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Tel est pris qui croyait prendre - Acte II

Se promener dans les beaux quartiers est la partie la plus agréable du travail. Enfin, tout est relatif. Les gens nous regardent un peu de travers et marmonnent dans notre dos. En même temps, je les comprends. La mouflette a fait fort en se pendant à mon bras attifée comme pour son bal de promo. La scène doit être un peu glauque mais si je la lâche, elle va se ramasser par terre au bout de trois pas. Du coup, elle abîmera sa robe et qui c’est qui va prendre encore ? Les femmes me dévisagent comme si j’étais un pervers, les hommes un peu moins… J’en ai même croisé un qui m’a adressé des félicitations entendues comme si j’avais fait une belle prise. Je dois avoir fait vraiment quelque chose de très très moche dans une autre vie et c’est ma récompense. Rien que de penser que je m’affiche avec la nabote, ça me donne la nausée. Pourquoi Lisa n’aurait pas pu jouer la couverture d’abord ? Je ne me rappelle plus trop la raison fallacieuse qui est intervenue pendant le brainstorming à ce sujet…

Je sors rarement en civil, mais j’apprécie un costume bien taillé quand c’est le cas. C’est appréciable de pouvoir se fondre à peu près dans le paysage des quartiers classes de Goa. Une fois descendus sur Grey Terminal, on va être très rapidement repérés comme un pirate primé au milieu de Marijoa. Vu que c’est le but de la manœuvre, on aura réussi si les bons poissons mordent à l’appât. A mesure que l’argent se tarit, les quartiers deviennent de plus en plus populaires et au bout du chemin nous attend un ghetto de pauvres. Les riches ne supportent pas la pauvreté mais ils ne seraient pas ce qu’ils sont sans elle. Cela reviendrait à comparer sans référence, à vouloir améliorer sans standard. A l’approche du lieu tant attendu, je fais mes dernières recommandations à la gamine :

- Le quartier est plutôt instable, les dernières informations montrent une recrudescence des activités louches et crapuleuses. Ça ne m’étonne pas que les nobles aient voulu brûler le quartier au siècle dernier, c’était la solution radicale à leur problème. Je vais devoir me montrer en position de faiblesse relative durant l’opération, ce qui veut dire que tu devras essayer de te défendre et respecter par toi-même sous peine de griller notre couverture. La difficulté supplémentaire viendra de mon équilibre précaire pour parfaire mon incroyable jeu d’acteur alors sois à la hauteur et ne te vautre pas au milieu du caniveau comme une godiche à cause de tes péniches. Reste en éveil de tout ce qui se passe autour mais essaie de rester la plus naturelle possible…

J’ai distillé beaucoup d’informations d’un coup pour un si jeune cerveau mais je suis pressé par le temps pour entrer dans mon rôle. Je sors une flasque d’alcool fort et en siffle le contenu en quelques gorgées. Voilà qui devrait convenir pour l’haleine et me désinhiber un minimum pour la crédibilité du geste. Mes pas deviennent plus hésitants, lourds et amples faute à une synchronisation naturelle des membres qui se détraque. Jouer le type bourré n’est pas si difficile quand on a un minimum d’expérience après tout. Si j’étais resté un petit marin bien sage, je serais passé de beaucoup d’informations que l’on peut dégoter dans les lieux de plaisir et de débauche. Il se raconte beaucoup de choses dans ces affres et on peut y rencontrer à peu près tous les comportements humains possibles et inimaginables. Il existe sans doute autant de canailles érudites que de nobles sots après tout, si ce n’est plus dans certaines mers.

Je manque de trébucher sur un pavé déchaussé de la route pour donner le change. Une femme que je suppute être de petite vertu attend le chaland à quelques mètres sur notre gauche. Elle n’est pas du tout à mon goût et je crois deviner qu’elle cache son quota d’heures de vol sous un fond de teint platreux. Pour la forme, je me sens obligé de la siffler et de lui faire un salut vaporeux de la main. Tout au fond de moi, je sens comme un petit diable jouir d’un plaisir extrême à l’idée de faire éprouver une honte sans nom à la petite bourgeoise qui m’accompagne. L’endroit doit déjà la mettre assez mal à l’aise. Je n’ai pas vu beaucoup de bordels et de tripots sur son île. Cette atmosphère pesante et transpirante d’insécurité qui s’installe trouve naissance dans la misère et la pauvreté. Je n’ai pas vu de mendiants, ni la moindre personne mise au ban de la société sur Koneashima. C’est encore une bonne occasion de parfaire l’éducation si soignée de mademoiselle…

