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Si j'avais su.

Balior est alors âgé de 31 ans.


La cité de Karnutes, cela faisait longtemps... Enfin, si on estime trois ans être un temps suffisamment long. Pour moi, c'est le cas. Il m'aura fallu mille quatre-vingt-quinze jours pour trouver la force de revenir ici sans provoquer de massacre. Les envies de meurtre, ce ne sont pas ce qui manquait durant le temps à jouer les cœurs brisés loin de cette terre. Aujourd'hui, le jour de mon trente et unième anniversaire, j'ai ressenti l'envie de venir le passer sur mon île natale. Inu Town.

Là où tout a commencé, mais aussi le lieu où tout s'est terminé. Et ce d'une manière abominable. Miranda. Forcément, j'repense à elle en revenant ici. C'est aussi son île natale. J'aurais tout donné pour que ce ne soit pas également le lieu où elle a trouvé la mort... Des images m'envahissent l'esprit, mes mâchoires se ferment, mes sourcils se froncent. J'tire la gueule. Tout cela est de ma faute. C'que j'ai pu être con de l'avoir laissé...

Eh bougez-vous monsieur ! On a pas idée de rester planté au milieu du passage ! Vous attendez le déluge ou quoi ?!
Et mon poing dans ta gueule, tu le veux ?!
Oh ça va, ça va ! Je cherche seulement à avancer, j'ai les bêtes pleines d'une cargaison urgente !
Mh ? Ouai désolé. Mauvais réveil. J'me bouge.


J'me décale sur l'côté du chemin pour laisser passer le gars avec ses deux ânes. Il transporte quelque chose d'important qu'il dit, j'vais pas faire mon chieur. J'suis pas venu pour cela de toute façon, causer problème. J'veux juste me trouver un bar et m'y saouler la gueule en paix, en ressassant l'passé et mes conneries effectuées d'ce temps-là. C'est bizarre, j'me souvenais pas qu'il y ait autant de monde, pourtant ça fait pas si longtemps. Trois ans.

J'espère que la bière et le rhum ont toujours aussi bon goût que dans mes souvenirs, ça me ferait chier de devoir me la coller avec de la merde. J'arpente les rues, m'frayant tranquillement un chemin jusqu'à un lieu bien précis. Un que j'aurais jamais oublié. On pourrait m'faire un lavage de cerveau, m'ôter tous souvenirs, que j'serai quand même foutu d'retrouver mon chemin jusqu'à c'tte taverne. Son nom ? Le paradis des soiffards.

Sympa hein ? J'suis fan. D'un geste brusque, j'pousse les portes vers l'arrière et me faufile à l'intérieur. Putain, y'a toujours cette odeur bizarre.

Roooh sérieux ?! Ed ! T'as toujours pas enlevé l'cadavre que tu planques sous le plancher ?! J'pensais pourtant t'avoir dit que ça puait la merde ici !
Balior ?! C'est pas vrai ! C'est bien toi ?!
Et tu crois que qui d'autre aurait assez de couilles pour te dire que tu fais mal ton job ?!
C'est bien toi oui ! J'te pensais mort vieux grogneur ! Viens par là que je te paie un verre ! C'est pas vrai ! T'as pas changé depuis la dernière fois ! Cela fait quoi ? Cinq ans ?
Trois l'ancien ! Trois années que j'ai arrêté d'boire la pisse que tu servais dans ta brasserie miteuse !


Et shlock. Son imposant poing droit vient écraser mon crâne d'un coup puissant. J'm'y attendais, évidemment. J'avais seulement oublié à quel point c'vieux déchet cognait fort ! Et non, puisqu'il en parle, j'ai pas changé. Toujours aussi con. Et toujours aussi vilain, teh. Y'aurait bien la gueule quelque peu marquée par la perte de Miranda et les litres de gnôle engloutit, mais à part ça, j'suis le même. J'ai pas à attendre bien longtemps avant que la choppe claque sur le comptoir.

Il a pas perdu la main le vieux, j'aime. Cul sec que j'bois, j'dois pas faillir à ma réputation. Avant d'fuir Inu Town, j'étais connu pour boire beaucoup et à une vitesse prodigieuse. Enfin, j'buvais que dans les moments de beuverie, pas en dehors. Là, maintenant, c'est tout le temps. Il s'passe pas une minute sans qu'une goutte d'alcool ne vienne s'échouer au fond la gorge. La fiole de whisky que j'me trimbale n'est pas là pour rien.

Tu m'as l'air en forme gamin ! Il va falloir que tu me racontes c'que tu foutais pendant tout ce temps ? C'est que tu commençais presque à me manquer ! Diah-ah-ah-ah !
Te fous pas de moi papy ! A ton âge, on s'souvient même pas qu'on a pissé y'a tout juste deux putain de minutes ! Giah-ah-ah-ah !


