L'orage qui avait éclaté pendant la nuit ne me réveilla pas. Pour autant, il ne fut pas le messiah que tous attendaient. L'aube pointa misérablement son nez au-delà d'un horizon trempé, bouché par des masses de nuages grisâtres. La pluie drue nocturne s'était peut-être transformée en crachin fin matinal, mais la froideur des gouttes était comme des aiguilles qui transperçaient les vêtements et la peau, pour se loger au creux des os. Marie-joie n'était pas plus rafraîchie qu'hier, trempée et transie qu'elle était. La lourdeur s'était transformée en moiteur, et avec elle, la cité s'embourbait dans une magma nauséabond qui vous collait aux pieds. Les bourrasques de vent rabattaient l'iode de la mer, mais aussi cette odeur bien caractéristique de la tempête qui approchait. Marie-joie puait, Marie-joie tremblait.
Jade avait été considérée comme élément non essentiel au bon fonctionnement de la base Marine de la capitale et je me retrouvai donc envoyée sur le front de mer à préparer les digues. Les vagues étaient déjà hautes et comme animées d'un sentiment terrible de tuerie, léchant les bottes des mousses et des agents, rendant la plage vaseuse, tentant de vous aspirer, de vous retenir, de vous exposer encore plus à cette pluie qui n'en finissait pas.
Quelque part, pouvoir sentir les ampoules se former dans mes paumes, à force de manier cette satanée pelle, était la seule preuve que j'avais que d'être encore en vie. Le monde autour de moi s'était réduit à la vision de cinq dos courbés des pauvres âmes qui constituaient avec moi l'équipe Delta-2, au haut de la butte derrière laquelle nous travaillons et à la lueur faible et lointaine qui suintait du poste de commandant.
Le seul problème, dans ces moments de souffrance physiques, c'était bien que pour les fuir, pour les occulter, vous vous mettiez à penser, pour trouver consolation dans un souvenir ou une espérance. Mais à ce moment précis, d'espérance, je n'en avais plus, et des souvenirs... il ne me venait à que des moments honteux qu'on voudrait oublier à jamais. Comme quoi, la mémoire pouvait être sélective et sacrément casse-bonbons.
Et encore et encore ces mêmes doutes. En aurai-je jamais fini avec les doutes ? J'avais l'impression de douter de tout depuis... depuis l'attaque de North Blue. Et ça, ça faisait mal, car je pensais avoir tourné la page, avoir arrêté de me lamenter et avoir pris en main ma vie. J'avais décidé d'être forte, et petit à petit j'avais construit – ou reconstruit – un sol sur lequel je me savais stable.
Cette mission était en train de tout détruire.
De me détruire...
Ce fut dont avec de très, très sombres pensées, un moral qui atteignait le niveau de la fosse marine la plus profonde et l'amabilité d'un putois réveillé en pleine sieste que je me traînai vers le Quartier Général, avec pour seul objectif de changer de chaussures et d'uniforme, et même de peau si je pouvais. Alors que nous passions le point de contrôle, j'aperçus, là, au coin de ma vision, la masse trapue et étrangement déliquescente des Écailles.
- « Et là ? » demandai-je au chef d'équipe.
- « Quoi, là ? »
- « On ne va pas creuser des digues ? Ou c'est une autre équipe qui s'en charge ? » J'espérais vraiment que c'était la seconde solution. Mais le Marine me regarda de travers, comme si j'avais parlé dans une autre langue.
- « Ben pourquoi ? Ce sont des poissons, ils s'en foutent, de la tempête. »
La stupidité de ces paroles balaya l'auto-apitoiement dans lequel je me complaisais et attisa les cendres de ma colère.
- « Mais ce ne sont pas des poissons, mais des hommes-poissons ! Personne ne peut survivre à cette tempête-- »
- « Bah, ils sont protégés par ces rochers là-bas, et les arbres. Et s'ils sont assez intelligents, ils resteront bien sages chez eux. »
- « Mais leur chez-eux, ça ne va pas tenir le coup ! Ce sont des ruines, et c'est dangereux ! »
- « Pff, dans ce cas, c'est une bonne chose, on sera débarrassé ce taudis abject. »
Le mépris et presque la haine que je lus dans le regard me tétanisa dans un premier temps. L'homme me dévisagea encore une fois, eut un reniflement dédaigneux et tourna les talons. Libérée de son emprise, je me mis à frissonner. Et à ce moment précis, je réalisais que je ne devais rien à personne. Jade n'existait pas et au diable les blâmes que je donnais à la fille dont j'occupais la place. En tant que CP je ne risquai rien, et ce que j'allais faire... aucune idée des conséquences que cela pourrait avoir sur la mission de Grand Bob. Après tout, s'il m'en avait un peu plus dit, peut-être me sentirais-je plus concernée. Au point où j'en étais arrivée, j'en avais conclus que tout cela n'était qu'une vaste farce ou un plan tellement diabolique, tellement ambitieux, que mes potentiels dérapages ne pouvaient menacer.
