-Elle dort enfin.
Je redressai la tête en l'entendant revenir, m'arrachant à la contemplation de cette lettre sur l'accoudoir du canapé miteux qu'on s'était dégottés pour une bouchée de pain. Je battis des paupières pour renouer avec la réalité du ridicule petit salon que nous avions eu le luxe de nous offrir. Mes yeux fatigués d'avoir trop fixé ces mots lus une bonne centaine de fois à la lueur de l'âtre mourant me complaisait dans cette impression que ça faisait bien trop longtemps que j'étais resté immobile, seul. Elle, elle revenait de la chambre de la petite et elle semblait plus abattue que d'ordinaire. Je veux dire, les traits tirés et les poches sous les yeux, c'était habituel chez elle et j'appréciais les faire disparaître en la faisant sourire. Ce soir, les légers volets de bois claquant dans le vent sec au dehors, je n'aurais jamais pu réussir à la dérider. Les maigres flammes résistantes éclairaient ce visage triste qu'elle affichait dans l'encadrement de la porte. Elle serrait contre elle son coude dans un geste de détresse, et comme elle me regardait, je pouvais voir le mouvement de ses yeux passer de moi à la lettre qui avait ruiné notre fin de semaine. Elle se mordit la lèvre inférieure et je m'en saisis pour la ranger dans ma poche. Las, je me redressai pour aller attiser un peu les flammes. Silencieux comme une nuit d'hiver, quand la neige tombe et recouvre tout. J'ai jamais connu la neige ailleurs que chez mes parents, et ça remonte, mais j'avais toujours été saisi par ce silence qui se déposait sur les plaines en même temps que ce manteau blanc. Mais elle, elle ne devait pas connaître. Je jetai sans douceur une buche dans le foyer. Le nuage de braises m'assaillit mais je ne bougeai pas, laissant les feux-follets voleter autour de moi. Je ne réagis pas, et lorsque le feu reprit de plus belle, relancé par mon intervention, je laissai échapper un soupir que je regrettai dès lors.
-J'aurais aimé faire pareil.
Je me redressai pour fleurter avec le plafond et lui fis face de mon 2m30. Elle avait laissé dans leur petite boite en bois les bijoux qu'elle mettait d'ordinaire. Au diable colliers, boucles d'oreilles et bracelets, elle était au naturel et même son maquillage me semblait plus terne qu'il n'aurait dû l'être. Nous semblait plus terne. Elle qui d'ordinaire se tenait plus droite qu'un altier, je la voyais s'appuyer contre le fauteuil, comme vidée par un poids bien trop important pour ses frêles épaules. Elle n'avait pas les miennes. Et je les lui aurais données avec plaisir si je l'avais pu, mes épaules et même mon calme agaçant pour que ses mains cessent de trembler et que ses doigts ne se crispent pas ainsi sur ce dossier.
Dormir ?
-Non. Juste pleurer.
Et tant plus. Elle ne le dit pas, mais je pouvais le voir dans son regard bleu. Tristesse, ressentiment et culpabilité en étaient qu'une infime partie. Je pouvais tout lire dans ses yeux et c'est principalement eux, ces deux perles brillant d'une lueur que seule la lune et les rêves qu'elle incarne pourrait prétendre égaler, qui m'avaient décidé à dire oui. À passer ma vie avec elle. À avoir deux filles qui étaient et resteraient ma fierté. Ces yeux et ce regard qu'elle m'offrait chaque jour. Elle ne pouvait rien me cacher, je savais exactement ce à quoi elle pensait et ce qui lui passait par la tête comme s'ils n'étaient que le reflet de ses pensées. Et aujourd'hui, alors que le soleil s'était depuis longtemps couché et que nous-même n'étions généralement que corps enlacés dans une couche commune, elle ne pensait qu'à notre fille et à tout ce qu'elle aurait pu faire, tout ce qu'elle aurait du faire et probablement tout ce qu'elle pourrait faire pour la récupérer. Le tout au travers d'un voile larmoyant. Elle me regarda avec une détresse que je ne lui connaissais pas et je sentis mon cœur faire un bond dans ma poitrine. Elle savait lire en moi comme je lisais en elle. Je sentais son regard me percer à jour et lire dans ma tête à l'image de moi-même l'instant précédent. Et j'aurais donné cher pour savoir ce qu'elle y voyait.
-Faire comme la petite, faire l'enfant. Enfoncer mon visage entre deux oreillers pour éclater en sanglots. M'autoriser à me laisser aller. Pour que demain me paraisse plus abordable.
Je ne dis rien. Je restai immobile, les yeux figés sur elle et son visage qui changeait d'expression comme elle me parlait. Comme elle se parlait. Elle resta un instant silencieuse, perdue dans les flammes que je venais de relancer. Dans un coin, un oiseau bleu qui se faisait à la maison avec une facilité déconcertante s'ébouriffa les plumes puis leva vers elle, cette femme triste, un regard plein d'espoir. Son regard se durcit et elle le fusilla du regard, même si je me doutais qu'elle voyait tout autre chose en regardant cette tête au bec jaune.