Et v'là que sa paluche s'échoue sur mon épaule pour la secouer avec enthousiasme. Ed est plus content d'me retrouver que moi j'me réjouis des bouteilles et des tonneaux que j'vais vider ce soir. Ouai je sais, nous sommes en pleine après-midi. Bah, y'a pas de mal à prendre un peu d'avance ?
    Du mal ? Non, aucun. Maintenant, 'faut assumer derrière la gueule de bois. Forcément qu'elle est présente la garce, elle veut te dégoutter d'avoir bu comme un trou la veille. Sauf qu'avec des types comme moi, ça ne marche pas. Une épave reste une épave, qu'importe la sueur qu'on verse à la retaper. Bah c'la même chose avec moi, j'suis irrécupérable. Exemple flagrant au petit matin, lendemain d'une longue nuit au bar. L'paradis des soiffards, putain qu'il porte bien son nom. Affalé la gueule sur le comptoir, la bave qui pend à la lèvre, une petite flaque qui s'accumule en rebord, y'a Ed qui tente d'me réveiller d'puis maintenant cinq bonnes minutes. J'suis déjà réveillé, mais ça il le sait pas. Alors j'profite d'pouvoir l'emmerder un peu au passage.

    Il voudrait que j'me redresse, qu'il va ouvrir dans un quart d'heure qu'il m'dit et que ça la foutrait mal pour un ciel d'entrer et d'voir un pareil déchet. Crevure, je t'entends tu sais. Alors j'me redresse, en baillant fort et proprement, m’étirant du mieux que j'le peux sur un aussi p'tit tabouret. C'l'heure de se tirer d'ici, les bars c'pas pour moi en journée. J'me lève et m'dirige vers la sortie, en saluant d'la main l'vieux Ed avant de pousser la porte de son établissement. Pas la peine de déposer les pièces pour payer les consos', j'sais qu'il a profité d'mon sommeil pour me dépouiller, c'est ce qu'il fait toujours. Enflure, héhé. J'sais pas s'il sait que j'sais qu'il sait que j'sais qu'il fait ça, m'enfin...

    Argh. Bordel de. Eteignez-moi c'tte foutue lumière nom d'un chien !

    Huit heures du mat', lumière agressive plein phares, début de migraine insupportable, la journée risque d'être longue... Et pourtant. Pourtant, j'dois me remuer les fesses, j'ai un truc à régler en ville avant d'me tirer d'ici. Avant d'aller pioncer au milieu des clochards. Mes pas me conduisent chez l'fleuriste, devant sa boutique du moins. J'vais pas entrer là-dedans, j'en ai pas les moyens. Voler quelques fleurs en r'vanche, ça relève du jeu d'enfant. Des roses. Tout le monde aime les roses ouai. Mais Miranda elle, en était amoureuse. J'ai pas oublié. Comment j'aurais pu ? Me voilà à déambuler dans les ruelles, quelques pauvres fleurs volées dans les doigts. Vers où aller ?

    Pas chez moi. Ou l'ancien chez moi. Je sais plus trop. Pas chez l'ancien Miranda, forcément qu'il n'y a plus rien. Puis ça ferait trop mal, aussi. Sur sa tombe serait l'idéal, c'est pour ça que j'ai fait le déplacement. Direction Patland donc, l'île voisine. Aucune idée de l'existence d'un possible cimetière, mais ça devrait quand même être là quelque part. Ce serait un minimum, non ? Ouai. Moment d'émotion en rejoignant Patland, j'pensais pas y remettre les pieds de si tôt. M'enfin, 'fallait bien que j'trouve l'courage d'aller la voir un jour. Au moins pour m'excuser d'avoir autant merdé. On m'indique la direction d'un cimetière, un pas bien grand, ni même très accueillant.

    Est-ce qu'un cimetière a besoin d'être accueillant ? Mah, arrête tes conneries Balior et cherche. Miranda Clarkson... Miranda Clarkson... Miranda... Clarkson... Bordel de. Comment ils ont foutu ça ?! J'trouve rien là. C'est pourtant pas bien grand merde. Y'a quoi, une trentaine de tombes à tout casser, alors pourquoi j'suis pas foutu d'trouver celle qui m'intéresse ?! Rah. J'commence à enrager. Quel con quel con quel con. Ouvre grand les yeux ivrogne, ça t'éviteras d'avoir la vue troublée par l'alcool. Ah ! V'là le croque-mort, l'ami qui gère les décédés. C'lui qui a été assez stupide une fois dans sa vie pour accepter le job le plus glauque qui existe sur ce monde. J'aime pas ces types, ils foutent la trouille.

    Excusez-moi l'ami, j'aurais besoin de votre aide pour repérer la tombe de... d'une... d'une femme.

    Pourquoi j'suis pas parvenu à l'appeler par ce qu'elle fut vraiment, l'amour de ma vie ? J'en sais foutre rien. Trop douloureux encore, j'crois.

    Et elle porte quel nom votre femme ?

