J'eus un sifflement aspiré à la description de cet Uther Dol. Oui, ça n'avait pas l'air d'être un petit joueur, et si Raf, alors qu'il possédait autant de puissance, se disait incapable de lui faire face, ce n'était certainement pas moi qui allait faire le poids. Mais je ne pus m'empêcher de sourire en entendant parler de mantra. Apparemment, je n'étais pas la seule à avoir développé cette capacité. Bon, pour moi, c'était encore un « truc » bien flou. Depuis la bataille de Bois-Noir, je n'avais plus eu ces « flash ».... il fallait dire que l'occasion ne s'était pas présentée...
- « Il faudra que cette histoire se règle, et au plus vite. Si ce type est au courant de tes plans, qui te dit qu'il n'est pas déjà en train de faire voile vers la caserne Marine la plus proche ? Je n'ai pas confiance en sa soit-disante trêve. Est-il surveillé ? Connais-tu sa position et ses gestes ? »
Je ne cherchais pas à culpabiliser Rafaelo, mais bien à renforcer sa détermination à régler ce problème. Il n'y avait pas que le départ comme moyen de communiquer. Et si Dol avait un den-den ? Pour avoir voyagé sur l'Exodus, je savais à quel point le Gouvernement avait les moyens de répondre rapidement à une menace.
Mais voilà que mon compagnon s'enflammait. Naître et grandir sur Goa. Voilà bien un destin bien peu enviable. J'avais eu une enfance dorée, je le savais maintenant. Comment avais-je réussi à me défaire de mes liens et de mon bandeau, de l'hypnotique cécité provoquée par les rubans et les dorures. Mystère.
Lui continuait à déverser ses craintes et ses certitudes, et quelque part, je ressentis toute son angoisse.
- « Oh la, oh la. Paix mon ami. Ce n'est pas comme ça que le commandant en chef d'une révolution doit se conduire. Chasse-moi donc toute cette fumée et ces mauvaises pensées. » Encore une fois, j'agitai la main. « S'il y a bien une chose que j'ai dû apprendre, c'est bien qu'il ne sert à rien de prévoir. Et puisqu'on ne peut pas prévoir, ça ne sert à rien de s'angoisser. » Je lui serai la main en signe de réconfort. « Tu as déjà la population derrière toi. Tu ne peux que réussir. Même si cette tentative échoue, la graine est plantée, et elle fleurira, même dans deux ans, douze ans, vingt ans. Même si tous devaient tomber dans trois jours, au moins seront-ils délivrés de leur condition. Et imagine l'embarras de ta noblesse s'il se retrouvaient seuls avec des corps et des débris, et personne d'autre que eux pour s'en occuper. C'est terrible à dire, mais mieux vaut la mort que cette vie. »
Ce fut un sourire froid, à la fois tristesse et triomphe caustique, qui accompagna mon geste. Nous savions tous les deux que notre idéal passerait forcément par des pertes. Lui avait déjà souffert dans sa chair, et son âme. Moi ? J'avais tendance à dire que je n'avais plus d'âme. A peine l'écho d'une. Une mémoire fragmentaire, avant que tout ne fut que doute et douleur.
- « Tes élus de bourgeois, je m'en occuperai. Fais-moi confiance, ils seront là à tes côtés quand le jour viendra. Peut-être même te surprendront-ils. Pour le reste, je te laisse décider. Si tu penses qu'ils sont incapables de changer, ou qu'ils posent un trop grosse risque, alors oui, tuez-les, jugez-les après, au nom des crimes commis. Faire d'eux un symbole de justice, en épargnant les plus faibles ou les moins coupables. Tu es le présent, je suis l'avenir, tu es la lame qui tranche, je suis le crochet qui tournicote : nous ne savons rien de demain, si ce n'est que ça sera douloureux et que nous mourrons un jour. Tu es l'épicurien, et je suis ce salopard d'espoir, qui fait rêver et qui déçoit tellement souvent. »
Tout en parlant, je m'étais levée et profitant de l'intimité d'une porte entrebâillée, je m'étais changée en une tenue plus appropriée. Plus « confortables » plus le terrain, mes habits n'en avaient pas moins cette griffe que donne un bon couturier. Si mes bottes avaient toujours un talon, elles me prenaient bien la cheville, m'assurant une stabilité à toute épreuve. Pour parfaire la touche, je ramassais mes cheveux en une lourde natte pour la coiffer en chignon. Il y avait encore de nombreuses traces de la teinture noire que j'avais dû subir.
Prise d'une soudaine inspiration, je le regardai et fis ce que je me pensais pas capable de faire :
- « Amène-moi à la première adresse, et fais-toi remplacer après. Je n'ai pas envie d'être vue. »
Et là, je me transformai en papillon, un petit papillon tout ce qu'il y avait de plus banal, si ce n'était sa couleur rose assez inédite. Je voletai jusqu'à son épaule et je m'y posai.