Quelques minutes à s’enfoncer dans les ruelles sombres et de plus en plus étroites de ce quartier malfamé, nous amènent à toucher le coeur de ce vaste dépotoir. Là, plus de pavés pour épargner nos beaux souliers de la fange. Les flaques de boue, les détritus et les excréments d’animaux sont le seul revêtement de sol imaginable en ces lieux. J’ai beau ne pas avoir un odorat développé, la puanteur me décape les narines aussi bien que des vapeurs d’éthanol. Des bâtisses en matériaux de récupération bordent les deux côtés du chemin, logis insalubres pour nous, toits au dessus de la tête de centaines ou milliers d’abandonnés ici. Malgré l’heure très avancée dans la nuit, des enfants s’amusent encore dehors… avec un rat pour compagnon de jeu. Itinéraire d’une soirée, Goa gloire et décadence…

Un homme emmitouflé dans un empilage improbable de vêtements rapiécés nous observe depuis un moment déjà sans se décider à nous aborder. Je ne saurais dire s’il est basané naturellement ou s’il est juste atrocement crasseux sous sa chapka. Les bras croisés sous ses aisselles comme pour les protéger du froid, il nous suit comme un escargot sous crack. Je ne compte pas m’attarder bien longtemps ici alors je me décide à faire un geste pour accélérer les choses. Les âmes qui contrôlent cette partie de l’île sont aussi noires qu’une nuit sans lune. Les habitants de Grey Terminal n’ont rien à gagner, rien à perdre, même pas la vie. Le pauvre qui se fait battre à mort pour un objet sans valeur et usé jusqu’à la moelle, est plus chanceux que celui qui lui a pris la vie. Au moins il échappe enfin au sordide destin qui l’a fait naître ici. Il est temps d’échanger quelques mots avec notre sangsue.

- Hé toi là-bas ! Oui toi là ! Non pas toi, ton jumeau à côté ! Raaaah mais arrêtez de bouger autant !

Goa’s trap, épisode II, le retour du mec bourré.

- Je crois qu’on s’est un peu perdus avec madame. J’te donne 100 berries si tu nous indiques la sortie vers le port. Oooooh finalement nan, 200 berries si tu me dis où je peux trouver le meilleur cabaret de toute l’île !

Un petit sourire pour la gamine en lui pinçant la joue pour la dérider. J’avoue prendre un certain plaisir à lui infliger cette mise en scène.

- Oh allez, fais pas cette tête voyons… C’est une sortie pour que t’apprennes ce que c’est qu’une vraie femme. T’as pas ça dans ta campagne !

J’y vais doucement pour ne pas affoler le gaillard. Il faut dire que je ne peux pas non plus appâter avec du lourd sans risquer d’ameuter toutes les bandes à portée d’oreille et là ce serait notre fête. J’espère qu’on n’aura pas à trouver un autre pigeon si celui-ci s’envole en tout cas…
    Mais pourquoi me serre t-il comme çà : Il a peur que je m’enfuie, que je tombe, ou que je me fasse enlever… ou alors il lui vient des idées de luxure ?
    Yoko frissonne à cette pensée. Elle desserre un peu l’étreinte, discrètement. Ne pas le vexer surtout.
    Il ne semble pas franchement mauvais ce type, juste un peu bizarre par moments.
     
    Elle a besoin de réconfort, mais elle ne dira rien. Lorsqu’ils sont arrivés en vue de la Grande Place des fêtes, elle a failli renâcler mais la dignité l’emportant sur les souvenirs éprouvants, elle n’en a rien fait.
    A t-il seulement senti l’hésitation de la jeune fille ? Peu importe. Aujourd’hui la place est différente, tranquille, elle accueille des badauds qui déambulent paisiblement en les regardant parfois avec curiosité. Les estrades bondées de spectateurs privilégiés, l’orchestre qui fait vibrer l’air et les âmes, les jeux de lumière dans la nuit qui enveloppe la ville, la foule en effervescence et puis le feu d’artifice qui éclate, somptueux… juste avant le drame qui coûta la vie à son père, cela appartient au passé. Aujourd’hui, rien de tout ça, juste une immense détresse dans le cœur de Yoko. Elle avance au bras de Drake et elle se tait.
     
    Les directives du lieutenant, toujours méprisant, la ramènent à la réalité.

