Dernière édition par Lilou B. Jacob le Lun 12 Aoû 2013 - 22:13, édité 1 fois
A bon chat, bon rat.
Je suis l’enfant du séisme.
Je suis celle qui vient de la colère, de la haine, de la rage. Je suis la fureur aux creux même de la terre, qui déchire et qui peine des pays entiers. Je suis violence, sècheresse, terreur. Je suis l’enfant d’un homme impalpable, intouchable, dans mes souvenirs. Je suis l’enfant de ces souvenirs. De ce qu’il est, de ce qu’il représente. Je suis sa fille, sa marque sur le monde. Je suis le continent qu’il laisse à la dérive, je suis la terre qu’il change, qu’il crée, qu’il façonne à sa manière. Je suis le monde qu’il a fait grandir en son sein, qu’il a modifié à force de chagrin. Je suis son courroux mal avisé et ses colères inexpliquées.
Je suis l’enfant du séisme.
De l’homme sans qui je n’aurais pu être ce que je suis, et sans qui je n’aurais de toute façon jamais été. Il marque, au plus profond, d’une empreinte, presque une fissure, visible et sensible toujours, parce que toujours vivante. Fissure qui tremble souvent, qui hurle, qui saigne, comme une cicatrice qui ne veut pas, qui ne peut pas, se refermer malgré les soins.
Je suis l’enfant au creux de la colère, que la colère a forgé, et que la colère continue à travailler, à grand coup de masse sur un fer chauffé à rouge. Je suis l’enfant qu’on a réussi à enfermer et qui tourne maintenant dans une cage trop étroite pour contenir cette fureur, trop solide pour me laisser sortir. Celle qui fait trembler ces barreaux par des éclats de voix, celle qui ne peut supporter cette attente, insoutenable lorsqu’on y pense, insoutenable parce que la vie défile et le temps s’enfuit, et que le temps il n’y en a déjà plus... Parce que le mal sillonne toujours, comme un serpent à travers le sable du désert aride, cherchant de la fraicheur, s’installant dans les coins ombrageux. Un mal que je ne peux arrêter de ma place, un mal qui sévira toujours tant que je resterai à l’ombre...
Je suis celle que l’on regarde derrière des barreaux et qui n’attend qu’après la liberté. Qu’après un mouvement, qui fera bouger des contrées entières et trembler la terre. Celle qui attend parce que le temps fait des siennes. Il file entre mes doigts, comme le sable de ma prison, il file sans que je ne puisse le retenir, là où la vie d’un autre ne tient qu’à moi. Qu’à ma volonté. Qu’à cette putain de volonté qui pourtant ne me fait pas sortir de mon trou.
Dans ma prison, je suis affamée et affolée, assoiffée et en colère. Mais dans ma prison, je suis captive et je ne vois aucune porte de sortie.
Enfant du séisme.
Enfant de la colère. Celle qui se demande ce que ferait son père dans de telles circonstances. Mais celle qui ne trouve aucune réponse. Parce qu’elle n’est pas aussi libre que son père, parce qu’elle a des chaines qui la tiennent parmi les siens. Les humains. Comme elle, la presque humaine. Et que ses chaines qui tintent à ses pieds l’empêchent de briser ces fers, ces barreaux, cette prison, pour accomplir ce qui doit être accompli.
Et alors qu’elle cesse enfin, que la colère retombe, comme un séisme passager qui a fini de ravager, quelque chose la quitte. Peut-être qu’après tout, peut-être que tout ça, c’est comme le vent. Ça n’est rien. Et peut-être que sa vie ne doit pas être sauvée. Peut-être que je n’y pourrais rien, et peut-être qu’ainsi les choses doivent être.
Mais alors qu’elle se résout presque à accepter cette condamnation à mort, une voix à l’intérieur, dans son torse, dans son cœur, gronde de colère. Indomptable, elle n’écoute ni la raison ni la sagesse d’une pensée ou d’une logique implacable. Il n’y a rien que la volonté ne puisse faire, rien qui ne puisse la retenir, rien qui ne puisse l’arrêter. Et elle se veut ainsi. Elle se pense ainsi.
Je me pense.
Mais penser ne fait pas plier les barreaux de ma cage, ne fait pas sauter de serrure, ne brise pas des murs. Penser est force, mais pas assez pour me sortir de cet enfer étriqué et sablonneux. Alors je me relève, et je crie. Avec force, comme un séisme qui agite la terre jusqu’à ses fondements même. Et je crie. Et peut-être que ça changera le monde.