Je pris mon élan d'une impulsion du pied pour courir vers le pont reliant les Écailles à la ville. Je ne sais pas ce qui me prit, ce jour-là. Je savais parfaitement que je n'avais aucune chance de passer le barrage des sentinelles Homme-Poissons constamment tenu à l'entrée de leur ghetto mais je savais aussi que ma conscience déjà bien torturée et tortueuse ne me laisserait en paix si je n'agissais pas, même en vain. Il y a des fois où je me trouvais d'un compliqué...
Pourquoi est-ce que je me souciais du devenir de cette poignée de misérables ? Par compassion ? Ah, il n'y avait en moi ni pitié ni bonté en quantité suffisante pour remplir un dé à coudre. Par devoir ? Mais envers qui ? J'avais trahi le Cipher Pol et le Gouvernement Mondial, et je n'étais pas sure que la Révolution et moi étions sur la même longueur d'onde. Par moralité, alors ? Ah, j'en ris encore. Donc, ne resterait plus que ma conscience et mon envie de pouvoir dormir la nuit en paix ? J'agirais par pur égoïsme, pour moi-même ? Oui, ça je le savais déjà. Je suppose que le fait de me trouver révoltée par l'injuste traitement envers une minorité justifiait mon allégeance changeante. Au fond, bien au fond, j'étais quelqu'un de bien. Mes parents m'avaient bien appris la différence entre le bien et le mal, et c'était vraiment ironique, vu qu'eux-mêmes s'engageaient dans la mauvaise voie, en jouant les aveugles ou en n'agissant pas contre cette injustice criante qu'était l'esclavage et la domination d'une structure sclérosée sur un grand nombre. Si j'avais grandi dans un autre milieu, serais-je devenue révolutionnaire ? Devrais-je remercier Père d'avoir fait de moi une personne responsable, d'avoir fait de moi une insurgée ? Devrait-il à ses principes à sa propre destruction ? Aurait-il conçu avec moi la graine de sa déchéance ?
Ce n'était pas des considérations très joyeuses, et le fait de mettre récemment réconciliée avec Père n'apaisait pas mon état d'esprit.
Je vivais un cauchemar éveillé où chaque événement venait embrouiller d'avantage l’écheveau des sentiments qui me torturait. Je ne savais plus ce que je désirais. La mort des Cinq Étoiles, la vengeance pour les miens (mes frères révo et les opprimés), l'apaisement de cette haine inextinguible ? Ou le pardon, retourner une vie sereine, accepter que tout était fini, que rien ne pourrait jamais nous ramener en arrière ? Quelque chose en moi se révoltait contre le renoncement qu'impliquait la clémence, un aiguillon de jalousie qui me remettait sans cesse en mémoire la vision heureuse d'une famille complète.
A chaque décision que je prenais, je m'enferrais davantage. Ce n'était pas le monde qui devenait fou, c'était moi. J'étais scindée en deux, entre haine et lassitude, et je n'arrivais pas à choisir.
Un moment, je songeai à sauter des falaises, à mettre fin mes jours, imaginant mon corps qui se brisaient sur les rochers, le craquement des os, la douleur fulgurante, et l'instant suivant, j'envisageai de m'enfuir loin de Marie-Joie, de me terrer dans un coin perdu des Blues ou de Calm Belt et de me faire oublier du monde.
Finalement, je continuai à cavaler pour arriver devant le pont.
Ma course avait été tout sauf discrète et les deux hommes-poissons avaient largement eu le temps de prendre leur disposition à mon encontre. Mais je pense que quelque part, ils ne savaient comment réagir. Ce n'était pas tous les jours qu'une Marine détalait en leur direction dans ce qui était une évidente insubordination.
– « Que veux-tu, la fille ? » m’interpella l'un d'entre eux alors que j'étais à deux pas.
