temps. Fais vite."
      "Entendu, Monsieur Barrel... Je peux savoir ce que vous a dit Monsieur votre père ?", demande alors Wedry.
      "Rien d'important. Soyez sans craintes, je m'occupe de tout.", réponds-je. Inutile qu'il s'inquiète pour rien.
      "Rien... d'important... ? On risque de tous mourir de faim et c'est tout ce que vous trouvez à dire ?"
      "Personne ne mourra de faim tant que je serai là, moi, le grand Lloyd Barrel."
      "Cessez de faire l'idiot ! Cessez de plaisanter avec nos vies !"
      "Je fais ce que je veux. Tu dois m'obéir. Tu ne tiens tout de même pas à te mettre mon père sur le dos ?"

      Wedry ne dit rien, puis part en pestant faire ce que je lui ai demandé. Il va falloir que je le surveille de près... Qui sait ce qui pourrait se passer ? Qui sait ce que peut faire un homme lorsque la vie de les siens est menacée, lorsqu'on est coupés du reste du monde, livrés à nous-mêmes ?
        Jour 14.

        La couleur du ciel au dessus de nos têtes ? Blanc. Du sol sur lequel on marche ? Blanc. De l'horizon ? Blanc. De la neige qui tombe ? Blanc. Blanc. Blanc, blanc, blanc, blanc, blanc, blanc, blanc, blanc, blanc, blanc, blanc, blanc, blanc. Et que boit la vache ? Du lait. Et merde... Pourquoi on n'y voit pas à un mètre devant soi ? Pourquoi il fait si froid ? Pourquoi j'ai l'impression qu'on est perdus ? Pourquoi suis-je si grand ? Des questions qui n'ont pas réellement de réponses. Quatre "jours" qu'on marche à une allure de petite vieille sur cette véritable banquise qui s'est formée autour de l'île. Au début, on fonçait à toute allure, voulant à tout prix parcourir les quelques kilomètres qui nous séparaient du bateau. Les huit habitants que j'avais pris avec moi, le grand Lloyd Barrel, étaient si motivés à l'idée de récupérer bois et vivres qu'ils courraient à en perdre l'haleine. Et puis, tous s'étaient calmés quand l'un d'entre eux, dont je ne m'étais pas embarrassé à retenir le nom, était mort. La glace avait craqué sous ses pieds si soudainement que personne n'avait pu le voir venir. Pourtant, il avait mis longtemps à mourir. C'était affreux à regarder. On le voyait mourir si lentement qu'on se demandait s'il allait d'abord périr de froid ou de noyade. Et le pire, c'est que l'on ne pouvait strictement rien faire. Chaque pas fait au mauvais endroit pouvait tous nous faire connaître le même sort. On l'a donc laissé disparaître dans les eaux, comme ça. Non pas que je m'en souciais personnellement, mais bon... C'était tout de même rude à voir, comme spectacle. Certains ont vomi. D'autres on pleuré. Moi, j'étais navré par tant d’affligeance. Oui, j'invente des mots, mais c'est de circonstance, et en plus je suis le grand Lloyd Barrel. Flûte.

        Depuis cet incident qui avait traumatisé ceux qui me suivaient, on s'assurait que chaque pas effectué soit sûr. Du coup, forcément, on avance pas vite. Et ça fait quatre "jours" qu'on est là. Dormir sur la banquise, c'est éprouvant. Il y fait froid. Il y a du vent. On est morts de faim. On est trempés, même sous les tentes, à cause de la neige qui tombe en quasi-permanence. Mais le pire, c'est sûrement le paysage qui ne change pas, qui ne change jamais. Du blanc et du brouillard à perte de vue, tout le temps. La folie qui vient progressivement. Et encore, ça c'est quand on a les lanternes allumées. Parce que le reste du temps, quand on se couche, c'est le noir total, la perte de la raison. Un monde de yin et de yang, voila ce qu'est devenu Barrel Island, une terre désolée qui semble s'étendre à l'infini et se perdre dans les limbes. Moi, je suis toujours confiant : je sais que rien ne peut m'arriver, que je suis invincible puisque je suis moi. Mais ce n'est pas le cas de tout le monde... Les autres semblent perdus. De véritables merlans évidés. D'un côté ils sont terrorisé à l'idée de mourir de froid, et d'un autre côté la peur de mourir de faim les motive. Mais est-ce que cette motivation suffira ? J'essaie de les faire penser à leurs familles, histoire qu'ils restent concentrés, mais ils sont comme brisés. Déshumanisés. Ils tendent petit à petit vers l'animal, se laissant guider par leurs instincts les plus primaires. Si seulement j'avais pu y aller seul, je n'aurais pas tous ces problèmes, le vieil adage disant vrai : on n'est jamais mieux servi que par soi-même, surtout quand on est le grand Lloyd Barrel. Mais bon, il faut bien des bras pour tout porter. Et il est hors de question que je m'avilisse à accomplir une telle tâche. J'espère au moins qu'ils vont tenir jusqu'à ce qu'on arrive enfin au bateau. S'ils meurent tous, je me serai embêté pour rien. Et c'est une chose que je tiens en horreur. J'aperçois alors quelque chose à l'horizon. Quelque chose qui ranime la lueur de l'espoir de chacun des employés qui me suivent. Une grande structure de bois et de métal, piégée dans les glaces et recouverte de neige et de verglas. Le bateau.