    Il me prend pour une cloche ! Il oublie que je lui ai déjà sauvé la vie. C’est vrai que je ne suis pas aussi à l’aise dans une ville que dans les cratères de Koneashima…
     
    Drake se dirige vers les quartiers mal famés. De ceux qu’on lui a décrits mais où elle n’a jamais mis les pieds. Ce qu’elle découvre ne la surprend pas vraiment. Ce qui la gêne le plus c’est l’odeur et la difficulté à marcher dans la boue sur ces foutus talons hauts, au bras d’un Drake qui joue les ivrognes. Et voilà qu’il harangue un type que Yoko n’avait même pas aperçu, trop préoccupée par le souci impératif de rester debout. Et maintenant il offre des berries à un homme qui semble capable de les égorger pour la moitié de ce qu’il offre ! Rattraper le coup. Yoko prend une voix douce et l’air un peu perdu – ce qui ne lui demande pas beaucoup d’efforts :

    -         Ne l’écoutez pas, mon client voulait me faire visiter la ville et on s’est un peu perdus. Si vous m’aidez à le ramener sur notre bateau, je vous donnerais 1000 berries. Nous n’avons pas une telle somme sur nous, bien sûr… juste de quoi payer une tournée dans le cabaret qu’il réclame. Il ne faut jamais contrarier un bon client.
     
    L’homme hésite. Il a le choix de les dévaliser tout de suite et de prendre le butin ou de les ramener au bateau et empocher 1000 berries ?
    Ouais mais la gosse vaudrait sûrement plus si j’la vends à un esclavagiste.. Pis y sont capables  de gueuler et faudra que j’ partage avec les mecs qui vont s’ pointer fissa. Le cerveau de Gus est en ébullition, il n’a pas l’habitude de réfléchir autant. Il finit par décider de les emmener à la taverne.
    A c’t’heure le p’tit Fylow l’est sur’ment au Mat’lot Hardy. Y saura quoi faire et me fil’ra pas mal d’oseille sans qu’j’prenne de risques.
     
    -         J’comprends ben l’truc Mam’selle. Ben j’vous mène à une chouette taverne avant, pour qu’y s’rince la dalle le soiffard, pis, j’vous ramène au vot’bateau. OK ?
    -         Vous êtes un brave homme, vous serez récompensé.
     
    C’est un minable ce type, soit un pauvre homme soit de la racaille bas de gamme… attendons la suite. Au moins il m’aide à soutenir Drake.
    En effet le lieutenant en prend à son aise et titube avec conviction.
    Pourvu qu’il n’ait réellement pas trop picolé !
     
    Le trio improbable et chancelant se dirige vers le « Matelot Hardy » pendant que les angoisses de Yoko s’épanouissent au creux de son ventre.
      Pouah, c’est qu’il embaume l’animal. J’aurais préféré qu’il garde ses distances. Mon beau costume va être tout salopé à son contact. Je n’aurai plus qu’à le brûler en rentrant et me doucher avec une brosse métallique pour essayer de faire partir l’odeur. Sa puanteur doit être un véritable repoussoir mais elle a aussi le mérite de dissuader les autres de venir le voir de trop près pour l’identifier. Je n’ai pas spécialement envie de le regarder pour m’assurer de sa mocheté mais je préfère le garder à l’œil pour éviter de me faire poignarder gratuitement grâce aux bonnes idées de la mouflette. Bah, de toute façon, elle n’est pas spécialement agréable à regarder non plus, alors que je tourne la tête d’un côté ou de l’autre…

      On arrive tant bien que mal à sa fameuse taverne. Heureusement, elle n’était pas trop loin. L’endroit semble bondé. La lumière attire bien les insectes. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ça ne s’abreuve pas en braillant à pleins poumons dans ce genre d’endroit. Les mélanges du coin ne sont pas des alcools qui conservent même s’ils ont le mérite de tuer les bactéries. Trouver quelque chose à boire qui ne soit pas frelaté doit relever du défi herculéen, il vaudrait mieux éviter de consommer ici. De toute façon, il vaudrait mieux éviter de traîner dans le coin tout court. L’endroit est miteux et crasseux mais pas dépouillé pourtant. D’une certaine manière c’est conforme à l’idée d’une déchetterie qui ne retraiterait pas : tout est en piteux état ou complètement obsolète mais ça s’entasse dans tous les coins.

      Notre arrivée est remarquée sans trop de réaction franche pour le moment. Ça discute à voix basse à chaque table, comme si la moindre information détenue par clan était un véritable trésor à garder soigneusement. Quelques personnes sortent en voyant des inconnus (intrus ?) débarquer dans leur repère. Soit on nous prépare déjà un comité d’accueil pour la sortie, soit on aime la discrétion ici. Quelques mains se sont glissées sous des vêtements poisseux, les réflexes de survie sont monnaie courante aussi. Une lame, un tournevis, un outil quelconque, qui ici ne porte pas une arme ne serait-ce que de fortune sur lui ? Chacun est à l’affût d’un gain providentiel, notre guide d’un soir a flairé l’eldorado qui se présente à lui mais il n’est pas assez futé ou solide pour le tenter seul. Ça tombe bien, on est sortis à la pêche au gros, je ne m’intéresse pas aux sardines.

