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Lovely Complex

Deux jours sont passés.
Deux jours à ne pas quitter cette chambre. Toujours pas. Deux jours à retenir dans les moindres détails les défauts des murs sans couleurs, sans âme. Deux jours pour réfléchir à ce que m'avait dit Otto Anderman. À penser à cette promesse. Vivre. Vivre sans contrainte. Ne pas penser à la marine. Ne pas penser au passé. Penser juste au futur. C'est ce qu'il aurait voulu. C'est ce que Pludbus aurait voulu. Oui. Et avec cette promesse comme ligne de conduite, ces deux jours m'ont apporté beaucoup de réflexion. Des rêves d'enfants endormis au plus profond de moi. Des visions de moi, plus âgé, occupé à d'autres métiers, parfois humbles, rarement dangereux. Mais toujours souriant. La promesse d'un avenir radieux. Un avenir de joie. C'est bien le point commun de tout ça.

Et pendant deux jours, c'était se donner les moyens d'accomplir les rêves que je choisirais d'avoir. Réapprendre à marcher. Lentement. Avant Otto et Lilou, je pensais que ça serait dur. Mais plus maintenant. Au soir du premier jour, je pouvais marcher. Le deuxième jour, je pouvais même trottiner. Ressentir le contact régulier de mes pieds contre la surface de bois, c'est une sensation que j'avais oubliée. Un temps. Pouvoir apprécier ce jeu d'équilibre, le pouvoir de l'être humain sachant gagner à ce jeu par des mouvements que l'on ne sait maitriser. Rire de sa propre ignorance. Redécouvrir un corps que l'on a abandonné, des décennies auparavant.

C'était une redécouverte et une promesse consumée d'un avenir certainement joyeux. L'excitation de l'enfant me gagnait. Les palpitations du cœur quant à un monde à explorer. Réussir dans la vie. Faire des rencontres et ne plus dépendre des autres. S’assumer comme on est. La pomme est petite, mais elle en appelle de plus grandes, de plus sucrés. Demain. Car les lendemains sont certainement mieux. Et lorsque les paupières se ferment, c'est avec cette certitude de se réveiller avec les nouvelles pommes, les nouvelles promesses qui ne demandent qu'à être croquées.

Et parfois, les lendemains sont bouleversants.

C'est d'abord un réveil dans la douceur d'un lit toujours aussi chaud. Les paupières closes, j'émerge en cherchant à nouveau le sommeil pour que continue cet instant. Encore. Et puis il y a petit courant d'air que je commence à ressentir sur mes lèvres et sur mon nez. C'est chaud. C'est faible. Et ce n'est pas continu. Il y a des pauses entre chaque arrivée d'air. Comme une respiration. C'est étrange, mais en même temps, je n'ai pas envie d'en savoir plus. Pas maintenant. Ma chambre est mon sanctuaire ou je suis en sécurité. Il ne peut rien m'arriver. Alors. J'en profite. Toujours les yeux fermés, je cherche une position encore plus confortable, comme si c'était possible. Ma jambe s'avance. Mon pied touche. Quelque chose C'est dur. Je remonte lentement le pied, mais l'objet est toujours là. C'est circulaire. Devant mon visage, le courant d'air chaud se fait plus long. Un instant.

Je reste immobile. Qu'est ce que ça pourrait être ? Qu'est ce que le destin aurait pu m'envoyer ? Et c'est alors que l'objet se décide à bouger. Il passe au-dessus mes jambes, comme s'il cherchait à m'attraper. Et ce n'est pas le pire. La main sous mon oreiller rentre en contact avec un autre objet. On dirait... une main.

Pluplu...

Alors j'ouvre les yeux.

Spoiler:

Elle a les yeux clos et ces mèches tombent sur son visage serein. Son autre main est posée devant elle, entre nous deux. Je ne peux détacher les yeux de ce visage. Ni même bouger. Ni même crier. La surprise est si grande. Que fait une fille dans mon lit ? Qui est-elle ? Mais pas seulement. Ce qui domine, c'est autre chose. Une seule idée. Une idée qui s'est imposée et que je ne peux plus sacher de mon esprit. Ça me donne des couleurs. Je le sais. J'en rougis presque de penser cela, mais ça me fait si chaud au cœur.

Elle est si belle.

Elle semble vêtue d'un uniforme de la marine trop grande pour elle et taché à plusieurs endroits. Ça lui donne un aspect misérable, mais qui ne fait que rehausser ses traits et son charme naturel. Elle est comme une cendrillon que l'on aurait déposée là. Lui apportant le lit et la chaleur qu'elle a tant cherché. Je ne bouge toujours pas, de peur de la réveiller. Elle m'a jeté un charme sans rien faire. Prisonnier de mon corps, immobile, je ne peux que la contempler.

