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Reborn

Un rêve. Un mauvais rêve.
Les yeux clos, j'arrive à voir. Des formes. Des fantômes opaques passant derrière mes paupières closes. Ils s’immiscent dans ma tête. Dans mon crâne. Dans les endroits où je sens en sécurité. Ce territoire où je suis moi. Ou j'ai décidé d'être moi. Un autre. Un espace où j'ai changé. Ils viennent me hanter. M'appeler à d'autres songes. À redevenir ce que je rejette. Des cauchemars qui me poussent vers Le cauchemar. Je m'agite. Je tremble. J'ai comme une impression d'asphyxie. L'air me manque. Ma bouche s'ouvre sans trouver l'air libérateur. Mes bras s'agitent, faiblement, contre la gaine qui m'enveloppe entièrement. C'est poisseux. Ça colle à la peau. Je nage sans l'être. Il fait chaud. Très chaud. Et toujours cette absence d'air. Il n'y a pas un souffle. S'il y a de l'air, il est vide d'oxygène. Tel un poisson, j'ouvre la bouche. Encore et encore.

Derrière mes paupières toujours aussi closes qui ne font rien pour s'ouvrir, je livre une terrible bataille. Épreuve onirique où l'on affronte des cauchemars aux multiples formes, glissant entre les doigts de mes incarnations imaginaires. Ce n'est qu'un cauchemar. Je pourrais commander à mes rêves. Rêver d'autre chose. C'est mon esprit, mon domaine, et pourtant, je suis incapable de tout changer. Je ne peux que lutter avec des faibles moyens, acteur d'une scène complètement inventé par mon esprit qui se joue selon le script d'une autre entité. Comme un miroir sur ma propre vie qui me dit ces mots honnis. Je ne peux changer mon destin ? Je ne peux vivre une autre vie ? C'est mon destin d'être ce que je ne veux pas.

Je ne peux pas renaître ?

Les fantômes s'agitent, se regroupent. Face à eux, les adversaires changent. Ils étaient des reliquats d'un autre temps. Les sentiments de ne plus être ce que j'ai été. Des sentiments nourris par la peur et le dégout. Mais ça ne suffit pas. Ça ne suffit pas à mener une vie. Vivre dans la peur de redevenir cette chose. Le dégout de cette chose. On ne peut vivre comme cela. C'est pour cela qu'ils sont là. De nouvelles armes. Pour une nouvelle vie. Des sentiments. Forts. Qui ne demande qu'à être nourri et enrichi. Des sentiments qui veulent s'exprimer. Des sentiments qui veulent vivre. Pleinement.

Amitié.
Bonté. Courage. Fierté. Humanisme. Tolérance. Joie.
Amour.

Des sentiments forts. D'autres, plus discrets. Mais unis.
Les cauchemars tremblent. Leurs ombres s'effritent.

Un peu d'air. Un mince filet qui me parvient. Si peu. Mais si important pour moi. Ce souffle m'insuffle un peu de force pour de débattre, toujours engluer dans cette gaine inconnue. Douçâtre, mais handicapante. C'est comme si j'étais au fond d'un lac. L'eau m'englobe. Elle m'attrape. Elle me tire vers le fond. Mais moi, je veux aller vers le haut. Et je mets tout mon effort dans cette direction. Au travers de l'eau, je perçois une clarté. Une lumière. Comme une lumière au fond d'un tunnel. Ma paupière tremble. Une larme se glisse dans le passage. Une goutte d'eau. Qui m'asphyxie. Mais je monte toujours, la main tendue vers cette lumière. Si proche. Si proche. Plus d'air. Le désespoir me gagne. L'obscurité revient.

Et le désespoir est balayé par l'espoir. Les cauchemars sont réduits à néant par ces si puissants sentiments. Et l'eau se sépare.

Les paupières s'ouvrent.

Un océan. Un océan de lumière qui m'éblouit. Une lumière blanche provenant d'une fenêtre. Une fenêtre sur le monde. Et alors que je m'extrais difficilement des linges de mont lit englué par ma sueur, je pousse un gémissement plaintif. Comme je n'en ai jamais fait qu'une seule fois dans ma vie.

Le cri d'un nouveau-né.
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Un rectangle de lumière.

Un rectangle de ciel bleu. Ici et là, des nuages d'un blanc laiteux traversant les cieux, lentement, mais surement. Rien d'autre. De temps en temps, un oiseau passe, rapide mouvement d'ailes qui disparaît juste après l'avoir remarqué. C'est simple et beau. Le son des vagues frappant les récifs et la pierre, non loin, me parvient. Une litanie sans fin qui me berce. À chaque fracassement de vague, je frémis. Et quand l'eau se retire pour mieux revenir, j'appréhende la nouvelle vague. Ça me fait vibrer. Ça me fait vivre. Jusqu'au moment ou dans mon rectangle de lumière, un oiseau apparaît, plus près que les autres. Il se pose sur le rebord, agitant sa tête de droite à gauche. Il me regarde brièvement, mais je ne suis pas digne d'intérêt ; il me tourne le dos. Il agite ses ailes un instant, comme pour enlever une gêne quelconque. Il reste là, posé sur le côté gauche, regardant ce qu'il se passe en bas. Puis vient un autre oiseau. Identique au premier à un détail près. L'une de ses pattes est abimée. Il avance comme à croche-pied sur le rebord, s'approchant de l'autre oiseau qui le regarde faire. Leur tête s'agite en tout sens. Enfin l'un à côté de l'autre, le premier oiseau approche son bec de la patte blessée. Le deuxième penche la tête. L'autre se redresse et regarde le second. Le second agite ses ailes. Puis ils se retournent vers moi et me regardent.

J'agite la tête. Ils agitent la leur. L'un crie. Je souris. Et les deux oiseaux s'envolent, loin de mon rectangle de lumière, bien loin de ma fenêtre, de mon ouverture sur le monde. J'imagine leur langage silencieux. J'imagine qu'ils m'ont compris. J'imagine que j'ai su leur parler. Parce que j'en suis réduit à ça. À faire des signes.