- « Un gros orage approche, presque une tempête. Il faut que vous construisiez des digues et--- »
– « Ouais, on sait. On n'est pas idiots, et la mer, c'est un peu notre domaine. » se moqua-t-il.
- « Je m'en doute, mais personne de la Marine ne va venir et--- »
– « Tu ne nous apprends rien, petite. La Marine n'a jamais rien fait de bien envers nous. On se débrouillera très bien. Maintenant, casse-toi. On n'a pas besoin de ta pitié... »
Je commençai à m'insurger de cette rebuffade avant de comprendre toute l'inutilité de ma démarche. Mais à quoi pensais-je ? Qu'ils allaient m'accueillir les bras ouverts, louant mon altruisme et ma perspicacité ? Avais-je moi aussi attrapé ce satané syndrome du « chevalier en armure au secours des causes perdues, des faibles et autres malheureux » ?
Mouchée et surtout, blessée dans ma fierté, j'allais faire demi-tour quand un troisième larron se présenta. Comme il venait de la ville, il arriva dans mon dos, me prenant dans un filet assez hostile et l'espace d'un instant, je sus que ma vie pouvait se compter en secondes, selon la tournure que prendrait l'échange avec le trio.
- « Qu'est-ce qu'on a, une suicidaire ? » Sans même me retourner, je savais le sourire mauvais qui décorait ses lèvres. L'homme-poisson posa une main sur mon épaule – la blessée, bien entendu – enfonçant ses doigts dans la chair pour accentuer sa prise et la douleur, me forçant à me retourner.
J'obéis, puisque je n'avais pas le choix, mais surtout parce que rien au monde n'aurait pu m'en empêcher : à la pression de ces paumes, j'avais reconnu Mains, celui en charge de me ligoter, interrogatoire après interrogatoire, le tout en un silence quasi-morbide. Je voyais enfin son visage et ce n'était pas quelque chose qui lui plaisait. Je crus que j'allais avoir droit à une mort instantanée.
- « Je venais pour vous avertir, mais il semble que vous n'avez pas besoin de moi. Puisque vous avez la situation sous contrôle, je m'en vais. Bonne journée. » Mes mots étaient assez sibyllins pour le faire douter de leur réelle portée. Parlais-je juste de la situation présente, ou faisais-je des allusions à notre relation plus houleuse, déclarant ainsi mon indépendance par rapport à leurs demandes ?
- « Tout doux, l'humaine. On n'en a pas fini avec toi. » Et d'une poussée, il me fit rentrer dans les Ecailles, les deux sentinelles s'écartant pour me laisser passer.
Ça, j'avouerai que je ne l'avais pas envisagé. Pour moi, Mains était intelligent, et je m'en méfiais bien plus que Baryton. Les quelques réactions que j'avais récoltées au cours de mes interrogatoires me laissaient penser que l'homme-poisson n'appréciait pas les manières de procéder de son chef, ses manières d'être... pour faire court, il n'aimait pas son chef. Or, il me semblait autrement plus compétent que l'autre, avec ses déclamations magistrales et autres envolées lyriques.
Me faire entrer dans un « no-man-land » à la vue de tous, sachant le contexte actuel, c'était donner à la Marine la raison qu'elle cherchait pour investir le quartier des marais.
- « Qu'ils viennent. Ça ne fera que renforcer la légitimité de notre action. » Mains semblait avoir lu mon esprit. « Que veux-tu ? C'est quoi, l'urgence ? Pourquoi tu n'as pas utilisé le signal ? »
Oui, ça pouvait paraître logique que je m'étais présentée ici pour communiquer avec eux. Eux la révolution, non pas eux les hommes-poissons. Dans un premier temps, je ne compris pas le sens de la dernière question, avant de me rappeler cette histoire de foulard rouge. Je l'avais complètement oubliée. Et impossible de dire que j'étais là parce que j'étais assez bête pour penser que ces hommes et femmes n'étaient pas capables de prendre soin d'eux-même. A bien y réfléchir, cette attitude maternelle, ce n'était pas plus, pas moins, que de la condescendance. Pauvre pitits n'hommes-poissons. C'était insultant.
Par contre, je venais de réaliser que c'était Main qui me surveillait. N'était-il pas arrivé peu de temps après moi ? Or, je n'avais jamais remarqué qu'un homme-poisson me suivait, quelque fut le moment. Il était quel que peu « visible », le Mimines. Donc oui, définitivement, ce gars était dangereux.