Pluplu...

Murmurée, sa voix est belle. Aussi. Et j'aurais pu ne pas faire le rapprochement. J'aurais pu m'abandonner dans ses mots, dans ses lèvres. Mais rares ont été les gens à m'appeler Pluplu. Rares. Et parmi la liste qui défile dans ma tête, il y'en a bien une. C'est alors que je la reconnais. Elle était plus âgée quand je l'ai vu, mais ces yeux, ce visage ; tout concorde. Et même que tout concorde avec des vieux souvenirs de Pludbus. Des souvenirs d'une époque très lointaine. Trop lointaine. Alors je m'approche doucement, presque timidement. Je pose ma main sur la sienne dans l'espoir de la réveiller en douceur. Mais elle continue de dormir. Et alors que mes doigts glissent sur les siens tandis que mon cœur bat la chamade, je glisse mes lèvres près de son oreille.

Mi... Milerva ?

Comme quoi, il ne suffit pas de baiser pour réveiller les princesses, car celle-ci ouvre les yeux, timidement. Une larme nait dans le creux de ses paupières tandis que la lumière vient agresser ses yeux. Un clignement pour la chasser, puis son regard qui vient se fixer sur moi. Et son sourire qui s'étire en masque de chaleur et de joie.

Pluplu ?

Et je ne peux que sourire. Comme pour lui donner raison. Sans comprendre le pourquoi, le comment, juste en remerciant l'instant présent. On se regarde, ainsi, souriant, sans comprendre. Juste pour ne pas se quitter des yeux. Et puis son regard finit par se baisser.

Plu ?

Et les miens se baissent aussi. Mes doigts se sont glissés entre les siens. Elle me regarde à nouveau, surprise. Et le rouge me monte instantanément aux joues. La gêne est énorme. Je retire ma main soudainement tandis que je bondis en arrière, retirant pour le coup toute la couverture, me retrouvant sur le bord du lit, en équilibre précaire. Et mes yeux sont attirés sans le faire exprès vers ces jambes ainsi révélées. Mais un détail m'interpelle. Il me crie dans les oreilles. Le vêtement de la marine est assez grand pour tout cacher, mais il y a quand même le problème de ne pas avoir de pantalon.

Euuuh...
NAAAAAN !

Des deux mains, rouge de honte, elle me pousse en arrière, dans le vide, tandis qu'elle se recroqueville sur elle-même pour ne laisser aucune chance d'entacher sa pudeur. Et c'est l'instant que choisit le médecin pour entrer dans la pièce, emportant avec lui un plateau de petit déjeuné.

C'est l'heure du repas Pludbus ! J'ai du bon chocolat …




Chaud...

Il s'immobilise. Comme tout le monde. Ses yeux vont de Milerva, à moi, sans comprendre. Finalement, il laisse tomber le plateau tandis qu'il commence à comprendre, ou plutôt, qu'il commence à s'imaginer des choses. Des choses qui sont fausses. Mais qu'on m'appelle encore Pludbus, elle paraisse soudainement très logique.

Oh putain … Pludbus … Espèce de GROS PERVERS !
Non ! Non ! Vous vous trompez !
JE VAIS TE FOUTRE LA RACLÉE DE TA VIE ! IMMONDE PÉDOPHILE ! VIENS ICI !
Naaaaaan !
Et c'est dans ces moments-là que nos jambes deviennent capables de battre des records et que l'on parvient à esquiver le médecin pour fuir. Fuir au loin. Fuir en pyjama sous les cris hystériques d'un docteur outragé.

SALAUD ! ELLE AURAIT PU ÊTRE TA PETITE FILLE ! DÉGUEULASSE !
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La course poursuite tourne rapidement court. Peu pressé d'aller se perdre dans les couloirs à ma recherche, le médecin fait rapidement demi-tour pour s'occuper de Milerva qui n'a probablement pas quitté la chambre. Ce qui me permet d'avoir le champ libre pour pallier à un problème de taille. Pour Pludbus, ça correspondait au profil, mais pour moi, il est hors de question que je me balade en pyjama à fleurs devant les gens. J'ai une pudeur, moi merde.
Enfin, maintenant, j'en ai une.