Depuis plusieurs jours, je suis comme muet.

Et pas seulement. On a essayé de me faire marcher, mais je ne tiens pas sur mes jambes. C'est à peine si j'arrive à ramper à quatre pattes. Je reste plus ou moins amorphe, comme fermé au monde. Comme un enfant qui fait un blocage. Et c'est probablement un peu ça. Marcher, parler ; ce genre de chose ; ça implique beaucoup : sortir de cette chambre, m'ouvrir au monde extérieur, communiquer, échanger, répondre. Des choses que je ne veux pas encore. Derrière la porte qui fait face à ma fenêtre, il y a un univers étranger, un univers qui m'est étranger. Un univers qui me voit toujours comme celui que j'étais avant. Je ne veux pas qu'il me regarde ainsi. Et comme je reste amorphe, on continue à me laisser dans cette chambre. Mon refuge.

« On », ce sont les infirmiers et médecins qui s'occupent de moi. Durant les derniers jours, ils ont distillé quelques informations. J'étais à Navarone. Les Ghost Dogs étaient officiellement dissous. Les officiers de tout bord étaient réaffectés. Lou était encore à la base, mais je ne voulais pas le voir. Pas lui. C'est encore bien trop compliqué ; Lou rend toujours les choses compliquées. On m'a donné des informations sur la marche du monde, c'est les grandes nouvelles. Les Sea Wolves. Arashibourei. Red. Des gens que j'ai rencontrés. Impel Down. Le lieutenant Tahar qui n'est plus trop lieutenant. Un monde qui continue d'évoluer.

Moi aussi, je veux évoluer.

Évoluer aux regards des autres. Quand on est enfant, c'est au travers du regard des parents que l'on évolue. Mes parents ne sont plus depuis des années. Ma famille, même éloignée, est loin d'ici. Ici, à Navarone, je suis seul. Seul entouré d'inconnus. Des personnes qui ne me connaissent pas. Qui ne peuvent me voir évoluer.

Jusqu'à ce jour.
Le jour où l'on m'a dit que quelqu'un était venu pour me voir.
Une porte qui s'ouvre et une appréhension palpable. Qui cela pourrait-il être ?
À part Lou ?
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Vous connaissez Pludbus d’avant ?
D’avant ? Bah, oui. J’étais dans son équipage l’an dernier.
Ah…

On avance à pas de géant vers la porte d’une chambre. Le médecin me devance d’à peine un pas, cherche à me ralentir en me tenant par l’épaule et en semblant compatissant. Son monosourcil froncé, une goute de sueur perle sur sa joue, me faisant penser qu’il ne semble pas du tout à son aise. Je lâche un long soupir et fais mine de ne pas m’en soucier. Face à la porte, je m’apprête à baisser la poignée lorsque le médecin m’interrompt en me saisissant par les deux épaules. Il me regarde, les yeux perçant, la mine soucieuse… Et lâche en balbutiant à moitié :

Avant d’entrer, vous devez savoir que…
Que quoi ?
Enfin…
Bon, vous accouchez ?
Oui, oui.

Agacement palpable, je le fixe sans le lâcher des yeux. Lui cherche du secours en regardant autour de lui. Au bout d’une longue minute de regard appuyé, il dit enfin :

C’est compliqué.

Moi, je ne sais pas ce qui me retient de ne pas me jeter à sa gorge pour l’étrangler. Une veine palpite à ma tempe, mon sourire crispé en dit long sur ce que je pense. Depuis les évènements d’Alabasta, ma patience est mise à rude épreuve, et elle s’épuise facilement. J’en ai encore moins pour les inconnus qui font exprès d’user mes nerfs.

Le Sous-Lieutenant Céldèborde est…
Quoi ?
Changé.
Il a pris des rides ?
Non… Il en a perdu.
Lifting ? A son âge, quelle idée…
Non, mais. Vraiment. Beaucoup.
Aaah… C’était un très bon chirurgien alors.

Je vais pour avancer, cette fois prête à franchir la porte, mais encore on me retient. Le médecin se met entre l’encadrement et moi, me forçant à reculer.

Quoi ? Pourquoi vous faites cette tête ?
Vous… Ecoutez, on va préparer le matelas au cas où vous tombiez dans les pommes.
Mais je ne vais pas tomber dans les pommes ! C’est quoi ces mystères ?! Poussez-vous de cette porte et laissez-moi rentrer !
Vous ne comprenez pas, c’est… Vraiment… Compliqué. Vous risquez d’avoir un choc.
Le plus rapide pour savoir, c’est encore que je rentre.
Vous êtes sûre ?
Oui.
Vraiment sûre ?
Oui…
Sûre de sûre ?
BON CASSEZ-VOUS !
Aie !

Je le choppe par le col de son vêtement et le balance en arrière, droit vers le mur ou il s’imprime et glisse. C’est pleine d’entrain que je pousse la porte, avançant d’un grand pas volontaire dans la petite pièce où se trouve un jeune homme sur un lit. Le garçon n’est pas bien grand, plutôt chétif, les cheveux milong châtain et clairsemé de mèches blondes. Il lève un sourcil en me voyant. Moi, je m’excuse platement et repars en arrière :

Pardon, je me suis trompée de chambre.


Dernière édition par Lilou B. Jacob le Dim 24 Nov 2013 - 9:42, édité 1 fois
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Juste Lilou. Juste ? Non. C'est même incroyable de la voir là, dans l'encadrement de la porte. Je la pensais bien loin. Bien loin des Ghost Dogs. Partis pour l'aventure avec la bénédiction de Ghar Hadoc. Je la pensais dans un autre monde.

Mais elle est là. Elle s'approche.

J'ai mes propres douleurs, mes propres soucis, mais le masque de son visage semble encore plus terrible, encore plus marqué. J'en ai vu des visages comme celui-ci. Tourmenté. Au bord du gouffre. Un gouffre avalant les cœurs faibles comme les forts. Un gouffre dont on ne sort jamais indemne. Si on en sort un jour. Elle est loin, la Lilou que j'ai connue. La jeune ingénieure. Une jeune ingénieure qui n'a connu que la Plaie. Que le vieillard sénile. Comment pourrait-elle me reconnaître ?