        "Je croyais qu'on y arriverait jamais, enfin ! De la bouffe !", lâche un des villageois dont je ne connais pas le nom, et qui semble revigoré à l'idée de trouver de la nourriture.
        "Plait-il ? Je l'avais dit, qu'on arriverait à bon port. Même dans ces conditions extrêmes, j'ai un excellent sens de l'orientation.", réponds-je comme à mon habitude.
        "Qu'est-ce qu'on attend ! Allons-y ! Je boufferais un cheval en salade tellement j'ai faim !"
        "Il serait peut-être plus sûr de ne pas se précipiter et...", commencé-je. Ils ne me laissent pas le temps de finir ma phrase et partent en courant vers le navire emprisonné, lâchant derrière eux tout le matériel comme des chiens qui partiraient chercher une balle que je leur aurais lancé. Une balle que j'aurais lancé dans un gouffre dont ils ne se soucieraient même pas. Un gouffre devant lequel il y aurait un champ de ronces et une mare de lave. Les imbéciles. Non. Les décérébrés.

        En s'approchant à toutes jambes du bateau, quatre des sept hommes restants font craquer une grosse plaque de glace. Ils coulent à pic, en un instant. Les trois autres n'y font même pas attention, et commencent à escalader la coque pour rejoindre le pont. Une planche sur laquelle l'un d'entre eux s'était agrippé lâche. Il retrouve bientôt ses anciens collègues, au fond des eaux glaciales. Les deux derniers parviennent à arriver sur le bateau. On dirait des animaux, sans remords ni états d'âme. Je connaissais pas plus que ça ceux qui viennent de mourir, mais ils étaient au moins conscients de leur vivant de ma grandeur et me témoignaient tout le respect auquel quelqu'un de mon exceptionnelle condition avait droit. Et eux... Ils ne pensent qu'à manger, comme des bêtes. J'ai peut-être faim également mais bon, un homme doit parfois savoir se contrôler... Pour sa propre santé mentale...

        "... Et faire attention. La glace qui entoure le bateau est peut-être fragilisée, ce serait stupide de mourir comme ça après tout le chemin parcouru...", finis-je ma phrase, rien que pour le plaisir d'avoir eu raison. Je décide d'aller à mon tour jusqu'au bateau, en faisant bien attention à où je mets les pieds. J'arrive sur le ponts sans encombres. C'était prévisible, certes, mais je suis tout de même soulagé : plus que le retour à faire. Et vu le spectacle consternant auquel j'assiste, ça ne sera pas une partie de plaisir. Les deux derniers villageois que j'avais pris avec moi sont littéralement en train d'éventrer les caisses de nourriture et de s'empiffrer... Mais qu'est-ce qu'ils foutent ?

        "Arrêtez tout de suite ! Il faut qu'on en ramène le plus possible sur l'île !", leur crié-je, furax.
        "Les autres sont morts...", me dit un des deux, toujours en se goinfrant. Il reprend : "On pourra pas tout prendre de toute manière. Autant en profiter en bouffer tout ce qu'on peut."
        "J'en ai rien à cirer. On prend le tout et on le traînera. Arrête de manger. Immédiatement. Le grand Lloyd Barrel te l'ordonne.", lâché-je gravement. Je comprends peu à peu les paroles de mon père. En temps de crise, les faibles d'esprits craquent et font n'importe quoi.
        "Je m'en fous de toi, gamin. Tout le monde s'en fout. Si on te fait des courbettes, c'est uniquement parce que ton petit papa est le patron. Mais ici, c'est à la vie à la mort, et je tiens pas à crever, ni de froid ni de faim. Je vais pas obéir aux ordres débiles d'un sale gosse de riche pourri gâté pour le plaisir. Déjà que c'était une idée stupide de venir ici...", dit-il soudainement. Ha. Ha.

        Je l'attrape par le col et le plaque contre le mur. Je lui colle deux beignes dans la tête, pour le calmer, et finit par le lâcher. L'autre continue de manger, sans y faire attention. Pires que des animaux.

        "Mens autant que tu le veux. Tu veux pas mourir mais tu n'obéis pas à mes directives. Seul moi peux vous sortir d'ici en vie. Mais c'est ton choix. Moi, je rentre sur Barrel Island avec les caisses encore intactes.", réponds-je à sa provocation. Je ne sais pas comment je suis parvenu à garder mon calme, mais je l'ai fait, et c'est exceptionnel. Vive moi.

        "Où est l'équipage ?", demandé-je froidement. C'est étrange qu'il n'y ait personne.
        "Je crois que le capitaine est là.", pointe t-il alors du doigt le coin de la pièce, en continuant à manger. Il ne pointe du doigt qu'un morceau de glace. Je pose ma main dessus et en débarrasse la neige qui y est délicatement posée. C'est un cadavre, et effectivement celui du capitaine. Il est mort de froid. Tellement durci par le froid qu'on croirait toucher de l'acier. Je retire immédiatement ma main. Quelle horreur.

        "Tu vois ? Je veux pas finir comme ça. On va flamber le bateau pour se réchauffer."

        Ils continuent à manger à côté d'un cadavre. Ils ont des idées de fous qui leur traversent la tête. Ce sont des déments. Bien pires que des animaux. Je prends trois grosses caisses de nourriture sur le dos, et quitte le pont du bateau. Hors de question que je m'attarde ici plus longtemps. La faim, le froid, l'obscurité, la peur, la certitude d'y rester... Ces émotions ont fait d'eux des monstres. Je quitte le tombeau polaire qu'est devenu le bateau qui devait nous apporter le salut, chargé comme une mule, ayant en plus récupéré l'équipement que les autres avaient abandonné. Une longue et éprouvante route est encore à parcourir. Cette Grande Nuit est affreuse. Meurtrière, fourbe, traîtresse. Père avait raison de s'inquiéter... Mais pas moi, le grand Lloyd Barrel. J'en sortirai victorieux, comme toujours, même si ce sera difficile... Et même si le pire reste encore à venir...