Le couloir dans lequel je me suis planqué ressemble aux autres. Impossible de se repérer. Mais Pludbus en savait des trucs sur Navarone. Pas de doute possible, je dois être dans le centre Sengoku. Pas le coin avec les grands blessés, plutôt les convalescents longues durées. Il doit avoir des patients dans les chambres. J'en essaie plusieurs. La majeure partie est fermée. Je tombe même sur une gonzesse en train de se rhabiller. Comme si j'avais encore le nez du lubrique pour dénicher les sales affaires. J'évite le tabouret dans la gueule et je change de couloir. Bonne pioche. Une chambre comme la mienne et un gus qui fait des mots croisés dans son lit, l'air parfaitement reposé. Un tir au flanc, j'parie. J'avise une chaise contre le mur où sont soigneusement pliées les pièces de son uniforme.

Mais qu'est ce tu fous là, le gosse ?
Tes fringues.
Quoi ?
Tu me files tes fringues.
Mais t'es malade !

Je m'approche de lui et je lui fais une gueule bien sérieuse, limite menaçante en le pointant du doigt.

Écoute-moi, le blaireau. Je connais personnellement Otto Andermann. Et si tu m'emmerdes, je peux me débrouiller pour qu'il te mute sur le Nouveau Monde. C'est un coin sympa, il y fait un peu chaud et tu peux y perdre des jambes. La routine quoi. J'peux aussi me débrouiller pour te faire muter sous les ordres de Pludbus. Tu sais ? Le truc méga vieux mais méga croulant. Nouveau Monde ou Pludbus ? Mon cœur balance. Par contre, tes fringues suffisent à me faire oublier cette histoire.

Et puis, t'en as pas besoin, non ? Je sais reconnaître un type qui simule d'un vrai type qui en a dans le froc et qui fait pas semblant.


Le message passe. J'viens prendre ses fringues et je change de chambre. Pas la peine qu'il me reluque. À moins de passer pour la victime dans une sombre histoire de pédophilie ? Non. La marine n'est plus si crade depuis que Pludbus est mort. La chambre d'à côté est vide et je m'empresse de changer de tenue, abandonnant le pyjama sur le lit là. Le perdre m'importe peu. J'ai autre chose à gagner en retour. L'uniforme en question est trop grand pour moi, évidemment, mais au moins, je suis habillé. Je pourrais ressembler à un petit mousse si j'avais pas les barrettes d'un caporal. V'là t'y pas en plus que c'était un sous-off. Tout se perd. Les vêtements sont propres. Tant mieux.

Marchant d'un pas tranquille dans les couloirs du centre Sengoku, je me rapproche doucement de ma chambre pour voir ce qui s'y passe. Pendant ce temps, je réfléchis un peu. Que fout Milerva dans mon lit ? Et pourquoi elle est jeune. Une réponse logique pointe rapidement le bout de son nez. Au moment du rajeunissement monolithique, Milerva était dans la forteresse. La seule, probablement. Elle a dû rajeunir en même temps que moi et comme elle avait mon âge, elle a retrouvé ses traits d'adolescence. Elle a dû finir par sortir de la forteresse et elle s'est retrouvée … dans mon lit. Et elle a préféré s'endormir.

Bizarre quand même. S'endormir comme ça. Un bref instant, je me dis que j'ai pu oublier ce qui s'est passé dans la nuit. Ça serait plausible, non ? Mais oublier un truc que j'aurais pu faire avec une fille pendant une nuit, faut pas trois secondes pour que les plus fous scénarios me montent aux cerveaux. J'en saigne du nez. Puis je retourne à la réalité. C'pas possible. J'ai pas pu le faire. Calmos. On va pallier à l'essentiel.

Faut la retrouver.

Évidemment, elle n'est pas dans ma chambre qu'est restée déserte et en désordre. Non, je ferai pas mon lit. Faut bien que ça ait des avantages d'être un gosse. Je continue ma route dans les couloirs, évitant les gros groupes de gens, mais on peut pas éviter tout le monde. Je passe devant deux types qui font même pas attention à ma présence. Le troisième est plus oisif ; à la recherche d'un truc intéressant à déambuler dans les couloirs. Et un caporal court sur pattes, ça surprend. Je passe devant sans qu'il ne bouge sinon me fixer.

J'm'arrête.

C'est comme ça qu'on exprime son respect à son gradé ? J'veux ton nom et ton matricule.

Il se met au garde-à-vous et commence à bredouiller des excuses.

Mouai. Ça ira. Il est où le plus proche bureau des médecins ?
Au … au bout du couloir. À gauche. Et c'est dans le couloir.
Pas très précis …
Sur la droite ! Troisième ou quatrième.
J'reviendrais si tu m'as raconté des cracs, toi.