Elle ne peut pas. Elle ne me reconnaît pas. Elle s'en retourne vers ses soucis.

J'ai eu peur. Peur et espoir à la fois. Peur de voir sur son visage le reflet de ce que j'ai été. Espérée voir dans ses yeux ce que je suis devenu. Je suis resté immobile. Je n'ai même pas cherché à la rattraper. Elle s'en retourne déjà vers la porte. Comme si j'étais un inconnu. C'est ce que je veux, en quelque sorte. Être quelqu'un d'autre. Mais pas seulement.

C'est compliqué.

Ma main attrape le drap. Je ne sais que faire. Je baisse la tête pour ne pas voir une chance qui s'en va. Une chance à portée de main. Mais il n'y a pas que moi. Il y a aussi elle. Son tourment. Je me mordille la lèvre en pensant à ce qui pourrait tant la peiner. Elle qui est si forte. Elle aussi, elle a besoin d'aide. Il n'y a pas que moi. Il y a surtout elle.

Ma main se lève, se tendant vers celle qui s'en va. Mais elle ne regarde pas. Ma bouche s'entrouvre. Aucun son ne sort. Muet. Toujours muet. Mais je ne veux pas le rester. Je veux l'aider. Je veux lui parler. C'est mon rôle. J'en ai le sentiment. J'essaie de murmurer. Rien ne sort. Je force et je tousse. À quoi ça sert de renaitre pour ne pas savoir parler ?

Dis-lui. Je t'en prie.

Lilou.

C'est dit dans un souffle comme si je manque d'air. Mon bras tombe. Le mot lui parvient. Et tandis que mon visage exprime mon inquiétude, d'autres mots arrivent. Comme si un barrage venait de céder. Je veux. J'ai envie. Je peux.

Qu'est-ce qui ne va pas ?

Nous pouvons faire évoluer l'un l'autre.
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Bourdonnement sourd à mes oreilles.

Il connait mon nom. Il me parle comme si nous étions proches, comme si nous nous étions déjà croisés. Et la chose prend son sens lorsque les médecins insistent en me disant que c’est lui, que c’est Pludbus. Lui, le petit vieux qui radote sans arrêt, et qui exagère. Lui, le presque centenaire mégalomaniaque, persuadé d’être le capitaine des Ghost Dog. Sa barbe longue et ses cheveux blancs ne sont plus. Il n’y a qu’un adolescent rachitique aux yeux de cocker, rien à voir avec l’homme de mes souvenirs. J’en viens à me demander ce qui tourne pas rond chez moi, je ne comprends pas ce que je vois devant mes yeux. Ça n’a pas de sens… Ce n’est pas possible.

Qu’est-ce qui ne file pas droit sur cette terre ?

Pludbus ?!

Et les Ghost, ou sont-ils ? Comme lui ? Est-ce que Gharr est avec lui ? A-t-il rajeuni ? Vais-je voir un bambin de cinq ans portant un kimono et des getas ? Et Lou ? Un infâme môme affreusement moche qui court après tout le monde pour qu’on signe un morceau de papier ? Et Soren, Leanne ou Yamamoto ?

C’est impossible !

J’avale la distance entre lui et moi, me plante devant lui pour saisir son visage. Jamais je n’aurais osé faire ça à ce vieux croulant. Mais là… Je suis sous le choc. Je ne m’en remets pas. Il a l’air si jeune, il a l’air si… Plud. En moins sénile. En plus posé. Plus fatigué sûrement. Je le fixe droit dans les yeux en cherchant la réponse à toutes mes questions. Mais rien ne vient et il ne doit pas être à l’aise avec ce que je viens de faire.

Qu’est-ce… Qu’est-ce qu’il t’est arrivé ?! Tu es… Si… Si jeune ! Un enfant ! Ce n’est pas possible, ça ne peut pas être Pludbus… Vous êtes sûrs que je suis dans la bonne chambre ? C’est vraiment toi ? On t’a fait du mal ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?!

Rien de tout ça, qu’on m’a dit avant. Changé, qu’on m’a dit. Changé, c’est un petit mot, bien loin de la vérité. Transformé, radicalement transformé. Quelqu’un d’autre en face de moi. C’est un autre Pludbus que je n’aurais jamais dû connaitre en temps normal. Mes jambes tremblent sous la stupéfaction, je dois m’assoir. Je me pose sur son lit, je ne le quitte pas des yeux. Et après, il me demande ce que j’ai ? Rien. A côté de ça, je n’ai rien. Même la mort de Salem me passe totalement au-dessus maintenant que je dois avaler ce… ce… ça !

Ce qui ne va pas, c’est que je pensais retrouver un repère fixe en venant le voir. Et il a changé. Tout a changé. Et l’absence de ces points d’accroche, de ces prises auxquelles je peux m’agripper d’ordinaire se font d’autant plus sentir. Je ne comprends pas. J’en suis hébétée. Bouche bée.  

Ça n’a pas de sens.

Rien n’a de sens.

C’est incroyable…
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Ça n'a pas de sens.
Comment évoluer en quelqu'un d'autre quand dans son regard, je lis l'incompréhension de ne pas voir l'horreur que j'étais. Comme si la Plaie est plus réconfortante que ce que je suis devenu. Un repère. Un repère moisi par le temps et les vices. Ses soucis se dissipent soudainement comme si ma situation est plus grave que ses propres tourments. Ce ne devait pas être si grave. Lui changer les idées, c'est peut-être ce qu'il y a de plus important. Être un réconfort pour quelqu'un. Même si pour cela, je dois affronter ce regard qui me voit comme extension de ce que je ne suis plus. Ce qu'il s'est passé. Les Ghost Dogs. Oui. Parler de ce qu'il s'est passé sans parler de lui. Difficile. Mais durant mon passé, j'ai été égocentrique. Je dois me faire fort.

