Le 5 mars 1625
Cher grand océan,
C'est le cœur en paix que je t'écris, cette nuit. J'ai passé mes heures de repos à contempler les étoiles, sur le pont du Leviathan. D'habitude, j'essaye de m'épuiser pour m'écrouler d'un seul bloc le soir venu. Mais aujourd'hui, peu de travail, peu de manœuvres... j'ai tellement appréhendé l'insomnie que j'en ai perdu le sommeil.
Mais c'est bon de lâcher un peu de néant pour un peu de plein, vieux cœur de vent et de marées ! Tu le sais, toi, l'ami des tempêtes, le feu liquide qui dort sous l'huile, le maître des contraires et des paradoxes.
Je t'ai toujours aimé comme une promesse, comme un horizon et une porte de sortie ; là-dessus, je ne peux pas dire que tu m'aies trahie. Même dans les moments de grande désillusion, d'ennui, de paresse et de vice, tu continues m'envoyer tes grands signaux ; tu continues à rappeler à ma fuite que la route est longue ; que les raccourcis sont des mirages, et les aires de repos, des coupes-gorge. Tu me redonnes du courage quand mes jambes s'engourdissent, que mon souffle se fait plus lent et quand mon poing se serre.
J'ai haï maintes et maintes fois les foules ; mais j'ai toujours aimé prier face à ta solitude, ta toute-puissance dans ton autarcie de grand roi. Le seul roi devant lequel je me sois jamais agenouillée, la seule médiation que je reconnaisse en ce monde vers son principe. Le reste me semble par trop vulgaire. Toi seul, tu possèdes la sincérité brutale qui sied aux empereurs.
Toi sous moi, et au-dessus de moi, la voie lactée.
J'ai vagabondé, j'ai flâné dans l'ombre ; j'ai cherché la seconde à ne surtout pas fuir. Mais je me suis pas retrouvée davantage. J'ai voulu me tenir à l'abri du sang. Mais j'ai encore l'odeur du meurtre sous l'uniforme blanc.
Je vis comme je peux, sans arrêt bousculée par la culpabilité et le vertige. Mais vous toutes, vous me rappelez que c'est pas si grave ; qu'on est rien sur la terre, avec nos cadavres, nos clopes de l'après-déjeuner, nos paquets de linge sale, nos fins de mois difficiles, notre peur de mourir alors qu'il est bien pire de voir mourir ; vous savez bien que quand on crève, on continue de briller longtemps ; est-ce qu'il y en a encore une qui brûle encore pour de vrai, parmi vous toutes ?
J'écris ces lignes le sourire aux lèvres. J'ai la joie devant l'immensité, devant les géantes de flamme qui sont pas éternelles. Certaines sont déjà éteintes. Y'a rien qui dure toujours. On finira tous par y passer. Par être oubliés. Ça a pas d'importance, tout se vaut, pourquoi vivre ? Pourquoi tenir encore le coup ? Pourquoi se raccrocher à la première odeur, au premier sourire, à la première petite victoire, puisque tout passe, rien ne tient, rien ne subsiste ?
Je déborde de tout ça. Alors pourquoi est-ce qu'aujourd'hui, je suis si heureuse d'être encore en vie ?
S. Porteflamme.