Il s'appelait Sazlado. Ni plus ni moins. Les quelques fois où le protocole prenait le pas sur l'habitude, nous avions été choqués par ce titre d'« Agent Chef Instructeur ». Qui était-ce, ce chef ? Nous, nous ne connaissions que Sazlado. Il n'avait même pas de surnom, comme on aurait pu s'y attendre d'un instructeur : Sazlado-fais-moi-dix-pompes ou encore, Sazlado-le-fourbe. Il n'était rien de tout ça. Rien ne le définissait mieux que Sazlado.
C'était une tradition quasi séculaire que d'obliger les bizuts à s'infiltrer dans les bureaux du chef pour se procurer son dossier. Notre promotion, comme toutes celles avant la notre, et celles après nous, échoua lamentablement. A se demander s'il avait un dossier, pour commencer. Il était, et resterait, Sazlado.
Je pourrais vous le décrire, avec profusion d'adjectifs et même quelques superlatifs. Mais à quoi bon ? Il n'était qu'un homme parmi des centaines, une âme qui avait à un moment donné partagé notre vie.... à qui nous la devions, pour être plus précis, et plus d'une fois. Nous n'avions en fait rien de plus à son égard ; de la reconnaissance pour le mieux. Rarement nous pensions à Sazlado qui, journée après journée, heure après heure, nous avait appris l'art du combat et plus précisément, l'art du rokushiki. Il avait été un outil, et telle une cuillère, nous n'y prêtions pas plus d'importance, maintenant que nous n'étions plus un bébé pour qui le maniement de cet étrange ustensile nous paraissait un obstacle quasi insurmontable et nécessitait un effort réel de concentration. Les mouvements nous venaient naturellement.... et personne ne pense jamais à la cuiller ou à la main qui la porte. Alors, pourquoi penserions-nous à Sazlado ?
Il n'habitait même pas les murs de nos mémoires, alors que nous nous rappelions avec un mélange d'émotions nos classes d'agent CP en formation, affectés à Logue Town. Nous pouvions visualiser le commandant, le chef de dortoir ou la cuisinière avec un détail poignant, selon que nous les avions aimé, haï ou dragué. Sazlado n'évoquait rien. Il était comme transparent.
Bien sûr, moi, j'étais différente. Ne fallait-il pas que je me démarquasse à chaque et possible occasion ?
Bon je l'admets bien volontiers, il n'occupait pas le centre de mes pensées. Loin de là. Mais il n'était pas ce fantôme hantant les couloirs de la mémoire. …. en fait, il ne l'était plus. J'avoue que je l'avais moi aussi classé dans cette catégorie de personnes que je ne pensais plus jamais revoir. Comme quoi, le destin a de ses façons de vous faire amèrement regretter les décisions butées de votre jeunesse.
Mais lorsque je me forçais à évoquer sa mémoire, je me souvenais de lui clairement. En particulier du désespoir dans lequel je l'avais presque plongé, alors qu'il tentait de m'enseigner ce que je refusais farouchement d'apprendre. Autant dire que mon retour sur les bancs de l'école s'annonçait tumultueux... Car il allait sans dire que je n'irais pas en tant que suppliante. A s'en demander si je n'en étais pas à me persuader que c'était une faveur que je lui faisais, que d'accepter de le reprendre en tant que professeur, lui qui avait échoué à me faire comprendre et apprendre. Ça, c'était la Shaïness capricieuse et ambitieuse. Celle que j'avais incontestablement été à un moment de ma vie. Peste, persuadée qu'elle devait se battre contre tous et tout et n'importe quoi pour s'affirmer, et qu'elle ne pouvait vivre que dans l'opposition aux valeurs et traditions... sans comprendre alors que cet élan de rébellion était dans l'ordre des choses.
Bon, avec moi, la moindre chose prenait justement des proportions disproportionnées. Ma crise d'adolescence m'avait poussée à tourner le dos à absolument tout ce que j'étais et avais appris, sans pour autant vouloir renoncer à tous les avantages qui venaient avec. Dans le genre contradictoire, j'avais fait fort.