Dur d'entendre ça de la part d'un type même pas majeur, mais dans le doute, autant éviter les embrouilles. Gosse ou pas gosse, c'est un caporal. Et quand on a connaissance de hauts gradés qui ont eu leur poste à la majorité, on peut se douter qu'ils ont monté les échelons dès le biberon. Moi non plus, j'évite de faire une bêtise et j'en rajoute pas. J'ai autre chose à faire que me moquer des bleus. Ces indications sont justes et je parviens au bon endroit. Le bureau général des médecins de tout l'étage. En l’occurrence, le lieu n'est occupé que par mon médecin. Et Milerva. Pas le coin le plus en activité, on dirait.

Je tombe en plein interrogatoire post-traumatique. Avec des mots gentils et en douceur, le médecin essaie de lui faire cracher le morceau que j'ai abusé d'elle. Et pas qu'un peu. Et v'là que Milerva ne ne souvient plus trop de ce qui s'est passé. De quoi me faire penser que la nuit a pas été si innocente que ça. Saloperie de gêne. Il n'y a que ça comme explications pour avoir joué à docteur Pludbus. Et avec un œil dans la pièce, j'peux voir que le médecin est à deux doigts de se lever pour déclarer l'alerte pour me choper manu militari.

Super.

Et, t'es qui toi ?

Zut. Les autres médecins arrivent et semblent étonnés de me voir. Trente-sept explications me viennent à l'esprit. Les joies d'un esprit jeune, c'est clairement bien. Il m'en vient une. Sympathique.

Bonjouuur !

Faut s'imaginer la voix de gamin un peu naïf.

Je suis Dass Andermann !
Andermann ? Un petit fils du vieux ?
Nan ! C'est mon arrière grand-père !
Ton … arrière grand-père ? Mais ça veut … ça veut dire que t'es le fils de Katia ??!
C'est qui le mec qui a osé se taper Katia ?!

C'est mon popa ! Il est à côté ! Il examine ma petite sœur !

L'instant d'après, cinq têtes de médecins passent par la porte. Mon faux père tourne la tête.

Ah ! Vous voilà ! Vous ne devinerez jamais ce que...

ESPECE DE BATTARDS !

Les cinq médecins n'hésitent pas à bouter l'autre hors de son tabouret. Pendant ce temps, je me glisse derrière eux et j'agrippe la main de Milerva qui sursaute en me voyant.

Plu ?
Oui. C'est moi. On a pas le temps !
IL EST LÀ ! LE PEDOPHILE SCELERATE !

Il m'a vu. Les autres médecins se retournent et font davantage attention à mon visage. Dans la profession, tout le monde reconnaît le visage du nouveau Pludbus. Tout le monde est passé dans sa chambre pour voir le prodige en faisant semblant de faire des analyses bidon.

Oh ! Le ! SALE !...


J'ai une fenêtre de trois secondes. Je la saisis et je cours vers la sortie, emmenant avec moi Milerva qui ne sait pas quoi dire. Et j'm'engouffre à toute vitesse dans les couloirs, poursuivis par six médecins en colère. Comme quoi, ça devient une habitude.
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Je ne prétends pas connaître Navarone. Je prétends juste connaître les standards de construction dans la marine. Généralement, tout est assez standardisé et même les changements de maitres d'oeuvre ne mettent pas à mal cette généralité. Navarone se ressemble dans les grandes lignes. Dans un coin de ma mémoire, je retrouve des morceaux de plans et de disposition des lieux. Navarone est le genre de base qui a sans cesse été modifiée par des amiraux toujours plus convaincus les uns des autres qu'ils allaient enfin apporter la pierre finale à l'ouvrage. Pludbus n'a pas fait exception à la règle. Certes, son apport n'a pas été aussi glorieux que le centre Sengoku. Le projet initial visait même à défaire le Centre. Et pour cela, j'ai du gobé quelques centaines de plans. Ça remonte. Mais ça semble soudainement tout frais dans ma mémoire. Le projet que Pludbus voulait mettre en place ? Je ne le divulguerais pas. Même sous la torture. Ça fait partie des secrets les plus honteux de la marine. Et quand on connaît le bonhomme, on peut se douter que ça doit être assez gros vu la honte incarnée qu'est Pludbus.

Du coup, j'arrive globalement à me repérer, dans les grandes lignes, prenant les embranchements pour sortir du centre. Malgré mon jeune âge, je n'arrive pas à semer les médecins. Même si on les perd de vue, ils sont toujours dans le coin et il suffit juste de passer à un tournant pour qu'ils nous voient. Le souci, c'est pas moi, c'est Milerva. Elle fatigue. Je m'arrête un moment pour lui faire reprendre son souffle et j'essaie de lui demander si ça va. Et puis, un truc m'intrigue. Pourquoi se sent-elle obligée de maintenir fermement son haut tiré vers le bas. Ça couvrira jamais toutes ses jambes.



Il… Il… Il t'a pas fait mettre un… pantalon ?

NON !

