Tête qui tourne, tête qui cogne.
Bouche pâteuse, cœur qui brule. Qui brule et qui fait mal.
J’ouvre péniblement les yeux, j’ouvre les yeux et sens tous les os de mon corps me faire souffrir. J’ai envie de toucher, pour apaiser. D’appuyer, pour apaiser. Mais mon esprit n’est pas assez fort pour ça, pas assez non. Je l’imagine mais rien ne bouge. Rien du tout. Mon corps ne me répond plus, ou à peine, et ça m’énerve.
Je bouge un peu. Un peu, ce n’est pas assez. Mais c’est déjà trop pour les quelques infirmières qui me somment de me calmer. Et non, ne bougez pas. Calmez-vous s’il vous plait. Tout va bien. Vous avez été blessée.
Pourquoi j’ai été blessée ? Qu’est-ce qui s’est passé ?
Juste,… Sshhh…
Mais je ne veux pas. Je veux qu’on me réponde. Je veux des réponses à mes questions. Je ferme les yeux, les plisse fort, si fort qu’une violente migraine me prend. Elle part de l’arrière de mon crâne, se diffuse le long de mes tempes, jusqu’à mes yeux. Comme une main qui enserre ma tête et serre si fort, si fort.
J’ai envie de pleurer. Je pourrais pleurer. Mais ça m’énerve tellement. Et je serre les poings, je serre les poings parce que ça m’énerve et parce que la mémoire ne me revient pas. Pourquoi je ne me souviens pas ? Pourquoi je ne sais pas ?! Pourquoi bordel ? Et pourquoi personne ne me répond ? Je ne suis pas en état de parler avec qui que ce soit, qu’ils disent. Ils disent mais je m’en fiche, parce que j’essaye déjà de me relever. Et ma main vient arracher la perfusion à mon bras, parce que je suis sûre que ces conneries de médocs m’embrument l’esprit.
C’est eux qui me font ça, pas vrai ? Dites-moi que c’est eux bordel… Dites-moi que c’est eux parce que je dois savoir ce qui s’est passé.
Je ne sais pas pourquoi, mais au fond de mes tripes, j’ai l’impression que de ma mémoire dépend ma vie, et sans elle je ne suis rien.
Dites-moi ce qu’il se passe…
Les machines s’affolent, elles cognent mes oreilles avec leurs tintements sourds. Qu’on les arrête… Qu’on les arrête bordel ! Mais personne ne m’écoute, j’ai pourtant l’impression d’hurler. Je sens juste les mains des infirmières qui me maintiennent contre ce lit trop chaud, trop petit, trop inconfortable. Et on appelle le docteur pendant que j’hurle qu’on me lâche…
Un docteur ? Je me souviens d’une chose : que nous n’avons plus de docteur depuis notre arrivée à Alabasta. Ça, je le sais. J’en suis certaine, parce que j’étais là. J’étais là et Mihai aussi, j’étais avec lui quand le doc a dit qu’il partirait. Nous n’avons pas de docteur. Ou alors, c’est un autre docteur. Et quand j’entrevois sa stature, sa gueule, ses yeux jaunes, quand je le vois lui, j’ai un mouvement de recul, j’ai envie de m’enfoncer dans mon lit et d’y disparaitre.
Le docteur ?
Là où tout a commencé.
Le Docteur.
"Lâchez-la mesdemoiselles." tonna une voix dans l'ombre.
Protégé de son borsalino, Wallace fit son entrée en scène. Les laboratoires n'avaient plus de secrets pour lui, ainsi il profitait souvent des coins d'ombre pour disparaître à la vue agacée de ses camarades d'infortunes. Effrayées par la bête, les infirmières s'exécutèrent instantanément. Même pour un oeil profane, on ne pouvait penser qu'il s'agissait là du respect du au médecin. Le grade de Wallace le cantonnait à des tâches de bas étage, mais ce n'était pas pour autant qu'il se privait de zèle. Le précédent médecin était parti, alors il avait pris ses fonctions sans demander son reste. Ce n'était pas en restant les bras croisés que les choses s'amélioraient. Les armes de la marine trônaient sur son uniforme. N'ayant pu trouver de blouse adaptée, il en avait cousue une à partir de trois autres, et le résultat le faisait plus passer pour un savant fou qu'autre chose. Pour un peu, on aurait cru voir une queue verdâtre dépasser de son séant et un homme araignée lui coller au train. Foutue bandes-dessinées, cela vous développait l'imagination ... Mais la question n'était pas là.
"Ostéogénèse imparfaite, vous risquez de lui briser plus de membres en la maintenant avec vos mains. D'autant plus qu'elle peut s'en briser aussi." répliqua-t-il, posant sa main blafarde sur le torse de Lilou.
L'heure n'était pas au détail. Ses doigts robustes enserraient efficacement le torse de la donzelle. S'il avait assez de force pour s'en défaire, ce n'était pas le cas en ce moment. Elle aurait pu tenir dans sa seule main, vision qui fit frémir les rares pervers qui étaient restés à admirer la scène. Il planta ses yeux jaunes dans les pupilles affolées de Lilou, lui intimant le respect. Réaction attendue, geste de repli. Peur primale. Au moins sa laideur pouvait servir, il espérait seulement qu'elle ne s'y fierait pas et considérerait encore moins la suite des évènements. Un médecin avec un borsalino, c'était plus sympa qu'un monstre aux yeux jaunes pourtant ... Un fois que la donzelle fut calmée, il posa son dossier à côté de sa table de chevet, dossier qu'il tenait encore ouvert dans son autre main. Un vrai cahier de gamine entre ses doigts.
"Mademoiselle Jacob, votre cas ne me permet pas d'utiliser les techniques de contention habituelles, alors je vous demanderai de vous calmer afin que je puisse m'occuper de vos blessures. Cela ne peut se passer qu'avec votre accord. Je n'aurais pas envie d'avoir recours à une surdose de morphine pour m'occuper de vous." continua-t-il, la relâchant petit à petit.
Il regarda la perfusion, rajusta le goulot et s'empara de l'aiguille. Elle avait traîné par terre, inutilisable. Il s'empara de la caisse encore tiède qui contenait le matériel stérilisé. Le Léviathan avait les moyens, c'était au moins ça. Il s'approcha du bras de Lilou, puis lui asséna une pichenette sur le nez. Avant que la jeune femme ne puisse répondre, il lui avait enfoncé l'aiguille dans le bras. Il entreprit de la maintenir avec une bande blanche, étonnamment agile pour les mains qu'il se payait.
"Chlorure de sodium, eau et glucose. Un vrai petit repas." fit-il en tapotant l'écran den den qui affichait une pulsation bizarre.
Il semblait ne pas se préoccuper de la douleur qui tirait les traits de la rouquine. Du moins pas pour l'instant.
"Des soucis d'arythmie cardiaque ? Ah non, c'est la radio." fit-il en se détournant du den den.
Continuant son auscultation, il appuya sur ses côtes, lui tirant des gémissements de douleur. Il semblait, cependant, tout faire pour éviter son crâne maculé de sang. Pas la peine d'être un expert pour deviner ce qu'elle avait pris. Il leva les yeux vers le miroir, les détourna. Il se pencha sous son lit, peut-être pensait-il pouvoir ce qu'elle avait au dos à travers le matelas, puis tira une boîte métallique de sa poche intérieure et l'ouvrit pour se saisir de deux cachets. Il pinça le nez de Lilou et la força à gober l'objet. Puis il engloutit le second pour sa pomme. Malgré la douleur, il put entrevoir le regard perplexe de la jeune femme. Hm, agissait-il bizarrement ? Pourtant, c'était la moindres des politesses.
"Pastille de menthe 'croc' excellent pour l'haleine." expliqua-t-il avant de se tourner vers les curieux qui étaient là.
"Vous, allez me chercher 3 millilitres de cortabuxénol. Vous, 5 cc de butavène. Et vous deux, un carpinus betula." poursuivit-il d'un ton professionnel au possible.
Les quatre badauds restèrent une seconde sans réagir puis détalèrent sans demander leur reste. Wallace se retourna vers Lilou avec un sourire à faire frémir le plus téméraire des Marine. Un sourire amusé.
"J'ai aucune idée de ce que c'est, mais ça va les occuper. Sauf le dernier, je suis curieux de savoir ce qu'ils vont me ramener ..." plaisanta-t-il, chose qui n'était peut-être pas la plus avisée en ces circonstances.
"Je suis le Docteur." fit-il avant que la moindre question ne parvienne à l'esprit de la jeune fille, tout en agitant ses galons.
"Bon, fillette. Brûlures. Fracture du crâne, trois côtes cassées - toutes à droite - et cinq fêlées à gauche. Les vertèbres sacrées ont été déplacées - du kiné en perspective - et une hémorragie interne, je mise sur une lésion stomacale, en lien avec les autres lésions cutanées. Ce qui explique que vous crachiez du sang. D'ailleurs ..." expliqua Wallace avant de se retourner et de farfouiller dans un placard.
Il croisa le regard du miroir, s'en détourna. Le Docteur s'empara d'une petite fiole et la déboucha. Il en respira une effluve, se gratta la tête puis la reboucha et continua à fouiller. Il revint avec un flacon transparent sur lequel une tête de mort était dessinée. Il répéta le même manège. Cette fois il opina du chef puis attrapa une coupelle et y versa quelques gouttes de la mixture. Il attrapa ensuite le menton de Lilou et lui tourna la tête sur le côté. Les infirmières avaient tenté de nettoyer la lésion, un point pour elle. Mais du sang s'en épanchait encore.
"Doucement, mademoiselle Jacob, je ne voudrais pas vous faire mal. Enfin, plus mal que ce n'est nécessaire. Ceci vous aidera à lutter contre la douleur. Vous embrumera un peu l'esprit, certes, mais cela me permettra de continuer à vous ausculter sans risquer de vous voir sauter au plafond. Je ne voudrais pas que vous vous brisiez un autre os à cause de moi." expliqua-t-il avant de verser le contenu de la fiole à la tête de mort en plein dans la blessure.
Il aurait pu le faire via l'intraveineuse, mais si le produit devait se diffuser puis agir par la suite, c'était une perte de temps. Et puis l'accès au cerveau serait facilité, vu qu'il y avait un trou, non ?
"Pour l'instant, vous êtes stable. J'ai ajouté quelques produits de ma composition pour juguler l'hémorragie, ce sont simplement des - jargon médical incompréhensible - mais il va vous falloir passer par la table d'opération afin de remettre tout ça d'aplomb, vous comprenez ? On se préoccupe d'abord de votre santé, le reste est secondaire. Vous me raconterez ce qu'il s'est passé sur le chemin du bloc, cela vous va ? Ah, la bouteille à tête de mort ? Pour éloigner les curieux." expliqua le médecin, croisant une nouvelle fois du regard son reflet.
