Ca y est, me voici seul.
Si seul et seul enfin. Et libre encore, libre de tout.
Seul à nouveau mais sans aucune contrainte. Ni mur ni noir, ni silence.
Mon mal de mer est passé comme je m’éloignais de l’Usage Modéré. Comme je m’éloignais de tout ce qui peut peser sur la conscience d’un homme. L’enfer des autres, le confinement avec eux sur une petite surface, les enfants. Allongé dans ma chaloupe qui va je ne sais pas où, je savoure l’instant, cet instant où le temps passe mais où rien n’a d’importance. Depuis combien de vies est-ce que je n’ai pas connu ça ?
Les journaux des hommes de Red mentionnaient 1625. Quelques longs mois d’isolement et tant de choses arrivées dans le monde. La tempête à Drum, celle du procès Arashibourei. Des vestiges d’un passé qui remontent à la surface, sans faire plus qu’éclore à la surface de ma conscience comme les bulles d’un nageur remontent et éclatent quand elles quittent l’eau. L’eau qui berce, qui berce mon sommeil depuis mon départ. Tantôt calme, tantôt houleuse, jamais trop, elle m’a donné des nuits de total repos, les premières depuis… depuis longtemps aussi, depuis sans doute ce moment chez l’ermite et sa chienne.
D’une rame j’ai élevé un mât et de la bâche qui permet de couvrir la chaloupe j’ai fait une voile. Quand j’ai envie je les installe au vent, calé entre les barils d’eau douce et attachées comme c’est possible avec les quelques bouts emportés en vrac au milieu du reste. Ça m’emmène sur quelques lieues, jusqu’à ce que je me lasse et les mette bas. Parfois je repasse à la souquée, et plus souvent je me laisse porter par le remous. Peu d’efforts, assez pour garder mes forces, trop peu pour m’épuiser et être en carence.
La nourriture passe de mieux en mieux, je me suis même pris à pêcher l’autre jour, hier. Ou avant-hier ? L’eau quant à elle, la douce, commence à baisser. La rosée de l’aube condensée sur la toile en entonnoir ne suffit plus à compenser ce que je bois en journée. Et parfois, parfois je crois bien que je pourrais apprécier une petite gorgée qui serait plus relevée. Du frais, aussi, je crois bien que j’apprécierais. Fruits, légumes, viandes. Le séché me ponce les molaires mais mes canines s’ennuient, me grattent la gencive. Heureusement qu’il y a le poisson.
Et malgré ce rythme de paradis ma cuisse ne guérit pas, pas complètement. La plaie s’est refermée, il n’y a plus qu’une cicatrice comme j’en ai vu tant, comme j’en ai quelques-unes. Mais la douleur persiste, lancine, et dès que je contracte les jambes pour ramer ou au contraire les allonge pour arpenter les six toises de mon royaume, je sens le muscle et l’artère qui sonnent l’alarme. Je n’aimerai pas boiter, je ne suis pas sûr que ça m’aille bien.
Au début je croyais que ça me servirait au moins à prévoir le mauvais temps… Même pas. Il n’y a pas encore eu de tempête mais il a fait une fois humide et sombre alors que je passais juste en lisière d’orage, et c’était venu sans que rien ne s’agite pour une fois dans ma jambe. Pas un nerf excité, pas un tendon énervé, rien.
De temps en temps je me dis que peut-être c’est à cause d’Izya que j’ai laissée derrière. Dans ces moments je regarde ma main là où je l’ai marquée avant de focaliser mon attention sur l’immensité qui m’entoure. Comme je la sens au travers de tout ce loin, je me fais à l’idée que ce n’est pas ça et qu’il y a autre chose que j’ignore. Des plans tirés pour moi, par-dessus moi ou par-dessous, ici ou là-bas, des plans d’envergure comme avant.
Dans ces moments je fixe un point précis du paysage. Un crêt qui reste comme figé sur les vagues, une tache d’écume sur laquelle je travaille ma vue, un brin d’algue emporté par un courant précieux, un nuage amusant ou pas dans le ciel. J’en fais une étoile dans la nuit de ma solitude, et je suis contenté. Tous ces points inventés, ils sont aussi peu tangibles que mes objectifs si j’en ai. Ce sont peut-être d’autres rejetons de la lignée Tahgel, peut-être les endroits où je réapparaîtrai dans le monde des hommes, et peut-être pas. Pourtant ils sont là au loin, je les vois, je peux construire ce que je veux autour dans mon esprit. Ils existent.
Je ne deviens pas fou, j’ai même l’âme étrangement sereine.
Les seules voix que j’entends sont les mille qu’empruntent le vent, parfois celle d’un poisson volant qui plane un peu trop longtemps pour sa survie. Une fois, même, je pense bien que des dauphins m’ont suivi une partie de la nuit. Le reste du temps, le soleil ou la lune m’accompagnent et me regardent renaître depuis leurs trônes. A leur côté, sans doute une déesse ou l’autre, qui cherche à m’atteindre des ses œillades.