    Qu'il m'sort avec sa voix de macchabée. Un son désagréable qui me fait grimacer et hérisser les poils de mon corps. J'aime vraiment pas ces types. Non puis franchement, y'a qu'à voir la tronche qu'il affiche pour me comprendre. Un long nez arrondi auquel duquel traîne une dégueulasse verrue qu'on ose à peine observer. Il a tellement de cernes sous les yeux qu'on ne l'imagine pas dormir une minute complète dans la nuit. La peau sur les os, forcément qu'il paraît ne pas manger à sa faim. Les joues creusées n'aidant en rien. Et ces lèvres, je sais pas si c'est du rouge à lèvres ou pas, mais je jurerai qu'il y a touché le con. Ce qui m'amène directement à me poser une question.

    Est-ce que c'est vraiment un homme ?

    Spoiler:

    Il s'impatiente, attend la réponse. Et comme j'ai pas envie qu'il ou elle me colle sa pelle dans les dents, j'me ressaisis.

    Miranda. Miranda Clarkson. Morte il y a trois ans.
      Miranda... Clarkson... il y a trois ans...

      'Fait pas genre de chercher dans ta mémoire couillon, j'sais bien qu'tu sais qui c'est et où elle se trouve enterrée, alors accouche nom d'un chien.

      Navré, mais vous faites erreur. Il n'y a personne répondant à ce nom qui repose sous cette terre.
      Vous vous foutez de moi ?! J'vais t'faire passer l'envie de déconner sur un sujet pareil ! Où est enterré ma femme ?!
      Oh, c'était votre femme ? J'en suis navré, mais je ne peux vous aider. Elle n'est pas ici. Et non, ce n'est pas une plaisanterie. Depuis sa création, ma famille veille sur ce cimetière, nous avons créé chaque tombe, enterrés chaque corps, marquée chaque pierre tombale de leurs noms. Alors pensez bien que je m'en souviendrais, si une Miranda Clarkson reposez ici. Maintenant, laissez-moi, j'ai du travail.


      Et il me tourne le dos, sans rien ajouter. J'enrage. Mes poings se referment, mon visage en fait de même, les dents se serrent, les tripes avec. Y'a un regard haineux qui se pose sur ce foutu croque-mort. Si ce fils de putain me prend pour un con, je vais lui réaligner toutes ses dents pourries. Furieux, j'm'avance dans le cimetière, mes yeux mirent une à une les pierres sur lesquelles sont inscrits divers noms. C'est pas un endroit bien grand, je ne vais pas avoir de mal à la trouver, ma Miranda. Pas celle-là. Celle-ci non plus. Encore moins ici. Raah, non plus. Bordel de dieu de foutre de merde ! Où est-ce qu'elle est ?! Je vais bien finir par la trou... CLARKSON ! LA-BAS !

      Je me lance à grandes enjambées, rassurée et heureux d'avoir enfin mis la main dessus. Cette tombe. Elle représente mon unique chance de lui faire mes adieux. Je n'en avais pas eu l'occasion à l'époque et cela m'a bouffé le cœur, déchiré l'âme, mis en pièce l'esprit et démoli le corps. Tomber à genoux, les larmes aux yeux, ceux-ci parcourent la pierre et... Non. Non... oh non... Clarkson Célesta. 1525 – 1588. La mère de Miranda. Son décès a eu lieu il y a deux ans ? Après sa fille ? Et elle ne serait pas placée à ses côtés au cimetière ? Impossible... Impossible. Je ne comprends rien ! Mon esprit s'embrouille, trop d'incohérences à assimiler en si peu d'intervalle... Quelque chose cloche, mais quoi... ?

      Le coup de massue fait ses effets. Quinze bonnes minutes que je suis là, à genoux dans la boue, sous une pluie battante nouvellement apparue. Il fait froid. Mes vêtements s’alourdissent avec la pluie, et je ne ressens rien. Le regard dans le vide. Je pleure. Pourtant, nulle larme ne coule de mes yeux. Je pleure énormément. Comme la plus violente des averses qui n'a jamais secoué cette île maudite. Je veux me noyer dans mon chagrin et emporter Patland avec moi. Cet endroit n'est qu'un lieu de malheur. Il n'apporte que souffrance et désolation. Il ne doit plus être. Seulement, je n'ai pas la force de bouger. Alors une paire de mains vient me saisir sous les aisselles et tire pour me remettre sur pied.

      Cette même paire de mains m'aide à marcher jusqu'en dehors du cimetière. Elle est mon guide et ma bouée de sauvetage. Si elle me lâche, je coule. Pourtant, il va bien falloir le faire désormais que nous sommes dehors. Cette paire de mains a une tâche à accomplir, une autre tombe à creuser. Alors je prends une profonde inspiration et je marche. Tout seul. Ma paluche tremblante se lève pour remercier l'homme, nos chemins se séparent ainsi. Il me faut aller chez Ed. Boire. Besoin de boire. Beaucoup. Jusqu'à plus soif et plus encore. Jusqu'à ce que la nuit tombe et davantage encore. Car si je ne peux pas me noyer dans mon chagrin, alors il me faut noyer ce chagrin dans la gnôle.

      Parole de soiffard.