Alors, je souris à Lilou. Un sourire las. Un sourire gêné des marques d'attentions que je n'aurais jamais eu. Dans un sens, c'est une évolution dans la direction que je souhaite.

Oui, c'est moi.

D'autres mots pourraient sortir, mais je les retiens. C'est moi, Pludbus ? Je suis celui que tu as connu ? Non. C'est faux. Je ne veux pas le dire. Je ne peux le dire. Alors, je change de sujet. Parler des autres au lieu de parler de soi.

Après ton départ, nous avons été attaqués en pleine nuit par un groupe inconnu. Dans l'affrontement, Gharr a été enlevé. Plus tard, un émissaire de ce groupe nous a rejoints. Elle nous a dit de pacifier Banaro. Si nous réussissions, elle nous donnerait l'endroit où est retenu le capitaine. Les Ghost Dogs ont accepté, évidemment.

La voix est assez faible, presque murmurer. À mesure que j'en parle, les souvenirs me reviennent. Des souvenirs aux travers des yeux d'une autre part de moi-même. Avec des interprétations différentes. C'est difficile. Je suis troublé et mon regard se voile.

Banaro a eu … raison de nous. Rik a disparu. Et les rataupes nous ont surpassés. Le colonel Aergirson ayant été blessé durant la capture de Gharr, il n'a pu nous aider. Au final, Lo... Le capitaine par intérim nous a fait battre en retraite.

Toujours une pensée difficile pour Lou.
Voilà les réponses à offrir. Pourtant, dans le regard de Lilou demeure la principale interrogation. Moi. Mon état. Je ne peux m'y soustraire. Alors, je donne une vague explication.

On a trouvé le monolithe de Banaro. Ça a eu des … effets. Mais ce n'est pas important. Tout va bien.


Une réponse qui ne me satisfait pas. Je suis différent ? Et c'est parler d'un avant et d'un après. D'un avant que je veux bannir de mon esprit.

Ne peut-on pas naitre sans penser au passé ?

Pour couper court, j'enchaine avec une vigueur renouvelée.

Parlons plutôt de toi. On a pas eu beaucoup de nouvelles depuis ton départ à la division scientifique. Ça s'est bien passé ?
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Et Gharr ? Tu n’as plus de nouvelle de lui ? Du tout ? Si vous ne réussissiez pas à pacifier Banaro, il y avait des conséquences ? Il…

Ma voix est forte, et je me rends compte que je tiens ses bras pour le secouer et l’obliger à lui parler. Encore un peu et le haki des rois se réveillerait pour l’assommer. Je le relâche, me gratte l’arrière du crâne, comme prise d’une soudaine gêne que j’essaye de faire passer. Les joues soudainement rougissantes, je m’enfonce un peu plus sur le lit ou je suis assise, et dis d’une voix douce :

Désolée…

La main sur le visage, cachant mes yeux, je prends une grande inspiration pour me remettre d’aplomb et garder un peu de contenance. Je crois que j’ai du mal à me faire à ce nouveau physique. Le regard fuyant, je parcours sa chambre des yeux pour la détailler un peu. Chambre simple, vide, presque hostile finalement lorsqu’on y vit. Elle ne donne pas envie de rester, et apparemment, Céldèborde n’a pas réellement le choix. Je suis la conversation et tente de rebondir comme je le peux. Je me raccroche au dernier wagon qui passe, avec un Pludbus qui tente de s’intéresser à moi et mon parcours jusqu’ici.

Autant dire rien de spécialement reluisant.

C’est juste que… Les deux dernières îles ont été particulièrement éprouvantes… Physiquement et moralement, et j’ai un peu de mal à me remettre d’aplomb. Désolée, tu dois me prendre pour une folle maintenant… C’est juste éreintant et je m’en rends compte aujourd’hui. Je ne suis peut-être pas faites pour une vie comme ça, à perdre des proches pour des… Broutilles sans importances.

Je me sais énigmatique. Déviant sûrement du point de départ. Apportant des éléments sans avoir de justifications à donner. Je dis des choses sans savoir si je les pense vraiment. Peut-être qu’au fond, je ne suis vraiment pas faites de ce bois-là. Je ne suis pas de la même souche que Salem…

Le Contre-Amiral Fenyang est mort et j’ai un peu de mal à… L’accepter. A aller de l’avant. Je suis encore en colère et… J’ai besoin de me rattraper. J’aurais eu besoin d’une bonne nouvelle je t’avoue, mais on ne peut pas toujours avoir ce qu’on veut.

Je me recroqueville sans m’en rendre compte. Les coudes sur les genoux, le dos vouté en fuyant toujours ses yeux adolescents qui ne m’ont pas quitté. J’ai du mal à croire que je suis celle qui fait plus mature dans cette pièce. C’est pourtant Pludbus Céldèborde, bordel de merde ! Lui, Pludbus ! L’ex-amiral en chef ! Et j’ai l’impression de lui parler comme à un gosse en trouvant ça naturel… ça m’amuse un peu. Un peu seulement. Un sourire sur les lèvres, j’ajoute dans un murmure :

Une fois qu’on aura touché le fond, on pourra que remonter.

Et en relevant les mires, lui balançant un regard foudroyant :

Je suis désolée, je n’aurais pas dû partir… J’aurais dû être là pour vous aider… Je retrouverais Gharr. Dès que j’en aurais fini avec ces bêtises, je me mettrais à sa recherche.
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Non de la tête. Non pour répondre. Gharr porté disparu. Et pour sous-entendre que les conséquences n'étaient pas joyeuses. Un non comme une défaite. Comme s'il n'y avait plus d'espoir. De son côté, Lilou paraît soudainement plus fragile, comme si son tourment n'est pas facile à vivre que ce que j'ai cru. Elle paraît presque changer. Elle est entrée en tant que femme à la détermination de fer, elle en devient gamine aux doutes exacerbés. Et les mots tombent. Des mots que j'ai du mal à comprendre. Les deux dernières iles ? De quoi parle t'elle ? Elle n'était pas censée entrer dans l'un des centres de recherche de la section scientifique ? Un endroit au calme et en sécurité où elle a pu perfectionner ses talents. La peur me prend à la gorge et l'espace d'un instant, je redoute d'en entendre plus. Je ne le veux pas. Mais je me redresse, mon visage se fait plus ferme, plus insistant. C'est elle qui avoue et c'est moi qui veux entendre ses mots. Mes mains s'accrochent au drap comme pour mieux le déchirer. Un tremblement me secoue lorsque la nouvelle tombe.

