Je suis désolé.
Sincèrement, je le suis.
Seulement personne n'en a rien à secouer de la sincérité. Moi surtout.
Qu'est-ce que j'en connais de la sincérité ? Une phrase comme ça balancée au hasard face à un miroir qui me renvoie une image dont j'ai horreur. Non, je la connaissais pas vraiment. Pas du tout en fait. Je ne l'avais pas rencontrée comme d'autres la Sagesse. La voix de la bêtise en revanche, ça c'était une amie... Elle m'avait appris que les putains, les vraies, sont celles qui font payer, non avant mais après. La sagesse, je n'en ai jamais vu que de pâles imitations mitées dans ces tonnes de papier que j'essaie de graver dans mes lunettes à défaut d'en remplir mon crâne vide. Mais la sincérité ? Hé, je vois le genre. Elle m'enseignerait quoi ? Que ma douleur est réelle ? Que ma culpabilité n'est pas feinte ? Je préfère la garder bien rangée dans son tiroir à chiffons. Elle ne pourrait rien faire pour moi. Ne fera jamais rien pour elles. Et qu'importe que je la supplie comme d'autres leurs maris, elle ne ferait que me répéter inlassablement ce que je sais déjà, comme une sale boite à musique à laquelle il manquerait un loup en bois flotté, dansant pour atténuer un peu les notes discordantes d'une vérité aussi cruelle que peut l'être le destin.
Clairement, j'en ai rien à foutre de la sincérité.
Je suis désolé
Seulement tout le monde s'en fout que je sois désolé. Moi le premier. Qu'est-ce que ça change après tout ? Je le suis pourtant. Et alors ? Des capitaines seront désolés d'abandonner leur équipage sur des îles plus hostiles que leurs ordres suicidaires. Et puis ? Être désolé ne veut rien dire. On est désolé à un moment et la seconde suivante on recommence. Plus éphémère que des mots dans le sable.
Je regarde ce miroir devant moi, ou plutôt la centaine d'éclats ensanglantés qui me font face. J'y vois mes yeux jaunes, mon allure de charpentier, mais rien d'autre. La culpabilité qui ronge mes nuits ronge aussi mes yeux, et ces poches qui les cerclent et le rouge qui les peint et cette âme qu'ils donnent à voir ne sont qu'une image défrichée d'un homme abattu. Mais désolé. Quelle blague. Je ne vois rien de plus dans ce miroir. Il n'y a rien de plus à y voir. Je ne suis rien. J'en suis désolé.
-Je me fous de tes excuses.
Mais moi pas. J'ai l'impression que tu peux les entendre. Que tu me sais sincère. J'ai besoin de me le répéter, comme une prière, me dire que ce n'est pas ma faute. Du moins essayer. C'est ce qu'on m'a dit, à l'enterrement : Tu n'y es pour rien. Je ne vous crois pas ! Vous n'en savez rien ! Mais ils continuaient : Tu ne pouvais pas savoir. Mais ils ont beau tenter de me persuader du contraire, je sais que c'est à cause de mes dés pipés que ton corps pourris six pieds sous-terre, bouffé par des vers blancs sous le regard goguenard de l'Ironie qui jubile d'avoir bien fait son job ! Que c'est à cause de moi. Et j'aurai beau briser tous les miroirs et tous les nez qui oseront me le dire en face, ça restera de ma faute. Tu m'entends ? C'est de ma faute. Et je suis désolé.
Mais t'en as rien à foutre.
Toi aussi tu te dis qu'avoir bossés comme des cons, qu'avoir trimé, sué, simulé le bonheur pour celui de nos filles, pour que le chemin se finisse en cul de sac, c'est moche. Et qu'on aurait dû avoir droit à mieux, à plus. Mais j'ai merdé et jeté aux ordures tous nos sacrifices, pour un peu d'avidité... On avait tant espéré, pourtant. Tant rêvé. Nous deux, pour elles deux...
J'ai creusé votre fosse commune ; je vous y ai balancé ; et on ose me dire à moi que ce n'est pas de ma faute ? Et j'essaie de m'en persuader pour chercher à faire quelque chose de ma vie ? Je ne suis qu'un connard égocentrique rongé jusqu'à l'os ! Je n'ai pas le droit de construire quoi que ce soit sans vous ! Ça m'est défendu ! Je me l'interdis ! Tu m'en es témoin ! Je vous ai tuées, je vous ai bordées avec le sain linceul que vous ne méritiez pas, brodé par mes soins, et j'ose dire que je suis désolé. J'ose même aspirer à me pardonner... Je ferais mieux de sortir de ces chiottes pour laisser au comptoir conter à ma joue cette histoire bien connue du poivrot qui a mérité sa misère. Pour au moins oublier. Pour arrêter d'y penser. D’imaginer...