      On se pose à une petite table faite de bric et de broc. Je ne cherche même pas à comprendre comment elle tient. On ne voit pas à travers les verres qu’on nous sert mais l’alcool est bien translucide lui. Pas la peine de passer commande, il n’y a qu’une seule boisson au menu. Calé contre le mur de bois pour éviter que je tombe, on va pouvoir commencer à tendre nos lignes. Le roublard est impatient de voir ce qu’il pourra tirer de nous et j’ai remarqué qu’un « serveur » s’était placé derrière nous après que nous nous soyons installés. Le geste était discret mais leur regard entendu ne pouvait laisser de doute. Il s’agit d’un complice. Le premier reprend là où il s’était arrêté :

      - J’ai pas trop bien compris c’qu’vous cherchiez au just’. J’pense pas qu’vot’ bateau soit amarré dans l’coin m’dame. Kes’qui m’garantit que vous m’paierez une fois que j’vous aurai conduit là-bas hein ? 1000 berries, on peut gagner autant en vous dépeçant ici et en récupérant vos affaires sans prend’ de risques. Si j’vous amène là-bas, c’est 5000 berries et pis c’est tout !

      Hum, négociation du tarif, il commence gentiment le petit malin. Il veut tâter le terrain pour savoir ce qui se cache un peu sous la surface de l’iceberg. A nos vêtements il voit qu’on est plus solvable que la moitié du quartier réunie. Seulement il veut voir jusqu’où il peut gratter. On va essayer de le ferrer un peu plus et je laisserai la mouflette finir le travail pour sa satisfaction personnelle.

      - J’ai pas tout cet argent sur moi. L’argent, il est à bord. On a encore signé un gros contrat ce soir donc il manque pas, mais je te trouve gourmand moi. Peut-être que tes copains dans ce bouiboui prendront moins cher que toi si je leur demande…

      Le visage du gus se contracte dans une vilaine grimace. Il peut nous livrer à un plus gros poisson s’il craint de tout perdre. Il faut que j’arrive à montrer qu’on a une certaine valeur mais qu’elle peut s’envoler rapidement, sans quoi on fera de très bons otages. Comme si de rien n’était, je m’adresse à la mouflette devant eux en continuant mon petit numéro du mec bourré qui n’a pas trop conscience du merdier dans lequel il s’est fourré.

      - Bon, faut qu’on rentre là. Lisa a récupéré l’argent, c’est elle qui a les papiers et qui est sur la Marie Céleste avec ton stock de poudres. Si on n’est pas là-bas pour le petit matin, elle va se barrer sans demander son reste et on sera coincés ici, sans argent. Je suis sûr qu’elle veut nous doubler, faut qu’on se bouuuuuge…wooohoooow…

      Je me vautre littéralement à force de me balancer sur l’assemblage de bois et de ferraille qui me servait de siège. J'ai réussi à renverser nos verres par la même occasion, ce qui nous évitera d'avoir à s'empoisonner. Tout le monde se retourne vers nous un instant pour finalement reprendre leur discussion à demi-mots dans un flot continu de paroles susurrées.

      - C’est rien, c’est rien. De toute façon, elle va prendre le temps de réfléchir avant de te laisser toi. Je sais pas si elle trouverait rapidement une artificière pour te remplacer. Tu déchires avec tes fusées multicolores qui font plein de bruit. Fizzz…booom kabooom psshhhh !

      J’accompagne la parole de gestes amples en brassant l’air de mes bras pour mimer une scène de feu d’artifice. Je me demande si je me comporte vraiment comme ça quand je suis ivre. J’ai passé toutes les infos nécessaires à mon goût. Reste à se ménager une porte de sortie mais il faut que je réfléchisse pour ça… Je vais me donner le temps et laisser la princesse se démerder pour boucher le blanc. Elle n’arrête pas de parler tout le temps, ça ne la changera pas de ses bonnes vieilles habitudes féminines. Je déplace une planche ou deux en jouant des coudes pour mieux m’affaler au sol.

      - Au moins je ne tomberai pas plus bas. Hé ! On n’est pas si mal installés comme ça. Je me ferai bien une petite sieste moi, je suis fatiguéééé. Yoko, tu essaies de négocier avec quelqu’un pour qu’on reparte. Je prends cinq minutes là…

      Fermer les yeux. Commencer à feindre un léger ronflement. Un plan, il me faut un plan et vite.
        Finalement Yoko a réussi à convaincre Gus de les accompagner au bateau. Elle a usé de la plus subtile des ruses en acceptant d’augmenter la prime.
        Mais Gus a une idée derrière la tête, une idée qui voisine avec les poux qui y abondent. Aidé d’un acolyte d’un soir, il décide de neutraliser l’ivrogne et de kidnapper la gamine. Il n’a pas tout compris à l’histoire des « Fizzz…booom kabooom psshhhh ! » mais puisqu’elle a de la valeur la chiare, la rançon sera sûrement élevée.
        Le malabar qui accompagne Gus lui ressemble, surtout par l’odeur et par la crasse. Parce qu’il est bien plus grand et plus large de corps et plus léger d’esprit, ce qui n'est pas peu dire.
         