Je n'entends que les premiers mots. Le reste ne me parvient pas. C'est un choc total et ça se voit. Un choc aussi terrible que celui d'apprendre que je suis redevenu jeune. Une image s'impose à mon esprit. L'image d'un homme souriant et plein d'avenir.

Salem … est mort ?

L'homme qui devait devenir le futur amiral en chef aux yeux de Pludbus. Et même au mien. Les souvenirs des derniers instants avec lui me reviennent, flous comme dans un brouillard. Puis une autre image me vient. Celle d'un vieil ami de Pludbus. Celle d'un père qui a perdu son fils.

Keegan … doit être au courant ...

Il faudra que je lui parle. Et puis les précédents mots de Lilou s'assemblent. Elle a assisté à sa mort. Elle a été avec son équipage. Les Rhino Storms. Le Léviathan. Un projet scientifique qui mérite des ingénieurs de talents. Lilou. Évidemment, ça devient logique. Little Garden sur la première voie. Puis les événements révolutionnaires de Drum. Oui. Tout me vient et je finis par comprendre. Comprendre l'état dans lequel elle est. Même si sa relation avec Salem m'est inconnue, sa profonde affliction est évidente.

Et mes problèmes ne font qu'empirer la chose.

C'est presque un instinct. Je balaie mes doutes et mes propres aspirations. Il n'y a pas de place pour l'égocentrisme. Il lui faut un réconfort. Coute que coute. Et tandis qu'elle essaie de se faire fort, je passe outre sa culpabilité pour saisir son épaule d'une main et amener sa tête dans le creux de mon cou. L'autre main vient joindre la première tandis que j'essaie de rassurer.

Ce n'est pas ta faute. C'est la faute de personne. Gharr et Salem, ce n'est pas ta faute. C'est la faute de ceux qui n'ont pas été là. C'est la faute de ceux qui ne souffrent pas pour eux. C'est la faute de ceux qui ne peuvent plus rien pour eux.

C'est …


… ma faute.

C'est sa faute. C'est ce que je ne veux plus redevenir.
J'en pleure.
Et ça fait du bien.
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Non !

Je ne peux pas me laisser tomber si facilement. Je n’arrive pas à m’arrêter. Être au point mort, c’est comme mourir à petit feu et il n’en est pas question. Je me libère de son étreinte presque paternelle et le regarde droit dans les yeux. Le tenant par les bras comme pour lui transmettre cette vivacité qui m’a piqué la seconde plus tôt. Et d’un coup, je me lève du lit en faisant de larges mouvements de bras.

Non.
Pas question.

Non, non et non !

Mon pas est brusque, mes mouvements amples. Ça sera de notre faute si on ne tente rien. Et je ne veux pas être du genre à abandonner des pistes encore chaudes. Je ne sais pas tout ce qui s’est passé sur Banaro, et avant Banaro… Mais rien que l’idée de laisser encore un homme en arrière, d’être impuissante, m’insupportent. C’est sûrement parfaitement égoïste et malvenu, et sûrement que Pludbus a besoin de temps pour se remettre de ce voyage chaotique… Mais pour moi, pas question d’abandonner.

On ne capitule pas Céldèborde ! Pas tant qu’il reste un brin d’espoir pour le sauver !

Je le pointe du doigt, le visage sévère, pour planter mes mains sur mes hanches d’un air décidé et catégorique :

Salem est mort, oui ! Mais Gharr, pas encore ! Et il ne mérite pas qu’on l’abandonne à son sort, il ne mérite pas qu’on s’abandonne et qu’on se laisse tomber ! Tant qu’on en sait pas plus, considérons le comme en vie, et ayant besoin de nous ! S’il y a bien quelqu’un pour qui il faut se battre et tout faire pour le trouver, c’est bien lui ! On lui doit ça ! Toi, comme moi !

Et je reprends mes cents pas, le poing frappant contre ma paume, les sourcils froncés par la colère, je sens le haki des rois prendre le pas sur ma parole, ma volonté teinte à mes oreilles comme une cloche dans une église… Mes propres émotions et sentiments envahissent la pièce, mêlant à la peine de tantôt une pointe de rage.

Abandonner, c’est pour les faibles, les couards, les lâches et les traitres… Et nous ne sommes rien de tout ça !

Et s’il faut ça pour nous en convaincre, alors je le ferais. J’ai assez de force et de fougue pour ça, j’en suis certaine…

Je ne peux pas faire deux fois la même erreur et laisser le meilleur des hommes mourir. Il n’en est juste pas question ! Alors tu vas tout me dire, Plud, absolument tout sans rien omettre de ce qu’il s’est passé, et je vais me charger de ta bande de rigolos.

Pour Salem…

Je te l’ai dit : je vais retrouver le Capitaine. Et il continuera à mener notre barque vers le bon cap !
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Elle s'accroche. Parce qu'elle est forte. Parce que c'est Lilou, tout simplement. La fougue et la détermination de la jeunesse. L'expérience fraichement emmagasinée qui permet d'avoir confiance en soi. Elle se voit. Cette flamme dans ces yeux. Cette flamme qui déclare qu'elle ne fera pas deux fois la même erreur. Non. Qu'elle ne fera pas d'erreur. Elle n'a aucune erreur jusque-là. C'est certain. Elle veut aller de l'avant. Mais pour cela, il faut en laisser un derrière. Moi. Je ne peux aller avec elle. Pas comme ça. Pas tout de suite.

