C’est toujours les mêmes gestes. D’abord le maraîcher, ensuite le poissonnier. Toujours. D’abord les légumes, ensuite la viande. Toujours. Matin tiède, humeur fouineuse. Le ventre vide d’une nuit un peu trop arrosée avec Michel et Jean-Pat, je traverse le marché en quête des perles rares, pas trop rares non plus parce que ce qui est rare est cher et qu’en ce moment les fins de mois sont rudes. C’est l’automne, les gens ont besoin de sous pour payer leurs loyers à la rentrée, ils arrêtent de suer par wagons entiers à la plage et travaillent, me prennent le pain de la bouche. Plus tard, à l’hiver, ça ira mieux. Ils se tueront à cause du changement d’heure et des nuits qui tombent trop tôt, et il sera plus facile de trouver un petit boulot tranquille pour remplir le frigo.
Deux types vendent des patates. Ils se réclament l’un comme l’autre d’être les plus vieux producteurs de la région, mais je n’en crois pas un mot. Je ne suis pas dupe, tous ces loqueteux sont des menteurs. Lui, son père était officier et il est parti en retraite faire ses enfants trop tard, du coup il a dû se mettre à la terre pour assumer. Ça se voit à ses dents trop propres de fils de lettrés, à ses ongles trop sales de qui est dans le milieu depuis trop peu de temps pour penser à son hygiène sur le long terme. Et lui, c’est un voleur, un truand, qui a dépecé le vrai marchand sur la route jusqu’à la cité, pour se faire un petit bas de laine avant la saison froide. Ça se voit à ses ongles trop propres de roublard mondain, à ses dents trop sales de mangeur d’homme.
- Je vais teuhh
Mes poumons partent avec ma réplique, je me cramponne à l’étal pour survivre au chat qui me traverse la gorge. Vite, vite ! Les gestes trop précipités mais peu importe, il y a urgence, je prélève une gorgée de ma gourde fétiche. Quelques gouttes tombent à terre, le reste noie le félin avant son prochain méfait. Je reprends.
- Je vais te balancer.
De mon œil torve je regarde avec dédain les deux loustics qui ne bronchent pas. Ils me regardent même avec dans leur interrogation plus de complicité l’un pour l’autre qu’aucun d’eux n’en a jamais ressenti pour quiconque dans toutes leurs vies. Perplexes, voilà ce qu’ils sont. Et je les comprends puisque moi-même je ne comprends… AH, SI ! La langue ! Crétin que je suis, je me crois encore dans mon pays. Ce matin était vraiment une pure soirée, j’ai la tête à l’envers et le bilinguisme aux orties. Je réenclenche le bon dictionnaire et leur crache mon fiel à la figure, de ma voix la plus mielleuse de grand blond avec une chaussure noire. Une seule ? Merde, je m’ai gouré pour celle de gauche, j’ai pris celle de Mimi… Rah !
- I’ll rock you ! And don’t you try and fuck me, pal, I’m not in the mood…
Pas même besoin de sortir mon rifle de cowboy, le premier frétille des moustaches pendant que le second a les paupières qui clignotent. L’un vient de perdre sa capacité à mâcher ses mots, l’autre celle de me percer à jour. Ils tremblent comme des feuilles sous leurs dehors durs d’imitateurs pégreleux, j’en profite pour négocier un tarif d’ami, et deux kilos de patates à moitié prix (parce que je suis quand même honnête) qui roulent dans mon cabas à petits carreaux rouge et vert, merci pour le cadeau, Môman. Deux, plus que les palourdes.
Palourdes ? Qu’est-ce que je raconte…
J’ai le cœur à rien supporter d’un peu raffiné en ce midi grivois, gris voire noir. Mes yeux rouges font peur aux gosses quand je me rapproche des marchands de mort. Ils détalent et m’annoncent. Les maréchaux attendent après moi, me laissent par courtoisie professionnelle faire mon emplette avant de demander confirmation de ce que je fais là. Trois côtes d’agneau mon bon, dont une avec un os bien massif, c’est pour Gunther. Gunther c’est mon chien, je lui dis quand il demande, l’air circonspect. D’accord, il me répond, c’est parce que tout à l’heure un type a demandé un os à moelle pour Gunther mais lui c’était son ami en cuir-moustache à côté.