Se redressant, il maugréa et frappa d'un coup sec le mur, faisant vibrer les cloisons de l'infirmerie. Le miroir se fracassa sous l'impact et craqua avant que le poing de Wallace ne l'enfonce à moitié dans le mur. Il revint vers la jeune femme comme si de rien n'était. Il avait juste un petit problème avec les miroirs, rien d'important pour un médecin, n'est-ce pas ?
Dernière édition par Wallace Johnson le Dim 25 Aoû 2013 - 23:10, édité 1 fois
Le docteur, hein…
J’espère qu’il est vraiment docteur. Faut dire que le voir me remettre ma perfusion en rajoutant des mots compliqués, ça me met pas vraiment à l’aise. Il sait vraiment ce qu’il fait ? Pourquoi il est là ? Je vais bien, non ? Je veux dire, à part quand il m’appuie sur toutes mes fractures pour m’intimider et me maintenir dans mon lit, je vais bien. Le cœur toujours un peu agité, les yeux rivés sur lui avec une méfiance évidemment logique, la tête qui tourne à cause de la morphine, le teint aussi pâle qu’un cadavre,… Mais je vais bien. Je dirais même que je vais drôlement bien…
Vous êtes drôlement moche, quand même… Et vous faites des trucs drôlement bizarres…
Cette phrase sort avec une spontanéité enfantine déconcertante. Elle a le mérite d’amuser le docteur qui esquisse ce qui ressemble à un sourire. Je me retrouve à dire ce que je pense sans barrières intimées d’ordinaires par la bienséance. Je crois que je m’en fous, de la bienséance.
Mais j’ai vu plus moche que vous, vous savez ? Vous avez rencontré Stark Lazar ?... Lui, il est vraiment moche…. Je ne l’aime pas du tout… Ou Lou Trovahechnik ? Haha…
Je ris, mais je me ravise vite lorsqu’une quinte de toux me prend à vif. Elle me fait mal. Je vais pour me plier en deux, mais la contraction de mes muscles est plus douloureuse encore. Peut-être que je vais vomir. Je me retiens parce que mon estomac me fait souffrir… Peut-être que je vais mourir. Ou que je suis déjà morte. J’y pense. Je dois être morte, ça explique comment je plane. C’est pour ça que je vois un monstre qui se fait passer pour un docteur. Un monstre, docteur. Normalement, les monstres se cachent sous les lits des enfants pour qu’ils soient sages. Faudrait le prévenir que je ne suis plus une enfant. Je vais lui dire.
En fait, vous ne faites pas si peur…
Attendez. Non, ce n’est pas ça que je devais dire. N’importe quoi. Je recommence :
C’est parce que je suis sous morphine que je dis toutes ces conneries ? Je me sens vraiment groggy… Vous essayez de me droguer, c’est ça ?... Je ne suis pas… Je ne suis pas très d’accord, je tiens à le préciser…
L’homme pousse mon lit jusqu’au couloir du Léviathan. Je suis sur le Léviathan, je le reconnais. Je me suis déjà perdue ici. Et ici aussi. Ah, et là. Ma main se pose sur la barre du lit. Je sens moins la douleur, la morphine doit faire effet. Ou alors, je n’ai jamais eu mal, je peux y aller. Je vais pour me relever, j’entends la machine de mes constantes s’agiter soudainement. Elles me berçaient tantôt. Maintenant, elles dansent.
Je peux partir ? Je n’ai pas envie de me faire opérer… C’est qu’une petite migraine, on ne trépane pas à vif pour une migraine…
De nouveau, je tire sur la bande blanche qui maintient ma perfusion. Les constantes s’agitent encore... Je tire, je joue avec, je ne sens rien mais je me fais mal parce que le sang teinte la bande. Je dois partir, comprenez. Je ne sais pas ce qui me pousse à partir, mais je dois le faire parce que je n’ai pas envie d’être ici. Mais le docteur est toujours là, et il arrête de pousser le lit pour essayer à nouveau de me maintenir sur le matelas. Il presse mon épaule délicatement, me demande de me calmer. Son regard intimidant tout à l’heure ne l’est plus à présent. Je m’en fiche qu’il soit moche, j’ai vu pire. Lazar, Lou. Eux sont vraiment moches. Lui est monstrueux. J’ai vu des monstres aussi, ils sont moins gentils en général. Alors, il ne m’intime plus le calme ou le respect.
Et puis… Je dois retrouver ce qu’il s’est passé avant… Comment je suis arrivée ici d’ailleurs ? Je… Je veux partir… Je dois partir…
Je ne suis pas une patiente exemplaire. On me l’a déjà dit. Je ne tiens pas en place. Vraiment pas. Mais toujours d’un calme olympien, le Docteur m’intime de rester en place. Pourtant, je m’énerve. Encore. Ça m’énerve qu’on me dise quoi faire. Je suis peut-être groggy, mais je vais bien. Je ne sens même plus ma migraine. Voyez, je n’ai pas besoin d’être opérer. Bon sang, mais lâchez moi. Je dois trouver quelque chose. Je dois vraiment le trouver, parce que sans ce quelque chose, ma place est en danger. Je suis sur un siège éjectable, vous comprenez ? Je n’ai pas le temps que vous trifouillez dans ma tête pour remettre des neurones en place, je…
Aie !
Sans le vouloir, il compresse une de mes fractures. Ou alors, je bouge trop, et je me fais mal. Et même la morphine semble désuète. Alors ça m’énerve d’autant plus, et l’instinct reprend le dessus. Je lui lance un regard noir, assassin, et suit de près mon humeur un vilain coup de Haki des rois qui plombe littéralement l’ambiance…
Laissez-moi partir, vous me faites… mal.
Mais même si ça le fait tituber et transpirer un instant, c’est moi qu’il assomme. Je retombe comme une masse sur mon matelas, comme vidé de mes propres forces. Comme si une sangsue m’absorbait intégralement. Et ça s’arrête d’un coup, comme c’est venu. Traitre de fluide de merde. Je te ferais la peau un jour. Je te broierai les os, tu vas voir… Je te hais. Et ça m’énerve toujours…
Je ne sais plus ce qu’il s’est passé…
Je me stoppe. Je répète cette phrase encore deux ou trois fois alors qu’il recommence ce qu’il faisait avant : me pousser. Mes idées n’ont plus de sens, elles viennent et repartent. Je sors des mots qui me passent par la tête. En fait, je cherche ce que je dois absolument trouver. Mais passant du coq à l’âne, je me redresse soudainement sur mon lit pour m’adresser à lui :
Docteur qui ?
Dernière édition par Lilou B. Jacob le Dim 25 Aoû 2013 - 23:27, édité 1 fois
"Soigner, ça fait ... mal ... ?" grommela-t-il, alors qu'une chape de plomb s'abattait sur ses épaules.
Le monstre grommela sous la surprise et un raclement inhumain s'exhala de sa gorge. À mi-chemin entre le feulement d'un tigre et la menace d'un alligator. Un son rocailleux qui s'exhala d'entre ses dents, un cri guidé par l'instinct d'un homme condamné à trop d'années d'obscurité. Il posa la main contre le mur, le lit alla cogner le bois. Se rattrapant, il enfonça ses griffes dans la charpente, la lacéra et rattrapa la civière avant qu'elle ne bascule. Ses yeux étincelèrent dans la pénombre. Surpris par ce phénomène inconnu, il céda à ses plus bas instincts et se prépara à se battre. Il ne savait d'où cela venait, prenant cet effet pour un fruit du démon ou quelque chose du genre. Il connaissait l'histoire des fluides, vaguement. Alors de là à faire le lien ... Non ! Protéger le patient en priorité. Le monstre s'étend, regarde autour de lui. Hume. Le visage en l'air, sa peau se distendit autour de ses narines. Du moins, le peu de peau qu'il avait. Pareil à un crocodile, ses évents naseaux s'ouvrirent, goûtèrent l'air. Rien. Il revint vers la rouquine. Elle ? Cause à effet, seule explication plausible.
"Mademoiselle, quoi que vous fassiez, cessez. Ce n'est pas très poli." grogna le monstre, ses dents acérées rutilant dans l'ombre des couloirs du Léviathan.
"Je ne vous ai pas attachée pour que vous ne vous fassiez pas plus mal en vous débattant, mais si vous continuez à agir ainsi, cela risque fort de se produire." tonna le Docteur, reprenant la course vers les salles d'opération.
Elle s'agita, répéta plusieurs fois les mêmes choses. Bon Dieu, ne manquait plus qu'elle se mette à paniquer. Stress post-traumatique, sans importance dans l'état actuel des choses. Qu'elle avait de l'énergie cette jeune femme ! Après ce qu'elle avait pris, elle continuait à exsuder dans tous les sens ! Il souffla entre ses dents ce qui pouvait ressembler à un soupir, cherchant à la calmer. Malheureusement, avec sa gueule, c'était pas évident à saisir.
"On réfléchira à cela plus tard, vous savez où nous sommes, ce n'est donc rien de grave. Il est impressionnant que vous soyez encore en état de me causer des soucis, mademoiselle Jacob, alors ne tirez pas trop sur la corde." continua Wallace, tenant de l'aiguiller sur une nouvelle pente.
Mais cela ne marchait pas, il le voyait bien. Elle tournait en rond, épuisée et traumatisée. Pourquoi diable les patients désiraient-ils toujours se souvenir de tout avant de se préoccuper des choses importantes ? Comme leur boyaux qui essayaient de se faire la malle. Ou encore les papillons. C'était joli les papillons. Au départ c'était affreux, plein de pattes et de protubérances, mais quand ça grandissait, ça devenait beau. Pas tous, mais la plupart. Wallace était-il un papillon ?
"Quoi ?" répondit-il, tiré de ses pensées par la phrase qui venait de se faire un chemin hors de la caboche cabossée de la rouquine.
"Quoi 'quoi' ? Quoi ?" poursuivit-il, à sa propre attention, perdu entre ses propres pensées, ses réactions pseudo-logiques et ses réflexions quant à l'état de la demoiselle.
"Je suis le Docteur, voilà tout. Mon nom importe peu." lui répondit-il, la poussant dans le bloc.
De toute façon, elle ne s'en rappellerait peut-être pas, et si ça lui donnait un truc sur lequel se focaliser le temps d'oublier ses angoisses, c'était parfait. Ah non, c'était pas le bloc. Il ressortit des latrines et s'arrêta au milieu du couloir. Attendez. Droite. Droite. Gauche. Gauche. Droite. Haut. Bas. Bas. Croix. Rond. C'était pas ça le chemin ? Ce truc était bien trop immense. Il ôta son chapeau, le posa sur la perche à perfusion et se gratta son crâne chauve. Il faisait nuit, c'était pas grave. Ah.
"C'est par là ! Comment je le sais ? L'air est encore plus nauséabond !" tenta-t-il de la rassurer, reprenant la course infernale avec son chariot.