        Dernière édition par Lloyd Barrel le Dim 8 Sep 2013 - 14:26, édité 3 fois
          Jour 23.

          Musique - Ashes (Trivium)

          La neige, froide, sans arrêt tombe
          Et le grand Lloyd Barrel, perdu et mort, avance
          Momifié, enseveli, par ces blanches trombes
          Cendres humides qui tournoient et qui dansent

          Il a erré pendant neufs vies, de l'eau à la terre
          Entend une mélodie de feu et de glace
          Il voit leurs torches ardentes embraser l'air
          Et le manteau de Nyx embrasser leurs faces

          La raison à déserté le trône des esprits
          Faim et peur, maîtres, ont saisi la laisse
          Les hommes ont renoncé ; ils payent le prix
          De ce pacte démoniaque signé par leur faiblesse

          Les démons du froid jamais n'épargnent
          Ces âmes dans lesquelles ils plantent leurs crocs
          Rejoignent la harde, la horde, qui se hérisse la hargne
          Aiguisent les atouts dans les manches d'un escroc

          Grégaires, esclaves de leurs ventres
          Ils rêvent d'une herbe qui serait plus verte ailleurs
          Le troupeau broute dans des jardins qu'il éventre
          Jusqu'au manoir d'un tyran qu'ils croient menteur

          Ces figurants, tels des pions, sortent des ombres
          Ils se débattent, piégés dans une toile d'ambition
          Les marionnettes sombres se dénombrent et sombrent
          Wedry tient le soufflet qui attise leur soumission

          Il souhaite s'emparer de pouvoir et de richesse
          Leurs larmes humides fertilisent ses vœux cupides
          Mais le grand Lloyd Barrel vient lui botter les fesses
          Et à coups de tatanes détruire ses rêves perfides !
            Jour je ne sais plus combien.

            Oui, c'est triste à avouer, pour quelqu'un d'aussi fabuleux que moi, le grand Lloyd Barrel, mais je ne parviens pas à savoir à quel "jour" j'en suis depuis le début de la Grande Nuit. À l'instinct, je dirais le dix-huitième... Ou peut-être est-ce le vingtième... Ou bien le centième : impossible de savoir, en fait. Le jour et la nuit sont semblables en tous points, les caisses que je transporte sur mon dos sont de plus en plus lourdes, mon rythme de sommeil et d'alimentation est complètement perturbé, et pour couronner le tout, je suis probablement perdu. Heureusement que je suis un être exceptionnel et voué à une destinée incroyable, parce que sinon, je serais prêt à parier que je ne réchapperai pas de cette marche interminable... Surtout qu'avec la viande séchée si congelée qu'elle en est dure comme du bois que je mange avec parcimonie, ce n'est pas comme si je suis en pleine possession de mes forces. Mais bon, ne dit-on pas qu'il s'agit de la condition des plus grands d'accomplir les tâches les plus ardues ? Question rhétorique : bien sûr que la réponse est oui. Et c'est pour ça que je suis parti chercher des provisions au bateau prisonnier des glaces, parce que seul quelqu'un de ma trempe peut triompher d'une telle épreuve, d'une telle marche... Où chaque pas est plus douloureux que le précédent... Où chaque seconde qui passe peut-être la dernière... Où chaque groupe de gens que je croise essaie de me tuer... Wait, what ? Ces hommes que je rencontre à l'instant sont les premiers depuis que j'ai commencé mon trajet... Ce qui veut dire que... Oh, bordel, on essaie de me tuer ! J'esquive in extremis un coup de couteau qui visait mon magnifique visage, lâchant au passage les caisses de nourriture au sol. Une d'entre elles se brise sous le choc, tandis que je désarme mon hargneux agresseur. Et meeeeeerde... Dire que je m'en suis encombré pendant je ne sais combien de "jours" pour en arriver là... Et le pire, c'est que ça à l'air de galvaniser les autres types qui ne veulent apparemment pas que du bien. Ils sortent toujours du manteau de neige au compte goutte, mais de plus en plus vite. Combien sont ils ? Dix ? Vingt ? Trente ? Je n'en ai aucune idée, malgré mes incroyables capacités d'analyse, tout se ressemblant tellement. Ceci étant dit, ils pourraient être mille que le résultat ne changerait pas : je fumerai tous ceux qui souhaitent s'en prendre de près ou de loin à ma magnifique intégrité physique.

