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Crucify Your Mind

Sale temps pour les érudits. La pluie glisse sur les gouttières comme un souffle sur une peau satinée. Tu t'éveilles quand le jour s'éteint, tu t'abandonnes peu après l'aube. Près de ta couche, un morceau de pain rassis et une avalanche de bouteilles vides te rappellent que tu as encore décidé d'oublier. Il n'y a rien pour toi ici, rien d'autre que l'ennui qui te berce langoureusement de ses doigts affûtes.

Sam t'a encore laissé des missives. Tu te dis que tu les liras plus tard, les papiers peuvent toujours attendre. Tu sors de chez toi sans parapluie, l'eau céleste lavant ton visage buriné par les vices. Il fait chaud mine de rien, et ce veston te semble presque superflu alors que tu déambules dans les ruelles de la ville.
Tes poches sont pleines de vide, les quelques tintements qui s'y font entendre te laissent espérer un petit remontant bien mérité. Les enseignes des bars poussiéreux qui défilent défient ta léthargie et te font plisser les yeux. Sale temps pour les avachis, tu te croirais presque dans un mauvais roman.

Le voilà. Près des quais malfamés, tu distingues ta destination. Un bouge miteux sans aucune prétention, un encensoir pour les paumés du coin. La porte s'ouvre, tu t'introduis pour mieux tromper la solitude.
Impossible de voir à plus de cinq mètres. Un épais brouillard toxique plane dans la pièce. Tu aimes bien cette ambiance, quand la crasse du monde est masquée par un voile de doute.

Juste assez pour un verre. Lloyd est assez coulant il faut le reconnaître, et à coup sûr tu te feras recharger plusieurs fois dans la soirée. Un clodo essaie de te parler, tu distingues juste ses dents moisies qui ne demandent qu'à pouvoir enfin se reposer en prenant congé d'un hôte malvenu. Tes tempes te lancent, tu te fonds dans une foule informe qui maugrée des inepties en essayant vainement de se lancer dans une carrière au billard.

La semaine est vite passée. Pas grand chose de neuf, Lisa est encore partie de ta piaule en claquant la porte et en faisant sauter ce foutu loquet. Impossible de le remettre, tu essaieras demain que tu te dis.
Le brouhaha s'intensifie à mesure que les heures passent. Ce grouillement indistinct te permet juste de ne pas réfléchir, de rester uni face à ta capacité cérébrale.
Puis d'un seul coup tu entends une corde.
Une corde pincée, puis une autre. Quelqu'un est là, tout près, un étranger parmi toutes ces âmes détruites. Les notes s'enchaînent, alors tu cherches de tes yeux rougis par l'alcool, de tes mains rongées par la vie, la provenance de ce cantique paria.

Tu le vois. Il est de dos, il joue tout seul, pour personne et pour tout le monde à la fois. Et sa voix suave vient se mêler aux vibrations qui passent inaperçues pour les autres poivrots du coin. Un timbre profond, un rythme mystique, tu te poses sur un tabouret et tu enjoins les ténèbres de le laisser continuer.

Il chante. Il ne s'arrête pas, il ne cherche pas à courtiser un public. Il chante parce qu'il doit le faire, parce que c'est comme ça qu'il peut se libérer. Il chante et il joue, et toi tu as posé ta bière sans t'en rendre compte, et la bave émerge lentement au creux de tes lèvres. La chape de plomb au dessus de ta tête a mystérieusement disparu. Tu te tais et tu écoutes ce prophète déclamer sa litanie dans l'indifférence la plus totale. Tu ne vois même plus le soûlard qui se fout de ta gueule alors que des larmes cavalent tes rides pour rejoindre un sol éthéré. Au fond de toi cette petite étincelle que tu croyais perdue à jamais embrase tout ton être et tes mains tressaillent faiblement. Tu arrives à ressentir cette onctueuse vague qui te prend tout entier. Tu ne vois pas son visage et tu n'en a strictement rien à faire. Il est là, toi aussi, et c'est plus que suffisant pour que tu puisses y trouver quoi que ce soit à redire.
Tu ne saisis pas tout, mais tu entends juste le son des anges mêlé à celui de la faune locale. Un étau délicieux te compresse la poitrine et tu te surprends à haleter rapidement comme à tes grandes heures d'ivresse. Tes yeux injectés s'illuminent comme des phares dans l'obscurité, cherchant une substance toute nouvelle, s'abreuvant de cette boisson insolite. Beaucoup de détails se bousculent dans ta tête. Tu laisses de côté cette misère et de ta peau semble suinter une matière impalpable, une aura de vérité. Ce que tu entends est ta première vraie certitude, celle qui tu le sais est inaltérable. Elle remonte dans ta gorge pour s'échapper par ton nez, ta bouche, tes oreilles. Tu restes tétanisé comme ça, ne gardant que l'essentiel, captant un signal évident que tu es le seul à comprendre.

Au bout d'un moment il arrête. Il se lève et il s'en va. Tu n'as même pas pensé à lui parler, il était juste trop loin pour toi. Ton rythme cardiaque redescend petit à petit, la chape revient bien au dessus pour ne plus repartir. La cacophonie fait son grand retour, tu pivotes finalement pour te retrouver face au comptoir puis tu vides ce qu'il reste d'un trait. Tu recommences à penser comme avant, petit à petit. La chambre, le loquet, la monnaie, Lisa. Tu ne reverras plus jamais cet homme, et tu n'entendras plus jamais sa chanson. Mais pendant ces quelques poignées de minutes, ton âme s'est envolée là où toutes les fumées du monde ne pouvaient espérer l'atteindre.
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