Ce n'est pas contre moi. C'est juste le cri d'une fille contre toute la stupidité des mecs qui ne savent pas fermer leur gueule pour ne pas parler de choses gênantes. Elle est rouge. Plus de honte que d'essoufflement. Et je me tourne rapidement pour éviter d'en prendre une autre. Fixer le vide au loin me semble soudainement très intéressant tandis que mon esprit gamberge à grande vitesse. Et puis, j'ai une idée. Une bonne, je crois. Je baisse le pantalon.

Mais… tu fais quoi Pluplu ?
Tu vas voir.
Euuh...

Pas rassurée. Mais une fois enlevé, je lui tends, cachant à mon tour un sous-vêtement qui ne me sied pas beaucoup. C'est pas ma faute si ce couard de caporal aime se balader en slip à rayures blanc et bleus. Vachement classe. De son côté, Milerva accepte l'offre après un instant d'hésitation.

Merci Plu.

Elle sourit timidement. Je fais un mouvement de signe qui en dit long. C'est naturel. Il faut préserver la dignité des demoiselles. Et c'est pendant qu'elle se rhabille qu'une porte s'ouvre devant nous. Un type semble vouloir sortir, les yeux dans le vague et la barbe pas rasés. Il nous regarde l'un après l'autre. Deux adolescents, dont une fille, en train de se refiler un pantalon trop grand pour l'un ou l'autre. On reste immobile, incapable de réagir. Je prévois des solutions à toutes les éventualités. Au pire, le coup de pied dans les parties reste une solution indémodable et ayant prouvé sa redoutable efficacité. Finalement, le type referme la porte en se grattant la tête. La situation semble le déranger tout particulièrement. On a à peine le temps de s'échanger un regard avec Milerva que les médecins déboulent soudainement au bout du couloir.

INFÂME PETIT DÉCHET ! SATYRE ! BAS LES MASQUES ! TON VICE EST TON ÂME !
Je crois qu'il est temps de partir. Prête ?
Prête.

Et on repart. Bientôt, on finit par sortir du centre Sengoku et l'on entre dans les parties administratives. Les gens sont beaucoup plus nombreux et la course de fond se transforme en parcours d'obstacles. Heureusement, les mecs du coin sont de plus gros obstacles pour nos poursuivants et on parvient à gagner un peu de terrain. Sous les injonctions des médecins, certains types se bougent un peu pour nous attraper, mais on reste assez rapide et vif. Mais la situation empire. Ce n'est qu'une question de temps avant de se faire capturer. J'ai une idée. Je pense qu'elle peut marcher. Mais si ça marche, ça sera tout pile. Alors je serre les dents, tout comme la main de Milerva. Encore un peu de courage. On y est presque.

Et on y parvient enfin. Un petit couloir lumineux avec pas grand monde. Et mon poing qui tambourine contre la porte. Deux secondes d'attente. Je répète l'opération.

Allez... !

Derrière, les bruits de pas s'approchent drastiquement. Puis vient le bruit caractéristique d'une porte déverrouillée et celle-ci s'ouvre.

Toi ?

Je pousse la porte sans ménagement. Comme si c'était chez moi.

Y a pas le temps de t'expliquer Otto, faut que tu nous planques !

Le vice-Amiral Otto Andermann ferme la porte derrière nous et nous avise de son œil sévère, mais où je pourrais lire clairement une étincelle de malice. Derrière la porte, les bruits se sont arrêtés. Ce n'est qu'une question de seconde avant que les médecins se décident à toquer à la porte du vice-amiral. Pressé, je le suis. Et ça ne semble pas être le cas du vieux. Alors, je fais court.

Faut que tu nous caches ! C'est un malentendu et ils sont capables de m'écarteler pour des conneries ! Tu peux me faire ça, non ?
Peut-être, oui. Mais où je pourrais vous cacher ?

Je regarde son bureau. C'est vrai qu'à part des meubles stylisés, un bureau ouvert et des fauteuils confortables, il n'y a pas grand-chose. Et comme ça suffisait pas, on frappe déjà à la porte.

Vice amiral ?! C'est urgent !
J'arrive ! Deux secondes !
Je ne vois vraiment pas où…
On tente la penderie !


Je m'y précipite et je l'ouvre à la volée. Il y a beaucoup d'affaires, mais il y a un espace de libre. On va être serré, mais on peut rentrer.

Faut se grouiller !

Milerva s'approche et s'assoit au milieu de l'espace dégagé, sur les coudes, genoux recroquevillés. Je m'y engouffre à sa suite tandis qu'on frappe à nouveau à la porte. Et je capte seulement maintenant dans quelle situation je vais être. Pas le temps. Pas le temps mais ça me fait perdre mes moyens. Et Otto s'empresse de me pousser suffisamment pour que je rentre. J'arrive finalement à califourchon sur elle, les mains posées près de ses coudes et mon visage près du sien. À nouveau, je sens sa respiration haletante sur mes lèvres. C'est chaud.