        Le groupe atteint les rues pavées… mal pavées où Yoko trébuche pour la énième fois. Elle décide finalement de se déchausser avant de se payer une entorse.
        Les rues sombres s’ornent de porches à l’obscurité propice aux amants et aux guets apens. Gus donne le signal. Le costaud assomme Drake d’un coup de poing pendant que Gus tente de maîtriser Yoko mais celle-ci, agile lui fait face.
         
        Elle se défend avec ce qu’elle a sous la main, sa paire d’escarpins. Elle les plante comme on plante des banderilles, avec force, un peu n’importe où.

        -          même pas mal !
         
        Il a l’air ridicule Gus, avec deux souliers plantés de part et d’autre de sa gorge.
        Il rigole, Gus, en enlevant les talons aiguilles de son cou,
        Juste avant de tomber à genoux, un escarpin dans chaque main.
        Mais pourquoi est-il si fatigué ? Se demande t-il avant de s’affaler, face contre le sol,
        Allongé sur le pavé, un escarpin dans chaque main.
        Les miasmes de Goa ne font pas frissonner sa narine,
        Il dort dans la nuit, les escarpins à la main, tranquille.
        Couché sur le pavé trempé de sa vie qui s’est écoulée par deux petits trous qu’il a, au coté droit - mais aussi au gauche - de part et d’autre de son cou.
         
        Yoko reste sidérée… Le malabar de service en profite pour la neutraliser à son tour, sans la moindre résistance.
        Malabar a chargé Drake et Yoko, laissant Gus sur le carreau. Le costaud est plus encombré par la question qui le titille - « quoi que j’vais en foutre ? » - que par les fardeaux qui ne lui pèsent guère davantage que s’il avait un drap de bain jeté sur chaque épaule.
          Mes paupières se décollent difficilement. Je suis de retour du pays des rêves. Encore que je ne me souviens pas de quoi j’ai bien pu rêver… bah sûrement de filles toutes nues qui courent au ralenti sur la plage. Mal au crâne, j’ai l’impression qu’un Buster Call s’est invité dans ma tête. Je sens une belle bosse dans mes cheveux. J’ai mangé un coup à me faire décoller les yeux des orbites. Ça ne se fait pas de frapper les gens par derrière. J’aurais du être bien plus prudent mais on arrivait quasiment à la sortie de ce secteur infâme. Le sol est froid et humide sous moi. Mes mains se baladent un peu pour prendre appui, histoire de me relever. Je sens la pierre taillée sous mes doigts. Je ne pense pas que nous soyons encore dans Grey Terminal. Dans l’obscurité ambiante, le monde autour de moi se dessine peu à peu mais c’est encore flou. Je sens une pluie fine tomber sur mon visage, on est dehors. Il faut que je me reprenne très vite. Je me relève chancelant quand une voix masculine m’interpelle :

          - Tu ferais mieux de prendre le temps de te remettre. Tu as pris un sale coup qui t’a assommé. Enfin bon, tu fais ce que tu veux mais évite de tomber à l’eau. J’ai pas envie de plonger pour te repêcher.

          Qui parle ? Ma vision complète revient petit à petit Les formes dansent encore un peu au rythme d’une lanterne qui se ballotte. Je distingue maintenant les abords du quai. Il vaut mieux que je me dégage pour éviter de tomber en glissant bêtement sur la pierre détrempée. Je finis par trouver l’origine du message qui vient de m’être adressé. Un homme est assis sur ses jambes, la tête d’une autre personne sur ses cuisses. Yoko. J’avance de quelques pas pour me mettre à l’abri d’un rebord de toit comme eux. Il faut que je la récupère mais je dois faire attention à cet inconnu pour ne pas la mettre en danger inutilement.

          - Qui es-tu ? Comment est-on arrivés là ? Comment va-t-elle ?
          - Ça fait beaucoup de questions d’un coup étranger. La politesse ne veut-elle pas que ce soit à toi de te présenter le premier ?