Et peut-être.
Je suis l’enfant du Volcan.
De celui qui gronde, sourd, qui brûle tout sur son passage. Un cratère de magma en fusion dont les mains n’ont fait que détruire depuis le début, et qui continueront jusqu’à la fin. Je suis la fille de cet enfer-là, parce que c’est de lui que je viens, c’est de lui que je vis. Je suis l’enfant de cette flamme qui brule la mèche par les deux bouts pour achever cette vie qu’il s’est fait lui-même.
Une prison de haine dans un monde déjà ruiné. Un monde de chaos sur une terre de désolation.
Mais je suis la flamme qui a grandi très loin de son antre, et qui diffère. Brulante, certes, mais pas destructrice. Et je me plais à croire que je suis cette flamme capable de changer un brasier entier, un incendie. A le calmer, à l’apprivoiser, à le guider. Que parfois, un volcan peut entendre les plaintes d’une flamme qui manque de souffle, et le lui ramener pour qu’elle vive. Parce que derrière mon masque de surprise, c’est l’espoir qui renait, comme une flamme qu’on rallume avant qu’elle ne s’éteigne.
Shell est là.
Eloigne-toi et ferme les yeux.
J’obéis en me recroquevillant sur moi-même, et le son que j’entends m’est familier. L’acier des barreaux se tord sous le feu ardent d’un chalumeau en pleine action. Le bruit est strident et attire les foules. Lorsque les premiers barreaux sont tombés, il est déjà trop tard pour que les autres me retiennent. Les gardes rentrent en trombe dans ma cellule en hurlant de ne pas bouger, de ne rien faire, et restez là, vous êtes notre prisonnière… Mais je me jette par la fenêtre et m’accroche au cou de l’homme qui me retient en m’entourant d’un bras, avant de lâcher sa corde et narguer mes geôliers.
Nos pieds touchent terre, il me somme de courir. Et je file en agrippant sa main de toutes mes forces, comme si elle était ma seule chance de salut, mon seul souffle d’air là où je pensais m’éteindre. L’alarme est donnée dans la prison, puis dans la ville, mais c’est loin de mes poursuivants, à l’abri des regards, que je reprends mon souffle et me cache avec lui.
Enfuis-toi.
Sa voix d’ordinaire moqueuse est autoritaire, ferme. Je sens sa poigne autour de mes bras chétifs, de l’homme qui me retient en m’ordonnant de partir. Son visage sérieux m’inquiète, il a cet air anxieux et presque paternel, que je vois comme paternel, qui me fait peur. Il jette un coup d’œil en arrière, souffle. Cette évasion est la pire des choses possibles, elle nuit un peu plus à ma réputation. Mais au fond, elle est une bénédiction pour Jörg, pour sa vie, qui reprend aussi du souffle.
Sauve-toi.
De tous, mon père est le dernier que je m’attendais à voir. Parce que c’est lui, l’indépendant, l’intrépide, le solitaire, le grondant. Parce que c’est lui, ce volcan en constante éruption. Parce qu’il est ce magma en fusion qui ne répond qu’à ses humeurs bouillantes. Mais c’est lui qui me fait face, qui me colle entre les mains un bout de papier que je regarde sans regarder, mais qu’il me décrit comme ma porte de sortie à toute cette galère. Je ne saurais dire si je dois le croire, si je peux. Tout ce que je sais, c’est que mon cœur bat si fort à mes tempes qu’il me fait mal, et que le temps presse toujours. Pourtant, mes jambes ne veulent pas bouger, elles veulent que je reste en face d’un homme qui m’a faite comme je suis, qui a sauvé ma liberté…
Je suis l’enfant du Volcan, qui malgré elle, reconnait en son père, pourtant monstre vindicatif et colérique, un être qui lui redonne une nouvelle fois la liberté de vivre…
Sauve ce qui t’est cher.
Jörg. Mon père. Salem. Oswald. Ma vie avec eux. Ma famille. Eux. Mes yeux le quittent et sans dire un mot, mes jambes se mettent en mouvement. Sauver ce qui m’est cher. La prunelle de mes yeux… Et j’ai couru... J’ai couru jusqu’à sentir tous mes muscles brûler, jusqu’à sentir dans mes veines de l’acide sulfurique à la place du sang. Puis, j’ai couru encore…
Je suis fille de la cendre.
