Ténèbres.
J’entrevois un visage apeuré, un visage paralysé par une émotion qui n’est plus mienne. Qui ne m’appartient plus. Une émotion que j’ai oubliée, remplacé pour mieux. Ou pire. Ça je ne le sais plus, en fait, il y a de nombreuses choses que je ne sais plus. De nombreuses choses que je ne suis plus en mesure de m’expliquer de par le chaos qui règne de manière dictatoriale sur l’entièreté de mon esprit.
Ténèbres.
Ce visage qui n’exprime plus que l’ultime acceptation d’un homme qui a comprit que son sort lui échappe. Et pourtant, lui-même, avant, donnait avec plaisir ce concept qu’il est sur le point de subir. La mort. Cet homme, je le connais. Le connais, mais préfère l’oublier. L’oublier pour ne plus avoir peur. L’oublier pour ne plus vivre de remord. L’oublier pour oublier que j’ai tué. Que j’ai tué de façon purement arbitraire. Que j’ai tué pour tuer. Ce faciès exprimant à la fois tristesse et plaisir renouvelé sous une violence dans laquelle il s’est forgé un nom, un titre. Ce faciès muselé, ce regard hagard, mort. Tous ces détails, ils sont à jamais marqués au fer dans mon esprit.
Ténèbres.
Ces choses, je les regrette maintenant. Mais comment pouvoir simplement accepter que lorsque j’ai commis mon péché, je l’ai commis consciemment? Comment supporter de toujours ressentir le long de mes jointures et de mes phalanges le contour mal rasé du visage brisé et fini de ma victime. Assumer est trop demandant. Assumer que j’ai vendu mon âme au diable est encore trop demandant. Assumer que je mérite finalement d’être ici, dans cet asile paumé, l’est encore plus.
Ténèbres.
Au fond, je veux mourir. Je veux que l’on me frappe jusqu’à ce que je meure. Je veux que l’on me frappe jusqu’à faire revenir Barry le Boucher. Je veux que l’on me frappe jusqu’à ce que j’en éprouve du plaisir. Je veux mourir pour oublier. Oublier que j’ai raté ma vie. Oublier qu’en acceptant de devenir Double Face j’avais renié mon devoir d’être Oswald. Qu’en devenant Double Face, j’avais accepté de devenir un meurtrier de la pire espèce, un déchet, une folie.
Lumière.
Non. Je ne veux pas mourir en fait. Je veux le contraire. Je veux que l’on comprenne que j’ai perdu le contrôle. Que l’on sache que je ne suis plus moi. Que l’on m’aide à chasser cette horreur qui me possède. Que je ne sois plus ostracisé comme ceux qui osent commettre les atrocités qui leur méritent des places à l’asile de Luvneel. Je veux vivre. Vivre et montrer au monde que je ne suis pas une raclure. Pas plus que n’importe quel homme.
Lumière.
Mourir reviendrait à abandonner. Mourir impose que l’on ne peut plus défendre sa cause. Être en vie exprime un espoir. Un espoir qui ne peut m’échapper, même à moi. Non seulement veux-je vivre, mais aussi veux-je sortir d’ici. Je ne veux plus de cette porte blindée qui me nargue, je ne veux plus de ces gardiens qui me fixent comme si j’étais une bête. Je ne veux plus de ce monde immaculé et moelleux. Je ne veux plus de ces chaînes. Je veux vivre.
Je veux vivre.
« Alors vis! »
Je veux sortir, briser les limites et faire de ce monde un monde d’acceptation et de pardon. Je veux que l’on me pardonne mes crimes, je veux que l’on fasse de moi un être humain. Je veux sortir.
-JE VEUX SOOOOOOOOOOOORTIIIIIIIIIIIIRRR!!!!!
« Alors sors ! »
Lumière. Ténèbres. Calme.
-Comment?
« En restant fort. En devenant ce qu’il croit que tu es. »
-Un monstre?
« Oui. Car les monstres sont forts, les monstres sont craints, les monstres font bouger ce monde. »
-Et après.
« Après tu seras libre. Tu seras craint, mais libre. Alors là commence la seconde phase. »
-Vivre?
« Vivre. »
-Et le pardon? Et l’acceptation?
« Utilise le monstre que tu es devenu pour l’acceptation. Puis débarrasse-t-en pour obtenir le pardon. Alors là seulement un humain tu seras. »
-Et je fais comment pour devenir un monstre?