          Il m’énerve déjà. Les questions fusent dans mon esprit et je ne reconnais aucun élément de ce que j’ai pu enregistrer jusqu’ici. Les vêtements de ce type sont un peu plus soignés que ceux des petites frappes que nous avons croisées mais dénotent une assez grande originalité. Il porte une chemise ample mais à demi ouverte sur son torse, un pantalon sombre et une paire de bottes de cuir usées. C’est plutôt un pauvre type mais il s’en sort bien par rapport à la fange. Il a déposé un instrument à ses côtés, une guitare. Elle semble d’assez bonne facture, sans nul doute son trésor puisqu’elle doit bien valoir le reste de ses possessions en prix. A y regarder de plus près, c’est encore un gamin. Il doit avoir à peine dix-huit ou vingt ans. Assez observé, je dois le faire parler.

          - Excusez mon attitude, mais j’ai eu quelques petits soucis de conscience des événements apparemment et je m’inquiète pour ma collaboratrice qu’un inconnu veille à mon réveil. Je m’appelle Leroy, marchand de poudre en escale à Goa.
          - Moi c’est Martin, les gars du coin m’appellent Freaky Martin. Je ne suis pas grand-chose,  juste un musicien-chanteur qui aime les jolies femmes et les justes causes. C’est pour elle que je suis intervenu. Elle va bien mais ce n’est pas grâce à toi.

          Ses mots sont durs à entendre mais vrais. Je n’ai pas été à la hauteur et elle pourrait être morte à l’heure qu’il est. L’heure n’est pas à l’auto flagellation, il me manque des morceaux de puzzle et je déteste ne pas connaître le fin mot de l’histoire. Ma posture se fait inconsciemment plus impatiente et mon regard plus inquisiteur à mesure qu’il laisse la situation s’enliser. Je ne vais pas rester à le regarder éternellement dorloter la gamine sans broncher. Le silence devient pesant, seule les gouttes qui tombent sur la gouttière métallique au dessus de nous, donnent un rythme à cette conversation sans voix. Je coupe court à ce cirque.

          - Il fait froid, il est tard. Puisque tu ne veux pas me dire ce qui s’est passé pendant ma perte de connaissance, on va en rester là. Je vais la ramener à notre bateau.
          - Ça va, ça va. Ne t’emballe pas papy. Je vous ai suivi depuis votre entrée dans le Grey Terminal. Vous ne passez pas inaperçus et vous avez rencontré de mauvaises personnes mais bon dans le quartier c’était assuré. Gus et ses acolytes ont tenté de vous enlever, ils t’ont maîtrisé facile mais cette jeune femme a réussi à le tuer avant de finir comme toi. Je me suis occupé de neutraliser Fylow qui tirait les ficelles dans l’ombre et je l’ai échangé contre vous au malabar qui n’avait plus de cerveau sans ses chefs. Je vous ai ramenés sur ce quai de Goa en attendant que vous repreniez conscience pour que je sache où vous accompagner exactement. C’est pas plus compliqué que ça alors ne nous fait pas un caca nerveux pour si peu. Je te l’ai dit, si je t’ai sauvé la vie c’est juste pour la sauver elle…

          Charmante attention, il croît peut-être que je vais le remercier ? Son histoire est pleine de trous et d’incohérences mais je ne peux obtenir mieux pour le moment. Si je ne m’étais pas fait avoir en premier, peut-être que j’aurais un peu plus d’infos. Ce sauveur providentiel est un peu trop beau pour être vrai. Déjà comment il aurait pu nous transporter tous les deux jusqu’ici du haut de ses soixante kilos tout mouillé ? Il a forcément eu de l’aide… La bande du fameux Fylow va sûrement revenir à la charge aussi, voir pire si ça remonte plus haut.

          En tout cas, force est de constater que mes neurones tournent à plein régime. Le médecin militaire dit toujours qu’il est impressionné par mes capacités de récupération après un choc. Je n’encaisse pas trop bien les coups, mais je récupère vite mes facultés, c’est déjà ça. J’essaierai de trouver ce qu’il me cache plus tard, la mouflette s’agite. Je pense qu’elle est sur le point de se réveiller et je pense qu’elle aimerait voir un visage connu à ce moment là. Surtout si elle a vraiment tué un homme avant de sombrer.

          - Yoko, tu m’entends ? Comment te sens-tu ?

          Le musicien à la noix refuse de la lâcher. Ça ne m’arrange pas trop puisqu’on est en mission et que la morveuse est un colis spécial à ma charge. Il lui dégage une mèche de cheveux qui était retombée sur son visage, sa coiffure étant défaite.

          - Alors tu t’appelles Yoko. C’est un très joli prénom, j’en ferai une chanson que je te ferai écouter la prochaine fois.

          Pouah, ne l’écoute pas mouflette. Ce playboy des bacs à sables te promettra la lune mais il n’en a qu’après la tienne. Je parie que c’est un de ces beaux parleurs de South Blue qui emballent les minettes avec trois accords. Guignol.
            Un ange… un ange qui me caresse les cheveux, qui me dit des mots doux. Je n’aurais jamais cru que c’était si beau, un ange.
             