Ephémère, c’est sur sa route que renaissent des ruines et se remontent des civilisations entières. Elle crée après la destruction, aide la nature à reprendre ses droits, aide l’homme à se reconstruire après le carnage. Elle recouvre et soigne les plaies encore vives d’un passage volcanique.
Je suis fille de la cendre.
Passeur momentané, il est fugace et disparait sur les ailes du vent, sous la chaleur du soleil, sur la terre même. Elément d’un instant, fragile et précaire, momentané mais illustre, il est pourtant oublié, alors qu’il est l’équilibre même de toute chose et de toute vie au sein d’une terre déséquilibrée jusque dans ses fondements. Il est le balancement sûr d’une horloge réglée, il est le temps qui s’écoule entre les mains, glisse entre les doigts, mais marque la peau d’une trace presque invisible mais grisâtre, d’une sensation sèche, d’une odeur âcre.
Comme cette odeur que j’ai dans la tête, comme au fond du cœur, en fonçant tout droit vers un affrontement maintenant inévitable. Acre, comme la vie même. Le palpitant battant à cent à l’heure contre sa cage, cherchant le souffle et la liberté à travers une respiration affolée.
Comme cette trace que je garde sur la peau lorsque je tire à la volée la grande porte en acier sali, témoin des évènements, preuve des méfaits. Mains à présent rêches, cherchant à travers cette immense pièce sombre un signe d’une vie quelconque.
Comme cette sensation qui me traverse lorsque la plainte d’un presque ami me parvient d’où je suis. Je fonce dans la pénombre sans prendre le temps de réfléchir à ce qu’il peut m’arriver. Je sais où je vais en allant ici. Je sais où je me perds, ce que j’y perds.
Et Jörg ne fait que me le répéter, entre deux suppliques qui m’arrachent un frisson. Mes mains tirent sur ses liens trop serrés qui ont entamé sa chair, elles passent sur son visage ensanglanté, elles ne font que constater l’horreur de la situation. Ses mots ne me parviennent pas, parce que le grondement sourd de mon cœur prend le dessus. Il s’affole, s’agite, frappe comme un tambour menant une armée entière jusqu’à la destruction. Dans cette fanfare magnifique, la haine accompagne le mouvement d’un grincement strident. Ni pitié, ni pardon, alors que mes mains se recouvrent du sang de mon héros.
Tic-tac, tic-tac.
Je me retourne en relâchant Jörg, et derrière moi, la silhouette d’un jeune homme se dessine. Il continue ce qu’il faisait, s’approchant de moi. Plus précisément, les détails apparaissent : des cheveux gris cendrés, pâle, dur, un œil rougeoyant fait son apparition lorsque je plisse les yeux pour mieux le voir. Un sourire s’étire sur ses lèvres alors que tintent dans ses mains des chaines en acier. Son pas lourd m’indique que sa jambe gauche est aussi résistante que le plus dur des métaux. Il approche toujours, jusqu’à n’être qu’à un mètre de moi. Je fais face, je me redresse, les sourcils froncés, la mine sérieuse. Mon souffle se calme, mon cœur ralentit la cadence, tranchant l’harmonie de la fanfare démente…
C’est ton temps qui s’enfuit, Lilou.
Je n’ai ni armure ni arme, je n’ai ni protection ni renfort. Je ne peux compter sur personne à présent. Cette situation fait écho avec Drum. Drum. Putain de Drum. Mais pourtant, la différence est nette dans ma pensée. Je n’ai jamais autant détesté, autant haï, autant eu envie de détruire qu’à l’instant même. L’écho se réverbère plus loin que Drum. Il touche au fin fond de mes origines sur cette foutue planète. Ni pitié, ni pardon. Devant cet homme que je sais être Daniel, l’homme de main de Vassilii, je n’ai qu’une envie. L’écraser, le briser, le broyer. Lui rendre au triple ce qu’il a fait à Jörg. Pas forcément par amitié, parce que pour une fois, il y a en moi quelque chose de profondément inhumain qui réclame la douleur, la peine, la haine. Elle crie, elle hurle comme un lion rugit.
Je suis fille de la cendre et je ne sais pas dans quoi je me suis embarquée, ni quand les choses ont à ce point dégénéré.
Mais je suis fille de la cendre et avant la renaissance vient le chaos.
