Pulu pulu!
Résonne le téléphone dans le petit chenil noir. Une auberge avare et capricieuse. Des chambres très peu bavardes et ennuyeuses. J'y suis. J'ai l'impression que les deux grandes fenêtres qui donnent sur la rue principale ne propagent pas la lumière. Et même la lampe sur la table de chevet allumée, je ne vois toujours rien. Le caractère exigu de l'endroit me donne l'impression d'être attaqué par chaque meuble. Qu'ils se rapprochent sans cesse tandis que moi je m'enfonce un peu plus dans ce petit lit de fortune, sous les draps puisque sans couette.
J'ai mal dormi hier. Ou ce matin. Je suis revenu aux quatre heures de l’horizon grise et violette, mon ventre se meurtrissant de coups de tambours contre lui-même. Et rien ne pouvait lui répondre, il n'y avait rien dedans. Que du liquide fort dans la vessie. Je plisse les yeux. Et je me souviens de pourquoi je me suis précipité au lit. Ou on m'a. J'étais tombé dans les pommes avant d'avoir touché le coma éthylique. La chance m'a encore à la bonne, j'dois pas être si moche, finalement.Pulu pulu!
Décroché. Mais, l'escargot avait un visage que je connaissais bien. Cheveux blancs en bataille mais coiffés, une clope au bec, des rides sous les yeux. Des poches sous les yeux, plus. Un regard mélancolique sur une gueule d’alcoolique. Des traits qui se font la guerre, des pupilles ébène. Familier jusqu’à la respiration qui foutrait les chaleurs à n’importe qui le connaissant.
Salut Kaloyan.
Tiens, tu ne m'appelles plus papa ?
Mon père. Cet homme violent dans sa façon de vivre, autoritaire et narcissique. Con. Et narcissique. J’ai toujours pensé que je ne l’aimais pas. Un traumatisme qui date des années adolescentes. Tous les soirs, avec ma mère, je les entendais se disputer parce qu’il la trompait sans la respecter. J’entends par là, sans intelligence. C’est à peine s’il essayait de se cacher. Même elle aussi, elle le savait, elle les connaissait, ses infidélités. Or son piètre salaire ne suffisait pas pour s’occuper de moi, d’elle, de la maison alors bon nombre de fois elle l’avait foutu dehors. Mais elle ouvrait toujours la porte pour qu’il puisse manger. Je détestais ces moments là, sachant où il avait passé la nuit dernière, et qu’il ose revenir pour remplir son ventre. Sans que ma mère ne dise rien.
Salut Papa.
C’est vrai qu’à chaque fois qu’il rentrait, je devais me déplacer pour aller lui offrir une bise. Il y avait ces soirs où je faisais semblant de dormir rien que pour éviter son regard indigné, parce que je prenais toujours du temps pour venir l’accueillir. Je me souviens d’une révolte que ma mère avait soutenue. « C’est celui qui entre qui doit venir saluer. » ça a marché un jour. Et puis la routine est revenue s’installer dans nos vies sans jamais que moi, j’oublie cette petite nouveauté qui m’avait un peu apaisé l’âme.
Oh, qu'est-ce qu'il se passe ? Une de tes copines des trottoirs est morte ? Ou plutôt un type que t'aimais bien ? Sûrement...un barman ? Ou ton dealer ? T'es malade ? T'es en manque ? Ce n'est pas toi ?
Toute ma vie, j’avais attendu de pouvoir grandir pour l’affronter. Et lui avait changé avec le temps. Il avait découvert l’ironie. Et sans doute un peu d’apathie. Rien qu’un peu. Mais c’est parce qu’à présent je peux le regarder en face sans avoir peur de me prendre une rouste.
Comment t'as eu ce numéro ?
Il ne m’appelait jamais. Au contraire, il se plaignait à ma mère que je ne prenne pas de ses nouvelles, petit. Et le pire c’est qu’elle lui donnait raison. Je l’avais haï de ne penser qu’aux billets qu’il pouvait ramener. S’il avait été pauvre, il ne serait jamais rentré dans la maison. Qu’est-ce que t’es stupide, Maman. Mais elle, elle me donnait un peu d’amour, une complicité maternelle qui comblait ce vide que mon père m’offrait. Mais recevoir une quelconque tendresse de lui m’aurait dégouté. Il m’avait déjà humilié.
Si on te demande, tu diras que tu ne sais pas !
Je me souviens d’un jour où on m’avait dit de me préparer pour sortir. On était pas allé loin, juste à quelques lieues de chez moi. Mon père nous avait dit d’attendre devant une auberge au cœur d’un quartier pourri de Lynbrook. Une femme et un gosse de mon âge étaient sortis avec lui, tout sourire. « C’est ton demi-frère, entendez vous. » Une claque. Une humiliation. Je regardais ma mère qui faisait semblant de sourire, de ne rien ressentir. Il s’appelait Kris. Kris n’avait qu’un an de plus que moi. 16 ans. Sachant que mes parents s’étaient mariés il y avait 25 ans de cela.
Qu'est-ce que tu veux ?
Et il l’avait fait, une deuxième fois. Et quelque mois plus tard. Il avait longuement réfléchit à me présenter Karen. Elle, elle n’avait qu’un mois de plus que moi.
Que tu reviennes.