La porte se ferme et Otto vient ouvrir aux médecins.

C'est pas trop tôt !
Rupert. Un peu de calme !
Vice-amiral ! Vous devez être franc avec moi ! Avez-vous vu Pludbus ?
Pas du tout. Qu'a donc fait ce vieux garnement ?
Il a agressé une fille ! Une adolescente qui aurait pu être son arrière-petite-fille ! Ce type est un vrai salaud !
Ahah. Ça m'étonne de lui.

Devant mes yeux, Milerva sourit de la cocasserie de la scène. Ses yeux se baissent timidement comme pour éviter de regarder mon teint rouge cramoisi. C'est sûr que dans la position dans laquelle je suis, on pourrait croire que je suis en train de l'agresser. Par une fente dans la cloison, je parviens à voir Otto et le docteur Rupert. Ce dernier semble très énervé et suspecte visiblement Otto de nous avoir aidés.

C'est très important, Vice-Amiral ! Vous devez nous aider !
Je ne peux pas vraiment vous aider. Je ne sais pas du tout où il est.
Vous êtes sûr ?
Absolument sûr. Et puis, vous devriez vous poser la question suivante : d'où vient cette fille ? Je n'ai pas connaissance que des adolescentes se promènent dans les couloirs de ma base.
Mais…
Docteur Rupert. Vous connaissez mes capacités en terme d'Empathie. Je sais ce qui se passe dans ma base et je peux vous dire qu'ils ne sont pas ici.

J'avais oublié l'empathie. Le vieux grigou a dû connaître ce qu'il se passait avant même que je déboule dans son bureau. Les explications pour me faire stresser… Rah. De là où je suis, je vois presque Otto se tourner vers moi et me jeter un coup d'oeil amusé. Tu le paieras cher, Otto. Je m'en souviendrai.

Mouai.
Par contre, je peux vous dire que Pludbus est aux cuisines. Une petite faim, probablement.
Aux cuisines ?!
Oui.
Allez-y tout de suite !

Les autres médecins s'en vont tout de suite. Rupert semble hésiter. Allez. Oust. J'aimerais bien sortir de là. Ça commence à être très gênant. Trop. Milerva le prend bien vu son sourire. Mais non. Ça ne me fait pas rire. Du tout.

Bien… je vais y aller alors…

Oui. C'est ça. Oust.

Ah ! Rupert ! Je voulais justement vous parler de quelque chose ! Entrez donc !

Vice-amiral ? C'est que…
J'en aurais que pour deux minutes.

Rupert entre et Otto ferme la porte. Et tandis que le médecin prend une chaise en regardant tout partout comme s'il s'attendait à me voir apparaître, Otto va vers son bureau sans oublier de m'adresser un grand sourire espiègle, à moi, dans ma penderie.

Mais quel enfoiré...


Ce qui fait rire Milerva. Au moins.
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Le vieux commence à discuter de trucs vachement intéressants. Organisation du centre Sengoku, logistique des fournitures, plan d'urgence en cas d'arrivées massives de plusieurs équipages dans le besoin. Il paraît que c'est pour s'assurer que tout est en ordre et Rupert n'a besoin que de hocher de la tête, approuvant chaque mot du chef de Navarone. Mais je le vois, le petit Otto, toute son attention est braquée vers moi et ma situation autant acrobatique que gênante. Et dire qu'on disait de Pludbus que c'était un gros vicelard. Andermann en tient une sacrée couche. Comme quoi, tous les officiers de cette génération sont pas très net dans leur tête. Finalement, comme l'autre ne semble pas avoir l'intention de mettre fin rapidement à ce petit manège, je me concentre sur le centre du problème. Milerva. Et moi, accessoirement.

Elle a mis ses bras derrière sa tête pour la reposer. Son souffle s'est apaisé après la course poursuite que je lui ai infligée. Et je pense justement que ce n'était pas forcément nécessaire de l'amener avec moi. Oui.

Je suis désolée de t'avoir fait faire ça…
Non. Non. C'est pas grave.
J'aurais pu te laisser avec le docteur Rupert.
Arrête, Pluplu.
Mais…
Je préfère être avec toi.
Que… que … q..q...
Je m'amuse bien avec toi.

Et elle sourit en penchant la tête, les yeux presque fermés. Je sens le sang me monter au visage. Je bafouille. Et la douleur de mes bras se fait soudainement sentir. J'ai des crampes. Et je le signale comme pour changer de sujet parce que c'est devenu soudainement embarrassant.