Et avant la cendre vient le volcan.
Je suis sœur de la Terre.
Cette force fixe du monde. Immuable, qui connait le chaos et qui le subit et qui y survit. Elle se renouvelle sans cesse, renaissant de ses propres cendres pour aller de l’avant. Toujours de l’avant. Toujours plus loin, plus fort et plus longtemps. Un monde entier crépite sur sa surface, un monde magnifique qui revient lorsqu’il est détruit. La terre est une mère immortelle, qui jamais ne ploie devant les années, qui jamais ne perd contre tous les autres éléments de la nature. Sur le long terme, elle n’en ressort que victorieuse. Le vent ne lui fait rien. L’eau l’effleure à peine. Si le feu la ravage, elle n’en revient que plus forte.
Même le temps ne fait que la frôler. Elle est illustre, divine, éternelle. Et elle tourne toujours là où je m’arrête parfois.
Une force comme toi, Salem. Une force de ton envergure qui jamais ne recule devant l’affrontement. Raisonnée, attentive, patiente, douce. Une force admirable qui conquiert, s’étend, érige, crée. Renait constamment de ses cendres. Comme toi, Salem. Parce que c’est ainsi que je te vois et ainsi que tu es. Finalement, tu es peut-être même mieux. Sur le dos du vent, ton nom se répand aux quatre coins de la terre, et tu es aussi divin qu’immortel maintenant. Et tu es ce que tu es, et j’espère pouvoir être plus forte pour que tu sois fier de moi. Mais je ne suis que cette sœur, et il n’y a rien en moi d’illustre, de divin, ni d’éternel.
Mes faiblesses ne sont que plus visibles à chacun de ses coups. Les chaines me font tomber, mes maladresses s’affichent et le sang finit par couler. Il est rouille face à un adversaire d’acier. Mes faiblesses sont à même ma peau, comme des néons dans la nuit qui ne demandent qu’à être éteints. Si simple. Aussi simple qu’une flamme que l’on souffle pour la tuer. Mes faiblesses sont ce que je suis au plus profond, et au fond de tout ça, il n’y a plus la force que j’avais tantôt. Le volcan est retombé bien trop vite, en même temps que la douleur qui est venue, et l’espoir m’a quittée parce qu’un je ne sais quoi a arrêté de croire en moi.
Je suis sœur de la Terre.
Et je tremble, je défaille souvent. Je ploie sous la puissance de certains, je ploie et je plie et je romps et je tords. La preuve s’étend dans cet affrontement qui dure. Pour moi depuis trop longtemps. Les secondes ne sont que supplices sur supplices. Les minutes de la torture à l’état vif. Mais pour lui, qu’un nectar délicieux duquel il se délecte avec plaisir. Dans cette débauche de violence, Daniel y trouve son compte. Là où je me raccroche à tes branches, Daniel est le fils du chaos, l’époux de la destruction, le frère de la haine même. Et j’ai cette désagréable impression que je ne fais pas le poids dans cet enfer là…
Mais je me raccroche à toi et à l’image que je veux que tu aies de moi. J’essaye d’être force malgré la douleur et les rires qui résonnent dans l’immense pièce. Malgré le sang et les os trop souvent brisés qui me hurlent d’arrêter. Malgré ma protection de volonté qui se brise quand même sous les coups de l’acier contre la chair.
J’ai souvent hurlé, Salem. J’ai souvent hurlé de douleur. J’ai souvent hurlé au point d’avoir envie d’en crever. Mais rien de comparable à ce que je ressens maintenant, à l’horreur du plaisir que trouve l’un quand l’autre souffre à ce point. Du genre à faire passer mes démons pour de vulgaires ombres dans la nuit. Pour de vulgaires cauchemars d’enfant. Mais je me relève quand même et j’essaye toujours, en me raccrochant à ce que je suis et à ce que je pourrais être. Et je cogne, comme jamais j’ai cogné, pour le besoin de vivre. Le craquement de mes propres phalanges n’est qu’une énième dose d’adrénaline qui m’oblige à rester consciente. Et pourtant, l’acier ne change pas. Il reste fixe, parfait, lisse. Et son sourire, lui, ne bouge pas. Il s’agrandit même parfois.
Mais le temps travaille le corps, et la douleur qui va avec. Il use les nerfs, il assèche les larmes. J’ai arrêté de hurler à ma troisième fracture et j’ai pensé à abandonner.