Quand j'avais pris la décision de devenir un agent assermenté du Cipher Pol, et non pas une anonyme en noir parmi tous les autres, ça avait été par curiosité : savoir jusqu'où je pouvais aller avec mon intelligence et mon petit caractère, des éléments en moi très peu cultivés jusqu'alors. En effet, en tant que « dame de la bonne société », mon instinct et ma capacité à traiter plusieurs dossiers sensibles en même temps importaient peu. A l'inverse ma beauté et ma compétence à organiser une tea party, à savoir engager et soutenir une conversation des plus niaises avaient toujours été mises en avance. J'aurais pu être bête comme un cul de pékinois que ma popularité n'aurait pas plus changé que ça.
Je ne pensais pas vraiment que j'allais rester, et faire carrière. Enfin, une sorte de carrière. Enfin, la carrière qu'il me serait possible d'avoir, moi l'ancienne poupée de salon. Finalement, mon engagement révolutionnaire avait tu dans l’œuf tout désir réel de progression, si ce n'était la nécessité de faire « comme si ».
Aussi je n'avais pas vraiment pris au sérieux l'entraînement rokushiki, même alors que je n'avais pas encore été « corrompu par les idéaux abolitionnistes ». Bien trop agressif à mon goût. Bien trop barbare, manquant singulièrement de classe. Ah ! Ce que j'avais pu être idiote. Une naïve petite dinde qui pensait pouvoir régler les problèmes de ce monde à coups de discours moralisateurs et de talons aiguilles. Cela faisait désormais quelques années que je crapahutais dans les pénombres de notre Existence, et j'avais appris, de la plus dure façon qu'il fut, qu'il est avant tout question de manger ou être mangée. Or, je ne doutais pas que j'étais des plus délicieuse, ce qui faisait que j'avais un certain talent pour m'attirer des ennuis. Non, cela n'avait ab-so-lu-ment rien à voir avec mes activités de dessous le manteau !
Mon retour à Logue Town se présentait sous des auspices favorables. Je quittai Goa en proie à la révolte et nul doute que bientôt, j'apprendrai que le gouvernement tyrannique de cette monarchie de terreur avait été remplacée par un compromis de monarchie parlementaire... voir république, selon le devenir du Petit Prince. De mon côté, j'avais joué mon rôle et ma participation à ce qui ne pouvait être qu'un succès alimentait ma détermination. Depuis quelques temps, le destin semblait tourner en ma faveur, et j'entrevoyais l'espoir de pouvoir bientôt décider de mon propre destin.
Et dire que cela voulait dire repasser entre les mains de Sazlado.
Je ne me l'imaginais pas vraiment mauvais au point de me refuser cette seconde cession d'entraînement. Mais se moquer, se venger par des remarques aussi acides que pernicieuses, ça... En tous les cas, ça serait comme ça que je réagirais. Comme si cela allait surprendre quelqu'un si je disais avoir la vengeance mesquine. Mais que dire de Sazlado ? Au delà du devoir qu'un agent du gouvernement mondial, il y avait un homme, une âme, un cœur. Trois choses que j'avais, avec tant d'autres, piétiné allègrement. Oh, je pouvais me voiler la face et annoncer sans mentir que je n'étais sûrement pas la seule, la première ou la dernière à le prendre de haut, comme allant de soi, et autres qualificatifs peu honorables vis à vis son engagement de toutes les loyautés.
Mais j'avais appris désormais comment une personne, une action, pouvait faire pencher la balance dans un sens ou l'autre. Ce n'était pas forcément perceptible au début, mais tout a une conséquence, et parfois, les retombées se font à un niveau bien plus lointain ou profond. Parfois il était trop tard pour changer quoi ce fut, mais il arrivait de pouvoir donner une impulsion dans le sens qui arrangeait. A trop prévoir, cependant, on devenait incapable de suivre le mouvement des choses, et ça aussi, je l'avais compris. Il fallait à la fois contrôler tout en se laissant aller dans le sens du courant. Un exercice périlleux auquel je ne m'étais pas encore adonnée, ou alors avec un succès des plus modérés – doux euphémisme pour signifier l’inexistence la plus totale de résultat à ce niveau.