- « Je... je ne pouvais pas. Je n'ai pas de foulard rouge sur moi, et je viens d'apprendre qu'avec la tempête, la plupart des effectifs seront postés en prévention sur les murailles, les digues et à la protection. Les bâtiments seront vides ou presque. C'est le moment de faire un grand coup, d'infiltrer la base Marine pour trouver notre contact, ou de profiter de l'occasion pour récupérer de l'information. Je sais où sont les locaux du Sixième Bureaux... et --- »
Nous fûmes interrompus par un brouhaha violent venant de l'entrée du village. Craignant le pire, nous nous dirigeâmes vers le pont, pour assister à ce qui était la scène tirée de mes craintes : une mini-émeute entre hommes-poissons et Marines.
- « WOOOOOO ! » Menottes-la-Terreur beugla un bon coup, le tout suivi d'un sifflement à vous percer les tympans. Merci, j'étais à côtés. « Qu'est-ce que c'est que ce bordel ! Vous autres, revenez par-là. Et vous, la Marine, c'est quoi, votre problème avec mes hommes ? »
Si jamais je doutais encore qu'il fût un meneur pour les hommes-poissons, me voilà servi.
- « Nous sommes à la recherche du Caporal Kawalsalski. »
Qui ça ? Merde, c'était moi, ça. Quel nom atroce. Jade Kawalsalski. Si avec ça, je n'avais pas l'air louche. A croire qu'ils voulaient flinguer le personnage.
- « Ben, je suis là... » fis-je d'une voix plate, presque accompagnée d'un « duuh » méprisant.
- « Et pourquoi est-ce que vous avez agressé nos compagnons, d'honnêtes citoyens du Gouvernement Mondial ? » Ah ! Il ne serait pas si glauque, le Paluche-man, que je l'aimerais bien.
- « Ils ont refusé de nous laisser passer. »
– « Ils nous ont accusés de l'avoir enlevée ! »
- « Des témoignages ont clairement dit qu'elle avait été emmenée de force. »
– « C'est elle qui est venue nous emmerder !. »
- « Hé oh, mes cocos. Je ne vois pas en quoi inspecter vos défenses, c'est vous emmerder. Ne me manquez pas de respect, je suis une Marine, moi ! » J'intervins avant que la situation n'eut tourné au drame. Contrairement à Mains, je ne voulais pas que les Ecailles fussent la victime collatérale des combats. Parfois, oui, il faut savoir faire des sacrifices. Mais aujourd'hui n'était pas ce jour. « Je n'ai peut-être pas été accueillie à bras ouvert, mais quand j'ai déclaré l'objet de ma venue, il n'y a eut aucun problème. J'ai même reçu de l'aide pour passer ce pont tout pourri.. »
Mon attitude ferme et quelque peu hautaine envers les hommes-poissons venait avec mon rôle. Jade était une bonne petite Marine, butée et pleine de préjugés. L'escouade qui était venue à mon secours approuva mon petit laïus avec des persiflages de leur cru, tandis que Mains calmait à sa manière ses frères et sœur.
- « Adjudant, je viens d'examiner leurs défenses et c'est absolument pas conforme. Dois-je vous rappeler que ce... quartier... est aux pieds d'une des grandes artères de Marie-Joie. Si les digues cèdent ici, ça sera un goulet d'étranglement pour l'activité de Marie-joie. » Bien entendu, pas un mot sur le fait que cela voudrait dire la destruction du domicile d'une centaine de personnes. C'était acquis d'avance, que le futur des hommes-poissons n'intéressait personne. « Il faut renforcer les défenses, ne serait-ce avec des sacs de sable. Nous étions en train de mettre en place une équipe de volontaires qui viendraient les chercher à la caserne, car Freddy ici présent... » je désignai ainsi Mains, à son plus grand déplaisir « a compris que la Marine avait des priorités. Les habitants seront donc chargés de conforter les digues de protection de notre ville. »
Freddy acquiesça. Il avait compris rapidement pourquoi je proposais de faire entrer une bonne douzaine d'hommes-poissons dans la base Marine, sous le prétexte de ravitaillement en sacs de sable. Quelque chose me disait qu'un ou deux de ses gars allaient se « perdre » dans les couloirs... J'avais bien fait mon boulot, et sans avoir besoin de Grand Bob. De toutes les façons, je savais que j'allais avoir droit à une avoinée, qu'elle vint du CP6, du CP5, de Baryton ou de ce mystérieux contact soit-disant révolutionnaire. C'est fou, la concentration de révo au mètre carré, sur la capitale.