            "Allez venez ! J'ai aucune idée de qui vous êtes, mais je vais tous vous éclater un par un ! Le grand Lloyd Barrel vous attend !", hurlé-je à travers la tempête.
            "Monsieur Barrel ?", demande une voix dont je ne peux identifier le... Le détenteur ? Ça se dit comme ça ? Oh, et puis, merde. Le grand Lloyd Barrel n'a de comptes à rendre à personne.
            "Lui même, en personne, de toute sa splendeur. Qui le demande ?", réponds-je, toujours méfiant.
            "Je m'appelle Tonny, monsieur. Pardonnez moi pour ce que je vais faire mais...", commence l'homme. Affublé d'un nom aussi pourri, à savoir composé de cinq lettres et se finissant par un "y", il travaille sûrement sur Barrel Island. Je n'ai pas le temps d'en perdre à essayer de me souvenir de quelqu'un d'aussi insignifiant, devant esquiver un coup qu'il me porte à mains nues.
            "Mais c'est quoi ton problème, à la fin, débile ?!", hurlé-je à Tonny.
            "Vous n'êtes qu'un traître, Monsieur Barrel ! Nous allons mourir de faim à cause de vous !"
            "De quoi ?! Tu crois que je porte toute cette viande immonde sur mon noble dos pour faire un jeu de paume ?!"
            "Un jeu de paume ? Ignoble ! Vous êtes ignoble de rire de notre malheur ! Nous savons que vous aller garder toute cette nourriture pour votre famille ! Votr... Ta... Ta famille, connard !", s'époumone un autre homme qui vient d'arriver. Mais bordel, qu'est-ce qu'il raconte lui ? Ignoble ? Le jeu de paume ? Le pauvre hère a perdu la raison... Hein, attends, quoi ? Garder toutes les provisions pour nous ? Mais... Mais... Mais... Qu'est-ce qu'il dit ce dément ? Et en plus, il me manque de respect et me traite de connard ?
            "Ferme ta gueule, paysan ! N'ose même pas lever le ton sur ma suprême personne !", crié-je en lui donnant un coup de poing qui l'envoie au pays des songes. Voila qui est bien fait pour lui. Surtout que par le temps qu'il fait, il ne vaut mieux pas dormir dehors...
            "Vous... Vous l'avez attaqué ! Wedry avait donc raison ! Vous vous êtes débarrassé des autres et vous voulez garder toute la nourriture pour vous !"

            Ça y est, j'en ai plein le dos de ce qu'ils racontent. Je ne comprends rien, et pourtant, ce n'est pas faute de manquer d'une fabuleuse intelligence. Juste que... Tout ça n'a aucun sens... En plus, je me fais attaquer par des péquenots qui sont censés travailler pour mon père... Et voilà, j'écoute les autres, j'essaie de les comprendre malgré leur bassesse, et il m'arrive des ennuis. Je fais donc bien d'arrêter sur le champ, et de ne plus écouter que moi même, le grand Lloyd Barrel. Et en ce moment, mon instinct me dit de rétamer tous ces fermiers. Je commence donc à envoyer une série de coups de poings et de blocages tant tous les sens, pour vaincre mes nombreux assaillants... Ce qui se révèle ne pas être d'une grande difficulté, même si deux éléments contribuent à atténuer ma performance martiale du "jour" : le fait que j'ai l'impression de frapper du métal tellement mes doigts sont gelés, et le fait que mes agresseurs réagissent plus comme des animaux que comme des humains. Ceci dit, le grand Lloyd Barrel est invincible, donc c'est du tout cuit. Malgré le froid. Mes frappes pleuvent dans leurs dents, qui pareilles à la neige, tombent, décimant l'équipe de bras cassés qui m'a défié. Ils finissent tous à terre, du sang coulant sur la glace. Une bonne chose de faite. J'en attrape un qui a l'air moins mal en point que les autres par le col et le redresse. Oh, tiens, c'est Tonny. Je le mets à genoux d'une balayette. Il ne mérite pas d'être à ma hauteur quand je lui adresse la parole :

            "Maintenant que vous êtes calmés, dis moi ce que c'est que cette histoire de fous ? Qu'est-ce que t'a dit Wedry ?", commencé-je lentement. Et afin de mettre les choses au clair : "Et tu ferais mieux de me dire la vérité, et ce avec tout le respect qu'un être de ma grandeur se doit d'être témoigné, à moins que tu ne veuilles que le festival continue.", finis-je avec énervement.
            "Wedry est un homme bon... Il nous a révélé que vous voliez la nourriture en cachette pour votre compte, Monsieur votre père et vous, et que vous prétextiez des intempéries climatiques pour que l'on ne se doute de rien... Il dit qu'il parait que vous dressez de somptueuses tablées au Manoir Barrel, et pendant ce temps, nous, on crève la faim ! C'est inadmissible ! Ignoble ! Monstru..."
            "On s'arrête là pour ça. C'est des inepties, ce que tu racontes. On se rationne comme tout le monde, et en plus, on fait tout ce qui est en notre pouvoir pour que personne ne meure de faim !", le coupé-je en pleine gradation.
            "Vous mentez ! Vous vous en foutez de nous !"
            "Euh... Bah... De vous oui, plutôt. Mais bon, une exploitation sans ouvrier, ça ne va pas bien loin..."
            "Vous voyez ! On va tous mourir à cause de vous !"
            "Bref, ta gueule. Dis moi plutôt par où est l'île... Et surtout, où est Wedry. C'est lui qui vous a envoyé à ma recherche ?", demandé-je.
            "L'île est par la...", commence t-il. Il pointe du doigt la direction vers laquelle j'allais. Forcément. Je suis si brillant. Il reprend : "Nous cherchions de la nourriture quand nous vous avons trouvé... Wedry lui, s'occupe de montrer à votre père qu'à force de traiter les autres comme des moins que rien, on finit par tout perdre... D'ici un ou deux "jours" les portes du manoir auront cédé et nos amis pourront s'emparer de toute cette nourriture que vous gardez jalousement pour vous ! C'est fini, la dictature hypocrite des Barrel !"