Céldèborde. Le simple mot me fait mal et ce qui aurait pu être vu comme du paternalisme dans mes traits disparaît pour laisser place à un air maussade, presque fuyant. Faibles. Couards. Lâches. Traitres. Des mots qui sont comme des poignards qui cherchent leur chemin vers mon cœur. Ma tête revient se poser sur mon oreiller tandis que je grimace. Elle ne comprend pas. Elle ne peut comprendre.

Il est vivant.

Et s'il y a bien quelqu'un qui peut le sauver, c'est elle.

C'était la nuit. On a été attaqué par des hommes masqués. On a réussi à les repousser, mais on a découvert trop tard qu'ils avaient emmené Gharr. Même … Lou … a été incapable de tirer le moindre indice sur eux et sur les hommes de main que nous avions arrêtés. Il a même proposé une trêve à Rik. Une trêve pour utiliser le réseau souterrain de Rik pour avoir davantage d'informations. Pourtant, il me semble que Rik avait frappé Lou durant la bataille. Ça montre à quel point Lou était à bout et incapable d'avoir des informations …



Le lendemain, on a eu la visite d'une messagère. Elle est venue à pied. Peut-être un fruit du démon. Elle a dit s'appeler Mirabella et que son maitre retenait Gharr. Elle a plusieurs tatouages et possède deux sabres. Une fille assez arrogante tout en étant très joyeuse. Elle nous a envoyés à Banaro avec pour objectif de pacifier l'ile. Si on réussissait, elle nous donnerait la localisation de Gharr.

Elle a aussi précisé que c'était une question d'honneur entre Gharr et son maitre. Rien de plus.

Et avec les événements de Banaro … Elle a dû disparaître dans la nature.


Un instant de silence et un soupire.

C'est tout ce que je sais. Peut-être que Lou en sait davantage, maintenant.

Comme j'ai tout dit et comme si ça ne m'intéressait plus, je me tourne sur le côté, lui tournant le dos. Je la vois déjà venir. Le chercher ensemble. L'honneur des Ghost Dogs. Exetera. Je ne suis pas un Ghost Dogs. Il était un Ghost Dog. Et je sens que je ne pourrais pas m'en dépêtrer sans poser clairement les choses. Sans dire ce qui secoue mon cœur et mon âme depuis que je me suis éveillé. Depuis que j'ai saisi cette opportunité que m'a donnée le destin.

Lilou...

Ghar est vivant. C'est certain.
Mais Pludbus mort. Pludbus est mort à Banaro.

Il n'est plus.
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Je m'arrête, le regarde. L'écoute et assimile tout ce qu'il me dit. Je note pour moi-même de rendre visite à Lou dès que j'en aurais fini ici. Je n'ai pas de temps à perdre, Gharr n'a pas de temps à perdre.

Et il continue à parler. De son lui. De son nouveau lui. De son lui mort. Je fronce un sourcil. Je crois que je comprends, mais je ne suis pas forcément sûre de ce que je dois dire. Je comprends que quelque chose à radicalement changé chez ce vieux sénile. Devenu plus sage sans doute, avec une lueur éteinte dans son regard, laissant place à une autre étincelle que je ne pourrais signifier.

D'accord.

Je m'avance, me tiens droite face à lui avec un sourire. Je ne m'adresse plus à un homme âgé et fou. Je m'adresse à un jeune homme qui retrouve progressivement ses marques et sa vie. Qui veut changer et ne pas refaire les mêmes erreurs. L'avantage d'un bagage de vie déjà derrière lui. Même si l'expérience ne fait pas toujours la différence.

Mais toi, tu es là...

Je me baisse pour être à son niveau, le regardant dans les yeux sans ciller.

Tu as besoin d'autre chose pour continuer et m'aider ?
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Oui. Je suis là. Allongé dans un lit que je ne sais plus quitter. C'est à peine si je me redresse. C'est à peine si j'ai essayé de bouger mes jambes. Comme si elles étaient devenues aussi lourdes que le roc. Je suis là à essayer de me faire un nom qui est différent de l'autre. Je suis là à chercher quelque chose pour me faire avancer. Quelque chose qui me fait défaut. Comme si ça bloquait tout. J'ai besoin de cette chose. Sans ça, je ne peux avancer.
Oui, j'ai vraiment besoin d'autre chose.

J'ai juste … besoin de temps. Simplement... du temps.


Un temps que d'autres n'ont pas. Gharr. Qui sait ce qui peut lui arriver en attendant. Mais il faut assumer ce que je suis actuellement. Un boulet. Une enclume qui ne peut que ralentir Lilou. Si elle peut le trouver, elle le fera. Certainement sans moi dans cet état.

Oui, plus je la garde, et plus c'est limpide. Elle s'est émancipée. Elle est tel un aigle. Fort et majestueux. Capable d'aller loin et pouvant chasser n'importe qui en ce monde. N'importe quel but. Un aigle royal. De ceux qui vont le plus loin parmi les leaders de ce monde. Un aigle qu'a été Pludbus. Qu'est ce que je suis maintenant ?

Certainement un œuf. Qui attend d'éclore. Un œuf qui a besoin de temps. Un œuf d'aigle ? Peut-être que c'est ça, ce que je cherche. Un chemin à suivre. Ne plus être sur le chemin qu'on a tracé pour moi. Un chemin bancal fait de sacrifices. Un chemin qui ne prend pas en compte mes désirs. Ici, j'en ai un qui murit, doucement. Celui de suivre le chemin qu'a tracé Lilou. Et qu'elle continue à tracer. Que le jeune aigle suive la voie de ses ainés. Pour qu'il puisse un jour s'envoler vers son propre chemin.

Comme ses oiseaux passant sur le rebord de ma fenêtre. L'un guidant l'autre. Puis se séparant pour mieux se retrouver. Alors mon regard vient fixer une dernière fois celui de Lilou, une ferme intention dans mon corps et mes mots.

Je te retrouverai. Je te rattraperai. C'est une promesse.