Tu n'as qu'à te mettre sur les coudes.

C'est logique. Au lieu de se tenir sur les mains, on se tient sur les coudes. Pourquoi j'y ai pas pensé plus tôt ? J'y ai pensé plus tôt. Et j'ai écarté l'idée sans ménagement. Pour la simple raison que je vais devoir me baisser et davantage la coller. Et déjà que la situation est très gênante, je n'ai pas franchement envie d'en rajouter. Mais elle insiste. Elle me saisit carrément les mains. J'y suis contraint. On pourra pas dire que j'en ai profité. Je m'exécute avec une lenteur calculée pour éviter tout faux mouvement. Ses yeux me suivent avec une attention toute particulière. Finalement, les deux coudes posés de part et d'autre de sa tête, je me retrouve à un petit centimètre d'elle. Son souffle est chaud. Et il s'accélère.

Et ils rigolent les deux zigotos à côté. Otto doit prendre son pied.

Hihi. Tu es tout rouge.
Ah oui ? Toi, non.
Il n'y a pas de quoi être gêné.
T'en as des bonnes toi.

On se regarde, muet. J'ai ses yeux et ses lèvres en gros plan. Et fixer les deuxièmes n'est pas vraiment une chose à faire. Mais dans ses yeux, j'ai comme l'impression que c'est le même dilemme. Le silence entre nous deux devient vraiment très lourd. Un simple mouvement fait sursauter l'autre. Comme si on s'attendait à quelque chose. Et Otto semble étrangement un peu moins parler. Comme s'il s'attendait à quelque chose, aussi.

Mais quoi ?

Je capte un petit changement chez Milerva. Elle se mord la lèvre. Du rouge lui monte aux joues et ses yeux ne cessent de se fixer sur un point sous mon nez. Et lentement, je perçois qu'elle se redresse. Un millimètre. Deux millimètres. Je reste immobile. C'est probablement une erreur. C'est forcément une erreur. Cinq. Six. Ses lèvres s'entrouvrent presque. Non. C'est. Je. Hein. Oui. Non.

Je me recule. L'instinct. De survie ? Je ne sais pas. Une goutte de sueur froide me coule le long de la tempe. Mon cœur bat à cent à l'heure. Je pourrais presque entendre le sien. Et alors que je recule, elle recule aussi, tournant la tête, aussi rouge que moi. Je détourne aussi le regard, au paroxysme de la gêne. Alors, je m'intéresse à Otto. Surtout qu'ils se sont levés. Mais la conversation m'intéresse soudainement.

…vous dites Pludbus ? Je vous le jure. Je le croise. Je le castre.
Allons. Pas de méthodes un peu trop extrêmes.
Extrêmes ! Mais c'est un prédateur sexuel ! Un lolicon !
Vous vous basez sur les observations d'un Pludbus que vous avez connu.
Bah oui.
Mais le Pludbus que vous avez connu n'est plus le jeune homme dont vous vous occupez.
Comment ça ?
Vous ne pensez pas qu'en votre qualité de médecin, un tel changement au niveau du physique ne s'accompagne t'il pas forcément de changement psychologique ?
On est sûr rien. Surtout avec lui.
Méditez sur la question. Il est différent. Je vous l'assure. Et je pense qu'il sera bon, à l'avenir, de le traiter comme quelqu'un de complètement étranger à ce qu'il a été par le passé.
Mouais...
Faites-moi confiance.
J'essayerais.
Au fait. Quand sont prévus les résultats des examens approfondis ?
Dans trois jours. Vous les voulez dès qu'ils seront parus ?
Non non. Au contraire. Les changements doivent être importants et je préfère qu'ils soient portés à la seule connaissance du patient.
Oui. Secret médical quand même.
Naturellement.
Bien. Excusez-moi encore pour le ton, tout à l'heure, c'était…
sur le coup de l'émotion.
Voilà.
Vous êtes pardonnés, docteur Rupert.
À une prochaine fois, Vice amiral.
À plus.

Bruit de porte qui se ferme. Une seconde. Deux secondes. Puis bruit de porte de penderie qu'on ouvre brutalement. Je fais une roulade sur le côté pour m'extirper de là sans réaliser de contact épidermique superflu. J'ai déjà assez de rouge sur le visage comme ça. Milerva sort avec un peu plus de lenteur. Elle aussi est toujours un peu rouge et se cache le visage en nous tournant le dos en faisant mine de se rhabiller.

J'espère que je n'ai pas été trop long. C'était nécessaire pour donner le change. Le docteur Rupert était assurément méfiant.

Connard.

