On ne choisit pas de devenir un méchant.
L'homme, contrairement à ce que soutiennent les greluches en phase post-rupture, n'est pourtant pas fondamentalement un connard. Personne ne naît particulièrement plus méchant que gentil, mais de nombreuses personnes ont tôt fait de déséquilibrer leur balance karmique d'un côté comme de l'autre – l'apparition de dents ouvrant le champ aux potentialités de morsure accélère d'ailleurs le processus de distinction entre un bébé mignon et une infâme crapule. Mais rien n'est écrit à l'avance. Lorsque le destin joue à pile ou face, ce sont les expériences, les traumatismes, les aléas de la vie qui s'évertuent à souffler sur la pièce pour influencer le résultat. Dans la plupart des cas, elle retombe sur la tranche. Et chacun jugera si vous êtes un gentil ou un méchant suivant le côté où il se trouve.
On ne choisit pas de devenir un méchant.
Parfois, mais c'est plus rare, la pièce est plus catégorique et retombe à plat. Certaines personnes sont indiscutablement de braves héros ou de sombres ordures. Bien sûr, il est toujours possible de voir le dessous de la pièce en se contorsionnant un peu. Mais comme tout exercice de contorsion, celui-ci demande une certaine souplesse : celle du sens moral. Et fort heureusement, les personnes capables de faire un grand écart éthique sans se forcer ne se trouvent pas à tous les coins de rue. La plupart des gens conservent une certaine raideur à ce sujet, que l'on appelle à juste titre la droiture. Bien entendu, elle est à géométrie variable. Mais encore une fois, on ne choisit pas. On adopte la stature qu'on a apprise, et si la vie ne vous assène pas régulièrement une claque entre les épaules en vous gueulant ''Tiens-toi droit !'', il y a fort à parier que vous finirez avec la conscience avachie.
On ne choisit pas de devenir un méchant.
Le processus est complexe et échappe à peu près à tout le monde. Devant un événement traumatisant, certains se renforceront et en triompheront. D'autres cèderont à l'amertume, à la colère ou à la folie. Et les résultats sont presque imprévisibles. Ils dépendent d'une longue suite de causes jalonnant tout le parcours de chaque individu, qui orienteront chacune insensiblement ses pas vers une voie ou une autre. Et lorsque la pièce s'abat, ceux qui prétendent avoir prédit de quel côté elle tomberait sont des menteurs. Ils ont simplement eu de la chance. Mais ce qu'ils n'acceptent pas, c'est qu'ils ne puissent pas la contrôler.
On ne choisit pas de devenir un méchant.
Malheureusement, personne ne l'avait dit à Hobster Nottingham.♠ ♠ ♠ ♠ ♠ ♠ ♠
Il pleuvait, évidemment, à l'enterrement. Du moins, l'illusion était suffisamment réussie. La Weather Corporation mettait un point d'honneur à satisfaire ses clients par un professionnalisme irréprochable, leur objectif étant que ceux-ci en viennent à oublier qu'ils avaient fait appel à leurs services – selon leurs prospectus ; en réalité, ils comptaient plutôt sur le fait qu'ils s'en rappellent très bien et en parlent le plus possible à leurs amis. Le secteur de la météo de circonstance était florissant, et d'éminents scientifiques de Weatheria comptaient parmi les effectifs de la société, afin d'assurer à chacun le temps qu'il désirait pour un anniversaire, une demande en mariage, un concert ou, en l'occurrence, un enterrement.
Bobby contrôla une fois de plus la machine à pluie, sans y trouver plus de défauts que les quatorze fois précédentes, c'est à dire aucun. Le matériel était irréprochable et tout le monde le savait, mais Bobby devait contrôler parce qu'il était le contrôleur. C'était même marqué sur sa casquette. Et pour rien au monde il n'aurait supporté de ne pas mériter sa casquette. Alors il nota, pour la quinzième fois, ''Rien à signaler'' sur son carnet et cala son crayon derrière son oreille. Satisfait, il passa les pouces dans les bretelles de sa salopette et s'autorisa un balancement nonchalant sur les pieds arrière de sa chaise. Ses professeurs lui avaient toujours dit de ne pas faire ça à l'école, mais maintenant il n'était plus à l'école. Il était contrôleur. C'était même marqué sur sa casquette.