            Animal pathétique... Un coup de pied bien maîtrisé dans la tête l'assomme. Je charge les deux caisses restantes de nourriture sur mon dos, et repars, à toute allure, en direction de Barrel Island, et plus particulièrement du manoir Barrel. Wedry... Je te savais pas net... Compétent, mais trop louche... Misérable cancrelat... Je sais que tu as une femme et des enfants, mais rien ne justifie cette soif avide de pouvoir. On dit que l'ambition des pauvres ne va pas sans avarice, mais tout de même Mentir aux villageois, des hommes un peu cons mais bons qui m'adulent comme je devrais l'être, moi, le grand Lloyd Barrel, tout ça pour tenter de prendre la place de mon père... Ma future place ! Sois en sûr, Wedry... Si tu oses abîmer ne serait-ce que pour un seul Berry de mon héritage... Je te fais la peau !
              Jour 25.

              "Wedry !", hurlé-je en fonçant sur l'usurpateur.
              "Barrel !", s'écrie t-il en même temps, renversant le bureau de mon père et l'enjambant, le poing droit armé au niveau du visage.

              Coup bloqué et bras dégagé. Je riposte et fais mouche en pleine tête. Wedry profite de son déséquilibre, pour, dans son mouvement de recul, me surprendre avec un magnifique coup de coude décoché dans ma mâchoire. Enfin, magnifique... Toujours moins magnifique que les miens, à moi, le grand Lloyd Barrel. Bref, un partout. Nous remettons de la distance entre nous, et essuyons le léger filet de sang qui coule de nos bouches respectives. J'ai l'avantage sur tous les terrains, cela va de soi... Seulement, contre Wedry, j'ai l'impression d'affronter un ours, un véritable monstre de force brute et d'endurance. Niveau rapidité et technicité, par contre, il laisse à désirer. A moi d'en tirer profit. Je m'élance sur lui, et vise son torse d'un coup de poing avant. Il encaisse sans broncher, juste en lâchant un grognement lourd. D'accord. Ça risque d'être moins facile que prévu... Il tente de me donner un coup de boule que j'esquive en me baissant, plongeant littéralement au sol. Bordel, mais qui peut-être suffisamment décérébré et brutal pour utiliser un coup de boule en plein combat ?! Je m'appuie sur le sol pour éviter de m'écraser, et, à la manière de si j'étais en train de faire une pompe, je me propulse vers lui, lui envoyant un uppercut dans le menton. Suivi d'un coup de coude. Suivi d'un coup de genou. Suivi d'un coup de pied dans son genou, maintenant. Plus rien ne m'arrête. Sauf peut-être son coup de poing que je me prends en pleine cage thoracique. Le coup est appuyé et lourd.

              Bestial.

              Les habitants de Barrel Island, à cause de la peur de mourir de froid et faim, sont devenus bestiaux. Des hyènes, charognardes et folles. Et Wedry, lui, est devenu le lion. Leur roi. Mais pas un beau roi à la crinière blonde et aux yeux majestueux, comme moi, le grand Lloyd Barrel, serait devenu. Non. Sa fourrure est noire, et ses yeux vils. Il respire la puanteur de l'ambition. Il transpire la violence animale et irréfléchie. Il a perdu la raison. Et il frappe. Il me frappe, encore et encore, sans jamais s'arrêter. Et j'esquive, je riposte. Et il encaisse, sans broncher, encore et toujours. Mais il finira bien par céder. Il commence déjà : il perd patience, il veut en finir, il tape de plus en plus de façon désordonnée et brouillonne. La balance des puissances s'inverse, petit à petit. Il perd en force, et je prends le dessus, malgré tous les coups que j'ai bien pu prendre. Je frappe, encore et encore. Bien plus fort. Je lui envoie un coup phénoménal dans le ventre. J'enchaîne sur un crochet dans la tête. Un coup de pied dans la cuisse. Je me retourne pour envoyer un coup dans sa tempe. Uppercut en pleine mâchoire. Et pour finir l’enchaînement... Une frappe du gauche emplie de volonté en plein estomac. Une gauche à en faire pâlir les plus grands boxeurs, accélérée par l'impulsion de hanche et la vrille au dernier moment. Une frappe précise et parfaitement exécutée. Une gauche qui l'étale. Il tombe au sol. Je suis le grand Lloyd Barrel, et je gagne cet affrontement. Il est fini. Je m'approche de lui pour le mettre hors d'état de nuire une bonne fois pour toutes. Je m'approche de lui pour l'assommer, et réduire en cendres ses idées de puissance mal acquise. Il attrape le pied de la table. Il me frappe violemment à la tête avec. Mon sang passe devant mes yeux. Un filet coule sur mon front. Mes paupières se ferment. Je chute et sombre dans l'inconscience... Ou bien dans la mort.

              Clic. Fin de l'histoire.


              Dernière édition par Lloyd Barrel le Lun 9 Sep 2013 - 12:24, édité 2 fois
                Jour je ne sais pas combien.