C'était une tradition quasi séculaire que d'obliger les bizuts à s'infiltrer dans les bureaux du chef pour se procurer son dossier. Notre promotion, comme toutes celles avant la notre, et celles après nous, échoua lamentablement. A se demander s'il avait un dossier, pour commencer. Il était, et resterait, Sazlado.
Je pourrais vous le décrire, avec profusion d'adjectifs et même quelques superlatifs. Mais à quoi bon ? Il n'était qu'un homme parmi des centaines, une âme qui avait à un moment donné partagé notre vie.... à qui nous la devions, pour être plus précis, et plus d'une fois. Nous n'avions en fait rien de plus à son égard ; de la reconnaissance pour le mieux. Rarement nous pensions à Sazlado qui, journée après journée, heure après heure, nous avait appris l'art du combat et plus précisément, l'art du rokushiki. Il avait été un outil, et telle une cuillère, nous n'y prêtions pas plus d'importance, maintenant que nous n'étions plus un bébé pour qui le maniement de cet étrange ustensile nous paraissait un obstacle quasi insurmontable et nécessitait un effort réel de concentration. Les mouvements nous venaient naturellement.... et personne ne pense jamais à la cuiller ou à la main qui la porte. Alors, pourquoi penserions-nous à Sazlado ?
Il n'habitait même pas les murs de nos mémoires, alors que nous nous rappelions avec un mélange d'émotions nos classes d'agent CP en formation, affectés à Logue Town. Nous pouvions visualiser le commandant, le chef de dortoir ou la cuisinière avec un détail poignant, selon que nous les avions aimé, haï ou dragué. Sazlado n'évoquait rien. Il était comme transparent.
Bien sûr, moi, j'étais différente. Ne fallait-il pas que je me démarquasse à chaque et possible occasion ?
Bon je l'admets bien volontiers, il n'occupait pas le centre de mes pensées. Loin de là. Mais il n'était pas ce fantôme hantant les couloirs de la mémoire. …. en fait, il ne l'était plus. J'avoue que je l'avais moi aussi classé dans cette catégorie de personnes que je ne pensais plus jamais revoir. Comme quoi, le destin a de ses façons de vous faire amèrement regretter les décisions butées de votre jeunesse.
Mais lorsque je me forçais à évoquer sa mémoire, je me souvenais de lui clairement. En particulier du désespoir dans lequel je l'avais presque plongé, alors qu'il tentait de m'enseigner ce que je refusais farouchement d'apprendre. Autant dire que mon retour sur les bancs de l'école s'annonçait tumultueux... Car il allait sans dire que je n'irais pas en tant que suppliante. A s'en demander si je n'en étais pas à me persuader que c'était une faveur que je lui faisais, que d'accepter de le reprendre en tant que professeur, lui qui avait échoué à me faire comprendre et apprendre. Ça, c'était la Shaïness capricieuse et ambitieuse. Celle que j'avais incontestablement été à un moment de ma vie. Peste, persuadée qu'elle devait se battre contre tous et tout et n'importe quoi pour s'affirmer, et qu'elle ne pouvait vivre que dans l'opposition aux valeurs et traditions... sans comprendre alors que cet élan de rébellion était dans l'ordre des choses.
Bon, avec moi, la moindre chose prenait justement des proportions disproportionnées. Ma crise d'adolescence m'avait poussée à tourner le dos à absolument tout ce que j'étais et avais appris, sans pour autant vouloir renoncer à tous les avantages qui venaient avec. Dans le genre contradictoire, j'avais fait fort.