Bon, un bon point pour elle, elle ne le trouvait pas autant moche que ça. Il ne voulait pas entrer dans cette discussion, ce n'était pas dans ses habitudes. Et ça lui remontait de mauvais souvenirs. Souvenez-vous, on devrait tous aller voir un psy'. Et le psy' en particulier. Ah, voilà le bloc ! Il la poussa à l'intérieur du bloc qui empestait l'hydroxyde de sodium. La soude. Un truc qui récurait bien, attention de pas s'en foutre dessus, ça aurait été con. Pourquoi ils utilisaient pas la javel ? Peut-être parce qu'avec l'odeur de chlore qu'émettait Wallace, cela suffisait comme odeur écoeurante. Le Docteur gara la civière dans un coin de la salle et s'affaira à préparer le bloc autant qu'il le pouvait. Personne était venu le chercher plus tôt, personne n'avait émis l'hypothèse que cela pourrait servir. Tant pis, il aimait opérer seul.
"Dites moi, mademoiselle Jacob, vous m'avez parlé de monsieur Lazar. Comment est-il avec vous ?" lui demanda-t-il, tentant de l'aiguiller sur des souvenirs qu'elle n'avait pas occulté.
Et puis cela l'aiderait à en apprendre un peu plus sur ce phénomène, qui revenait un peu trop souvent à son goût dans les discussions des matelots qu'il avait eu sur son divan. Tiens, maintenant qu'il y pensait, mademoiselle Jacob ne s'était pas encore présentée. Dommage pour elle, sa convalescence ne l'aiderait pas à y couper, bien au contraire. Il passa un coup sur la table d'opération, déplaça les machines et tira le rideau. Il se rapprocha de la jeune femme et glissa ses doigts sous elle, la soulevant délicatement. Il la vit grimacer à cause des mouvements qu'il lui faisait faire, mais il n'avait pas le choix en ce moment. Il la souleva comme un fétus de paille puis la déposa sur la table.
"Récitez moi l'alphabet en commençant par la couleur rouge." lui demanda-t-il alors qu'il déplaçait sa perfusion.
Oh, le bonbon à la menthe ? Un composé digestible permettant d'endormir le patient. Couplé à la morphine, l'effet se faisait ressentir au bout de quelques minutes seulement. La rouquine devait être d'une trempe plus solide que l'acier pour avoir tenu aussi longtemps. Il en avait mangé, certes, mais il s'était mithridatisé depuis quelques années. À un tel point que ce n'était plus qu'un simple décontractant pour lui. C'était utile pour les faire sombrer le temps de leur administrer les traitements efficaces et les anesthésiants nécessaires.
Je ne vous répondrais que quand j’aurais… votre… nom…
Je ne lâche pas l’affaire. Peut-être qu’avec ça, il sera distrait. Je pourrais m’enfuir par là. Ou par là. Bref, je pourrais m’enfuir… Et puis, une chose est sûre : il connait moins les lieux que moi, j’aurais probablement une chance de m’en tirer. Je vais le faire, là. Je vais réussir même. Mais mes jambes ne me répondent plus et je me sens bizarrement drôlement fatiguée. Peut-être que si je fais une petite sieste ? Juste une petite, quelques minutes. Après, j’aurais qu’à m’enfuir et retrouver ma mémoire. Elle doit bien être quelque part, cette mémoire… J’ai du la laisser chez quelqu’un. Peut-être… Chez quelqu’un qui a une moustache. Je suis sûre qu’il a une moustache. Je crois même que je l’ai vu la dernière fois…
Le doc’ me cause. Il me dit des choses qui n’ont aucun sens. Il faut que je lui dise : hé docteur, vous dites des choses bizarres. Elles ne veulent rien dire. Pourquoi il ne m’entend pas ? Faut que je me concentre. Puis, j’avoue avoir rien répondu à sa question d’avant parce que j’étais aussi un peu épuisée. Comme vidée de mes forces. Je ne sais pas comment je tiens encore éveillée, mais faut que je lui dise que…
Et vous êtes bête… L’alphabet ne commence pas par… par… rouge…
…
Je ne sens plus mon corps. Ni ma tête. Je crois que je flotte. Il fait froid, et je ne touche rien. Je ne sens rien. Je ne suis rien. Pourtant, je sais que ma main s’accroche à quelque chose, et j’ouvre les yeux pour ne voir qu’un grand espace blanc, immaculé, trop propre pour moi. Je ne sais pas où je suis. Je m’en fou un peu, parce que je plane trop pour m’en soucier. J’ai aussi une idée en tête, une idée qui tourne, qui tourne, qui tourne encore et qui ne me lâche pas depuis que je me suis endormie. Je me suis endormie ? Est-ce que j’ai rêvé ? Je crois que j’ai rêvé que mon docteur était un homme monstrueusement moche.
Les silhouettes autour se dessinent un peu plus. Maintenant, je suis sûre que je n’ai pas rêvé. J’ai un sourire, un petit sourire en voyant la silhouette massive de l’homme qui a trifouillé dans ma tête pendant trop d’heures et qui m’a roulé dessus avec une moissonneuse batteuse. Je ne l’ai pas rêvé, lui.
Docteur ?
L’homme se retourne, regarde quelque chose sur un moniteur, se penche vers moi, surveille mes constantes avec un professionnalisme impressionnant. Je continue à sourire. Je n’ai pas la force de parler bien fort. Je n’en ai pas le courage non plus. Mais il faut que je lui dise quelque chose. L’invitant à se pencher pour m’entendre, parce que je ne peux que murmurer…
Votre nom…
Je n’ai pas lâché l’affaire. Il me le faut. Sinon, je ne lui dirais pas le mien. Il doit le savoir, mais c’est donnant donnant. Tant que je ne lui donne pas, il ne le sait pas. Voilà.
Vous ne m’avez toujours pas dit votre nom.
Et voilà. Alors que la belle sombre dans un sommeil sans rêves, Wallace revêt des gants, un masque de chirurgien et ferma la porte du pied. Bon bon bon. Fallait s'atteler à la tâche. Il s'empara du rasoir, le posa à côté de la série d'outils. Fallait raser la tignasse empoissée par le sang avant tout. Il lui ouvrit le bec, fit glisser un bonbon à la réglisse. Histoire d'atténuer la douleur. Puis rechargea la dose de sédatif. Il la sangla bien fort. Se rendit compte qu'il avait mis les gants trop tôt, les ôta. De toute manière, ses griffes en avaient déjà percé l'extrémité. Bon. C'était de la chirurgie osseuse, hors de question de risque une contamination. Le Docteur s'en alla chercher un désinfectant, nettoya la blessure. Rasa le côté du crâne de Lilou. Pas grave, les cheveux ça repoussait. Et puis lui il en avait pas, alors qu'elle ne commence pas à faire la difficile. Les mèches tombèrent à terre, la fracture était dégagée. Il pouvait se mettre au travail. Deux bonnes heures, environ. Il faudrait consolider avec des broches en métal. Rah, soigner une patiente atteinte d'ostéogénèse imparfaite, la plaie. Il farfouilla dans ses outils, se désinfecta les mains, nettoya encore et encore. Il était prêt. D'abord, le crâne ...
*zww zww* fit la scie à os.
*crac ... schrack* firent les os.
*cling* fit le scalpel.
...
"Ah, mademoiselle Jacob, on se réveille enfin ?" dit Wallace en se redressant.
Il était resté au chevet de sa patiente, dont la plupart du corps était recouverte de bandages et de plâtres. Son visage était à moitié recouvert par les bandes blanches qui enserraient son crâne, elle ressemblait presque à un bonhomme de neige. Les constantes étaient régulières, son état stationnaire. Nul doute, elle était tirée d'affaire. Une vie sauvée de plus, superbe journée ! Il lui posa une main amicale sur l'épaule, celle qui ne faisait pas mal, puis lui adressa un sourire amical terrifiant. Bon signe, elle se rappelait de lui. Vu qu'il avait trifouillé pas loin du cerveau, c'était un risque. Mais au moins, c'était la preuve qu'il avait bien fait les choses. Il avait pris garde à ne pas laisser de cicatrices trop visibles en soignant ses lésions à l'abdomen et aux côtes. Juste une petite incision sur le côté, rien de grave. Mais elle le porterait à jamais. Bah, les cicatrices n'étaient que le miroir des erreurs passées. Non, pas le miroir ... le souvenir ! Oui, le souvenirs, les miroirs c'était pas génial.
"Mon nom ! Ah, vous avez de la suite dans les idées. Voyons-voir, on va jouer à un petit jeu. Essayez de deviner mon nom en me posant des questions. Une question, chacun son tour, d'accord ? Je commence." proposa-t-il, la commissure de ses lèvres remontant de manière affreuse.
Une manière de creuser ce qu'elle avait fait et de voir si son état de stress post-traumatique s'était résorbé. Elle devait encore être groggy par les anesthésiants, mais après trois jours complets de sommeil, elle devait être en état de réfléchir. Il tira un tabouret, s'assit à côté d'elle et prit un pilule à la menthe dans sa boîte.
"Non, pas pour vous aujourd'hui." fit-il sur un ton taquin en rangeant la boîte dans sa veste.
"Alors, mademoiselle Jacob, racontez-moi votre journée à Alabsta, avec monsieur Jenkins. Cela fait un moment que l'on vous avait pas vu sur le Léviathan. Qu'avez-vous donc bien pu traficoter avec notre ami Oswald ?" lui demanda-t-il gentiment, afin de mesurer jusqu'où la perte de mémoire post-traumatique s'étendait.
Je ne…
Je ne me souviens de rien. Mais ce n’est pas vrai. Le nom d’Oswald m’évoque quelque chose : je sais qu’il est. Je sais ce que je ressens pour ce garçon. Je fronce les sourcils, ferme les yeux et ignore une petite douleur dans ma tête. Je sais quand est-ce que je l’ai vu pour la dernière fois, même si son visage est flou, même si je ne discerne pas son expression. Je crois qu’il est inquiet. J’ai mis dans sa poche un papier important pour nous deux. Avant ça, je me souviens du désert. Après ça… Je me souviens d’une petite cellule dans laquelle je tournais en rond. Je me souviens de la prison, donc. Je souris… Pourquoi étais-je en prison ? La maison, juste avant. J’avais fouillé une maison, j’avais trouvé quelque chose d’important. Je l’avais caché…
Je me souviens d’Oswald, du désert, de la maison, de la prison, de Daniel…
Je rouvre les yeux soudainement. Je me souviens distinctement du regard de ce garçon. Un regard vide de sens, de son œil rouge qui s’éteint progressivement. De son autre œil, là où la vie s’échappe.
Daniel…
Je sens le sang sur mes mains. Je le sens distinctement s’écoulait sur mes doigts. Mon cœur se serre progressivement, ralentit même. J’entends le son de la machine, les tonalités qui s’écartent doucement. Je relève le regard vers le Docteur. Je suis perdue, je crois. Je ne sais plus ce que j’ai laissé là-bas. Ce que j’ai dû aller récupérer… Je ne me souviens plus de ce qu’il s’est passé.