Si seul et seul enfin. Et libre encore, libre de tout.
Seul à nouveau mais sans aucune contrainte. Ni mur ni noir, ni silence.
Mon mal de mer est passé comme je m’éloignais de l’Usage Modéré. Comme je m’éloignais de tout ce qui peut peser sur la conscience d’un homme. L’enfer des autres, le confinement avec eux sur une petite surface, les enfants. Allongé dans ma chaloupe qui va je ne sais pas où, je savoure l’instant, cet instant où le temps passe mais où rien n’a d’importance. Depuis combien de vies est-ce que je n’ai pas connu ça ?
Les journaux des hommes de Red mentionnaient 1625. Quelques longs mois d’isolement et tant de choses arrivées dans le monde. La tempête à Drum, celle du procès Arashibourei. Des vestiges d’un passé qui remontent à la surface, sans faire plus qu’éclore à la surface de ma conscience comme les bulles d’un nageur remontent et éclatent quand elles quittent l’eau. L’eau qui berce, qui berce mon sommeil depuis mon départ. Tantôt calme, tantôt houleuse, jamais trop, elle m’a donné des nuits de total repos, les premières depuis… depuis longtemps aussi, depuis sans doute ce moment chez l’ermite et sa chienne.
D’une rame j’ai élevé un mât et de la bâche qui permet de couvrir la chaloupe j’ai fait une voile. Quand j’ai envie je les installe au vent, calé entre les barils d’eau douce et attachées comme c’est possible avec les quelques bouts emportés en vrac au milieu du reste. Ça m’emmène sur quelques lieues, jusqu’à ce que je me lasse et les mette bas. Parfois je repasse à la souquée, et plus souvent je me laisse porter par le remous. Peu d’efforts, assez pour garder mes forces, trop peu pour m’épuiser et être en carence.
La nourriture passe de mieux en mieux, je me suis même pris à pêcher l’autre jour, hier. Ou avant-hier ? L’eau quant à elle, la douce, commence à baisser. La rosée de l’aube condensée sur la toile en entonnoir ne suffit plus à compenser ce que je bois en journée. Et parfois, parfois je crois bien que je pourrais apprécier une petite gorgée qui serait plus relevée. Du frais, aussi, je crois bien que j’apprécierais. Fruits, légumes, viandes. Le séché me ponce les molaires mais mes canines s’ennuient, me grattent la gencive. Heureusement qu’il y a le poisson.
Et malgré ce rythme de paradis ma cuisse ne guérit pas, pas complètement. La plaie s’est refermée, il n’y a plus qu’une cicatrice comme j’en ai vu tant, comme j’en ai quelques-unes. Mais la douleur persiste, lancine, et dès que je contracte les jambes pour ramer ou au contraire les allonge pour arpenter les six toises de mon royaume, je sens le muscle et l’artère qui sonnent l’alarme. Je n’aimerai pas boiter, je ne suis pas sûr que ça m’aille bien.
Au début je croyais que ça me servirait au moins à prévoir le mauvais temps… Même pas. Il n’y a pas encore eu de tempête mais il a fait une fois humide et sombre alors que je passais juste en lisière d’orage, et c’était venu sans que rien ne s’agite pour une fois dans ma jambe. Pas un nerf excité, pas un tendon énervé, rien.
De temps en temps je me dis que peut-être c’est à cause d’Izya que j’ai laissée derrière. Dans ces moments je regarde ma main là où je l’ai marquée avant de focaliser mon attention sur l’immensité qui m’entoure. Comme je la sens au travers de tout ce loin, je me fais à l’idée que ce n’est pas ça et qu’il y a autre chose que j’ignore. Des plans tirés pour moi, par-dessus moi ou par-dessous, ici ou là-bas, des plans d’envergure comme avant.
Dans ces moments je fixe un point précis du paysage. Un crêt qui reste comme figé sur les vagues, une tache d’écume sur laquelle je travaille ma vue, un brin d’algue emporté par un courant précieux, un nuage amusant ou pas dans le ciel. J’en fais une étoile dans la nuit de ma solitude, et je suis contenté. Tous ces points inventés, ils sont aussi peu tangibles que mes objectifs si j’en ai. Ce sont peut-être d’autres rejetons de la lignée Tahgel, peut-être les endroits où je réapparaîtrai dans le monde des hommes, et peut-être pas. Pourtant ils sont là au loin, je les vois, je peux construire ce que je veux autour dans mon esprit. Ils existent.
Je ne deviens pas fou, j’ai même l’âme étrangement sereine.
Les seules voix que j’entends sont les mille qu’empruntent le vent, parfois celle d’un poisson volant qui plane un peu trop longtemps pour sa survie. Une fois, même, je pense bien que des dauphins m’ont suivi une partie de la nuit. Le reste du temps, le soleil ou la lune m’accompagnent et me regardent renaître depuis leurs trônes. A leur côté, sans doute une déesse ou l’autre, qui cherche à m’atteindre des ses œillades.