-C'est ça ou partir à la poursuite de cet enfoiré qui a bassiné le crâne de ma fille avec des idéaux à la con !
Je savais qu'on y viendrait, à cette question. Le gamin était un révolutionnaire et ça avait déjà jasé à table sur la question. Qu'elle fréquente ce type révolutionnaire jusqu'à l'os avait brisé quelques assiettes et plusieurs verres. Ce qui devait être une raison suffisante pour la faire fuir, ma fille. Une raison suffisante pour la faire culpabiliser, ma femme.
Et maintenant qu'elle avait certainement fui à cause de ces crises, il ne lui restait plus qu'à rejeter la faute sur ce gars, sûrement.
J'espérais une autre réaction.
Elle me regarda comme si je venais de lui cracher au visage. Ou comme si je venais de dire que j'aimais pas la belle-mêre. Certes, je ne l'avais jamais rencontrée, mais j'imaginais qu'elle aurait fait cette tête là si je l'avais connue et si j'en étais venu à le lui avouer. Les yeux ronds, la bouche entre-ouverte, elle laissa planer un instant la surprise sur son visage puis ses sourcils se froncèrent dans une expression de colère qui restait assez rare chez elle. Elle l'était bien plus chez moi, mais quand dans ses yeux crépitaient les étincelles de cette ire, ça s'annonçait mauvais dans les instants suivants. La dernière fois, c'était lorsque le chien qu'on avait pris avait chié sur le canapé presque neuf. On a dit à nos filles qu'il avait été emporté par la fourrière, mais les bégonias poussent vachement bien dans le jardin depuis ce jour...
J'avais beau faire presque un mètre de plus qu'elle, elle fit deux pas vers moi pour me toiser. Son regard était froid. Dur. Ses yeux avaient cherché fébrilement une cible sur laquelle déverser toute cette frustration. Me voici.
-Tu veux prendre sa défense ? Je t'en prie. Parle.
Cynique. Agressive.
Je n'en avais aucune envie.
J'aimerais juste que tu prennes le temps de ne pas tout mélanger.
-On croit rêver... Tu te la joues grand sage ?
Ton manichéisme m'épuise. Et ce qui m'épuise m'énerve.
-Te fout pas de moi s'il te plait ! Elle avait des centaines de types avec lesquels elle aurait pu s'enticher. Il a fallu que ce soit un connard d'utopiste ? Je ne crois pas aux coïncidences !
Elle crachait plus qu'elle ne parlait. Elle vomissait plus qu'elle n'argumentait. Cette discussion allait dans le mur. Je n'en voulais pourtant pas, de cette discussion. J'avais juste envie de tourner les talons. Elle en voulait, de cette discussion. Elle devait jubiler de me rencontrer si fort dans mes baskets. Un sac de sable n'avait pas de répondant. J'en avais. C'est ce qu'elle cherchait, ce qu'elle voulait. Ce dont elle avait besoin. Ce que je ne voulais pas être. Pas le moins du monde.
Allez savoir pourquoi je suis resté droit face à elle à la fusiller du regard.
Ce mec est peut être un con, ce type est peut-être un psychopathe pédophile, mais ne viens pas me dire que les révolutionnaires sont des enfoirés, des mangeurs d'enfants et des fils de putes.
-C'est toi l'enfoiré, connard ! Viens me faire la morale ! Viens donc me dire quoi penser de qui ! Ce fils de pute s'est barré avec ma gosse ! Il se l'est sûrement tapée ! Elle est peut-être à fond de cale, ligotée, ficelée comme un putain de jambon et traitée comme une putain de truie ! Ma fille est peut-être violée par un mec que j'ai aperçu une fois et qui devait avoir dix ans de plus qu'elle et qu'elle disait naïvement aimer ! Bordel Diele ! Tu réalises ce que tu me dis ? Tu réalises !? Bordel Diele ! Est-ce que tu réalises ce que tu me demandes ?!
Ses joues étaient inondées. Je fus incapable de voir à quel moment dans ce débit de paroles, la colère avait laissé place à une inquiétude dévorante. Et ses peurs rongeaient ma poitrine comme du café le sucre. Sa détresse, je la ressentais. Ces émotions... Elles trouvaient en moi cet écho que je me forçai de taire. Je me devais d'être fort. Aussi solide qu'un roc. Elles avaient encore besoin de moi. Qu'aurait-il advenu de cette famille si j'avais failli ? Mes émotions étaient là, mais je les laissai bien enfermées dans ma boite de pandore. Elle, elle les laissait sortir. Et comme un virus, comme un poison, il s'insinuait dans mes veines. Et j'y prenais goût. Et encore une fois je relançai une conversation qui n'aboutirait qu'à une pire situation.
Tu fustiges une cible qui n'y est pour rien...
-Mais tu vas la fermer ? Ferme la !
Tu sais que j'ai raison.