Ma première promesse. Un lourd sens. Et comme un poids en moins sur les épaules.
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Puis les mots n'ont plus besoin d'être dits. L'échange de regard suffit. Je baisse les yeux. Elle comprend. Elle attendra. Une promesse acceptée. Puis un mouvement vers la porte et un dernier message. Au revoir. Ce n'est pas un adieu. Nous nous reverrons. Bientôt. Plus tard. Mais surement. Un dernier geste. Puis la porte qui se ferme sur elle. La fin d'une rencontre. Une rencontre qui appellera une autre.

Maintenant, je sais un peu quoi faire.

Et les heures passèrent. D'abord de la réflexion, se remémorer des instants du passé. Du passé de l'autre. Élaborer un plan. Une marche à suivre. Et en premier lieu, pouvoir marcher. L'incapacité qui m'a pris à faire ce geste aussi simple semble faiblir. Alors, durant plusieurs heures, je m'essaie à la tâche. Assis sur le bord  de mon lit, je me jette à moitié en avant, mais les jambes ne me retiennent pas et souvent, je parviens à me rassoir sur le lit. Parfois, je m'écroule. Et c'est un dur labeur d'y remonter. Quelquefois, quelqu'un vient. Presque par honte d'être vu aussi incapable de faire un pas, je reviens rapidement sous mon drap pour feinter l'immobilité. Le médecin me conseille de faire des exercices que je refuse. Toujours ce Pludbus. Et des commentaires comme quoi je peux redevenir ce que j'ai été.

Va au diable.

Ça me donne davantage de force pour continuer à persévérer. Et si ce n'est pas dans la journée que je commence à me tenir debout, c'est dans la nuit où seule la lune me permet de me repérer. Cette nuit-là, je dors bien avec le sentiment d'avoir réussi quelque chose. La première réussite de ma nouvelle vie. Une réussite seule. Le lendemain, je continue mon effort. Je parviens à marcher. Toujours difficilement. Et petit à petit, j'ai le sentiment que ce n'est pas que le physique qui pose problème. Malgré ma rencontre avec Lilou, il me reste encore un blocage. Il me faudrait une dernière poussée pour me permettre d'aller de l'avant. En parler avec le médecin ? Je ne peux y penser. Ce n'est quelqu'un qui pourrait me comprendre et je doute qu'il y ait quelqu'un dans cette base qui soit suffisamment proche pour m'aider à part les Ghost Dogs. Et je ne sais rien de leur état.

Vaut mieux les laisser panser leur plaie.

Et la journée s'étire vers le soir sans que je puisse faire des progrès. Je sers les dents pour me forcer, quitte à délaisser mon repas du soir. Quitte à ne pas dormir. Et c'est aux alentours de minuit qu'il finit par venir. Le bruit de pas dans le couloir m'alerte. Je bondis à pieds joints vers mon lit avant de sauter dedans et rejeter le drap sur moi. Je fais semblant de dormir quand la poignée s'abaisse et que la porte pivote sur ses gongs. Les pas entrent. La porte se ferme. Et plus rien ne bouge. J'entends la respiration profonde de l'inconnu tandis que je continue à faire semblant.

Ça semble durer des heures. Mais ce ne sont que des minutes.
Puis une voix retentit.

Tu vas continuer de faire semblant de dormir ?

Futé. Je sursaute un tout petit peu, mais ça doit être suffisant pour que l'inconnu s'en aperçoive. Autant jouer franc-jeu. Je retire le drap et je me redresse pour faire face à mon vis-à-vis. Et j'en reste immobile. Ce visage. Je le connais. Je l'ai connu tout jeune. Je l'ai connu à des âges avancés. Je ne peux l'oublier.

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Je ne peux cacher un sourire.

Otto Anderman …
Vice-amiral Otto Anderman, monsieur Céldèborde.

C'est dit sur un ton amusé. Le monsieur, c'était comme qu'il l'a toujours appelé. Le Céldèborde est juste de trop. Je baisse un peu la tête que je dissimule en détaillant le bonhomme.

Enfin. Je propose d'en revenir à quelque de plus convivial. N'est-ce pas, Pludbus.
… Si tu veux, Otto.

Il s'approche du lit, les mains derrière le dos.

J'aurais voulu venir plus tôt, mais être commandant de Navarone, c'est beaucoup de responsabilité.
Je le sais bien.
C'est toi qui m'as mis à ce poste. Ça remonte à tant d'années.
Oui …
Tu te souviens ?

Lui se souviendrait. Pas moi.
Otto fronce les sourcils.

Quelque chose ne va pas ?

Je l'ai bien dit avec Lilou. Je peux bien lui dire. Avec le désir qu'il comprenne. Même si ça fait bien longtemps qu'ils ne se sont pas croisés.

C'est que … avec tout ce qui s'est passé … c'est un peu comme … s'il était mort …

Silence.

Alors, parler de lui … c'est …

Les mots me manquent.

Je comprends.
… Vraiment ?
Oui. La morte de Pludbus est une chose que l'on doit accepter même si elle paraît si brutale. J'aurais bien prédit que le vieux bougre vivrait plus de cent ans.

Je penche la tête. Interloqué. Soudainement, il s'est mis à parler de l'autre comme si c'était quelqu'un d'autre. Comme si j'étais différent. La pointe d'un sourire à la commissure des lèvres, Otto fait quelque pas, s'approchant de la fenêtre. Et je comprends. Je comprends qu'il a compris.

Seulement cent ans ? J'aurais dit plus.
Ahah. C'est sûr qu'il est capable de tout.



Finalement, il est parti avant moi. Qu'importe ce qu'on peut dire de lui, il a quand même fait de grandes choses pour la marine. Et pour le monde.
Tu le penses vraiment ?
Oui. Il avait ses travers, certes, mais il avait un bon fond.

Il me jette un regard et je comprends ce qu'il sous-entend.