                J'ouvre lentement les yeux. Collé sur tout le côté droit à une pierre froide, tous mes sens sont engourdis, si bien que lorsque je me relève j'ai l'impression de recevoir un coup de maillet sur une tête déjà bien endolorie. Je dégage les mèches de mes beaux cheveux blonds agglutinés par le sang séché et le gel qui obstruent mon regard, et balaie la pièce dans laquelle je me rends vite compte que je suis emprisonné, la porte étant verrouillée de l'extérieur ? Mais quel "jour" est-ce ? Mais où suis-je ? Dans le manoir Barrel ? Je passe ma main sur mon crâne, et me souviens de ce qu'il s'est passé : le combat contre Wedry, son coup en traître avec le pied de table, sa victoire... Sa victoire ?! Comme si l'invincible Lloyd Barrel pouvait être vaincu ! Je ne sais pas combien d'heures ou de jours j'ai pu rester évanoui, mais une chose est sûre... Wedry a commis une grave erreur en ne se débarrassant pas de moi... Surtout quand la seule chose qui me retient est une vulgaire porte en bois, élément que j'ai pris l'habitude de briser à mains nues pour m'entraîner. Décidément, quel imbécile, ce Wedry ! J'arme donc un coup de poing et frappe le bois... Durci comme de la pierre par le froid. Je m'éclate la main dessus, bien franchement comme il faut. La douleur est difficilement soutenable. Comment se fait-il que j'ai si mal à la main, moi, le grand Lloyd Barrel ? C'est intolérable, inconcevable, impossible même ! Alors, refusant un échec que je ne saurais rencontrer, je m'acharne sur la porte. Et étant donné que force et Lloyd Barrel font plus que patience ni que longueur de temps, l'armature cède, me libérant finalement et me permettant de réaliser que je n'étais retenu captif dans les sous-sols de ma propre demeure, mais dans la cave d'une masure abandonnée du village, dont je sors. Désormais à la merci des courants d'air froids, ceux ci ne se gênent en rien pour venir rapidement transir chacun de mes os. Mais qu'importe, car je suis en vie et, même si je n'ai jamais douté de mes exceptionnelles compétences, cela suffit à réchauffer ma volonté de faire payer Wedry pour ce qu'il à fait. Prépare toi, imposter, le grand Lloyd Barrel arrive, et cette fois je ne te ferai pas de cadeau.

                "Qui va là ?", m'apostrophe une voix dans la "nuit" et la tempête qui m'entourent, alors que je passe le pas de la maison ou j'étais prisonnier.
                "Le grand Lloyd Barrel !", m'écrié-je à pleins poumons, peut-être un peu trop fort tant je suis heureux de me retrouver à nouveau à l'air libre. Je marque une pause, puis reprends doucement : "Fichtre, je n'aurais peut-être pas du le crier si fort..."
                "Il s'est évadé, il faut l'arrêter ! Et prévenez Wedry !"
                "Oh, et puis merde, pour la discrétion ! Ramenez vous, je vous éclate !"

                Au compte-goutte, ils apparaissent dans mon champ de vision, sortant des ténèbres de la nuit d'une manière des plus effrayantes il faut l'avouer. Mais je n'en ai que faire : je suis le grand Lloyd Barrel, et même si à chacun de mes mouvements de tête j'ai l'impression qu'une bille de plomb roule d'un côté à l'autre de mon cerveau (sûrement à cause du traumatisme) je ne me laisserai pas attraper par cette bande de vermine, bons uniquement à me cirer les chaussures. C'est en tout une trentaine d'âmes rongées par le sel, le gel et l'obscurité à qui je fais désormais face. Et qui commencent à m'insulter. Les propos fusent, les crachats également. Autant de marques d'irrespect que je ne peux tolérer, et que je vais vite corriger. Mes dents ses serrent, mon regard devient dur, et, au fur et à mesure que la colère ne cesse de s'intensifier en moi, ma veine temporale est de plus en plus gonflée. Moi aussi, je suis gonflé. Gonflé de ces vermisseaux qui mangent à tous les râteliers, ne sachant pas à quel sein se vouer et sans s'en préoccuper... Gonflé de devoir me battre, seul contre tous, parce que tous ont décidé de ne plus se fier à la famille Barrel. Gonflé de voir ces misérables qui, il y a peu encore, me lançaient flatterie sur flatterie et qui désormais veulent ma mort, tout ça parce qu'un homme des plus détestables leur a empli la tête de mensonges. Ils veulent faire de moi leur bouc émissaire ? Je vais leur montrer que le bouc c'est l'alpha du troupeau, je vais leur montrer que le bouc peut représenter le diable et le combat... Ils veulent faire de moi leur bouc émissaire, moi, le grand Lloyd Barrel ? Je serai leur bête noire.

                "Tuez le ! Tuez ce fils de catin !", s'écrie celui qui semble être le "chef" improvisé du régiment d'imbéciles qui tentent de m'arrêter. Cette insulte, cette dernière insulte, c'est la goutte d'eau qui fait déborder le vase. Je m'approche de lui en marchant lentement, mais en laissant la tension être palpable dans l'atmosphère glacée de Barrel Island. J'avance doucement, mais mon aura écrase les leurs. Personne ne bouge.

                "On avait dit...", commencé-je lentement.

                Je lui envoie un coup de poing fulgurant en plein dans le ventre, qu'il n'a même pas le temps de voir venir. Son corps se plie en deux sous l'impact, propulsant sa tête pile à la bonne hauteur pour ce qui va suivre.

                "Pas..."

                Un baiser passionné, torride, appuyé entre deux lèvres qui ne se décollent plus tant le choc initial est rude : mon genou et son nez se rencontrent. Une gerbe de sang s'échappe de son cartilage nasal explosé. Son dos se cambre, et le voila reparti en arrière.

                "Les..."

                En faisant un très rapide tour sur moi-même, je viens faucher ses appuis en lui balayant sa jambe avec la mienne, lui assénant un terrible coup de pied dans le tendon d'Achille. Il chute lourdement au sol, sur le dos.

                "Mamans !", hurlé-je, donnant un aperçu de la conclusion de cet enchaînement.