            Un grand sourire niais naît sur le visage de Yoko et ses yeux boivent avec adoration la vision merveilleuse pendant que son cœur galope au petit trot. A contrario, sa pensée adopte un rythme lent, proche du shoot extatique.
             
            Je suis au paradis… alors je suis morte… m’en fiche, c’est super beau le paradis.
             
            -          mais j’ai eu quelques petits soucis de conscience des événements apparemment et…
             
            Hein, quoi, je reconnais cette voix ; il me poursuit jusqu’ici celui là. Ce n’est pas possible. Il a gâché ma vie, voilà qu’il veut pourrir ma mort ! Ne l’écoute pas, bel ange, et dis moi encore des choses tendres…
             
            -          ... Je vais la ramener à notre bateau.
             
            Pas question, je reste là moi !  Je suis bien, moi !
             
            Yoko décide de tourner la tête pour voir où se cache Drake. Mais c’est dur de décoller son regard des yeux de l’ange !
            Aïe, ça fait mal à la tête, là, sur le sommet du crâne. Elle passe la main sur le site douloureux et découvre une bosse. Le doute s’insinue dans son cerveau qui embraye la seconde. Elle balbutie la phrase la plus originale que la synapse indolente reliant deux neurones vaguement connectés au monde réel lui permettent :
             
            -         Où suis-je ?
             
            Yoko doit s’arracher à son rêve. Péniblement, brutalement. Drake l’a saisie par la main avec une certaine rudesse, de crainte que son esprit embrumé ne l’amène à commettre une bévue. Elle reprend pied dans la réalité, se fait expliquer ce qui s’est passé, explique à son tour. Drake s’attend à ce qu’elle soit traumatisée d’avoir fait sa première victime.
             
            -         Il voulait notre mort, c’est de la légitime défense d’abord. Et puis je l’ai pas fait exprès. Ce bandit ne fera plus de mal à personne, c’est l’essentiel, s’pas !
             
            Pour un peu elle consolerait Drake.
             
            Tel est pris qui croyait prendre - Acte II Paragr10
             
            Ils rejoignent le pont du bateau. Yoko tient à offrir un souvenir à Martin, que Drake regarde de travers, avec suspicion. Yoko s’en rend bien compte sans pouvoir lui reprocher de jouer la prudence. Elle a insisté pour que Drake lui remette les 4000 berryes promis à Gus, mécénat forcé qui fait râler le lieutenant mais que ne ferait-il pas pour avoir la paix !

             
            Son petit cœur bat la chamade quand Martin lui offre une aubade en échange de l’épingle à chignon qu’elle lui laisse en souvenir.

            Il gratte sa guitare et adresse une dernière sérénade aux rythmes langoureux. C’est qu’il a une jolie voix, l’ange de Yoko. Accotée au bastingage, elle écoute la musique qui décroît, désormais couverte par le bruit des marins qui s’affairent à l’appareillage.

            La brume matinale estompe progressivement le quai pendant que la Marie-Celeste quitte le port. La jeune fille reste ainsi les yeux humides et néanmoins perdus dans le vague quand soudain :
             
            -         Bon c’est pas l’tout des choux, faut qu’on se bouge. Biscoto, Scratty, hop hop y’a du boulot. J’ai quelques expériences à faire avant que le poisson ne morde à l’hameçon. J’ai bien envie d’essayer un ou deux trucs…
             
            Elle se rue dans le ventre du navire, vers le pont des canons où elle va retrouver son nouvel ami et complice, Biscoto le canonnier. Et crack, patatras : sa course est entravée par l’étroite robe dont l’élégance n’est d’ailleurs plus qu’on lointain souvenir. Elle dévale l’échelle de pont.
             
            -         Saleté de robe. Putain d’échelle, saloperie de navire… 
             
            Yoko revient quelques minutes et quelques hématomes plus tard, en jean et pull à col roulé, la queue de cheval en panache, l’œil brillant témoignant du foisonnement d’idées à expérimenter.
             
            -         Et faites chauffer la poudre !
             