J’ai l’ai haï de toutes mes forces. Pas pour moi, ni pour mes demi-frères. Mais pour ma mère. Je l’ai détesté tout ce qu’elle le détestait. Mais en gardant cette rancœur au fond de moi, cette rancœur qui par la suite m’avait fait un enfant antipathique et franc. Mais d’un franc mauvais.
Où ça ?
J’ai cru détesté Kris et Karen. Un moment, une fois dans mon existence. Je ne sais pas. C’est difficile d’accepter l’adultère quand on a 14 ans. Je me rappelle m’être posé plein de questions. « Me prend-t-il pour un con ? » ; « Peut-être qu’il croit que je n’ai pas remarqué qu’il avait trompé ma mère ? » ; « Pourquoi il n’en parle pas ? ». Sa conscience était plus propre que la mienne.
Ben, chez toi ! ... D'accord, je plaisante. Reste dans ton trou, c'est mieux. Mais tu manques à ta mère, elle se sent seule.
J’ai eu envie qu’il parte et qu’il ne revienne jamais. Tant de fois.
Ah oui, comment vont tes autres femmes ?
Mais il a gagné.
La peinture et la littérature ? Elles se portent à merveille.
C’est moi qui suis parti.
Hn. Qu'est-ce que tu veux ?
Je me souviens d’une soirée où c’est ma mère qui avait décidé d’en finir. Ils se disputaient, certainement à cause de son autre femme. Et il y avait cette coupe. Une coupe en plaqué or que j’avais gagné à l’école. Elle lui disait de partir, elle criait fort, je pleurais. Et quand le bruit avait dépassé le terme de décibel, un autre, sourd, s’était fait entendre. Le bruit de cette coupe sur le crâne de mon père. J’étais sorti de ma chambre à ce moment là, pour les séparer. Plus parce que je pensais qu’il allait la tuer. Mais je n’ai ressenti aucune pitié pour lui. J’étais même heureux qu’elle se soit décidée à lui donner ce qu’il méritait vraiment. Il est finalement parti. Et la coupe est restée sur la table de l’entrée un long moment. Elle représentait alors une autre victoire.
Je prends des nouvelles de mon fils. C'est pas tous les pères qui feraient ça !
En repensant à tout ça, un vide bruyant dans mon esprit me gueulait de ne pas lui parler. Mon cœur aussi. Aujourd’hui, je ne suis plus son esclave, sa petite pute obéissante, son soumis à la tête creuse. Et je me dis que je peux être une ordure, un violeur, un prêtre, Denys ou Damoclès, ma vie est mieux loin d'eux. Car un jour c’est ma haine envers lui qui révélera tout ce qui a de mauvais en moi. Cette haine égoïste et injustifiée, plus forte que celles que j’ai pour les hommes et l’injustice.
Merci d’avoir appelé, papa. Quelques bons souvenirs sont sortis de l’ombre. Je suis occupé.Gotciao.
Occupé à ne rien foutre dira l’artiste. Occupé à se chercher dans le dédale que j’ai construit dans la maison de mon esprit. Et le futur, et l’avenir qui me fuient. Et qui me font peur. Condamné à errer dans une vie que l’on aime pas, pour mourir. J’ai trouvé un remède qui me soulage quelques secondes. Des secondes où je respire et souffle vraiment. La bibine. C’est bon de boire l’eau de la vie, l’eau qui n’est pas celle des cascades et des océans. L’eau qui peut aider à vivre ou à mourir. Quelques secondes de paix.
La minute qui suit celles-ci convaincrait un suicidaire. Mais je la regarde, angoissé, et je me défends. La minute qui suit est horrible et répugnante, noire, vide, sans accès. Plus grande et plus forte encore que l’Arche, renfermant des centaines de cris de terreurs de ceux qu’elle a terrassés et ensuite capturés. C’est si facile pour elle, faire sombrer un homme faible dans la folie. C’est la complice des mauvais jours et de la peur. A chaque fois que je bois un verre de l’eau, je m’engage à l’affronter pour peut-être finir dans l’Arche. Je m’engage à recueillir la terreur et mes démons dans mon cœur, une minute.
Pour une seconde d’éclats de vie dans les yeux. Une autre pour frapper les anges et les démons et les faire fuir. Souffler. Rêver des histoires de victoires et de trêves, une autre. Aller mieux. Boire à la vie, sourire à l’abîme et se tenir à l’abri du sang. Laisser avancer tout ce qu’il y a derrière soi. Bâtir le monde et ne pas fuir ces secondes. Chercher à ralentir, seul contre toutes. Brouiller les pistes pour vivre ou pour s’égarer. Avertir les fuyards que la route est longue. Flâner dans l’ombre.
Ces secondes du grand silence des foules, du sourire qui vit en désertant les plaines. Suivre ce qui nous appelle au-delà des choses, monter dans ce qui nous embarque et nous redépose. Pour enfin connaître la minute qui suit et ces visages qui ne m’ont jamais vu. Les observer, des tonnes, des milliers de fois sans jamais ne les reconnaître. Tous, morts. Morts à cause de cette minute et pourtant je reviens tout le temps. Aucun des regards assénés ne m’a rétabli.
Dernière édition par Kiril Jeliev le Jeu 21 Nov 2013 - 9:39, édité 3 fois