-Va te faire foutre ! Si la révolution a de tels tordus dans ses rangs, elle ne doit pas être si blanche que tu sembles te borner à la décrire ! Ou alors tu es bien plus naïf que tu n'en as l'air, mon grand !
Dans ma tête tout tournait. Je sentais la colère me gagner. Colère contre cette femme qui jouait avec mes nerfs parce qu'elle ne pouvait plus contenir des pensées, des émotions qui l'auraient détruite de l'intérieur. Et je sentais chacun de ses ongles qui perçaient mon torse comme elle me frappait de la pointe de ses doigts comme si elle avait pu faire entrer ses idées perverties directement jusque dans mon cœur.
Et je ne savais plus vraiment si je voulais lui donner raison. Si c'était contre elle qu'était dirigée ma colère ou contre moi, obtus à ne pas voir ce qui crevait les yeux. Ou bien si c'était contre cet homme qu'elle me décrivait, et sur le dos duquel elle crachait. Ce connard au menton imberbe. Ce snob bien coiffé, bon chic bon genre. Cet enfoiré qu'avait jeté son dévolu sur une pauvre gamine aux yeux pleins d'étoile à la seule mention du mot voyage. Une bonne poire.
Peut-être était-ce contre elle que je sentais mon ire enfler dans ma poitrine.
Peut-être était-ce ma propre fille que je haïssais de nous avoir abandonné sans autre mots que ceux lâches et griffonnés d'une fille pourrie gâtée persuadée que le beau monde est ailleurs et que derrière le drap de la famille, le vaste océan a plus à offrir que l'amour d'un foyer. D'une mère détruite qui hurle sa frustration à la gueule d'un pauvre père impuissant face à une situation qui le dépasse. Peut-être que si je restais insensible aux crises de ma femme sur ce beau brun aux yeux trop marrons pour être honnêtes, c'est parce que mon ressentiment avait une autre cible. Que si je retrouvais ma fille, je la corrigerai comme jamais. Une gamine ingénue. À qui nous n'avions pas su apprendre. À qui nous n'avions pas su enseigner. Que le bonheur, on peut le trouver au plus proche. Combien de temps mettra-t-elle pour le réaliser ? Combien d'années avant qu'elle ne nous revienne ?
Sommes nous vraiment de si pitoyables parents ?
La ferme ! J'en ai marre de t'entendre geindre et rejeter la faute sur d'autres ! S'il y a bien un seul fautif dans cette histoire, ce n'est pas lui ! C'est encore moins la révolution. Elle y est forcément pour quelque chose, notre fille. Elle était trop rêveuse et espérait mieux... comme moi... Éternelle insatisfaite. Et la faute, c'est à nous qu'il faut l'imputer ! C'est à cause de nous qu'elle est partie. On a pas accepté ça ! On aurait dû. Pourquoi ? Parce qu'il avait dix ans de plus ? Bordel ! C'est nous qui sommes les plus à
La gifle me retourna la mâchoire. Elle tremblait des pieds à la tête. Et ses larmes, je n'aurais su les interpréter. Cette éternelle colère contre le monde entier, l'avait-elle retournée contre elle ? Contre moi ? Le chagrin et le remords peut-être. Ou alors s'entendre dire ce qu'elle pensait, qu'elle s'en voulait à mort. Je restai immobile un instant, presque honteux. Elle serra les dents et me décocha une seconde gifle, moins forte mais tout aussi empreinte de véhémence. Et alors qu'elle armait le poing pour me cogner une troisième fois dans une vaine tentative pour me faire mal, dans une vaine tentative de se soulager, une petite voix dans son dos l'appela.
-Maman...
Son visage se tordit dans une grimace de douleur et de tristesse. Elle aurait pu exploser sous ce trop plein d'émotions contradictoires. Son bras retomba mollement le long de son bras. Notre petite fille tenait dans ses bras un lapin aux oreilles trop noires et à peine rattachées à la tête par de fragiles fils. Les talents de couturière de ma femme n'étaient plus à prouver. Cette dernière pleurait. Simplement. Essuyant ses joues fébrilement à chaque fois qu'une larme y roulait. Je restai silencieux, toujours. Et honteux. Et comme ni ma fille ni ma femme ne bougea, j'amorçai un mouvement pour aller la rejoindre. Un ongle accusateur m'en empêcha et d'un ton impérieux, elle mit fin à la conversation qui avait déjà viré au vinaigre.
-Va te faire foutre connard.
Dans un ultime mouvement sec, elle essuya les dernières larmes et se détourna pour aller retrouver notre fille, inquiète de nous avoir entendu crier. Finalement. Nous étions un couple normal. Rien de plus normal. Elle croisa la route du cormoran qui ne demandait que des câlins. Il ne gagna qu'un coup de pied qui le persuada de rester cloitré dans son coin jusqu'à la semaine prochaine. Et elles disparurent à nouveau. Me laissant seul.
Je soupirai et frottai mes yeux gonflés par l'émotion.
Je m'avachis dans le canapé.
Vidé.
Je sortis la lettre.