Vous l’avez trouvé ?
Je parle de Daniel. Ils sauront que c’est moi. Je l’avoue. Une pensée vient pour Jörg. Je ne l’ai pas vu non plus depuis mon réveil. J’ai souvenir pourtant d’une petite personne à mon chevet, avant l’opération. Brièvement, là, reparti comme il est venu. Pas longtemps. J’ai une pensée pour mon père. C’est lui qui m’a tiré de prison. Mais avant la prison, il y avait quoi… Oswald. Je me reconcentre sur son expression. L’homme a l’air inquiet, vraiment. Piteux, même. Je me souviens après de bruits de pas qui montent jusqu’au bureau ou je me trouve. Et là, la prison.
Oswald est parti avant la prison. Est-ce qu’il va bien ? Je… Je ne l’ai plus revu après. Je n’ai pas eu de nouvelles… Il va bien ?
Je prends une grande inspiration. Je ne sais pas quoi dire. Mais une odeur me frappe sans que je ne comprenne pourquoi. Une odeur âcre, désagréable. Je suis prise de bouffée de chaleur, là, soudainement, comme si on me plongeait dans de l’eau bouillante sans me prévenir au préalable. Je me racle la gorge, les sourcils toujours froncés. J’ai l’impression que cette sensation est réelle, mais je ne sais pas d’où elle vient. La cendre, je la vois virevolter autour de moi, je la vois et je la sens sur ma peau, mais c’est tout ce que je sens et je ne vois pas autour, parce que c’est flou. Je retombe sur mon lit, comme une masse. J’ai l’impression que tout ça m’épuise. Je me concentre surtout, je me concentre, et l’odeur reste.
Ça sent la cendre, vous ne trouvez pas ?
Je fais la moue.
Vous êtes arrivés quand ?
Le monstre pose sa main sur le bras ridicule de Lilou, cherchant à l'apaiser. Son regard, son rythme cardiaque. Se rappeler qu'on ne se rappelle de rien, cela fait toujours un choc. Mais elle était tirée d'affaire. C'était le plus important. Chose positive, elle se souvenait d'Oswald. Lui aussi avait quelques histoires à ce sujet, n'avait-il pas retrouvé le Lieutenant-Colonel après avoir reçu son appel ? Igor Gargarismov. C'était ça, oui. Le pauvre Oswald pensait que Lilou avait été capturée, et de ce qu'elle en disait il n'avait pas eu tort.
"Trouvé qui, mademoiselle Jacob ? Ce 'Daniel' ? J'en entends parler, malheureusement, pour la première fois. Je n'ai pas été mis au courant de tous les détails, je suis fraîchement arrivé. D'ailleurs, veuillez m'excuser." poursuivit-il, montrant de la main la paire de menottes qui condamnait la jeune femme à rester alitée.
"Les ordres." répondit-il simplement, en tirant un tabouret pour se mettre à la hauteur de la demoiselle.
"Ne vous inquiétez pas, je ne vous aurais pas laissée partir de toute manière, vous êtes en convalescence. Tâchons de régler ce détail avant que vous ne puissiez à nouveau marcher, hmm ?" poursuivit-il, affrontant son regard incandescent.
Wallace sortit un calepin de l'intérieur de sa blouse, ainsi qu'un crayon ardemment mâchonné. Il commença à gribouiller quelques lignes : date, patient, détails physiologiques ... puis revint à elle en se raclant la gorge. Bon, il avait eu à faire avec Oswald durant les derniers jours, peut-être qu'en tissant les différents liens qu'il pouvait y avoir entre ces histoires, il arriverait à quelque chose. Autant commencer par ce qu'il savait, notamment les derniers mots de Lilou à l'encontre du Lieutenant-Colonel.
"Monsieur Jenkins va, c'est le moins qu'on puisse dire. J'ai exercé sur le terrain avec lui ces derniers jours, à faire cesser les échanges révolutionnaires. Et vous, mademoiselle Jacob, que vous dit le nom de Igor Gargarismov ?" poursuivit-il, étudiant les diverses réactions de la jeune femme.
Un souvenir olfactif ? C'était déjà un très bon début ! Les souvenirs qui s'imposaient à nous passaient le plus souvent par des émotions intenses, plus que par des images. Là, c'était le souvenir d'une odeur, preuve que le cerveau n'avait pas détruit cette part de la vie de la jeune femme. Si la mémoire immédiate en était altérée, elle semblait se souvenir de choses plutôt poussée, et donc ne présenter que de très faibles lésions.
"De la cendre ? Très intéressant ... Ah ... je suis arrivé quand ? Il y a seulement quelques jours, peu de temps après que vous soyez partie à terre. Et, malheureusement, juste avant que certains de vos prisonniers ne s'échappent ... Monsieur Fenyang n'a pas apprécié ce coup du sort, et fort heureusement, j'étais déjà aux côtés de monsieur Jenkins à ce moment." lui répondit-il, histoire d'éviter de lui mettre ce genre de considérations dans sa tête à elle aussi.
"Restons sur cette odeur de cendres, mademoiselle Jacob. Fermez les yeux, dites-moi ce que vous évoque cette odeur : basez-vous sur vos émotions, ou vos pensées. Dites-moi tout, mademoiselle Jacob. N'omettez rien, je le saurais de toute manière. Et sachez que tout ce que vous me direz résidera sous le sceau du secret. Sauf les actes éventuels de haute trahison, bien sûr. Je suis désolé, mais je suis moi aussi soumis au code de la Marine." fit-il, visiblement désolé de ne pas pouvoir en faire plus.
Vous trouverez le corps de Daniel LKD dans une arrière salle de casino, à Rain Base… Je l’ai tué. Mais je n’ai pas eu le temps de… de faire ce qu’il faut. Je devais faire quelque chose… ça sonne comme si je m’étais échappée de prison pour aller le tuer, mais… Il tenait Jörg. Il voulait lui faire du mal… J’ai dû agir.
Je tire sur mes menottes. Vainement, mais je tire. Ça ne change rien à mes liens, mais ça m’aide à me faire au contact. L’acier, sur mes poignets. Ça me fait sourire encore une fois et j’écoute avec une attention toute particulière les paroles du médecin. Il me renvoie sur un sujet qui me fait me redresser nerveusement. Entre mes dents, le nom d’Igor siffle sinistrement. Une haine palpable, qui me fait peur à moi-même. Et soudainement, je suis prise d’une révélation qui me saute aux yeux, mais qui est pourtant évidente : Igor est ma raison de ma présence à Alabasta. Je sais qui il est. Je le sais et je peux le prouver !
Je sais qui est Igor ! C’est Charles ! Je le sais. J’ai réussi à le prouver, j’ai… Comment j’ai fait ?...
Soudainement, ma joie se retire, laisse place à un visage dépité. Comment est-ce que j’ai fait ? Dans mes mains, je sens quelque chose qui ne me revient pas. Je ne saurais expliquer ce contact. Rugueux, comme des feuilles. Lisse, comme du cuir. Petit, pas facile à prendre en main. Je me souviens de chiffres, de lettres, défilant sous mes yeux. Je me souviens de la loupe derrière laquelle j’essayai de faire rire Oswald…
Ou… Ou sont mes affaires ? Celle que j’avais avec moi ? Ou sont-elles ? Je… Je dois les revoir !
L’homme se retourne et saisit derrière lui un tas d’affaires qu’il me tend. Je reconnais mes vêtements, je les déplie et les regarde attentivement. Je ne vois que des taches de brulures et de sang, qui retracent ce qui s’est passé, sans que je ne puisse vraiment composé. Je m’imprègne de l’odeur. Une odeur de cendre. Je resitue les places des tâches de sang, là, elles sont à la place de mes blessures. Mais comment ces blessures sont arrivées ici ? Attrapant mon pantalon, je fouille dans la poche de mon jean et ressors une feuille chiffonnée, plissée, qui reste pourtant lisible. Je la parcours des yeux, la lis, m’en imprègne pour moi en marmonnant…
J’ai ça ! Pourquoi j’ai ça… ça concerne le navire disparu en mer il y a quelques jours… ça a un rapport avec Charles, j’en suis sûre… Qu’est-ce que ça prouve ?… Rien. C’est tout ce que j’avais ?
Le docteur hoche la tête.
Il me manque quelque chose. Je dois le trouver. Je dois absolument le retrouver… Mais… Qu’est-ce que je dois retrouver ?... Euh… De la cendre… Pourquoi de la cendre ? Le feu créé la cendre… Il y a eu un feu, n’est-ce pas ? Ou j’étais. Quelqu’un a mis le feu à une maison. Je crois que c’est moi. Je crois que j’ai incendié une très grande maison… Il y avait quelqu’un avec moi…
Deux doigts se lèvent sur ma main encore libre. Deux qui désignent…
Jörg, Charles…
Puis un troisième, lorsque je vois la silhouette d’un homme se dessiner dans l’ombre. Un homme massif, l’air patibulaire, le teint jaunâtre. Je vois cette image qui soudainement se fait ronger par les flammes grimpant aux murs et léchant les peintures…
Vassilii Tchempo était là…
L’image disparait dans une fumée noirâtre. Elle m’étouffe et laisse derrière une odeur de cendre.
Pourquoi j’ai mis le feu ? Docteur… Qu’est-ce que vous savez ? Qu’est-ce que vous faisiez avec Oswald ?
Le Docteur soupira. Là où il y avait la mort, il y aurait toujours la mort. Il se redressa, regarda ailleurs. Vraisemblablement, l'idée de la mort ne le faisait pas sourire, bien au contraire. Il y avait toujours une autre solution. Pourtant, lui aussi avait du sang sur les mains. Tout le monde en avait, c'était chose commune à ce monde. Chose à changer, chose à améliorer. Il secoua la tête, se gratta le crâne. Que dire de plus ? Il acquiesce, il fera ce qu'il faut et enverra des gens vérifier ses dires. D'après le dossier de la jeune femme, ce Daniel devait mériter un châtiment. Pas la mort, personne ne méritait la mort. Mais il aurait du être sauvé : tout le monde pouvait l'être.
"Je sais, mademoiselle Jacob, je sais que Charles est Igor. Cette information a été transmise au Contre-Amiral il y a quelques jours, j'ai moi-même enquêté là-dessus, avec monsieur Jenkins." lui répondit-il, pour ne pas qu'elle s'inquiéta trop.
Evidemment, elle demande ses affaires. Reconstruire le puzzle, c'était ainsi que ça fonctionnait après tout. Il lui laissa le temps de se ressaisir, de fouiller et d'en tirer ses propres conclusions.
"Ne vous en faites pas pour Daniel, il était primé ..." lui fit-il, pendant qu'elle cherchait ses affaires.