La ville part en vrille. Tous décadents, tous perdus. La pourriture remonte les égouts, infeste les esprits, débauche les mœurs. C’est à peine perceptible pour eux qui sont déjà corrompus, c’est insidieux comme une gale. On ne se rend pas compte et quand on se rend compte il est trop tard, il faut amputer. Il faut un docteur. Je devrais leur montrer la voie. Je devrais. Si seulement ils me méritaient, si seulement ils me respectaient. Si seulement ça payait mieux… J’ai des bouches à nourrir. La mienne, celle de Gunther. La pension de la gosse à envoyer tous les mois. Le crédit sur le deux-pièces, le salaire des petites mains.
Non, je ne peux pas me permettre de faire le bénévole.
Deux types vendent des patates. Ils se réclament l’un comme l’autre d’être les plus vieux producteurs de la région, mais je n’en crois pas un mot. Je ne suis pas dupe, tous ces loqueteux sont des menteurs. Lui, son père était officier et il est parti en retraite faire ses enfants trop tard, du coup il a dû se mettre à la terre pour assumer. Ça se voit à ses dents trop propres de fils de lettrés, à ses ongles trop sales de qui est dans le milieu depuis trop peu de temps pour penser à son hygiène sur le long terme. Et lui, c’est un voleur, un truand, qui a dépecé le vrai marchand sur la route jusqu’à la cité, pour se faire un petit bas de laine avant la saison froide. Ça se voit à ses ongles trop propres de roublard mondain, à ses dents trop sales de mangeur d’homme.
- Je vais teuhh
Mes poumons partent avec ma réplique, je me cramponne à l’étal pour survivre au chat qui me traverse la gorge. Vite, vite ! Les gestes trop précipités mais peu importe, il y a urgence, je prélève une gorgée de ma gourde fétiche. Quelques gouttes tombent à terre, le reste noie le félin avant son prochain méfait. Je reprends.
- Je vais te balancer.
De mon œil torve je regarde avec dédain les deux loustics qui ne bronchent pas. Ils me regardent même avec dans leur interrogation plus de complicité l’un pour l’autre qu’aucun d’eux n’en a jamais ressenti pour quiconque dans toutes leurs vies. Perplexes, voilà ce qu’ils sont. Et je les comprends puisque moi-même je ne comprends… AH, SI ! La langue ! Crétin que je suis, je me crois encore dans mon pays. Ce matin était vraiment une pure soirée, j’ai la tête à l’envers et le bilinguisme aux orties. Je réenclenche le bon dictionnaire et leur crache mon fiel à la figure, de ma voix la plus mielleuse de grand blond avec une chaussure noire. Une seule ? Merde, je m’ai gouré pour celle de gauche, j’ai pris celle de Mimi… Rah !
- I’ll rock you ! And don’t you try and fuck me, pal, I’m not in the mood…
Pas même besoin de sortir mon rifle de cowboy, le premier frétille des moustaches pendant que le second a les paupières qui clignotent. L’un vient de perdre sa capacité à mâcher ses mots, l’autre celle de me percer à jour. Ils tremblent comme des feuilles sous leurs dehors durs d’imitateurs pégreleux, j’en profite pour négocier un tarif d’ami, et deux kilos de patates à moitié prix (parce que je suis quand même honnête) qui roulent dans mon cabas à petits carreaux rouge et vert, merci pour le cadeau, Môman. Deux, plus que les palourdes.
Palourdes ? Qu’est-ce que je raconte…
J’ai le cœur à rien supporter d’un peu raffiné en ce midi grivois, gris voire noir. Mes yeux rouges font peur aux gosses quand je me rapproche des marchands de mort. Ils détalent et m’annoncent. Les maréchaux attendent après moi, me laissent par courtoisie professionnelle faire mon emplette avant de demander confirmation de ce que je fais là. Trois côtes d’agneau mon bon, dont une avec un os bien massif, c’est pour Gunther. Gunther c’est mon chien, je lui dis quand il demande, l’air circonspect. D’accord, il me répond, c’est parce que tout à l’heure un type a demandé un os à moelle pour Gunther mais lui c’était son ami en cuir-moustache à côté.
La ville part en vrille. Tous décadents, tous perdus. La pourriture remonte les égouts, infeste les esprits, débauche les mœurs. C’est à peine perceptible pour eux qui sont déjà corrompus, c’est insidieux comme une gale. On ne se rend pas compte et quand on se rend compte il est trop tard, il faut amputer. Il faut un docteur. Je devrais leur montrer la voie. Je devrais. Si seulement ils me méritaient, si seulement ils me respectaient. Si seulement ça payait mieux… J’ai des bouches à nourrir. La mienne, celle de Gunther. La pension de la gosse à envoyer tous les mois. Le crédit sur le deux-pièces, le salaire des petites mains.
Non, je ne peux pas me permettre de faire le bénévole.