Et nous partîmes, les Marines devant, moi au milieu avec Freddy, les locaux derrière, à la queue-leu-leu.
Jade avait été considérée comme élément non essentiel au bon fonctionnement de la base Marine de la capitale et je me retrouvai donc envoyée sur le front de mer à préparer les digues. Les vagues étaient déjà hautes et comme animées d'un sentiment terrible de tuerie, léchant les bottes des mousses et des agents, rendant la plage vaseuse, tentant de vous aspirer, de vous retenir, de vous exposer encore plus à cette pluie qui n'en finissait pas.
Quelque part, pouvoir sentir les ampoules se former dans mes paumes, à force de manier cette satanée pelle, était la seule preuve que j'avais que d'être encore en vie. Le monde autour de moi s'était réduit à la vision de cinq dos courbés des pauvres âmes qui constituaient avec moi l'équipe Delta-2, au haut de la butte derrière laquelle nous travaillons et à la lueur faible et lointaine qui suintait du poste de commandant.
Le seul problème, dans ces moments de souffrance physiques, c'était bien que pour les fuir, pour les occulter, vous vous mettiez à penser, pour trouver consolation dans un souvenir ou une espérance. Mais à ce moment précis, d'espérance, je n'en avais plus, et des souvenirs... il ne me venait à que des moments honteux qu'on voudrait oublier à jamais. Comme quoi, la mémoire pouvait être sélective et sacrément casse-bonbons.
Et encore et encore ces mêmes doutes. En aurai-je jamais fini avec les doutes ? J'avais l'impression de douter de tout depuis... depuis l'attaque de North Blue. Et ça, ça faisait mal, car je pensais avoir tourné la page, avoir arrêté de me lamenter et avoir pris en main ma vie. J'avais décidé d'être forte, et petit à petit j'avais construit – ou reconstruit – un sol sur lequel je me savais stable.
Cette mission était en train de tout détruire.
De me détruire...
Ce fut dont avec de très, très sombres pensées, un moral qui atteignait le niveau de la fosse marine la plus profonde et l'amabilité d'un putois réveillé en pleine sieste que je me traînai vers le Quartier Général, avec pour seul objectif de changer de chaussures et d'uniforme, et même de peau si je pouvais. Alors que nous passions le point de contrôle, j'aperçus, là, au coin de ma vision, la masse trapue et étrangement déliquescente des Écailles.
- « Et là ? » demandai-je au chef d'équipe.
- « Quoi, là ? »
- « On ne va pas creuser des digues ? Ou c'est une autre équipe qui s'en charge ? » J'espérais vraiment que c'était la seconde solution. Mais le Marine me regarda de travers, comme si j'avais parlé dans une autre langue.
- « Ben pourquoi ? Ce sont des poissons, ils s'en foutent, de la tempête. »
La stupidité de ces paroles balaya l'auto-apitoiement dans lequel je me complaisais et attisa les cendres de ma colère.
- « Mais ce ne sont pas des poissons, mais des hommes-poissons ! Personne ne peut survivre à cette tempête-- »
- « Bah, ils sont protégés par ces rochers là-bas, et les arbres. Et s'ils sont assez intelligents, ils resteront bien sages chez eux. »
- « Mais leur chez-eux, ça ne va pas tenir le coup ! Ce sont des ruines, et c'est dangereux ! »
- « Pff, dans ce cas, c'est une bonne chose, on sera débarrassé ce taudis abject. »
Le mépris et presque la haine que je lus dans le regard me tétanisa dans un premier temps. L'homme me dévisagea encore une fois, eut un reniflement dédaigneux et tourna les talons. Libérée de son emprise, je me mis à frissonner. Et à ce moment précis, je réalisais que je ne devais rien à personne. Jade n'existait pas et au diable les blâmes que je donnais à la fille dont j'occupais la place. En tant que CP je ne risquai rien, et ce que j'allais faire... aucune idée des conséquences que cela pourrait avoir sur la mission de Grand Bob. Après tout, s'il m'en avait un peu plus dit, peut-être me sentirais-je plus concernée. Au point où j'en étais arrivée, j'en avais conclus que tout cela n'était qu'une vaste farce ou un plan tellement diabolique, tellement ambitieux, que mes potentiels dérapages ne pouvaient menacer.