« Tu sors. »
Monstre.
-Hé Jo. T’fais quoi?
-Bah comme d’hab’, je regarde les vidéos des Den Den caméras.
-Héhé. J’t’ai apporté un café pour passer le temps, tiens.
-Ah merci bien Fred’.
-…
-…
-C’qu’ils peuvent être ennuyants ces malades mentaux des fois…
-C’sûr qu’à rester presque 24 heures sur 24 dans une cellule, on finit par n’avoir rien à faire.
-N’empêche qu’ils ont des jouets pour passer le temps.
-Bof, la plupart d’entre eux, de notre sous-sol, se sont fait confisquer les jouets parce que même avec ces trucs là ils pouvaient devenir dangereux.
-À ce point?
-Ouais, et puis y’en a d’autre qui sont simplement pas capables de tolérer la présence d’ces jouets dans leur cellule. Bizarre non?
-Ouais bizarre…
-…
-…
-…
-Tu sais s’ils ont remplacé Barry le Boucher par quelqu’un d’autre depuis que Double Face lui a fait la peau?
-Non, la cellule du Boucher est restée vide. Par exemple Double Face l’a plus le droit de sortir de sa cellule, on peut même plus entrer lui apporter sa nourriture. Les gardes doivent la lui tendre avec une perche qu’il passe par une ouverture spéciale dans la porte.
-Tiens il fait quoi Double Face au fait là?
-Bah il doit être roulé en boule dans un coin comme à son habitude quoi…
-T’es sûr? R’garde dans son écran il m’a l’air excité un peu là.
-Excité? Ce serait étonnant. Ça fait deux semaines qu’il bouge plus. Depuis qu’il a tué le Boucher dans le gymnase. On a pas encore nettoyé le sang qui recouvrait le plancher, vraiment dégueulasse c’qu’ils peuvent faire ces monstres.
-Ah ouais ils font peur même emprisonnés comme ça…
-Oh putain!
-Quoi?
-Tu vois pas!?
-Quoi?!
-Double Face!
-Oh merde! Il fait quoi là?
-On dirait qu’il essai d’enfoncer la porte.
-Mais bon sang, il va se tuer!
-C’est vrai ça, la porte est bien trop solide pour qu’il puisse s’échap…
-AAAAAAH!
-Bon sang il est sortit! Il a explosé la porte le fourbe!
-Mais comment il a fait!? Il est muselé et entravé ce fou!
-C’est pas ça l’important! L’important c’est qu’il faut le remettre là de suite!
-Code Rouge! Code Rouge! Un détenu s’est évadé!
Un monstre. Qu’est-ce qu’un monstre? En quoi un monstre est-il plus qualifiable de monstre qu’une tout autre personne? Je suis fort, mais que me manque-t-il pour être une horreur, une vraie?
« Une horreur est effrayante. Très effrayante. »
Alors je serai laid, je serai effrayant.
Un monstre. Qu’est-ce qu’un monstre? En quoi un monstre est-il plus qualifiable de monstre qu’une tout autre personne? Je suis fort, je suis monstrueux, mais que faut-il, que me manque-t-il pour compléter la créature que je suis?
« Il te faut tuer. Tuer sans scrupule. Tuer de sang-froid. »
Alors je tuerai. Oui. Je tuerai.
-Il a brisé nos barrières! Il a massacré l’avant-garde!
-Envoyez-en d’autre! Vite!
-Mais comment on peut l’arrêter?! Il réduit en pièce ses adversaires et il n’a que ses jambes pour l’aider!
-C’est un monstre, on ne se pose pas de question sur des horreurs comme lui!
-Il a gravit les escaliers du premier sous-sol! Il est à l’étage suivant et personne ne s’interpose!
-Faites tomber les grilles!
-Toutes les grilles?
-Toutes! Il ne faut pas qu’il ne nous échappe! Même si ça signifie condamner momentanément tout accès à la prison.
-Bien reçu. Devons-nous le maîtriser?
-Non, intervenez de façon plus radicale. C’est la deuxième fois que ce fou tente l’impossible! Il a tué des gardes à la pelletée, il doit assumer les conséquences de ses actes!
-Les perches?
-Oui, amenez les perches.
Ils ploient sous mes pieds. Ils ploient sous ma force, sous la terreur que j’inspire.
Je suis un monstre. Et personne ne tue un monstre.