                Ayant terminé ma rotation, je lui abats le talon de mon autre jambe en pleine poitrine, craquelant légèrement le sol sous lui et lui faisant expulser une grande quantité de sang par la bouche. Au moment de porter ce dernier coup, mes poings sont serrés comme ils ne l'ont jamais été, comme s'ils s'agrippaient à quelque chose et qu'ils ne voulaient pas le lâcher. La victoire ? Peut-être bien. Tandis que je décolle ma botte du torse de l'insecte que je viens d'écraser, en injuste divinité toute-puissante, le compteur baisse d'un cran dans ma tête. Plus que vingt-neuf à massacrer. Et, les cheveux aux vents, alors que le givre se dépose délicatement sur ma peau, je m'élance, poings en avant. Ce combat est l'avant dernier que j'ai à mener. Wedry... Prépare toi, enrobe toi de haine et drape toi dans les mensonges comme tu sais si bien le faire... Mais sache qu'aucune de ces armures rouillées ne bloquera mes frappes...
                  Jour je ne sais pas combien, encore.

                  "Zéro.", clamé-je lorsque le dernier tombe finalement au sol, inconscient. Je suis fatigué, j'ai combattu dans le froid et l'obscurité, j'ai pris des chocs, j'ai ressenti de la douleur mais... Mais finalement, au centre de cette spirale de corps allongés, seul moi, le grand Lloyd Barrel, tiens encore debout. Je regarde ces êtres méprisables qui gisent et gémissent au sol. Voila, voila le prix de leur trahison, qu'ils paient amèrement. Et encore, il s'agit d'un prix d'ami, d'une offre faite parce que ces imbéciles n'ont pas conscience de leurs actes. Ils ne se rendent pas comptent qu'ils sont manipulés par un Wedry que la folie détruit peu à peu, et dont l'ardoise, lui, ne sera pas effacée. Pas de ristourne, pas de compromis : il devra répondre de ce qu'il aura essayé de faire... Et je lui ferai d'abord comprendre à coups de poings. Je ne le tuerai pas, car tuer c'est la marque des faibles, mais il souffrira suffisamment pour vivre le restant de sa vie avec le regret d'avoir défié la famille Barrel, usant de stratagèmes tous plus vils les uns que les autres. Et puis... Je passe ma main sur le sommet de ma tête, qui me fait toujours un mal de chien. Et puis... J'en fais une affaire personnelle. Je fais craquer mes phalanges, et crache par terre, puis me dirige à toute allure vers le manoir Barrel. Connaissant Wedry, il doit toujours y être, accoudé sur un bureau qu'il ne mérite pas, sur le bureau de mon père. Mon père... Père ! Merde, où est-il ? Je ne l'avais déjà pas vu avant mon premier affrontement contre Wedry... Peut-être que lui aussi à été capturé et enfermé dans le village... Toujours que je ne peux rien faire sans lui.

                  "Où est mon père ?", demandé-je en attrapant un de villageois qui rampe à mes pieds et que je viens tout juste de rétamer, en l'attrapant par le col. Décidément, ça devient une habitude chez moi.
                  "J-je... Je dirai... Rien du tout...", laisse t-il s'échapper, ne se remettant visiblement pas encore de tous les coups qu'il a encaissé.
                  "Je pensais avoir été très clair...", commencé-je. J'arme le poing en direction de sa tête et reprends : "Je repose ma question : où est mon père ?"
                  "Si tu crois me faire peur, avec tes menaces à deux berry... Wedry nous tuera si on parle, je ne vois pas ce que tu peux faire de plus..."
                  "Oh, mais crois moi, petite raclure, il y a bien pire que le trépas..."
                  "Tu ne vas quand même pas me torturer... ?", demande t-il, la mine basse.
                  "Inter arma silent leges...", murmuré-je dans un premier temps, en guise de réponse. Puis, voyant son silence d'incompréhension, je m'abaisse à lui expliquer : "J'aurais du m'en douter... Je traduis, pour un inculte tel que toi : en temps de guerre, les lois sont muettes."
                  "Je résisterai !"
                  "Mundi placet et spiritus minima..."
                  "Et ça, ça veut dire quoi ?"
                  "Ça ? Ça n'a aucun sens mais on pourrait très bien imaginer une traduction du type : le roseau plie, mais ne cède... Qu'en cas de pépin... Ce qui ne veut rien dire non plus...", réfléchis-je en me frottant la barbe. Ça ne m'enchante pas vraiment de devoir lui imposer ça mais, pour rester dans les proverbes... Il n'y a pas cinquante manières de combattre, il n'y en a qu'une : c'est d'être vainqueur.

                  "Pitié ! Haha ! Pitié ! Arrête ! Haha ! Je vais mourir !"
                  "Il manque les formules de politesse !", hurlé-je.
                  "Pitié... Hahaha ! Monsieur Lloyd Barrel ! Hahaha ! Arrêtez !", m'implore t-il, les yeux trempés de larmes.
                  "Mieux ! Où est mon père !"
                  "Haha ! Il est retenu... Hahaha ! Dans le manoir... Hahaaaaarrêtez ! Je vais me pisser dessus si vous continuez ! Haha !"

                  Les chatouilles aux pieds et aux aisselles, surtout par cette température, sont un véritable supplice pour l'homme, qui crache sans se faire prier les informations dont j'avais besoin, après seulement une vingtaine de minutes. Je compatirais presque pour lui, s'il ne m'avait pas si mal parlé auparavant. Mais bon, comme je le disais tantôt : à la guerre comme à la guerre... Je le laisse s'affaler parterre, faisant retomber sans forcer sa tête sur le sol. Je crois qu'il essaie de me dire quelque chose, au moment ou j'abats mon poing sur lui, pour terminer le travail et l'assommer pour de bon, quelque chose du style "tu paieras pour ça". Et je ris à ses paroles. Pas autant que lui durant la séance de torture, mais je ne peux tout de même pas m'empêcher d'émettre un ricanement nerveux. Wedry souffrira bien plus que ça. Lorsque je le livrerai à la marine, ses os seront en charpie, en fondue. En fondue... Ce que je donnerais pas pour une bonne fondue, justement... Je me ressaisis et chasse l'appel du ventre de mon esprit, malgré ses gargouillements incessants. Cette histoire n'est pas encore terminée. Et moi, le grand Lloyd Barrel, en bon héros qui se respecte (et que l'on respecte, surtout) sais que le banquet à toujours lieu à la fin du récit. Alors je pars en courant vers le manoir Barrel, en me priant pour qu'il ne soit pas trop tard pour mon père bien-aimé...