Le reste de ses mots furent coincés dans sa gorge. Que dire de plus ? Elle avait tué un assassin, grand bien pour la Marine. Mais il était un idéaliste confirmé, cela n'allait pas plus loin. S'il était médecin, c'était pour sauver des vies. Il soupira de nouveau, regarda ses menottes. On lui avait demandé de l'attacher, mais pourquoi donc ? Salem avait eu les preuves, du moins Oswald avait du les lui remettre. Pourquoi donc devait-il dresser son rapport ? Ah, toujours la même histoire. L'après Drum. À en voir les conséquences, il en venait à maudire de plus en plus les révolutionnaires. Ces hommes qui répandaient le sang en vertu d'une cause. Ces hommes qui ne pouvaient simplement faire changer les choses en douceur.
"Le feu ... êtes-vous sûre de l'avoir mis vous-même, mademoiselle Jacob ? Il y avait en effet un incendie. Mais vous savez, Charles ... est un homme influent. Il ne lui a pas été difficile de vous accuser. Je suis là pour vous soigner, tenter de mettre un peu d'ordre dans tout ça avant que l'on vous demande des comptes." répondit-il, cherchant à essayer de gagner la confiance de la demoiselle.
"Bien qu'il ait été accusé de travailler de pair avec des malfaiteurs ... cela n'est rien pour un homme de son envergure. Mais je vous crois. Comme tout le monde ici. Seulement, le doute persiste dans l'esprit des autorités locales." poursuivit-il, lui souriant doucement.
"Quant à mes activités avec monsieur Jenkins, sachez seulement que j'ai suivi les ordres du Contre-Amiral. Nous avons affronté quelques révolutionnaires. Vous le saurez bien assez tôt : l'important, c'est vous. Repensez donc à ce Vassili. Dites-moi, que faisait-il là ?" lui demanda-t-il.
Evidemment, il en savait bien plus qu'il ne le disait sur la situation, mais cela l'aiderait à clarifier ce qu'il s'était passé là-bas : trop de coins d'ombre existaient encore. De plus, par sa stature de médecin assermenté et de nouvelle recrue, il apparaissait plus 'digne' de confiance aux yeux des autorités locales. Ainsi, ses paroles pourraient apporter un peu plus de crédit à tout ce sac de noeuds.
"Essayez de démêler les fils de votre mémoire, mademoiselle Jacob, beaucoup de choses en dépendent. Et plus vite cette perte sera résorbée, plus vite vous pourrez vaquer à vos occupations. Car si ce que vous dites se maintient, vous avez rendu un très grand service au Royaume d'Alabasta." continua-t-il, posant une main compatissante sur l'épaule de la jeune femme.
Elle lui parlait d'un tel naturel qu'il en oubliait presque sa laideur. Ses sourires affreux, sa silhouette difforme. C'était comme un bain de jouvence, c'était ce qu'il recherchait. Peu de personnes étaient aptes à passer outre cela, et cela ne faisait que confirmer ce qu'il pensait d'elle. Prise par les évènements, elle avait du faire au mieux. Si le sang n'était pas la solution, il se révélait souvent être le dernier choix. Du moins, le seul que l'on trouvait acceptable. Il n'était pas de cet avis bien entendu, mais il n'était pas sot au point de juger les gens pour de tels actes. Elle avait fait au mieux dans une situation de crise. Voilà ce qu'il noterait dans son rapport. Et cela valait autant pour Drum que pour Alabasta.
Je suis épuisée.
Cette déclaration tombe brutalement, comme une guillotine sur la tête d’un condamné. Je suis épuisée, mais pas le genre à me cacher derrière les faiblesses de mon corps pour m’empêcher de continuer. Le Doc’ doit l’avoir compris. Il esquisse un sourire et se lève, comprend peut-être mon besoin soudain d’être seule. Peut-être que j’en profiterai pour dormir. Pas pour m’enfuir. Même si ces menottes ne retiennent pas grand-chose, je n’ai pas l’envie, ni la force, de me lever, ni même d’essayer. L’homme quitte la pièce sans demander son reste, il ferme derrière lui la porte et j’entends ses pas de géants s’éloigner dans le couloir.
Le reste de la nuit se passa dans un calme plat, limite sinistre. Entre les allés et retours des infirmières pour vérifier mes constantes, les bruits de pas dans les couloirs, le tintement des bocaux en verres dans des chariots… Le bruit de la mer et du bateau à quai. Mes yeux fixent le plafond sans pouvoir le lâcher. Ils parcourent les dalles, les défauts, des rainures qui les dessinent. Et je fouille en même temps dans mes souvenirs, en s’accrochant à cette odeur de cendre. Et toujours une question, que j’imagine être une étape pour la suite, comme un objectif à franchir : pourquoi l’incendie ?
Mais la nuit passe sans qu’une seule réponse ne me vienne, et le jour revient, comme le docteur qui franchit la porte en posant son chapeau sur un meuble adjacent. Il s’installe sur une chaise et me regarde attentivement. Moi, je l’évite soigneusement, les yeux toujours rivés sur le plafond, et des cernes ressemblant plus à des poches présentement. Il comprend sans doute que je n’ai pas dormi. Il comprend sans doute que j’ai profité de son absence pour continuer à réfléchir. Mais certaines choses sont plus claires à présent. Pas limpides, mais mises sous un jour différent :
Je sais ce que Vassilii faisait là. J’y ai pensé toute la nuit, je n’ai pas réussi à fermer l’œil : Il se disputait avec Charles. Nous sommes rentrés sans nous annoncer avec Jörg, et nous avons surpris la conversation entre les deux hommes… Il parlait de la disparition d’un navire, au large d’Alabasta, qui contenait une cargaison dont ils avaient besoin. Ils pensaient que c’était moi qui l’avais. Qu’ils devaient me mettre la main dessus avant les autorités à cause de mon évasion… Charles était en colère que Vassilii ne m’ait pas tué avant, que je lui cause tant d’ennuis. Qu’avec mon cambriolage, j’attirai trop l’attention sur lui, que ce n’était pas bon pour leurs affaires… Vassilii a dit que Daniel se chargeait de moi, qu’il n’y avait pas d’inquiétude à avoir…
Ma voix est étrangement monotone, elle suit le court du récit que je raconte, comme une histoire. Il n’y a pas de réflexion dessus, c’est juste ce que je sais maintenant. Progressivement, les évènements se dessinent devant nous, et je revis chaque scène comme si j’y étais. Je me vois, cachée derrière un mur avec le nain à mes côtés. Je me vois vraiment, là, le sang goutant toujours de mes vêtements imbibés. Et je le vois, lui, sortir de l’ombre pour se présenter à ces ennemis avec un sourire arrogant malgré ses blessures :
Jörg s’est annoncé à ce moment-là.
Et un temps de pensées plus tard, je reviens à Daniel. A lui, avec ses chaines s’imprimant dans ma chair encore à vif après ses maltraitances…
Après le combat avec Daniel, je n’étais pas au mieux de ma forme, loin de là, même. J’étais couverte de sang, sans savoir si c’était le mien ou le sien… Un peu… perturbée, aussi. Vous savez doc, ce n’est pas parce qu’il était primé qu’il devait mourir. Je crois que j’ai trop mis en jeu pour cette affaire, et que ça a franchi une limite. Une limite ou tout était incontrôlable. Au point ou nos mises respectives étaient nos vies… C’est… Triste.
Ma voix s’éteint, comme une étincelle dans mes yeux. A nouveau, le poids de cette vie prise m’accable sans que je ne comprenne pourquoi. Il l’a dit non ? « ne vous inquiétez pas, il était primé ». Mais un murmure dans ma tête me répète « et alors ? ». Et alors…
Je ne sais toujours pas pourquoi j’ai mis le feu, doc. Mais le plus logique, ou ce qui m’apparait comme logique, c’est que j’ai dû faire ça pour mettre plus de chance de mon côté. Si j’étais blessée, j’ai pu user du feu pour que Vassilii et Charles commettent des erreurs, cherchent à s’enfuir. Ça permettait aussi d’avertir les autorités locales et leurs couper toutes retraites… Ça serait tout à fait mon genre, j’ai fait bien pire par le passé…
L’étincelle revient. A repenser à tout ça. A Bee. A ces péripéties en sa compagnie. Les sales coups que j’ai pu faire, par paquets de dix. Ce sourire se grave, tandis que je me repose confortablement dans mon lit, la tête contre le coussin en levant enfin les yeux vers mon interlocuteur :
Mais parler de cette soirée, c’est épuisant. J’ai besoin d’une pause. Parle-moi de toi, doc. C’est quoi ton nom déjà ?
Le lendemain. Inutile de presser un patient, cela ne faisait que précipiter son anxiété et le temps suffisait bien souvent à l'affaire. Ainsi donc, le Docteur ne s'en préoccupa pas plus, veillant à ce qu'on garde la chambre de la jeune femme pour qu'il ne lui arrive rien. Il avait de nombreux rapports à rédiger, son compte rendu à faire au Gouvernement. Le temps le pressait de plus en plus. Alors il revint aux aurores, s'installa sans bruits et attendit en silence. Il la salua d'un sourire, du moins ce qui y ressemblait au mieux. Histoire de l'encourager, de la mettre dans la confiance. Cette jeune femme était remarquable, elle s'était rapidement habituée à lui. D'autant plus qu'il lui avait préparé une surprise, histoire de mettre en avant sa volonté et de récompenser ses efforts. Elle était passée à travers beaucoup d'épreuves ces derniers temps, elle le méritait.
"Je vois. Protéger ses amis." conclut-il, simplement.
Elle reprit son discours, racontant son histoire. C'était bien, les souvenirs de la veille avaient amorcé le retour précoce de sa mémoire. Il se leva, l'écoutant toujours. Il vérifia le débit de sa perfusion, constata les évolutions sur les constantes. Il palpa son crâne, s'assura que tout était bien en place.
"La vie est un cadeau, un cadeau unique et précieux." lui répondit-il, avec un sourire.
"Tout à une cause, tout à un effet. Je crois au pardon, mademoiselle Jacob, à la rédemption. Tout le monde a droit au choix, tout le monde peut être aidé. Imaginez la somme d'expérience et de hasard qui a mené à construire la vie d'un homme, ou d'une tout autre créature. Cela me donne le vertige, rien que de penser à ce que l'on peut gâcher lorsqu'une vie cesse d'exister ..." poursuivit-il, avec un sourire peiné.
Elle avait tué un homme que beaucoup auraient qualifié de chienlit de la société, de vile créature. Et elle en éprouvait des remords ? Etait-ce la première fois qu'elle tuait ? Car la première fois était toujours la plus dure. Pour lui, cependant, c'était toujours la première fois. Depuis ce funeste jour, il n'avait vu des morts que sur ses tables d'opération. L'homme aux prisonniers, l'homme aux mains blanches. S'ils savaient ... Il se racla la gorge, rompant le silence qui s'était installé puis s'affaira à autre chose, manière d'oublier qu'il lui avait transmis un avis personnel sur la question. Il était certes médecin, mais les hommes de ce navire deviendraient, il l'espérait, des camarades. Des amis. Il n'y avait pas lieu de trop s'embrouiller sur le sujet. Elle était intéressante cette petite rousse, pourrait-elle devenir une amie ? D'autant plus qu'elle était la scientifique de bord. Elle s'adonnait uniquement aux sciences mécaniques certes, mais elle avait fait du beau boulot sur le bras de Mihai Moon. Alors, au final, ça se ressemblait un peu non ?