            Mais où est donc Scratty ? L’artificière ne se demande pas où est passé l’écureuil crétin. Elle devrait peut être…
              Scène d’adieux dégoulinante de mièvrerie entre le Casanova d’opérette et la midinette. Je n’ai jamais été aussi heureux de retrouver un pont. On s’enquiert de mon état, je rassure mes fidèles subordonnés. Il ne faudra pas traîner dans le coin, on ne s’est pas fait que des amis. Nous devons appareiller dans les prochaines heures pour forcer l’ennemi à nous chasser sur un terrain plus propice. Ici, nous sommes hors de notre juridiction et leur nombre peut vite devenir problématique. Je fais passer l’ordre gentiment, il ne faut quand même pas que nous prenions trop d’avance sur nos poursuivants. On va prendre le temps de lever l’ancre et de reprendre la mer. J’ai bien besoin d’une heure ou deux pour récupérer un peu. Si je pouvais trouver un peu de glace pour poser sur cette fichue bosse déjà…

              Je n’ai pas encore écarté la possibilité que tout ceci n’ait été qu’un test et que notre « sauveur » ne soit qu’un espion pour juger de la faisabilité du braquage. Je laisse filtrer quelques gestes évidents de préparation d’un départ pour qu’il puisse prévenir ses complices. S’il n’a rien à voir avec tout ça, on n’aura pas perdu grand-chose à le tenir au courant. Ces précautions prises, je peux prendre le temps qui me revient. Je descends les quelques marches qui conduisent à ma cabine sous la dunette. Je reprends mes marques dans un environnement familier et rassurant avec un certain plaisir affiché. Après un court repos, je serai parfaitement d’attaque pour repousser un bataillon de pirates. Le secret ? Trouver le juste milieu pour ne pas tomber dans un sommeil trop profond qui vous laisse vaseux au réveil. La sieste c’est un art. Couchette adorée, me voilà !

              Stupeur, consternation. Mon univers est englouti dans un bordel sans nom. Papiers éparpillés, cartes piétinées, dossiers démantelés. On en a voulu à mon travail assurément. Qui aurait bien pu réussir à s’introduire ici avec l’équipage aux aguets à bord ? S’il s’agit de ceux que nous poursuivons, il y a des chances pour qu’ils aient découvert le pot aux roses dans un de ces documents. Toute notre opération serait alors compromise. J’imagine que celui qui a pu s’infiltrer, a aussi pu laisser un cadeau en retour. S’il s’agit d’une bombe, la mouflette pourra enfin enrayer son cycle de destruction à bord en la désamorçant. En tout cas le gaillard devait avoir une grosse fringale. Il a récupéré des provisions dans la cambuse pour casser la croûte. Il mange comme quatre et comme un vrai porc ma parole, il y en a partout !

              Je vais passer un temps fou à tout ranger et nettoyer. Adieu repos mérité. Certes je pourrais me vautrer sur ma couchette mais il faut que je m’assure qu’il ne manque rien ou qu’il n’y ait rien en trop ici. La sécurité de tous en dépend. A première vue, à part les fruits secs et les noix, il n’y a rien de plus original que d’ordinaire. Aucun objet de valeur n’a disparu, mes affaires semblent plus avoir été éparpillées au hasard que fouillées… Il ne me faut que quelques minutes pour accumuler les preuves étranges. Les bords de certains papiers sont incisés, comme rongés. J’ai aussi trouvé quelques drôles de petites baies malodorantes qui traînent un peu partout. Tout à coup, j’entends un petit craquement derrière moi. Le temps de sortir mon sabre retrouvé et je me retrouve face à face avec l’intrus.

              Ses horribles petits yeux ronds me dévisagent avec une expression idiote. Ce petit rouquin grignote une noix en déversant ses miettes partout, comme si de rien n’était. Il se fout de ma gueule, c’est obligé. Tant pis pour la discrétion, je craque. Je vais les tuer, tous les deux…

              « YOOOOOKOOOOOOO ! »

              Marre de cette journée, marre de cet endroit. Qu’on mette les voiles, et vite.
                Yoko est prête à frapper à la porte de la cabine du lieutenant lorsque celle-ci s’ouvre à la volée
                 
                « YOOOOOKOOOOOOO ! »
                 
                -          A vos ordres, chef, oui chef !
                 
                Yoko claque les talons, qu’elle n’a plus aiguilles, dans un salut militaire impeccable. Elle est d’humeur joyeuse et badine, si ce n’est avec l’amour, au moins avec l’humour. Mais l’humour ne semble pas être au programme de Drake.
                Aïe, un regard dans la cabine du lieutenant suffit à lui faire comprendre la raison de sa fureur. Au milieu de la pièce dévastée, Scratty joue les culbutos. Le ventre négligemment posé sur les pattes arrière, il peine visiblement à se déplacer ; la fuite exclue, il adopte le plan B : une mine repentante… assortie de quelques rots.

                -          Hum… heu… je viens demander l’autorisation de procéder à quelques tests de lancer de fusées incendiaires, Monsieur.
                 
                Biscoto l’a briefée soigneusement pour qu’elle demande l’autorisation dans les règles de l’art. Au regard des circonstances elle croit nécessaire d’ajouter…

                Dès que j’aurais remis un peu d’ordre dans votre cabine… peut être ?