                  J'arrive finalement aux portes des jardins qui me barrent fièrement l'accès, cadenassées par au moins deux mètres de chaines. L'enfoiré... Il s'est barricadé dedans, et, au vu du gel qui recouvre les maillons d'acier, depuis pas mal de temps. Au moins deux ou trois "jours". Ce qui expliquerait pourquoi j'ai si faim, et si soif... Et que je suis si fatigué... Bordel. Il faut que je tienne, malgré le fait que mes muscles soient contusionnés et engourdis, que le froid me glace jusqu'au plus profond de mon âme et que ma tête me fasse souffrir le martyr. Et ces lèvres gercées, ce gosier sec, cet estomac creux, ces yeux plissés et fatigués de ne voir que du noir et cette peau... Ma belle peau qui ne bronze pas un brin... Il faut en finir, et vite, sinon, je sens que je vais craquer. Je prends mon élan, et, d'un immense bond, parvient à m'accrocher au sommet du mur d'enceinte. Avec autant de grâce que possible (c'est-à-dire le strict minimum), je me hisse tout en haut et retombe dans les jardins du manoir. Mon regard se pose sur les perce-neiges en fleurs, et cette simple vision suffit à me regonfler à bloc, moi, le puissant, le magnifique, l'incroyable Lloyd Barrel. Et maintenant que le cœur y est à nouveau, je vais pouvoir faire cracher des bulles à cet imposteur de Wedry ! Cependant, lorsque j'arrive au pied de l'édifice, je me mets bien vite à déchanter. Toutes les vitres sont explosées, et les portes sont légèrement entrouvertes : le froid s'est installé à l'intérieur, sûrement après s'y être rué comme la misère sur le pauvre monde. J'espère qu'il n'est pas trop tard.

                  Je pénètre finalement à l'intérieur. Tout est étrangement calme, serein, couvert de givre, tandis que de minuscules flocons tombent par les fenêtres ouvertes contre leur gré. A chaque pas, le plancher craque, perçant brutalement le silence. Je m'engage dans le grand escalier, pour monter vers le bureau de mon père. Une fois devant la porte, je l'ouvre et rentre. Et c'est un Wedry à moitié mort que je retrouve encastré dans le fauteuil de velours rouge sur lequel trône habituellement mon paternel. Sa barbe est remplie de gel, sa peau arbore des reflets bleutés, et les traits de son visage sont bien plus creux. Il est frigorifié, à la limite de l'hypothermie et de la sous-nutrition. Et surtout, il a une large écharde de bois plantée dans le ventre. Sûrement père qui s'est défendu.

                  "Barrel...", laisse t-il s'échapper lentement.
                  "Wedry...", commencé-je. Je reprends, en m'avançant vers lui : "Quelle fin pitoyable..."
                  "C'est vous qui méritiez cette fin... Toi et ta famille..."
                  "Tes mensonges, ta cupidité et ton ambition t'ont perdu, Wedry. C'est tout ce qu'il y a à retenir. Ne t'as t-on jamais dit que bien mal acquis ne profite jamais ?", dis-je simplement. Il grogne.
                  "Et toi ? Un simple gamin égocentrique, menteur, imbu de sa personne comme pas deux... Enlève donc ton nom et que te reste t-il ?"
                  "Ma beauté, ma fortune, ma force, ma sympathie, et surtout ma modestie.", réponds-je. Sans mentir, bien sûr.
                  "Je connais des gens qui n'ont rien de cela et qui sont dix fois plus méritants que toi... La seule chose pour laquelle tu te bats c'est toi."
                  "Oui. Et c'est pour ça que je ne me battrai pas pour toi, Wedry.", finis-je doucement en me retournant vers la sortie, laissant le quadragénaire mourir à petit feu.
                  "Tu es pareil que moi, Lloyd ! Seule la naissance nous différencie ! Sans ça nous sommes pareils, exactement pareils ! Et tu finiras comme moi !", toussote t-il en crachant du sang.

                  Je tourne une dernière fois la tête vers lui. Je le discerne de mieux en mieux. L'obscurité se fait à peine moins prononcée, mais je le remarque quand même.

                  "Non, Wedry. Il y a une différence essentielle entre toi et moi. Moi, je vis un rêve, et toi tu rêve d'une vie."

                  Et je sors, alors que le soleil se lève finalement, allant vers la pièce où mon père, blessé est détenu. Après l'avoir libéré, nous sortons du manoir et nous tenons fièrement devant une île que nous avons reconquis. Alors, lorsque les rayons de cette aube tant attendue illuminent des mats de bateaux qui s'approchent de la côte de Barrel Island, un arborant le pavillon de la marine, nous savons que c'est terminé. Je sais que j'ai triomphé, moi, le grand Lloyd Barrel.

                  Oui Wedry. Ce n'est pas comme ça que je mourrai, parce que j'en ai décidé autrement. Et si tu ne décides pas de ton destin c’est ton destin qui décide pour toi...