"Allons, allons. Votre témoignage devrait suffire pour l'instant, ne vous tracassez pas plus. Je transmettrais vos paroles et je ferais en sorte qu'elles soient entendues au bon endroit et au bon moment." l'apaisa-t-il, posant sa gigantesque main sur son épaule.
"Mon nom est Wallace. Wallace Johnson." fit-il, avec un sourire non feint, mais tout de même terrifiant.
"Mais trêve de bavardages, je vous ai apporté un cadeau pour votre rémission." poursuivit-il, avec un sourire encore plus effrayant.
Ce faisant, il se dirigea vers la porte, imposant son énorme main à la poignée et la fit tourner pour sortir dans le couloir. On entendit quelques bruits étouffés, peut-être même de combat. Ainsi qu'un *couac* paniqué de l'autre côté de la cloison. Et ce fut un Bee paniqué qui s'engouffra dans la chambre de Lilou, portant dans son bec des lunettes rondes et battant des ailes à tout va. Le canard fit le tour de la salle en sautant dans tous les sens, rapidement suivi par un Docteur paniqué qui tenta de l'attraper pour récupérer ses effets. Des plumes partout, la blouse lacérée par les pattes du canard : il avait fière allure le médecin. L'oiseau alla se réfugier auprès de sa maîtresse, invectivant le monstre qui était venu le tirer de sa cage de noms d'oiseaux de toute sorte que personne ne pouvait décemment comprendre. Wallace posa ses mains sur ses genoux, reprit péniblement son souffle et pointa l'animal de son doigt monstrueux.
"Le ... aaah ... Votre ... aaah ... Surprise ... aaah ... maudit volatile ... aaah ..." fit-il, s'essuyant le front, transpirant à grosses gouttes.
Bee !
L’animal vole dans la pièce et laisse des plumes un peu partout. Il épuise le médecin qui tente vainement de le garder tranquille. Bee saute sur le lit et me fonce dessus, m’entourant de ses ailes comme pour me protéger du monde. Le cou tourné, il fixe le toubib d’un œil mauvais, aux aguets du moindre mouvement, prêt à bondir et à lui imprimer sa palme dans le nez pour le remettre à sa place. Mais mes bras entourent l’animal que j’enlace tendrement. Bee se retrouve surpris par le geste, devenu très rare avec le temps. En grandissant, j’avais laissé de côté cette tendresse d’enfant. Je n’avais jamais été particulièrement tendre, qu’on s’entende, l’histoire avait déjà bien sculpté ma personnalité. Alors, pour le canard qui me côtoyait depuis toujours, c’était une surprise, oui.
Merci, Wallace.
Une main ébouriffe le sommet du crâne de Bee, tandis que je relève les yeux vers le médecin pour lui rendre un sourire. Après tout ce temps passé loin de mon compagnon, c’était un soulagement de le voir à mes côtés. Même avec des menottes aux poignets, je me sens mieux en sa compagnie. Le remerciement vient du fond du cœur, car sa présence me fait oublier momentanément toute cette histoire. Il n’y a plus de Daniel qui lorgne mon dos pour me le bruler de ses yeux vengeurs. La culpabilité se soulève pour libérer mes épaules, sa mort est lointaine et elle ne m’affecte plus. Plus autant, du moins. Quelques minutes de répits, c’est tout ce que je voulais…
Je voulais savoir…
Je prends une grande inspiration et regarde fixement l’homme qui me fait face. Je ne sais pas par ou je veux commencer, j’ai tellement de questions qui n’ont pas de réponses. Et tellement d’autres qui n’en auront jamais. Je ne suis pas sûre de retrouver toute ma mémoire, de savoir ce qui s’est passé cette nuit-là complètement. Même quand une personne ne perd pas la tête, elle n’a pas toutes les cartes en main. Aujourd’hui, je suis encore totalement démunie devant ma situation qui ne trouve qu’une seule issue, issue qui met du temps avant de revenir…
Comment est-ce que je suis arrivée jusqu’ici ? Ils ont mené une enquête, non ? Alors… Qu’est-ce qu’elle donne, pour l’instant ? Est-ce qu’on sait comment je suis sortie de l’incendie ? Comment il a été provoqué ? S’il y a eu des choses de dérober ? Des victimes ? Les fils Badwin, et sa femme, ils étaient là ? Je ne me souviens pas d’eux…
Penser à la famille de ma proie, ça me fait bizarre. Une drôle d’impression. Il y a comme une voix qui me répète « devine quoi ? Tu as détruit plus qu’une vie en mettant un coup de pied dans la fourmilière ». La culpabilité m’accable encore. Sa femme ne m’avait jamais rien fait, et jusqu’ici, elle semblait ne tremper dans rien. Son fils Sonny, malgré des mœurs légères, était sans doute un chic type. Michael… Un sale type, mais jusque-là intouchable et intouché…
Les révolutionnaires, ils sont vivants ? Vous les avez interrogés ? Ils ont donné des noms, n’est-ce pas ?
Je marque une pause, j’attends des réponses. Des réponses, toujours des réponses…
Il me manque toujours quelque chose. Je n’arrive pas à savoir ou je l’ai mis. S’il n’est pas dans mes affaires, je dois trouver ou…
"Mais c'est avec plaisir Mademoiselle Jacob. Mes études ont montré qu'un renfort positif du moral du patient améliorait le temps et la qualité de rémission de 57,5 %. Alors appréciez seulement la compagnie de Bee, ne vous souciez pas de moi." répondit le Docteur, avec un sourire amusé.
Il s'attela à nettoyer la pièce le temps que les retrouvailles se fassent, restant à l'écart pour laisser un peu d'intimité à la jeune femme et à son animal. Il ne put s'empêcher de sourire en les voyant enlacés, heureux d'avoir pu simplement faire sourire la jeune femme. Il rangea le tas de plumes et les dégâts collatéraux dans un coin, s'affairant à chercher une pelle dans les placards de la chambre. En vue de ses responsabilités et de son grade, la jeune femme avait reçu un traitement de faveur. De plus, Alheïri avait tenu à ce qu'elle soit disposée dans cette chambre car elle était 'suspecte', donnant ainsi à Lilou la suite la plus confortable de l'infirmerie. Du moins, de ce qu'il en restait depuis que le Contre-Amiral avait mis au arrêt le criminel Stark. Il se releva avec la pelle en main, les débris dedans. Certainement pas un travail de médecin, mais il était tellement plein de bonnes volontés que cela débordait souvent de tous les côtés. Tout comme les travaux d'infirmier et autres. Le suivi d'un patient, ça se faisait de a à z, selon lui. Il était médecin et devait donner de son énergie à chacun des malades. Sans exception.
"Et bien ... il semblerait que vous devez en partie votre salut à votre ami à plumes que voici. L'enquête n'avance pas pour l'instant. Je ne suis pas chargé de la mener, mais de ce que je peux vous dire. Enfin, on ne m'a pas demandé de me taire, donc je suppose que je peux vous le dire. Il n'y a eu aucune victime. Quelques blessés, cependant. Qui, je ne le sais pas. Les autorités locales ne nous ont pas laissé le soin des autopsies." répondit-il, posant doucement la pelle par terre.
Il vint s'installer à côté de Lilou, lui prenant la tension. À chaque fois qu'elle faisait allusion à ses souvenirs, les constantes s'emballaient un peu. Le traumatisme crânien n'était pas la seule raison pour laquelle elle avait occulté tout cela. Il fouilla dans sa poche, se demandant si c'était le bon moment, ou non. Puis il se ravisa. Le papier froissé qu'il avait trouvé sur la table de nuit de la rouquine. Pas nécessaire pour l'instant. Sa question suivante lui donna l'occasion d'embrayer sur un nouveau sujet. Encore douloureux comme pouvaient en témoigner ses propres bandages, mais plus agréable à commenter.
"Oui, oui. Monsieur Jenkins a été très efficace, malgré le fait que nous ayons du recourir à la violence ..." fit-il, avec une moue désapprobatrice.
"Tout le mérite lui revient, un homme d'exception." conclut-il, se grattant nonchalamment l'épaule.
La balle de Lénine lui avait fait grand mal mais il s'en remettait petit à petit, usant de ses médecines pour rester en forme et compétent. Au fur et à mesure qu'il se grattait, une tâche carmine commença à s'épancher sur sa blouse. Il avait bien trop forcé dessus ces derniers temps. Mais il ne sembla pas s'en rendre compte. Soupirant de dépit, il tenta de caresser Bee. Le canard lui pinça la main, ce qui eut pour effet de le faire rire. La bestiole ébouriffa ses plumes et tenta d'impressionner le médecin en caquetant comme un beau diable.
"Bon. Je comptais vous donner cela plus tard, mais ... vous me semblez assez vivante pour savoir que j'ai trouvé ceci dans votre chambre, mademoiselle Jacob. Et j'attendais votre avis avant de l'ajouter à l'enquête." fit-il en tendant le bout de papier froissé qu'il trifouillait depuis vingt minutes.
Quant à la raison pourquoi il avait pu l'avoir en premier, alors que la chambre de la jeune femme avait du être passée au peigne fin, mystère. Bien que scrupuleusement respectueux de la loi, Wallace suivait en général son instinct en interprétant les ordres à son avantage. On ne pouvait pas être un altruiste pacifiste en suivant aveuglément les ordres. Tout le monde savait ça, et c'était une des raisons principales pour lesquelles il était dans la brigade scientifique.
Ses paroles me ramènent à l’odeur de cendre qui flottait dans l’heure, lors de l’incendie… Il me ramène à la chaleur étouffante qui me léchait la peau avidement. Aux flammes grimpantes, qui prenaient de plus en plus d’ampleur. Aux trois hommes avec moi dans la pièce qui font sans doute partie des blessés aujourd’hui. La mise en arrêt de Vassilii est un atout pour moi. L’hospitalisation de Charles en est un autre. Mais je dois me faire vite de retrouver la mémoire, et elle me fait toujours défaut. Je sens pourtant la chaleur qui me met actuellement mal à l’aise. Je gigote dans mon lit trop étroit avec l’étrange impression qu’en dessous lui, le feu brule et consume mon matelas pour m’avoir, moi. Je sens son odeur, je sens le bois qu’elle ronge, la peinture qu’elle dévore en crépitant sournoisement.
