Morgan au microphone.
Tu marches sans trop savoir où tu vas, les pieds nus dans le sable noir et les yeux plongés dans la pénombre. Tu y vois plus clair que n'importe quel humain, compagnon, mais ton cœur est par trop mêlé d'effroi pour que tu ne t'égares pas en chemin. Tu aimerais pouvoir marcher simplement, mains dans les poches et tête dans les étoiles. Mais elles se font si rares... et ces bruitages flasques que tu devines, inventes, imagines, ces drôles de succions molles, tentacules contre tentacules, crocs contre chair humaine à vif. Elles occupent tout l'espace de tes pensées, et la sueur te colle au front.
A vif. Tu t'efforces de garder le pas léger et les épaules basses, mais il faudrait être sourd pour ignorer le bruit de ton cœur qui cogne à tout rompre contre ta poitrine. Tu sais que tu les as laissé mourir. Tu as peur de ne pas arriver à en penser quoi que ce soit. A te sentir coupable. Responsable. Mais tu ne l'es pas, Sören ! Tu ne peux pas vouloir protéger la terre entière de sa propre inconscience, de sa propre sottise ! Garde la main alerte, le regard franc et fraternel que je t'ai toujours connu. Je t'aime pour ça. Ma fidélité envers toi est de celles qui ne s'achètent pas.
Alors, quoi d'autre ? Tu dois savoir que tu es vertueux parmi les vertueux, sage parmi les sages, ou plutôt, loin de toutes leurs communautés mensongères. Un solitaire avec un tiroir qui déborde de couleurs et d'idées dans chaque oreille, un de ces hommes probes qui savent se taire et rire quand il faut, avec la spontanéité libre des danseurs de rue. Personne ne le sait ? Miaw, Sören. Ma parole est silence et ronronnements, mais je reste là, à tes côtés.
Et puis, il y a James et les autres. Ils vivent dans un autre monde, un monde où seule une partie de ce que tu portes en toi peut exister. Oui, mais tu t'y raccroches. C'est ta brèche, ton courant d'air frais, la légèreté qui commence à manquer à ton pied de félin blessé par le seul nid de poule qui est à craindre par ceux de notre peuple. Celui où se terre le grand chien aux yeux vides, celui qui se plait à dévorer les chatons la nuit. Sur ses crocs et ses griffes, on a gravé des mots comme « désespoir », « ennui », « haine », « absurde », « dégoût ». Un drôle d'animal, une bête magique, Sören : quand il est là et qu'il te traque, tu sais lire tout ce qu'il porte sur lui en un éclair, sans rien avoir à déchiffrer.
Et tu essayes de faire comme s'il n'était pas là, alors même que ton cœur cogne à tout rompre, que tes mains se crispent, que ton regard ne cesse de balayer les abords de la jungle. Jusqu'à ce que tu le vois surgir. Pas un démon abstrait qui n'existe et ne grossit qu'en se nourrissant de tes propres appréhensions. Il est bel et bien là, en chair et en os devant toi. Tu reconnais son visage à la lueur blafarde des étoiles, pour l'avoir bien des fois contemplé sur les murs, les parchemins jaunis par le sel à l'intérieur de tes poches, sous la semelle des passants pressés.
Mizukawa Sutero.
Il est proche, beaucoup trop proche. Mais ton souffle s'est calmé. Il a l'air blessé, et au moins, c'est un visage humain qui te fait face. Une réputation de monstre, une prime à laquelle tu ne te serais pas attaqué en rêve, mais au moins, un être qui pense et qui parle. Qui doit avoir ses raisons ; qui a sûrement ses raisons. C'est ce que tu t'efforces de croire pour ne pas tout à fait céder à la panique peu coutumière que tu sens monter en toi, jusqu'à te faire frémir de honte. Raspoutine crache dans son coin, mais n'y prête pas attention, mon ami. Tu n'as pas besoin de son assentiment pour valoir mille fois mieux que lui.
-... T'es blessé, bonhomme ?
Tu es conciliant, fatigué de te battre sans raisons. Ce que tu vois : l'ennemi commun, les hommes-pieuvres qui doivent être à l'origine de tout ça. Ce que tu espères : que ta bienveillance ne se retourne pas contre toi. Tu n'es jamais parti à l'aventure pour t'empêtrer dans des histoires dépourvues de la moindre esquisse de sens, mais justement pour essayer de le découvrir quelque part, ce sens ; n'importe où, n'importe comment ; mais, au plus profond de ton indépendance et de ta liberté, trouver quelque chose qui te sauve, qui tienne ensemble tous tes actes, toutes tes pensées et tes désirs. Une raison de vivre...
Au fond de toi, le Chien aboie. Et tu frémis sous la caresse froide de ses griffes, de ses dents et des mille mots que tous les illettrés savent lire.