Finalement. Je pense.
Mais maintenant, c’est toi que j’épouse de mon corps entier qui ne supporte plus rien, ma terre, et c’est sur toi que je me love. Parce qu’il y a une fin à tout, et à toute chose, et c’est devant le chaos que je plie, parce que parfois je n’en ai pas la force, et souvent je suis faible. Alors, je me love.
Pour perdre enfin, pour mourir parfois.
Je suis sœur du Soleil.
Un instant de répit qui ne dure qu’une seconde et qui m’apparait comme une heure entière. Une heure entière où j’ai le temps de penser à lui, et à lui, et à lui mon soleil dans la nuit. C’est peut-être de ça que j’avais besoin. Simplement d’une heure au soleil en sa compagnie. Une pause dans ce long voyage qu’est ma vie, long voyage fait de hauts et de bas, mais surtout de bas, et d’avancées dans l’ombre, de tunnel sinueux. Et ce soleil est une bénédiction dans l’ombre, dans celle dans laquelle je suis, dans celle où je me love lorsque je tombe.
Mais toutes ces choses, il les connait mieux que n’importe qui, et il les sait pour ce qu’elles sont. Et c’est peut-être ce dont j’avais besoin depuis tout ce temps-là… Quelqu’un qui sait ce que je suis et qui m’aime quand même.
Un soleil dans la nuit. Une pensée dans l’ombre.
Alors je me relève, avec une volonté neuve et incontrôlable, même pour moi qui la possède… Et je l’écrase sans le toucher. Je l’écrase parce que c’est lui ou moi, et que j’ai choisi de ne pas me faire broyer par cette machine trop proche du monstre, plus que de l’homme. Je me relève et je suis ce que j’aurais dû être depuis le tout début. Je ne sais pas pourquoi j’ai posé le genou à terre, je ne sais pas pourquoi j’ai cédé du terrain là où, d’ordinaire, je n’en aurais pas démordu. Mais ma haine est palpable et mon envie de vivre encore plus. Et elle tombe, comme une chape de plomb sur les épaules d’un Daniel qui se surprend à avoir peur. Soudainement, le plaisir qu’il tirait de cette volonté à faire souffrir l’autre s’efface, se retrouve comme absorbée par ma propre volonté…
Je suis sœur du soleil…
Et je veux vivre, putain… Je veux vivre !
Le combat reprend comme il aurait dû être. Un combat pour la vie où les deux camps sont à armes égales. Et Daniel n’en revient pas, retente son assaut, retente sa domination par la souffrance. Mais je ne cède pas, et mon haki non plus. Parce que je suis reine ici, et c’est sur mon royaume qu’il empiète. Comme un lion qui hurle dans mon cœur, comme un volcan prêt à exploser, comme un séisme qui tonne, comme une terre qui s’ébranle pour se recouvrir de cendre… C’est se jeter dans le vide en hurlant « Jerronimoooo ». C’est ce que je fais. C’est ce que tu m’as appris à faire, et c’est pour ça que l’on t’appelle ainsi. Tête brulée que tu es, cramant la mèche de ta propre vie par les deux bouts. Tu brilles comme jamais tu n’as brillé avant, et dans ma tête, j’ai les meilleurs souvenirs de toi.
Tu aurais pu continuer à me retenir, tu sais. Je serais sûrement restée. Pour toi, Jerro.
Mais il est trop tard pour y songer, parce que le vent tourne, et le temps s’enfuit. Daniel avait raison sur un point : oui, le temps s’enfuit. Vite. Il court à en perdre haleine, ne laissant que peu de répit. Mais une seconde et une pensée sont une bénédiction dans le chaos et ça, on ne me le prendra pas. Et mise à part en me brisant les phalanges, déjà brisées de toute façon, il ne me fera pas lâcher ma vie, mes convictions, mes croyances. C’est à deux mains que je m’accroche, à la force de mes doigts, que j’écrase contre ses dents avec tant de véhémences qu’elles craquent. Le sang gicle. Son sang. Et ma chair entamée ne crie plus, elle réclame vengeance.
Mon souffle s’apaise, fume, mon cœur cogne fort, si fort. Et dans un dernier assaut, je le mets à terre et le frappe, parce que je suis faible mais que je n’en ai plus le droit. Et mon cœur, toujours mon cœur, mais c’est au sien que je m’accroche, à une main qui frôle une chose qui vit et qui sursaute...