Quelque chose attrapa le dossier de sa chaise qui bascula et sans avoir pu réagir, il s'étala violemment sur le dos. A des centaines de kilomètres, sans trop savoir pourquoi, un professeur émit un soupir qui sonnait comme un ''Je te l'avais bien dit''.
Bobby resta quelques secondes le souffle coupé. D'une part à cause de sa chute qui n'avait pas ménagé son dos, d'autre part à cause de ce qu'il voyait au-dessus de lui. Un homme très grand, ou du moins qui semblait très grand à cause d'un remarquable effet de contre-plongée, drapé dans une cape rouge dont le col relevé partait en deux excroissances courbes de tissu semblables à des cornes, qui pour une raison inconnue restaient dressées en l'air au lieu de retomber comme n'importe quel morceau de tissu raisonnable. La moitié inférieure de son visage était masquée par l'ombre projetée par son col, ne laissant voir que son nez aquilin et deux yeux maquillés au noir avec soin afin de faire ressortir leurs iris d'un bleu sombre. L'inconnu ménagea une pause de quelques secondes afin de laisser Bobby prendre la mesure de sa présence, le fixant avec intensité, puis s'adressa à quelqu'un qui devait se trouver derrière son épaule.
- Lieutenant Sbire ! Faire tomber quelqu'un de sa chaise et le regarder d'un air menaçant en contre-plongée, ça fait méchant ?
- Ca fait très méchant, monsieur. Je dirais que ça fait environ dix mille points.
- C'est pas mal, c'est pas mal. Bon, toi, vermine ! C'est bien toi le contrôleur de cette machine ?
- Euh, oui, c'est moi... C'est même marqué sur ma casquette...
- Parfait, mouhahahahahahahahahahahahaha ! Lieutenant Sbire ! Il faisait méchant, ce rire ?
- Oh oui monsieur, au moins dix mille points !
- C'est un bon score ça. Oh, ne crois pas t'en tirer comme ça, vermine ! Je réquiti... résiqu... rétiquis... Lieutenant Sbire ! Je persiste à penser que ma réplique était beaucoup mieux sans ce verbe imprononçable !
- Mais moi je trouvais qu'il faisait méchant ce verbe. Je lui aurais mis au moins dix mille points.
- Bon, si c'est dix mille points alors... Écoute-moi, vermine ! Je rériqui... résirqui... Oh et puis merde, j'ai besoin de cette machine ! Alors tu vas faire exactement ce que je te dis, ou sinon je te menace. Lieutenant Sbire ! Vous êtes sûr que c'est comme ça que ça marche, les menaces ?
- Certain monsieur. Vous auriez entendu votre assurance, ça m'a fait frissonner dans le dos, ça vaut dans les dix mille points ça !
- Euh... Je suis désolé de déranger, mais vous n'allez pas pouvoir déplacer cette machine rien qu'à vous deux. Elle est beaucoup trop lourde.
- Oh, mais je ne compte pas la déplacer, vermine. J'ai juste besoin que tu en modifies quelque peu la programmation, mouhahahahahahahahahahahahaha !♠ ♠ ♠ ♠ ♠ ♠ ♠
Le silence pesait dans l'église peuplée de costumes noirs. Un silence de mort, au sens propre du terme en ce qui concernait au moins une personne de cette muette assemblée. Lavé et bien habillé, les yeux clos et les mains jointes, installé dans un magnifique cercueil d'acajou, le défunt attendait patiemment que l'on finisse de se recueillir et qu'on le mette en terre. Mais rien ne pressait, il avait tout le temps devant lui. Au sens propre du terme, une fois encore.
Les vivants ne semblaient pas pressés non plus d'ensevelir un être cher dans ce qui était, de quelque manière qu'on l'envisage, une boîte de bois sous un tas de terre. A part quelques sanglots étouffés, rien ne semblait briser le silence de cette dernière veillée.
Jusqu'à ce que les portes s'ouvrent brutalement dans le fracas d'un coup de tonnerre.
- Mouhahahahahahahahahahahahaha !