Je fixe mon regard sur le docteur qui semble ne pas vivre ce que je vis. Ça me fait dire que ce n’est pas réel… ça ne l’est pas. Ça ne l’est plus, tout du moins. Ça suffit a taire quelques secondes ces angoisses et à faire baisser cette chaleur étouffante. J’ai pourtant l’impression d’avoir de la suie sur le visage, d’inhaler de la fumée.
Je suis sûre… Je suis sûre que ce que je cherche est toujours là-bas…
Cette phrase a surtout pour but de faire fuir ce retour de souvenir trop vivace pour moi. Elle suffit, le temps que Wallace reprenne sur une chose trouvée dans ma chambre. Je ne note pas le fait qu’ils ont fouillé et violé mon intimité. Je sais que ça fait partie de l’enfer dans lequel j’ai plongé tête baissé. Même si ça ne m’enchante clairement pas. Wallace me temps un papier que je veux saisir avec ma main menottée. Un sourire s’affiche, je tends l’autre pour commencer à lire pour moi-même les quelques lignes… Lignes écrites soigneusement pour un fou furieux de ce genre…« Ta vie n'est plus tienne, car tu es mon but.
Je comprends l'impatience qui naît en toi pour devenir mienne, car ça en est un privilège.
Mais ne t'inquiète pas, tu n'auras guère longtemps à attendre.
Parce que tu es ma chose.
Ylvikel Strauer »
Un rire nerveux me prend. Puis un fou rire qui met autant mal à l’aise Bee que moi. Ce n’est pas que le rire, c’est l’éveil partiel du Haki des rois qui tombe sur ses petites épaules... Moins prononcé que tantôt, elle frôle Wallace et lui transmet cette maigre angoisse que je ressens. Si je me sens menacée ? Pas vraiment. Surtout agacée. Je suis fatiguée, et ma fatigue n’aide pas à contrôler ces émotions, ces douleurs que je ressens dans tout mon cœur. J’ai envie de trouver ce type et de lui maintenir la tête dans de l’eau. J’ai envie de le trouver et de lui faire refaire planter des clous avec ses deux dents de devant. Cette violence, j’ai du mal à la réprimer. Mais je continue à rire en me tenant l’arête du nez. Wallace n’aimerait pas ça, il n’aime sans doute déjà pas ça.
Désolée…
Je lui tends le papier, lui permets de le relire s’il le souhaite. Après tout, qu’est-ce que ça change ? Mon excuse a interrompu mon Haki, retirant cette charge de sur mes propres épaules. Je note néanmoins que cette chose se contrôle mieux. Ou tout du moins, que je sais d’où elle vient, quand elle vient. Je le comprends.
Je suis partie pour des heures de paperasses avec ces conneries… Bon… Il faudra prévenir Salem de la venue d’Ylvikel Strauer. Qu’il est toujours en vie, armé, et qu’il est tombé follement amoureux de moi… S’il utilise mon nom pour se donner des passes droits, je risque gros, je préfère anticiper… Si tu m’amènes les formulaires requis, je pourrais entamer immédiatement les démarches administratives… Je serais bien allée les chercher moi-même, mais je suis comme… clouée au lit. L’avantage de son nouveau but à présent, pour m’avoir comme chose, c’est qu’il fera peut-être moins de mal à d’autres… Le désavantage, c’est qu’avoir un psychopathe à mes trousses, ça ne m’emballe pas vraiment…
Me relevant du lit dans lequel je m’enfonce, je préfère vite changer de sujet. Est-ce que j’ai le temps de retrouver la mémoire et d’avoir à mes trousses un dangereux fou furieux ? Non. Et je n’en ai pas envie non plus. Pour l’instant, je dois voir au plus urgent : ma mémoire.
Dis-moi… Tu crois que ça serait envisageable d’aller sur les lieux… ? Peut-être que si je suis là-bas, des choses me reviendront… Promis, je ne te frapperais pas pour m’enfuir. Voyons ça comme une démarche thérapeutique ?
Encore cette pression incroyable qui était capable de peser même sur les épaules de Wallace. Il retint un grognement instinctif et afficha une moue étrange. Entre la colère, la surprise et l'effort. Ce n'était pas destiné à effrayer la jeune femme, seulement quelques réflexes d'un temps oublié. Un peu trop ancré dans son caractère, apparemment. Tout comme pouvait le témoigner le miroir retourné de la chambre de la donzelle. Il savait que ça émanait de Lilou, une sorte de 'fluide royal'. Oui, c'était comme ça qu'ils l'appelaient. Une force mentale, du moins c'était ce qu'il semblait, qui outrepassait les limites de la physique. Une aura accablante qui secouait les tripes et faisait ressortir ses plus mauvais aspects. Il posa sa main sur l'avant-bras de la rouquine lorsqu'elle relâcha la pression. Bon. C'était une force similo-mentale. Une projection éthérée d'une psyché mal calibrée sur un ersatz pro Chopperien. Il avait déjà traité le cas du mantra du Contre-Amiral Fenyang, c'était vrai. Alors le fluide royal de Lilou, ce serait tout autant facile. Pour ne pas dire que cela lui avait pris des heures et des heures. Des heures qui s'ajoutaient à son temps de travail habituel, cela allait sans dire.
"Il faudra qu'on discute de votre fluide, mademoiselle Jacob, un de ces jours." grommela-t-il, remettant de l'ordre dans son absence de cheveux.
Le Docteur se lissa son menton lisse puis se gratta la tête.
"La paperasse, en effet. Je suis censé avoir une secrétaire pour ça, mais hé, je crois que je l'ai faite fuir." ricana-t-il, s'emparant à ce titre du bloc-note situé au pied de son lit.
Il y inscrivit les dernières injections, les dernières observations et entoura en rouge le mot 'fluide' sur son calepin. Histoire de s'en souvenir lorsqu'il la verrait en consultation, un de ces quatre. Son rapport prenait déjà du retard : le Gouvernement ne se rendait pas compte du travail qu'il lui demandait. Une évaluation psychologique de plus de cent personnes en moins de 30 jours. Tout bonnement impossible, c'était du travail à la chaîne. Enfin bon, avec les dernières prises, cela devrait leur faire avaler la pilule. Et celle à la menthe, de préférence. Il soupira, s'asseyant de nouveau à côté d'elle.
"Aller sur les lieux ? Ma foi, ça doit être éteint depuis que je suis allé ... heu, que je vous ai ... enfin, depuis l'incendie." fit-il, disant plus de choses qu'il n'aurait voulu en confier à la jeune femme.
"Ne vous inquiétez pas pour le pirate, la sécurité à été renforcée de manière drastique depuis la fuite du dernier révolutionnaire. Le Contre-Amiral Salem n'était pas d'une très bonne humeur à ce sujet. Hum. Un verre de lait ? C'est très bon pour les os." fit-il, sortant une carafe pleine de lait d'on ne savait où.
Il servit un verre à la jeune femme et lui fourra un gâteau sec dans la bouche.
"Si vous voulez m'accompagner là-bas, il vous faut manger." puis il se leva vers la porte.
"Et bien, suivez moi ! Ah, les menottes ? Elles n'ont jamais été verrouillées." ricana-t-il en lui faisant un clin d'oeil.
Il passa l'encadrement de la chambre prenant son borsalino, ouvrant la marche. Quitter cet espace clos leur ferait du bien à tous les deux, d'autant plus que lui aussi était en convalescence, mais chut : un médecin n'avait pas le droit de se reposer ! Le monstre adressa un léger salut de la main à sa secrétaire supposée, qui l'espionnait de l'autre bout du couloir. Celle-ci déguerpit sans demander son reste. Bon, il n'était pas loin de midi, peut-être pourraient-ils prendre des brochettes de lémurien. C'était goûtu et ragoutant, il s'en lécha les babines d'avance. Lui qui était si précautionneux avec sa patient, il en perdait d'un coup tout professionnalisme. À tel point qu'il revint en trombe dans la chambre.
"Ah oui, les perfusions !"
Chouchoulé dirche chon parch maintechan ?!
Wallace me fait un grand sourire, qui en dit long en me retirant mes menottes. Il semble aussi excité qu’un gosse devant le sapin de noël. J’ai l’impression de lui offrir un cadeau extraordinaire, pourtant, qu’une simple aventure sans grande conséquence pour lui. Qui en aura beaucoup pour moi. Je me relève avec l’aide du docteur et de Bee qui me maintiennent debout. Je sens que mes jambes sont faibles à force de rester allonger, je sens que le trajet sera long, que je serais éreintée. Je le suis déjà. J’ai cette sensation désagréable que ma puissance me quitte, qu’elle est absorbée, ou que quelque chose me pousse à épouser le sol.
Nous descendons les marches de l’infirmerie, nous parcourrons ces couloirs interminables. Nous sortons sur le pont. Un pont étrangement désert pour l’heure. Nous passons sur la passerelle et devant celle-ci, un transport nous attend. Pas du grand confort, mais suffisant pour la route. Avec une escorte, préparée pour nous. Moitié marines, moitié gardes d’Alabasta. Un accord. Comme si Wallace avait prévu cette question de ma part, comme s’il s’attendait à ce que je demande à y aller… Je lui fais un sourire en grimpant dans le traineau des sables. Cette fois, il me passe vraiment les menottes, pour faire bonne figure, pour respecter le protocole mis en place pour mon transport. Je ne bronche pas, sous l’œil vigilant de mon ami le canard qui se colle contre moi.*
Durant le voyage, j’eu l’occasion de constater que le docteur était aussi éreinté que moi. Ses blessures semblaient douloureuses et il se gavait de pilule pour aller mieux. Sous mon œil inquiet. Lorsque je demandai une explication, il me dit que son combat contre les géants révolutionnaires avait eu raison de lui, plusieurs fois, mais qu’il devait continuer à assurer ses fonctions. Qu’un navire, aussi grand que le Léviathan, sans un docteur capable de maintenir son équipage en vie, n’est pas un bon navire. Il avait raison. Pourtant, il méritait tout autant le repos. Durant ces deux jours d’une traversée du désert éprouvante, nous eûmes l’occasion de discuter, de tout, de rien, surtout de l’équipage et de l’accueil qu’il avait eu à sa prise de fonction. Je lui demandai s’il appréciait les lieux, s’il avait des idées pour améliorer le navire en lui-même. Je songeai déjà à l’avenir, à notre départ d’Alabasta, occultant de mon esprit ma famille, que je n’avais pas encore vu, concrètement... Mais dans ma situation, il n’était plus question pour moi de me tenir droite devant mon grand-père. J’avais trop honte de ces menottes à mon poignet, même si je semblais bien le vivre…
Mais là, je me tiens devant la structure noircie de la maison des Badwin. Devant ce portail éventré qui auparavant donnait sur un palais luxueux. Palais aujourd’hui en presque cendre. L’odeur qui se dégage du lieu me ramène quelques jours en arrière. La chaleur de plomb sur mes épaules me remet un peu plus dans le contexte. J’avance d’un pas et enjambe le portail, me glisse entre les grilles pour remonter l’allée impressionnante jadis pleine de plantes, aujourd’hui abimés par le passage des pompiers… J’avance encore jusqu’à la porte d’entrée. Des éclats de verres jonchent le sol et la porte est comme éclatée. Lorsque j’avance à l’intérieur, le parquet grince et laisse entrevoir un trou béant. Le sol s’est effondré sur les sous-sols. Je ne l’ai pas vu. Je ne suis jamais passée par là. En tout cas, pas consciente. Mes pas me mènent directement à l’étage, à l’escalier en marbre que j’ai franchi, en m’appuyant sur cette rampe couverte de suie. J’entends les pas de Wallace derrière moi, mais j’entends surtout le crépitement du feu et les éclats de voix. Je sens, contre mes côtes, des poings s’écraser férocement. Je sens mon bras se briser, j’entends Jörg qui hurle qu’on doit partir d’ici, qu’on a plus le temps. J’entends tout ça… J’entends aussi que ce que je suis venue chercher, je ne l’ai pas récupéré…
Qu’il doit être toujours au même endroit. Tout se reconstitue à mesure que je remonte ces marches. Progressivement mais avec des zones d’ombres. Des scènes entre coupées d’autres scènes, des flammes qui superposent des tableaux pourtant magnifique. Lorsque je termine mon ascension, jusqu’au couloir ou nous nous sommes croisés, c’est les silhouettes des deux hommes que j’aperçois. Le premier que j’ai rencontré tantôt avant de me faire enfermer. Le second, qui m’a déjà coupé quasiment en deux. J’entends le tintement de l’or sur le sol, d’un chandelier que je décroche dans la précipitation. Le chandelier, il est à terre, au même endroit. Il est partiellement fondu à cause de la chaleur. C’est lui, le déclencheur de tout ce cauchemar…
Comment… Comment je suis sortie de cet enfer, Wallace ?