Et c’est les derniers souffles d’une vie, les derniers moments de l’espoir qui s’échappent, en même temps que ma main serre ce cœur encore vivant mais plus vraiment, et qui finit par n’être que mort.
Je suis femme du Vent.
Parce que je ne peux être rien d’autres dans ces décombres. Ma main se retire de cette carcasse sans vie et je ne peux m’empêcher de la regarder. Ni avec envie, ni avec dégout. Il y a au fond de moi une certaine incompréhension. Je l’essuie sur mon T-shirt déjà sali par mon propre sang. Mais l’hémoglobine est sous mes ongles, et qu’importe combien j’essaye de la faire partir, je la vois toujours. Je m’énerve. Je soupire. Je pleure. En essayant de m’arracher la peau pour ne plus le voir. Mais Jörg intervient, il me somme de me calmer. Il me dit qu’il faut qu’on retrouve Igor et Vassilii, qu’on n’a pas le temps pour le reste, qu’il faut que j’avance. Que sinon, tout ça n’aura servi à rien.
Je me relève en tremblant, je me relève parce qu’il dit que je n’ai pas le choix. Je me tiens les côtes et avance à ses côtés, je quitte cette pièce lugubre qui perd peu à peu de son sens maintenant que la vie n’est plus.
Je suis femme du Vent.
La vie est comme le vent. Elle s’arrête à un souffle que l’on ne peut enfermer. Et quoiqu’on en dise, j’y pense, à tout ça. Je pense qu’on ne peut pas t’enfermer, toi. Tant que tu vis, personne ne peut rien contre toi. Je le sais. Je le comprends. Tout ça prend tellement d’ampleur maintenant que les choses sont plus claires. Limpides. Peut-être… La vie est comme le vent. Insondable, impénétrable. Fluette. Elle ne se pèse pas, elle n’est pas palpable, mais elle est. On ne la mesure pas, on ne la comprend pas. On ne sait ni d’où elle vient, ni où elle va. Comme toi.
J’ai tué.
Dans un instant de folie de vie, d’envie de vivre, j’ai tué. Ce n’était pas un jeu, et j’ai des excuses, mais je suis impardonnable. Au fur et à mesure que j’avance dans les rues encore pleines de Rain Base, couverte de rouge, je me rends compte du poids qui s’abat sur mes épaules. Les gens se retournent sur mon passage alors que je perce à travers la foule vers la villa des Badwin. Décidée mais absente, j’avance. Je n’ai pas le choix.
J’ai tué.
J’ai pris une vie.
Une vie qu’on avait estimée à trente et quelques millions, qu’on avait nommée monstre, ordure, psychopathe… Mais une vie quand même. Une putain de vie. Et je ne comprends pas comment tu fais pour ne pas sentir leur poids sur tes épaules. Parce que plus j’avance et plus elle m’accable de reproche, et plus j’entends cette voix qui m’accuse. Coupable, coupable. Coupable qu’elle dit, parce que je le suis. Et vrai qu’elle a raison après tout, je le suis. J’ai tué, oui, j’ai fait ça. Mais c’était lui ou moi, et le reste a fait les choses. Mais c’était lui ou moi, et j’ai choisi pour nous deux. Et j’ai quand même tué. Je n’ai aucune excuse.
Tu avais raison.
J’ai du sang sur les mains.
Tu avais raison.
Et j’ai peur de la suite. J’ai tellement peur d’arpenter cette même descente aux enfers, de frôler les mêmes bas-fonds que toi. J’ai tellement peur de devenir comme toi, de finir comme toi. Parce que je ne suis pas toi, et moi, on peut m’enfermer, et quoi que tu en dises, je ne suis que ta femme, et toi du vent. Le vent. Ma pensée ne s’échappe pas, elle reste, elle ne vogue pas sur des flots. Mon nom ne résonne pas par-delà les océans et on finira par m’oublier simplement. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas qu’on m’oublie. Je ne veux pas être personne, qu’un vague souvenir.
Devant ce chapitre final, je n’ai qu’une pensée en tête. J’ai vu la mort dans les yeux, je l’ai vue arracher à un corps une vie par ma main. Je l’ai vue. Et devant ce chapitre final, je ne pense qu’à une chose, qui me hante…
Je veux vivre, je veux juste vivre. Je veux vivre putain !