Hobster était pleinement satisfait. Le coup de tonnerre ajoutait décidément un effet dramatique particulièrement intense à son entrée en scène, et si le lieutenant Sbire avait été là, il lui aurait sûrement décerné dix mille points. Mais Hobster lui avait enjoint de l'attendre dehors, préférant faire son entrée seul afin que toute l'attention se focalise sur lui. Et ça fonctionnait. Les bras grands écartés, la tête haute, au milieu exact de l'ouverture de la porte, il sentait tous les regards sur lui. Après une pause de circonstance afin de s'assurer que tout le monde avait bien eu le temps de tourner la tête vers lui, même les plus atteints par l'arthrite, il commença à s'avancer lentement, les bras toujours ouverts et la cape frottant le sol en un gracieux murmure.
- Mes très chers amis... Quelle tristesse que la perte d'un être aimé... Oh, je comprends votre chagrin. Je vois vos visages baignés de larmes, j'entends votre souffle brisé. Je sais ce que vous pensez : la mort est bien cruelle de nous priver de cet homme si cher à nos cœurs ! Mais ne soyez pas trop prompts à juger la mort. Après tout, ne fait-elle pas que son travail ? La mort est un rayon de la roue de la vie. Car nous devons tous mourir un jour, mes amis. Certains plus tôt que d'autres, certains plus brutalement. Et d'eux, il ne reste que l'infinie douleur de ceux qu'ils laissent en arrière. Bien triste est le fardeau de survivre à celui qui vous faisait vivre, n'est-ce pas ? Mais réjouissez-vous, mes chers. Car je suis ici pour vous aider. J'effacerai cette souffrance de votre cœur affligé. Grâce à moi, disparaîtra la douleur de celui qui reste lorsqu'il regarde celui qui part. Car ce soir...
Hobster avait fini de traverser la nef de l'église, sous les regards médusés, angoissés, apeurés. Il monta les quelques marches qui menaient à l'autel sur lequel était exposé le cercueil. En se penchant sur lui, d'une main à la tendresse savamment étudiée, il caressa le visage froid du défunt. Puis il releva la tête, se tournant vers l'assemblée qui le fixait avec effarement, suspendue à ses lèvres. Avant de déclarer d'une voix grave et profonde...
- Ce soir, vous rejoindrez tous votre cher disparu.
A cet instant même, une série d'éclairs s'abattit tout autour de l'église. Un large sourire fendit le visage de Hobster Nottingham. Le timing avait été parfaitement calculé. Et au beau milieu des cris d'effroi, des roulements du tonnerre et des flashes aveuglants qui transperçaient les vitraux de l'église, il ouvrit ses bras en renversant la tête en arrière, empli d'un formidable sentiment de puissance.
- Mouhahahahahahahahahahahahaha !♠ ♠ ♠ ♠ ♠ ♠ ♠
Pendant que Hobster Nottingham lançait son rire bientôt célèbre (du moins y plaçait-il tous ses espoirs), quelqu'un, plus loin, lançait autre chose. Il s'agissait d'un nain. Habillé d'une armure, un marteau de guerre accroché à une sangle entre les épaules, il ne paraissait pas remplir les prérequis de légèreté et d'aérodynamisme pour s'envoler dans les airs. Mais en contrepartie, sa longue expérience l'avait doté d'une aptitude incomparable pour repérer les plus grand talents potentiels de lancer de nain. Et son obstination naturelle, parfois agrémentée de la menace d'un coup de marteau dans les roustons, faisait toujours le reste.
En ce qui concernait l'atterrissage, néanmoins, il ne pouvait guère que s'en remettre à sa chance. La plupart du temps, le résultat n'avait rien de catastrophique mais restait mitigé. Cette fois-ci, par exemple, il était retombé sur un gros tas de plumes. Ce qui n'était pas problématique en soi.
Non, ce qui posait problème, c'était plutôt la poule géante qu'il y avait en dessous.♠ ♠ ♠ ♠ ♠ ♠ ♠
- Lieutenant Sbire ?
- Oui, monsieur ?
- Vous croyez que j'aurais dû tous les tuer pour de vrai ?
- Non, monsieur, je ne pense pas. Il faut y aller étape par étape, vous savez. On ne devient pas le Super Méchant en un claquement de doigts.
- Hmm, oui. Vous avez sûrement raison.
- Et puis, votre discours était déjà vraiment très méchant. Sans vouloir vous flatter, je lui aurais mis au moins dix mille points.
- Oh, c'est vrai ?
Dernière édition par Brih Demau le Mar 21 Jan 2014 - 2:04, édité 1 fois