Avait-il conscience que je voulais de lui avouer un secret jusqu'alors gardé jalousement ? Que de ce fait, je m'en remettais à sa loyauté, que nous étions à partir de ce moment réellement frère et sœur de cœur ? Je n'en sus rien.
Il marcha dans la pluie fine et je filai me protéger dans les replis de sa capuche. Lorsque nous arrivâmes à destination, il me chuchota le nom de ma cible, et je m'envolai. Avec cette pluie, la plupart des fenêtres étaient fermées, sauf celles entrouvertes pour l'aération nécessaire, pour chasser l'humidité qui formait de la condensation sur les vitres. Plongeant d'ombre en ombre, faisant attention aux toiles d'araignées et aux regards des servantes paresseuses qui contemplaient les moulures plus que leur ouvrage, je finis par repérer Monsieur de Janvillier, tisserand de son état. Il était enfermé dans son bureau, et à ma plus grande frustration, la porte de bois lourd était hermétique. Hermétique au passage de l'air comme des sons, et me voilà bloquée dans le couloir.
Je pris mon mal en patience. M'installant sur le haut d'un bibelot quelconque accroché au mur, je m'occupai en passant en revue toutes les informations à ma disposition... tout en devant résister à l'attrait que le foyer où crépitait une belle flambée constituait. Plusieurs fois, je me pris à voleter vers le linteau de pierre, et plusieurs fois, je me repris ; à un moment donné, un bambin aussi joufflu que quelconque m'aperçut et babilla en me montrant du doigt. Sa nurse le reprit – bien fait, le morveux – et j'allai squatter une statue du plus immonde quelque temps.
Enfin, la porte s'ouvrit et sortit un homme. Je glissai sur le courant d'air et me voilà dans la place forte, le cœur sacré...
Monsieur de Janvillier était assis à son bureau et contemplait l'ambré de sa boisson. Devant lui, des livres de comptes abondamment raturés et modifiés. Si je fus intriguée pour le coup, je me repris et décidai que ce moment en valait bien un autre. Me faufilant derrière lui, je repris ma forme humaine, pour immédiatement plaquer une main sur sa bouche.
- « Ne criez pas, je ne vous veux aucun mal. Sinon, vous seriez déjà mort. Je dois vous parler. Juste vous parler. » Pris totalement au dépourvu, il acquiesça. Après tout, il ne sentait aucune lame ou menace immédiate à son encontre, et je sus, avec une certitude absolue, que j'étais tranquille de ce côté. « Bien. »
Je fis le tour de son bureau, m'asseyant sans qu'il m'en priât, mais avec toute l'élégance dont je pouvais faire preuve.
- « Veuillez me pardonner cette intrusion, mais je ne pouvais être vue. J'espère que vous comprendrez, tout comme vous comprendrez que je ne me présente pas. Mais vous savez déjà plus ou moins qui je suis. J'étais comme vous, Monsieur de Janvillier, pensant que le monde m'appartenait parce que j'avais de l'argent – ou dans mon cas, que ma famille en avait. Je pensais qu'il n'y avait que par l'accumulation des richesses que nous ne pouvions que grandir ou nous distinguer.
Vous comme moi savez à quel point c'est faux, et à quel point cette route peut-être mortelle. L'argent aide à faire le bonheur, sans nul doute, mais il n'aide pas à faire face à son miroir et voir l'image que notre âme nous renvoie. Vous savez de quoi je parle. Ces doutes qui nous font veiller tard, ce dégoût de soi-même, en s'en arracher la peau. »
Il ne disait rien, se contentant de déglutir difficilement, et parfois de porter une main tremblante à son front.
- « Vous avez fait un choix, il n'y a pas longtemps. Je suis le résultat de ce choix, et je viens vous dire que vous avez fait le bon choix. Je suis ici pour vous convaincre de continuer avec nous, bien que la pente à venir semble dure, tortueuse à l'aplomb d'un a-pic. Mais pensez à l'autre côté, à quel point tout sera meilleur, quand vous aurez quitté la vallée de l'ombre pour le plateau des printemps inespéré.
Je viens vous dire que vous avez été un meneur, un des premiers à ouvrir les yeux.
Je viens aussi vous dire que nous sommes avec vous, pour vous aider à continuer à avancer. Demain, ce royaume aura besoin d'hommes comme vous, capables de prendre position en dépit de ce que la peur peut dicter, quelqu'un qui écoute le meilleur sens, et pas simplement le bon sens.
Vous pouvez être fier de ce que vous avez fait.
Et nous vous demandons d'être là une fois de plus. De ne pas abandonner face à la difficulté, de ne pas abandonner en pensant que votre part est faite. Demain VOUS appartient, et c'est l'occasion unique pour VOUS de faire cette terre ce que VOUS voulez. Comment voulez-vous que vos petits-enfants et arrière-petit-enfants se souviennent de vous ? Comme celui qui a participé et même mené, la construction d'un monde considérablement meilleur, ou comme celui qui a suivi la foule, ou pire, celui qui est arrivé en retard ? »