Je pris mon élan d'une impulsion du pied pour courir vers le pont reliant les Écailles à la ville. Je ne sais pas ce qui me prit, ce jour-là. Je savais parfaitement que je n'avais aucune chance de passer le barrage des sentinelles Homme-Poissons constamment tenu à l'entrée de leur ghetto mais je savais aussi que ma conscience déjà bien torturée et tortueuse ne me laisserait en paix si je n'agissais pas, même en vain. Il y a des fois où je me trouvais d'un compliqué...
Pourquoi est-ce que je me souciais du devenir de cette poignée de misérables ? Par compassion ? Ah, il n'y avait en moi ni pitié ni bonté en quantité suffisante pour remplir un dé à coudre. Par devoir ? Mais envers qui ? J'avais trahi le Cipher Pol et le Gouvernement Mondial, et je n'étais pas sure que la Révolution et moi étions sur la même longueur d'onde. Par moralité, alors ? Ah, j'en ris encore. Donc, ne resterait plus que ma conscience et mon envie de pouvoir dormir la nuit en paix ? J'agirais par pur égoïsme, pour moi-même ? Oui, ça je le savais déjà. Je suppose que le fait de me trouver révoltée par l'injuste traitement envers une minorité justifiait mon allégeance changeante. Au fond, bien au fond, j'étais quelqu'un de bien. Mes parents m'avaient bien appris la différence entre le bien et le mal, et c'était vraiment ironique, vu qu'eux-mêmes s'engageaient dans la mauvaise voie, en jouant les aveugles ou en n'agissant pas contre cette injustice criante qu'était l'esclavage et la domination d'une structure sclérosée sur un grand nombre. Si j'avais grandi dans un autre milieu, serais-je devenue révolutionnaire ? Devrais-je remercier Père d'avoir fait de moi une personne responsable, d'avoir fait de moi une insurgée ? Devrait-il à ses principes à sa propre destruction ? Aurait-il conçu avec moi la graine de sa déchéance ?
Ce n'était pas des considérations très joyeuses, et le fait de mettre récemment réconciliée avec Père n'apaisait pas mon état d'esprit.
Je vivais un cauchemar éveillé où chaque événement venait embrouiller d'avantage l’écheveau des sentiments qui me torturait. Je ne savais plus ce que je désirais. La mort des Cinq Étoiles, la vengeance pour les miens (mes frères révo et les opprimés), l'apaisement de cette haine inextinguible ? Ou le pardon, retourner une vie sereine, accepter que tout était fini, que rien ne pourrait jamais nous ramener en arrière ? Quelque chose en moi se révoltait contre le renoncement qu'impliquait la clémence, un aiguillon de jalousie qui me remettait sans cesse en mémoire la vision heureuse d'une famille complète.
A chaque décision que je prenais, je m'enferrais davantage. Ce n'était pas le monde qui devenait fou, c'était moi. J'étais scindée en deux, entre haine et lassitude, et je n'arrivais pas à choisir.
Un moment, je songeai à sauter des falaises, à mettre fin mes jours, imaginant mon corps qui se brisaient sur les rochers, le craquement des os, la douleur fulgurante, et l'instant suivant, j'envisageai de m'enfuir loin de Marie-Joie, de me terrer dans un coin perdu des Blues ou de Calm Belt et de me faire oublier du monde.
Finalement, je continuai à cavaler pour arriver devant le pont.
Ma course avait été tout sauf discrète et les deux hommes-poissons avaient largement eu le temps de prendre leur disposition à mon encontre. Mais je pense que quelque part, ils ne savaient comment réagir. Ce n'était pas tous les jours qu'une Marine détalait en leur direction dans ce qui était une évidente insubordination.
– « Que veux-tu, la fille ? » m’interpella l'un d'entre eux alors que j'étais à deux pas.
- « Un gros orage approche, presque une tempête. Il faut que vous construisiez des digues et--- »
– « Ouais, on sait. On n'est pas idiots, et la mer, c'est un peu notre domaine. » se moqua-t-il.