La maison, le feu. Le Docteur ferma les yeux, c'était comme s'il y était de nouveau. Portant le corps de la jeune femme, marchant hors des décombres, les flammes lui léchant la peau. Derrière lui, la lumière diaphane de l'incendie qui lui brûlait la chair. Et le canard qui courrait autour ...
"Comment vous êtes sortie ? Hum." répondit-il, se grattant la tête.
Une situation qui le gênait un peu, vis à vis de tout l'interrogatoire qu'il avait du lui faire subir, le fait qu'il avait essayé de lui ramener la mémoire alors qu'il savait déjà tout. Il soupira, attrapa le rapport fait sur l'incident qui s'était produit ici. Il n'était pas assez rompu aux relations humaines pour ce genre de situation. Il avait fait ce qu'on attendait de lui, mais il n'aimait pas tellement cette impression qu'il donnerait à la jeune femme. En un mot ? Il avait honte, oui. Honte de ne pas tout lui avoir dit. Pourquoi s'était-il autant occupé d'elle ? Pourquoi avait-il tant veillé à ce qu'elle aille bien et ait tout le confort ? Cela tombait sous le sens, et pourtant ... Il lui tendit le rapport d'incident. Un rapport sur lequel trônait une signature en bas de page. Il se leva, se rapprocha du mur pour lui trouver quelque chose d'intéressant à regarder, on ne savait jamais. Il attendit que le regard de la jeune femme se posa sur les mots fatidiques.
"C'était l'Enfer, c'est vrai." lui avoua-il.
On voyait des profonds sillons qui marquaient les murs. Des traces de griffe. Des choses qui avaient été bougées et détruites par un monstre. Le médecin avala deux nouvelles pilules pour chasser la douleur de ses blessures. Les murs étaient détruits, et pas seulement par les flammes. Quelque chose était venu là et s'était enfoncé dans le brasier pour sauver le maximum de personnes. Toutes les personnes. Quelque chose de massif et d'assez puissant pour ouvrir en deux un tel bâtiment. La chose qui avait quitté les ruines d'Erumalu en bondissant, en prenant ses fatidiques pilules. La demande d'Oswald d'aller sauver Lilou qui s'était faite capturer. Il n'aurait alors pas imaginé se retrouver face à une pareille scène. Un incendie ... terrible. Il ferma les yeux, puis l'odeur des cendres lui revint aussi avec un sourire triste.
"Le sol s'était écroulé en emportant Jorg. Les poutres ont commencé à céder lorsque le mur de soutien s'est disloqué. C'est à ce moment là que je suis arrivé. Vous aviez disparue dans les flammes, au moment où je portais secours à Jorg." lui répondit-il, grattant du doigt un des sillons que ses griffes avaient laissé dans le mur.
Il avait failli tomber lui aussi, et s'était rattrapé là. Puis il avait sorti l'homme des flammes. Et il avait sauté de nouveau dans les flammes. Une autre image lui revenait. Celle où les poutres tenaient sous sa main gargantuesque et où il hurlait de douleur sous la chaleur. Retenant la masure enflammée au-dessus de Lilou. Elle n'avait pas besoin de savoir cela.
"Votre ami est intervenu à ce moment là, nous sortant tous les deux de ce brasier." lui sourit-il, montrant Bee.
Le canard était arrivé peu après lui, caquetant sa peur dans tous les sens. Il avait du quitter le Léviathan dès que la jeune femme avait été en danger, sentant cela par le lien unique qui les unissait. Les animaux avait ce sixième sens qui les avertissait d'un danger latent ou éminent. Un sixième sens qui les avait sauvés cette nuit là. Le monstre avait cru sa dernière heure arrivée, éreinté par les combats préliminaires. Sa pilule cessant de faire effet, sa douleur devenant insurmontable. Et Bee avait sorti Lilou des décombres, la prenant par la cheville et tirant. Cela avait permis au Docteur de laisser tomber les gravats, de se tirer lui même de ce sinistre brasier. Sans que personne n'en meure.
"Désolé." lui fit le monstre, se retournant vers elle.
"J'aurais aimé vous le dire plus tôt, mais il était important que vous recouvriez toute seule la mémoire, pour le processus de guérison." avoua Wallace, soupirant de culpabilité.
"Désolé."
Les aveux de Wallace font mal.
Je ne saurais dire pourquoi ils me font souffrir comme ça. Je ne saurais dire pourquoi je sens les larmes me monter aux yeux. Je ne saurais dire pourquoi je me sens soudainement si sensible et si faible face à ces bonnes intentions. Manque d’habitudes peut-être. D’être devant des personnes qui se préoccupent d’autres gens, au-delà même du devoir civique qui les incombe. Il ne s’agit pas d’altruisme, il s’agit de quelque chose de plus fort encore. Moi, j’ai été guidé par la vengeance, tout du long. La vengeance, et une question qui me trottait dans la tête depuis tout ce temps : pourquoi ? Mais une question que je n’osais me poser. Pathologiquement. Je me disais que peut-être, si j’arrivais à le faire tomber, je trouverais la réponse à cette interrogation, que peut-être j’y verrais plus claire dans les agissements des hommes. Mais je nage toujours dans un flou artistique et je ne suis pas sûre de ce qui me motive. Qu’est-ce que j’essaye de guérir, moi ?
Un truc que je ne peux pas réparer ; j’ai fait des choix inconsidérées. Je ne me rappelle pas de tous ces choix, mais quand je vois les décombres de cette maison, je m’en rends compte. Il y avait forcément un autre moyen d’aboutir quelque part, mais j’ai choisi le pire de tous. Je tourne les talons sans réagir aux propos de Wallace, le laissant dans son couloir avec ses maux et ses remords. Je n’ai rien à lui dire. Mes pas me mènent jusqu’au bureau qu’a survécu partiellement. Naturellement, je repousse de la main le petit meuble d’appoint derrière lequel j’avais caché ce carnet. Le carnet, je m’en souviens maintenant. Cette couverture en cuir… Un bruit étouffé tombé sur le parquet abimé par la suie. Je me baisse et m’en saisis.
En revenant dans le couloir, j’entends le sol grincer dangereusement sous mes pas décidés. Je me plante devant le docteur qui semble encore perturbé par mon absence de réaction. Et en le regardant droit dans les yeux, je me confis à lui parce que j’ai confiance en lui :
En quittant mon île, j’étais partie à la recherche d’une vie… Sans m’être rendue compte que tout ce que j’avais toujours voulu était là, depuis tout ce temps, sous mon nez. Des années d’emmerdes, d’os brisés, à frôler la mort pour frôler la vie… Tu imagines ? Parcourir des milliers de kilomètres à la recherche de réponses à des centaines de questions. Et finir par simplement oublier la question : qu’est-ce que je cherche ?
Je suis toujours incapable de dire la teneur de notre conversation avec Charles et Vassilii. Je suis incapable de reconstituer le déroulement de notre combat. Ma mémoire me fait toujours défaut mais je ne peux me résoudre à m’arrêter en si bon chemin. J’ai la sensation qu’avec ce carnet en main, je vais pouvoir régler tous mes problèmes… Et que tout se résume à un vulgaire carnet abimé, ça me fait tellement drôle…
J’ai été jusqu’à me prendre en grippe un sacré fumier, j’ai été jusqu’à me mettre de sacrés gros ennuis sur le dos. Et je ne sais même pas pourquoi j’ai fait tout ça. J’aurais pu simplement me tenir tranquille, j’aurais pu rester sage, passer ma route, ne pas chercher… J’aurais pu…
Marquant une pause, je baisse les yeux. Piteuse. Mes paroles à Tahar, comme à Rafaelo, me reviennent aux oreilles. Elles font échos à ce que je cherche aujourd’hui. Changer la donne. Bouger le monde. Est-ce ainsi que je peux le faire ? Je ne sais pas… Est-ce que je ne me bats pas contre une chimère, finalement ? Ou pire… une Hydre ?
Je me rends compte aujourd’hui qu’en veillant à ne pas vous impliquer dans cette histoire, je vous aie causé plus de tort qu’autre chose. Et c’est bien la dernière chose que je voulais… Te voir blesser alors qu’on ne se connait pas. Savoir que tu as risqué ta vie pour une inconnue. Savoir qu’Oswald a fait pareil pour une fille qui lui cache tellement de choses. Savoir que Bee a fait la même chose alors que j’avais tout fait pour qu’il ne soit pas éclaboussé par cette merde… Sans parler de Salem… Et savoir que vous vous êtes démenés pour m’apporter votre soutien… C’est le genre de truc qui fait l’effet d’une vilaine claque. Je n’ai pas l’habitude de ce genre de choses… Je ne guéris pas les blessures. Je ne soulage pas les maux de ce monde… Mais je vais tout arranger…
Tapant sur son épaule, Wallace reste silencieux. C’est une façon de le remercier. Une façon juste, parce que dire merci reste compliqué. Je ne sais plus à qui je dois quoi… Mais à lui, je lui dois la vie… Alors, je me dois de boucler ce dossier pour lui rendre la pareille un beau jour…
Promis.
Et tout se résume à un petit carnet…