-Tu veux savoir ?
Non.
-Ils étaient trois -ou peut-être cinq- et t'ont demandé. Mais comme dans la chanson, tu étais parti. Mais ils n'ont pas voulu revenir le lendemain. Ils se sont regardés et ont ri.
Je ne veux pas savoir.
-Ils m'ont empêchée de fermer la porte. L'ont défoncée sans problèmes -ou peut-être trouée avec leurs flingues.
Tais-toi.
-Il m'a attrapée à la gorge et m'a soulevée comme rien. Ils ont ri de me voir me débattre, on dit que ça n'aurait pas été drôle sinon. Seuls deux semblaient y prendre du plaisir.
J'ai dit : tais-toi.
-Puis notre fille a surgi pour me protéger, avec un couteau de cuisine. Je ne pouvais même pas lui dire de fuir... Elle en a planté un au bras puis s'est faite attraper. Elle disait que tu viendrais...
Tais-toi !
-Mais non, tu étais dans le caniveau ! L'un d'eux a commencé à jeter de l'huile dans la maison, devant moi, misérable. Et à elle ils ont passé une corde autour de son cou. Ils disaient que ça te servirait de leçon.
...Non...
-Ils l'ont pendue dehors, dans le jardin où elle faisait pousser des fleurs pour nous. Moi, j'ai regardé impuissante. Jusqu'à son dernier soubresaut.
LA FERME !
-Et puis ils m'ont passé la corde au cou...
Mon cri de rage emplit le bar où je cuve ma peine et lorsque mon poing vient heurter le mur en pierre et en bois c'est toute la structure qui est ébranlée. J'espère jusque que ce n'est qu'un château de cartes et qu'il s'écroulera, enterrant ce qu'il reste de moi sous des tonnes de pierres ; mais à part me casser les os de la main, rien d'autre ne se passe. Alors je hurle. Je hurle encore. Et je frappe de nouveau ce mur qui se joue de moi, cette glace qui me regarde avec mes propres yeux, je lui hurle toute mon amertume et ma peine et ma douleur et ma tristesse et mon désespoir, oubliant que chaque morceau qui s'enfonce dans la chair de mes doigts n'est qu'une torture supplémentaire pour le coup suivant. Et lorsque le mur n'est plus qu'un trou aux briques brisées, je me laisse tomber, la tête entre mes mains détruites. Vidé...
-Maintenant tu sais.
Je suis coupable.
Sincèrement, je le suis.
Seulement personne n'en a rien à secouer de la sincérité. Moi surtout.
Qu'est-ce que j'en connais de la sincérité ? Une phrase comme ça balancée au hasard face à un miroir qui me renvoie une image dont j'ai horreur. Non, je la connaissais pas vraiment. Pas du tout en fait. Je ne l'avais pas rencontrée comme d'autres la Sagesse. La voix de la bêtise en revanche, ça c'était une amie... Elle m'avait appris que les putains, les vraies, sont celles qui font payer, non avant mais après. La sagesse, je n'en ai jamais vu que de pâles imitations mitées dans ces tonnes de papier que j'essaie de graver dans mes lunettes à défaut d'en remplir mon crâne vide. Mais la sincérité ? Hé, je vois le genre. Elle m'enseignerait quoi ? Que ma douleur est réelle ? Que ma culpabilité n'est pas feinte ? Je préfère la garder bien rangée dans son tiroir à chiffons. Elle ne pourrait rien faire pour moi. Ne fera jamais rien pour elles. Et qu'importe que je la supplie comme d'autres leurs maris, elle ne ferait que me répéter inlassablement ce que je sais déjà, comme une sale boite à musique à laquelle il manquerait un loup en bois flotté, dansant pour atténuer un peu les notes discordantes d'une vérité aussi cruelle que peut l'être le destin.
Clairement, j'en ai rien à foutre de la sincérité.
Je suis désolé
Seulement tout le monde s'en fout que je sois désolé. Moi le premier. Qu'est-ce que ça change après tout ? Je le suis pourtant. Et alors ? Des capitaines seront désolés d'abandonner leur équipage sur des îles plus hostiles que leurs ordres suicidaires. Et puis ? Être désolé ne veut rien dire. On est désolé à un moment et la seconde suivante on recommence. Plus éphémère que des mots dans le sable.
Je regarde ce miroir devant moi, ou plutôt la centaine d'éclats ensanglantés qui me font face. J'y vois mes yeux jaunes, mon allure de charpentier, mais rien d'autre. La culpabilité qui ronge mes nuits ronge aussi mes yeux, et ces poches qui les cerclent et le rouge qui les peint et cette âme qu'ils donnent à voir ne sont qu'une image défrichée d'un homme abattu. Mais désolé. Quelle blague. Je ne vois rien de plus dans ce miroir. Il n'y a rien de plus à y voir. Je ne suis rien. J'en suis désolé.