- « Je m'en doute, mais personne de la Marine ne va venir et--- »
– « Tu ne nous apprends rien, petite. La Marine n'a jamais rien fait de bien envers nous. On se débrouillera très bien. Maintenant, casse-toi. On n'a pas besoin de ta pitié... »
Je commençai à m'insurger de cette rebuffade avant de comprendre toute l'inutilité de ma démarche. Mais à quoi pensais-je ? Qu'ils allaient m'accueillir les bras ouverts, louant mon altruisme et ma perspicacité ? Avais-je moi aussi attrapé ce satané syndrome du « chevalier en armure au secours des causes perdues, des faibles et autres malheureux » ?
Mouchée et surtout, blessée dans ma fierté, j'allais faire demi-tour quand un troisième larron se présenta. Comme il venait de la ville, il arriva dans mon dos, me prenant dans un filet assez hostile et l'espace d'un instant, je sus que ma vie pouvait se compter en secondes, selon la tournure que prendrait l'échange avec le trio.
- « Qu'est-ce qu'on a, une suicidaire ? » Sans même me retourner, je savais le sourire mauvais qui décorait ses lèvres. L'homme-poisson posa une main sur mon épaule – la blessée, bien entendu – enfonçant ses doigts dans la chair pour accentuer sa prise et la douleur, me forçant à me retourner.
J'obéis, puisque je n'avais pas le choix, mais surtout parce que rien au monde n'aurait pu m'en empêcher : à la pression de ces paumes, j'avais reconnu Mains, celui en charge de me ligoter, interrogatoire après interrogatoire, le tout en un silence quasi-morbide. Je voyais enfin son visage et ce n'était pas quelque chose qui lui plaisait. Je crus que j'allais avoir droit à une mort instantanée.
- « Je venais pour vous avertir, mais il semble que vous n'avez pas besoin de moi. Puisque vous avez la situation sous contrôle, je m'en vais. Bonne journée. » Mes mots étaient assez sibyllins pour le faire douter de leur réelle portée. Parlais-je juste de la situation présente, ou faisais-je des allusions à notre relation plus houleuse, déclarant ainsi mon indépendance par rapport à leurs demandes ?
- « Tout doux, l'humaine. On n'en a pas fini avec toi. » Et d'une poussée, il me fit rentrer dans les Ecailles, les deux sentinelles s'écartant pour me laisser passer.
Ça, j'avouerai que je ne l'avais pas envisagé. Pour moi, Mains était intelligent, et je m'en méfiais bien plus que Baryton. Les quelques réactions que j'avais récoltées au cours de mes interrogatoires me laissaient penser que l'homme-poisson n'appréciait pas les manières de procéder de son chef, ses manières d'être... pour faire court, il n'aimait pas son chef. Or, il me semblait autrement plus compétent que l'autre, avec ses déclamations magistrales et autres envolées lyriques.
Me faire entrer dans un « no-man-land » à la vue de tous, sachant le contexte actuel, c'était donner à la Marine la raison qu'elle cherchait pour investir le quartier des marais.
- « Qu'ils viennent. Ça ne fera que renforcer la légitimité de notre action. » Mains semblait avoir lu mon esprit. « Que veux-tu ? C'est quoi, l'urgence ? Pourquoi tu n'as pas utilisé le signal ? »
Oui, ça pouvait paraître logique que je m'étais présentée ici pour communiquer avec eux. Eux la révolution, non pas eux les hommes-poissons. Dans un premier temps, je ne compris pas le sens de la dernière question, avant de me rappeler cette histoire de foulard rouge. Je l'avais complètement oubliée. Et impossible de dire que j'étais là parce que j'étais assez bête pour penser que ces hommes et femmes n'étaient pas capables de prendre soin d'eux-même. A bien y réfléchir, cette attitude maternelle, ce n'était pas plus, pas moins, que de la condescendance. Pauvre pitits n'hommes-poissons. C'était insultant.
Par contre, je venais de réaliser que c'était Main qui me surveillait. N'était-il pas arrivé peu de temps après moi ? Or, je n'avais jamais remarqué qu'un homme-poisson me suivait, quelque fut le moment. Il était quel que peu « visible », le Mimines. Donc oui, définitivement, ce gars était dangereux.
- « Je... je ne pouvais pas. Je n'ai pas de foulard rouge sur moi, et je viens d'apprendre qu'avec la tempête, la plupart des effectifs seront postés en prévention sur les murailles, les digues et à la protection. Les bâtiments seront vides ou presque. C'est le moment de faire un grand coup, d'infiltrer la base Marine pour trouver notre contact, ou de profiter de l'occasion pour récupérer de l'information. Je sais où sont les locaux du Sixième Bureaux... et --- »
Nous fûmes interrompus par un brouhaha violent venant de l'entrée du village. Craignant le pire, nous nous dirigeâmes vers le pont, pour assister à ce qui était la scène tirée de mes craintes : une mini-émeute entre hommes-poissons et Marines.