Je broie leur volonté de mon regard. J’écrase leur corps de mes seules jambes. Ils ne sont rien. Que de simples péons placés sur mon chemin, des idiots placés sur ma voie vers la liberté. Des jouets sous la coupe du vrai maître. Les couloirs lugubres et faiblement éclairés s’enchaînent. Les briques et les dalles aussi ne peuvent que garder le silence devant ma nouvelle majesté. Et la porte.
Cette sale porte.
Enfin. Après des jours, des semaines, des mois à me faire narguer. Enfin, je l’ai abattu. J’ai foulé son froid métal de mes pieds osseux et endoloris. J’ai enfoncé ses gonds de mon épaule désormais brisée, j’ai écrasé sa serrure avec toute la force de ma haine. Je suis un monstre.
Et je ne peux plus être arrêté.
Même ces grilles. Ces cages qui s’écoulent du plafond et viennent barrer mon chemin. Même elles ne pourront rien contre mon avancée. Rien.
Je suis un monstre, je suis le mal. Et rien ne m’arrête.
Un assaut. Les barreaux se tordent dans un gémissement retenu. La forme de mon épaule s’imprime dans les longues barres de fer.
Un deuxième. La grille ploie, elle aussi. Sa structure est torturée par des courbes obligées par mon corps. Renfoncée à la limite, faible devant la folie de mes coups.
Un troisième et dernier. La grille tombe, explose. Son lourd corps s’écrase au sol comme tous ceux qui m’ont fait face.
Je ne peux être stoppé.
Puis soudainement, de nulle part, la foudre me frappe.
Décharge inhumaine traversant mon corps du point de contact jusqu’à chacune de mes extrémités. Mon omoplate en feu répand dans chacune de mes cellules la puissance d’un éclair. Convulsion, tremblement. Je suis jeté au sol, étourdit et balloté par une force que je ne comprends pas.
Ils sont là, bien debout au dessus de moi. Les gardiens. Tous ont des perches, des perches scintillant d’une lueur bleutée en leurs extrémités. Un scintillement qui ne me souffle qu’un concept, deux mots délétères.
Éclair. Électricité.
« Relève-toi, un monstre ne peut être si facilement vaincu. »
Et je me relève, ma tête s’appui douloureusement contre le sol, mes cheveux sales s’y frottent lorsque mes jambes reprennent appui sur le sol. Tentent de reprendre appui.
Un nouveau choc. Une pointe de feu frappe mon flanc, transmet à mon cerveau le message de douleur irrépressible. L’éclair transperce mon organisme, me tue de l’intérieur comme un millier d’aiguilles.
Le monde tourne, perd de sa consistance. Je ne sais plus si je suis couché, assit, debout. Vomir, je dois vomir, me libérer de ce mal qui me dévore, de ces millions de chocs qui m’ébranlent.
Nouvelle pulsion électrique. Mon mollet se tord et se tend, demande grâce devant la douleur. Mon corps n’est plus que souffrance. Rien n’a de sens autour de moi, je vois mais ne comprend plus l’information captée par mes yeux fous, injectés de sang.
La vague traverse mon corps, remonte ma colonne vertébrale et martyrise mon cerveau qui cogne avec rage contre mes tempes. Ma langue ne peut se délier, mais pourtant, mes cordes vocales, elles, trouvent le moyen d’évacuer cette souffrance que je garde en convulsant au sol. En me tortillant de douleur, de haine et de mal.
-AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAHHHHHH!!!
Un cri qui fend le silence de mon esprit. Qui gagne mes oreilles et ceux de mes tortionnaires.
-NON! NOOOOOON! NOOOOOOOOOOOOOONN! JE SUIS DOUBLE FACE! JE SUIS UN MONSTRE! NON!
Des bottes brisent mes côtes. D’autres piques concentrées de douleur se plantent dans ma chair, laissent leurs vagues électriques griller mon organisme. Le monde n’est plus rien de tangible ou de consistant, je ne peux fermer les yeux, j’en mourrais. Alors je hurle dans cette spirale de souffrance pour garder un lien avec mon monde qui disparait.
-NOOOOON! JE VEUX SORTIIIR! LAISSEEEZ-MOIIII!
Les coups redoublent d’ardeur, mais je ne sens plus le mal qu’ils me causent. Non. Seul mon cœur bas et me heurte la poitrine. Il bat et me rappelle que je vis toujours. Que je dois endurer ma mort en continuant de respirer.
Je veux mourir.
Car à la fin des belles histoires, jamais les monstres ne gagnent.