Quand j'avais pris la décision de devenir un agent assermenté du Cipher Pol, et non pas une anonyme en noir parmi tous les autres, ça avait été par curiosité : savoir jusqu'où je pouvais aller avec mon intelligence et mon petit caractère, des éléments en moi très peu cultivés jusqu'alors. En effet, en tant que « dame de la bonne société », mon instinct et ma capacité à traiter plusieurs dossiers sensibles en même temps importaient peu. A l'inverse ma beauté et ma compétence à organiser une tea party, à savoir engager et soutenir une conversation des plus niaises avaient toujours été mises en avance. J'aurais pu être bête comme un cul de pékinois que ma popularité n'aurait pas plus changé que ça.
Je ne pensais pas vraiment que j'allais rester, et faire carrière. Enfin, une sorte de carrière. Enfin, la carrière qu'il me serait possible d'avoir, moi l'ancienne poupée de salon. Finalement, mon engagement révolutionnaire avait tu dans l’œuf tout désir réel de progression, si ce n'était la nécessité de faire « comme si ».
Aussi je n'avais pas vraiment pris au sérieux l'entraînement rokushiki, même alors que je n'avais pas encore été « corrompu par les idéaux abolitionnistes ». Bien trop agressif à mon goût. Bien trop barbare, manquant singulièrement de classe. Ah ! Ce que j'avais pu être idiote. Une naïve petite dinde qui pensait pouvoir régler les problèmes de ce monde à coups de discours moralisateurs et de talons aiguilles. Cela faisait désormais quelques années que je crapahutais dans les pénombres de notre Existence, et j'avais appris, de la plus dure façon qu'il fut, qu'il est avant tout question de manger ou être mangée. Or, je ne doutais pas que j'étais des plus délicieuse, ce qui faisait que j'avais un certain talent pour m'attirer des ennuis. Non, cela n'avait ab-so-lu-ment rien à voir avec mes activités de dessous le manteau !
Mon retour à Logue Town se présentait sous des auspices favorables. Je quittai Goa en proie à la révolte et nul doute que bientôt, j'apprendrai que le gouvernement tyrannique de cette monarchie de terreur avait été remplacée par un compromis de monarchie parlementaire... voir république, selon le devenir du Petit Prince. De mon côté, j'avais joué mon rôle et ma participation à ce qui ne pouvait être qu'un succès alimentait ma détermination. Depuis quelques temps, le destin semblait tourner en ma faveur, et j'entrevoyais l'espoir de pouvoir bientôt décider de mon propre destin.
Et dire que cela voulait dire repasser entre les mains de Sazlado.
Je ne me l'imaginais pas vraiment mauvais au point de me refuser cette seconde cession d'entraînement. Mais se moquer, se venger par des remarques aussi acides que pernicieuses, ça... En tous les cas, ça serait comme ça que je réagirais. Comme si cela allait surprendre quelqu'un si je disais avoir la vengeance mesquine. Mais que dire de Sazlado ? Au delà du devoir qu'un agent du gouvernement mondial, il y avait un homme, une âme, un cœur. Trois choses que j'avais, avec tant d'autres, piétiné allègrement. Oh, je pouvais me voiler la face et annoncer sans mentir que je n'étais sûrement pas la seule, la première ou la dernière à le prendre de haut, comme allant de soi, et autres qualificatifs peu honorables vis à vis son engagement de toutes les loyautés.
Mais j'avais appris désormais comment une personne, une action, pouvait faire pencher la balance dans un sens ou l'autre. Ce n'était pas forcément perceptible au début, mais tout a une conséquence, et parfois, les retombées se font à un niveau bien plus lointain ou profond. Parfois il était trop tard pour changer quoi ce fut, mais il arrivait de pouvoir donner une impulsion dans le sens qui arrangeait. A trop prévoir, cependant, on devenait incapable de suivre le mouvement des choses, et ça aussi, je l'avais compris. Il fallait à la fois contrôler tout en se laissant aller dans le sens du courant. Un exercice périlleux auquel je ne m'étais pas encore adonnée, ou alors avec un succès des plus modérés – doux euphémisme pour signifier l’inexistence la plus totale de résultat à ce niveau.