C'est dommage qu'il soit mort. J'ai toujours voulu lui demander une chose.
Quoi ?
Pourquoi il m'a nommé à la tête de Navarone. J'étais colonel quand il m'a nommé. Un colonel compétent, certes, et je pense que je serais passé contre amiral l'année suivante, mais je n'aurais jamais dû être le commandant de Navarone. Est-ce que c'était juste un gros coup de pistonnage ?
Oh oui. Probablement le plus gros piston qu'il ait fait de sa vie.
Mais pourquoi moi ?
Ah... ça …

Je souris en me remémorant des souvenirs que j'attribue à un autre.

Tu te souviens du vice-amiral Arhmer ?
Évidemment, c'était mon mentor. Sa mort m'a grandement attristé. Elle est survenue quelque mois après ma nomination. Une maladie foudroyante.
Pludbus aussi. Ils étaient bons amis. Alors qu'il cherchait quelqu'un pour Navarone, Arhmer lui a dit de t'y placer là.

Otto se retourne, visiblement surpris.

Vraiment ?
Il avait grandement confiance en toi. À l'époque, les seuls qui pouvaientlégitimement prétendre aux postes étaient des petits merdeux qui ont eu, eux, leur grade grâce à du piston. Navarone est important et il fallait quelqu'un de compétent. Arhmer te faisait confiance. Et Pludbus avait confiance en lui.
Et cette rencontre, la veille de ma nomination ?
Tout était déjà signé, mais il a voulu te rencontrer. Pour se faire sa propre opinion.
Et ?
Elle était très bonne.

On sourit tous les deux.

Quel vieux singe. J'aurais pu échouer.
Et t'as réussi. Comme il le pensait. Et comme Arhmer le pensait.
Je me souviens la dernière fois que j'ai vu Arhmer. Il avait ce petit sourire en coin. Et moi qui fustigeais Pludbus de m'avoir choisi. Alors que tout venait de lui. Il vaut pas mieux que Pludbus.
Vrai.

Un temps de silence. Chacun dans ses pensées. Puis Otto brise à nouveau ce silence.

Parlons plutôt de toi, maintenant.
De moi ?
Oui. Qu'est ce que tu comptes faire après que tu sauras marcher sans te cacher du premier venu.

Je lâche un petit cri de surprise. Il sait. Il sourit. Il cache bien son jeu. Je pourrais faire genre, mais c'est un vieux de la vieille. Comme Pludbus. On lui apprend pas à faire la grimace.

Quand je serais capable de bouger, je pourrais reprendre l'uniforme. Je pense. J'ai discuté avec L'ingénieur Jacob, tu connais ?
Déjà croisé.
Gharr est quelque part. Il faut pas l'abandonner. Lilou le cherchera. Il faudra l'aider.
Moui.

Étrangement, Otto ne semble pas convaincu.

Je vais faire marcher mes contacts pour qu'on retrouve sa trace. Et nous ne sommes pas les seuls qui voulons le retrouver.

Lou. Probablement.

J'ai le moyen d'aider. Il ne faut pas hésiter.
Merci.
Oui. Mais je pense que tu oublies certaines choses.
Comment ?

Il fait quelque pas en se dirigeant vers la porte. Sa main se pose sur la poignée tandis qu'il semble détailler le linteau.

Quand Pludbus a été amené ici, il a dit quelque chose.

Je me redresse davantage, les sourcils froncés. Je ne vois pas de quoi il veut parler.

Il délirait. Mais ces mots étaient limpides.
Que … disait-il ?
Il a dit …

« Je veux qu'il vive ».


Je reste un instant abasourdi.

Pludbus … a parlé … de moi ?
Oui.
Mais … je vis. Je suis là. Il n'y a pas à s'en soucier.
Ce n'est pas ce qu'il a voulu dire.
Mais alors ?

Otto tourne la tête vers moi. Une sorte de lumière brille dans ses yeux.

Il veut que tu vives. Il veut que tu vives ta propre vie.
Mais … ?
Ne t'attache pas à la vie de Pludbus. Ne crois pas que parce qu'il a été marine, tu dois être marine. Saisis ta vie et fais-en ce que tu veux. C'est ta vie. Pas celle des autres. Pas celle de Pludbus.
Changer … de vie ?
Oui. Quitter la marine. Voyager. Trouver l'amour. Fonder une famille. Cette vie qui n'a pas été accordée à Pludbus, tu peux la réaliser.

Il a voulu de cette vie, mais c'était trop tard. Tu as la possibilité de réaliser son vieux rêve. La possibilité de ne pas revivre sa vie. En bien comme en mal. Tu peux tracer ton chemin vers n'importe ou.

Tu es libre.


C'est comme un gouffre qui s'ouvre sous mes pieds. Le champ des possibilités se multiplie. C'est vrai. Depuis que je suis moi, j'ai toujours pensé à vivre comme Pludbus a toujours vécu. En tant que marine. L'idée même de ne pas l'être m'était incongru. Mais Otto vient de m'ouvrir les yeux. Je suis libre. Oui. Libre de faire ce que je veux. Libre de vivre. Libre de ma vie.

Mais … mais … Et … Gharr ?
Tu n'es pas indispensable, tu sais. Je trouverais à ta place. C'est une promesse. En échange, je veux que tu vives la vie que tu souhaites avoir. Fais-le pour Pludbus. Pour que tout ça n'ait pas été fait en vain.

Nos regards se croisent. Ma respiration s'accélère. Je pense un peu Lilou. Je pense surtout à Gharr. Suis-je indispensable ? Mon corps est faible. Mon pouvoir est nul. Otto l'a dit. Je ne suis pas indispensable. Et ce que je cherche fébrilement à repousser, je finis par l'accepter. Et plus je l'accepte, et plus je me sens bien. L'impression d'être entier. L'impression d'être abouti. D'avoir répondu à tout.

Alors je pose mes pieds sur le sol et je me lève. Sans trembler. Et je marche vers Otto. Sans faillir. Et je lui tends ma main qui paraît si fragile. Il tend sa main vieillie par les âges. Et nos regards se croisent à nouveau.

C'est une promesse.
C'est une promesse.

Et nos mains scellent cette promesse.
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