-Je me fous de tes excuses.
Mais moi pas. J'ai l'impression que tu peux les entendre. Que tu me sais sincère. J'ai besoin de me le répéter, comme une prière, me dire que ce n'est pas ma faute. Du moins essayer. C'est ce qu'on m'a dit, à l'enterrement : Tu n'y es pour rien. Je ne vous crois pas ! Vous n'en savez rien ! Mais ils continuaient : Tu ne pouvais pas savoir. Mais ils ont beau tenter de me persuader du contraire, je sais que c'est à cause de mes dés pipés que ton corps pourris six pieds sous-terre, bouffé par des vers blancs sous le regard goguenard de l'Ironie qui jubile d'avoir bien fait son job ! Que c'est à cause de moi. Et j'aurai beau briser tous les miroirs et tous les nez qui oseront me le dire en face, ça restera de ma faute. Tu m'entends ? C'est de ma faute. Et je suis désolé.
Mais t'en as rien à foutre.
Toi aussi tu te dis qu'avoir bossés comme des cons, qu'avoir trimé, sué, simulé le bonheur pour celui de nos filles, pour que le chemin se finisse en cul de sac, c'est moche. Et qu'on aurait dû avoir droit à mieux, à plus. Mais j'ai merdé et jeté aux ordures tous nos sacrifices, pour un peu d'avidité... On avait tant espéré, pourtant. Tant rêvé. Nous deux, pour elles deux...
J'ai creusé votre fosse commune ; je vous y ai balancé ; et on ose me dire à moi que ce n'est pas de ma faute ? Et j'essaie de m'en persuader pour chercher à faire quelque chose de ma vie ? Je ne suis qu'un connard égocentrique rongé jusqu'à l'os ! Je n'ai pas le droit de construire quoi que ce soit sans vous ! Ça m'est défendu ! Je me l'interdis ! Tu m'en es témoin ! Je vous ai tuées, je vous ai bordées avec le sain linceul que vous ne méritiez pas, brodé par mes soins, et j'ose dire que je suis désolé. J'ose même aspirer à me pardonner... Je ferais mieux de sortir de ces chiottes pour laisser au comptoir conter à ma joue cette histoire bien connue du poivrot qui a mérité sa misère. Pour au moins oublier. Pour arrêter d'y penser. D’imaginer...
-Tu veux savoir ?
Non.
-Ils étaient trois -ou peut-être cinq- et t'ont demandé. Mais comme dans la chanson, tu étais parti. Mais ils n'ont pas voulu revenir le lendemain. Ils se sont regardés et ont ri.
Je ne veux pas savoir.
-Ils m'ont empêchée de fermer la porte. L'ont défoncée sans problèmes -ou peut-être trouée avec leurs flingues.
Tais-toi.
-Il m'a attrapée à la gorge et m'a soulevée comme rien. Ils ont ri de me voir me débattre, on dit que ça n'aurait pas été drôle sinon. Seuls deux semblaient y prendre du plaisir.
J'ai dit : tais-toi.
-Puis notre fille a surgi pour me protéger, avec un couteau de cuisine. Je ne pouvais même pas lui dire de fuir... Elle en a planté un au bras puis s'est faite attraper. Elle disait que tu viendrais...
Tais-toi !
-Mais non, tu étais dans le caniveau ! L'un d'eux a commencé à jeter de l'huile dans la maison, devant moi, misérable. Et à elle ils ont passé une corde autour de son cou. Ils disaient que ça te servirait de leçon.
...Non...
-Ils l'ont pendue dehors, dans le jardin où elle faisait pousser des fleurs pour nous. Moi, j'ai regardé impuissante. Jusqu'à son dernier soubresaut.
LA FERME !
-Et puis ils m'ont passé la corde au cou...
Mon cri de rage emplit le bar où je cuve ma peine et lorsque mon poing vient heurter le mur en pierre et en bois c'est toute la structure qui est ébranlée. J'espère jusque que ce n'est qu'un château de cartes et qu'il s'écroulera, enterrant ce qu'il reste de moi sous des tonnes de pierres ; mais à part me casser les os de la main, rien d'autre ne se passe. Alors je hurle. Je hurle encore. Et je frappe de nouveau ce mur qui se joue de moi, cette glace qui me regarde avec mes propres yeux, je lui hurle toute mon amertume et ma peine et ma douleur et ma tristesse et mon désespoir, oubliant que chaque morceau qui s'enfonce dans la chair de mes doigts n'est qu'une torture supplémentaire pour le coup suivant. Et lorsque le mur n'est plus qu'un trou aux briques brisées, je me laisse tomber, la tête entre mes mains détruites. Vidé...
-Maintenant tu sais.
Je suis coupable.