- « WOOOOOO ! » Menottes-la-Terreur beugla un bon coup, le tout suivi d'un sifflement à vous percer les tympans. Merci, j'étais à côtés. « Qu'est-ce que c'est que ce bordel ! Vous autres, revenez par-là. Et vous, la Marine, c'est quoi, votre problème avec mes hommes ? »
Si jamais je doutais encore qu'il fût un meneur pour les hommes-poissons, me voilà servi.
- « Nous sommes à la recherche du Caporal Kawalsalski. »
Qui ça ? Merde, c'était moi, ça. Quel nom atroce. Jade Kawalsalski. Si avec ça, je n'avais pas l'air louche. A croire qu'ils voulaient flinguer le personnage.
- « Ben, je suis là... » fis-je d'une voix plate, presque accompagnée d'un « duuh » méprisant.
- « Et pourquoi est-ce que vous avez agressé nos compagnons, d'honnêtes citoyens du Gouvernement Mondial ? » Ah ! Il ne serait pas si glauque, le Paluche-man, que je l'aimerais bien.
- « Ils ont refusé de nous laisser passer. »
– « Ils nous ont accusés de l'avoir enlevée ! »
- « Des témoignages ont clairement dit qu'elle avait été emmenée de force. »
– « C'est elle qui est venue nous emmerder !. »
- « Hé oh, mes cocos. Je ne vois pas en quoi inspecter vos défenses, c'est vous emmerder. Ne me manquez pas de respect, je suis une Marine, moi ! » J'intervins avant que la situation n'eut tourné au drame. Contrairement à Mains, je ne voulais pas que les Ecailles fussent la victime collatérale des combats. Parfois, oui, il faut savoir faire des sacrifices. Mais aujourd'hui n'était pas ce jour. « Je n'ai peut-être pas été accueillie à bras ouvert, mais quand j'ai déclaré l'objet de ma venue, il n'y a eut aucun problème. J'ai même reçu de l'aide pour passer ce pont tout pourri.. »
Mon attitude ferme et quelque peu hautaine envers les hommes-poissons venait avec mon rôle. Jade était une bonne petite Marine, butée et pleine de préjugés. L'escouade qui était venue à mon secours approuva mon petit laïus avec des persiflages de leur cru, tandis que Mains calmait à sa manière ses frères et sœur.
- « Adjudant, je viens d'examiner leurs défenses et c'est absolument pas conforme. Dois-je vous rappeler que ce... quartier... est aux pieds d'une des grandes artères de Marie-Joie. Si les digues cèdent ici, ça sera un goulet d'étranglement pour l'activité de Marie-joie. » Bien entendu, pas un mot sur le fait que cela voudrait dire la destruction du domicile d'une centaine de personnes. C'était acquis d'avance, que le futur des hommes-poissons n'intéressait personne. « Il faut renforcer les défenses, ne serait-ce avec des sacs de sable. Nous étions en train de mettre en place une équipe de volontaires qui viendraient les chercher à la caserne, car Freddy ici présent... » je désignai ainsi Mains, à son plus grand déplaisir « a compris que la Marine avait des priorités. Les habitants seront donc chargés de conforter les digues de protection de notre ville. »
Freddy acquiesça. Il avait compris rapidement pourquoi je proposais de faire entrer une bonne douzaine d'hommes-poissons dans la base Marine, sous le prétexte de ravitaillement en sacs de sable. Quelque chose me disait qu'un ou deux de ses gars allaient se « perdre » dans les couloirs... J'avais bien fait mon boulot, et sans avoir besoin de Grand Bob. De toutes les façons, je savais que j'allais avoir droit à une avoinée, qu'elle vint du CP6, du CP5, de Baryton ou de ce mystérieux contact soit-disant révolutionnaire. C'est fou, la concentration de révo au mètre carré, sur la capitale.
Et nous partîmes, les Marines devant, moi au milieu avec Freddy, les locaux derrière, à la queue-leu-leu.
Dernière édition par Shaïness Raven-Cooper le Mar 27 Aoû 2013 - 20:34, édité 2 fois