Merci Otto, tu nous sauves. Vraiment.

Ça m'arrache la gueule.

Qui est donc cette charmante demoiselle ?

Milerva se tourne et sourit au vieillard. Elle incline légèrement la tête

Milerva Octiput. Ma.... ma…. ma.
Son amie.
Voilà.

Il y a longtemps, elle a voulu se marier avec moi. Mais c'était il y a longtemps. Et beaucoup d'eau a coulé sous les ponts depuis. Tandis qu'elle reçoit les mots d'accueil d'Otto, je la regarde en douce. Elle semble s'être désintéressé de moi et beaucoup plus à l'aise avec le vieux. Comme si tout ce qui s'était passé dans la penderie n'était que du vent. Une péripétie parmi tant d'autres.

J'ai dû me faire des idées. C'est le fait de rajeunir. J'ai plus les bonnes perceptions. Faut que je gratte la crasse lubrique de l'autre.

Et bien, je te souhaite de passer un bon séjour parmi nous, Milerva.
Merci. Pluplu est un excellent guide. Et il est très amusant.

Otto me fixe un instant, un sourire sardonique sur les lèvres. Pluplu. Je te merde. Le vice amiral se dirige vers la bibliothèque à côté de son bureau et appuie sur un bouton. En douceur, le meuble bouge, dévoilant une porte.

C'est un petit passage secret qui mène à un bureau inoccupé, à côté. Très pratique pour fuir le bureau quand on guette ma sortie.
Mais tu aurais pu nous faire sortir par là !

Grand sourire niais.

J'avais oublié.


Qu'est-ce que je t'ai fait Otto pour te venger à ce point ?

Merci monsieur !
De rien, mademoiselle.
Ouais... merci.

On se dirige vers ladite porte quand Otto m'interpelle soudainement.

Au fait, tu ne vas tout de même pas continuer à infliger à cette charmante Milerva la vue de ton sous-vêtement aussi voyeur que ridicule ?

C'est vrai que j'ai toujours le slip de l'autre. Milerva baisse les yeux un instant avant de comprendre ce qu'elle est censée voir. Elle remonte bien rapidement, les yeux grands ouverts et une grimace moqueuse comme sourire. Elle rougit. Un peu. Ça commence à être une habitude.

T'as bien raison Otto... Mais tu crois qu'on peut trouver des pantalons n'importe... où… ici ?

Il me vient une idée. Je m'approche d'Otto.

Plait-il ?

Ah non !
Si.
NON !
SI !
JE SUIS VICE-AMIRAL ! TU OBÉIS ! ÇA SERA NON !
J'AI ÉTÉ AMIRAL EN CHEF ! ALORS TU OBÉIS !
NAH !
SI !
NAH !
SI !
Monsieur ?
OUI ?
Ah !
Pardon ! Oui ?
S'il vous plait. Pluplu est dans le besoin.

C'est elle qui la dit.
N'en rajoute pas.
Alors ?
D'accord…

Deux minutes plus tard, on sort par la porte menant au bureau inoccupé. La cloison s'est refermée derrière nous. Ça fait du bien d'avoir un pantalon sur les genoux. Milerva ne peut s'empêcher de rire. Et je la comprends.
Dire qu'Otto porte des couches quoi.
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Après une bonne dizaine de minutes, une chose est certaine : personne ne nous suit, même si les regards surpris de ceux que nous croisons peuvent conduire à des problèmes et cela plus rapidement que je pourrais le penser. Dans nos vêtements trop long et traînant presque à terre, c'est pas anodin. Et nos deux visages juvéniles font passer le bleu de la base pour un doyen. La nécessité d'enfin trouver un coin tranquille devient assez pressante. Et le réveil de mon estomac semble indiquer que le réfectoire sera le lieu idéal pour se poser et nous remettre de nos émotions. Au gargouillement, Milerva pouffe un peu. Elle aussi a faim, mais elle sait se faire discrète. Elles sont comme ça, les filles, c'est tape-à-l’œil pour d'autres choses.

Ma mémoire des lieux ne suffit pas à trouver l'endroit et j'ai besoin de quelques indications difficilement obtenues de la part de marines partagés entre l'idée de me répondre et celle de me guider à la crèche la plus proche. Mais j'exagère. Je ne parais pas aussi jeune que ça. Finalement, le réfectoire s'ouvre à nos yeux et nos visages plus si rouges que ça tandis que c'est les autres qui l'ont. Quelques bouteilles semblent circuler entre ceux qui ont été de garde cette nuit et qui s'apprêtent à prendre un sommeil réparateur. L'immense réfectoire est assez calme. On est entre deux repas et les cuistots s'affairent à préparer la prochaine tournée de boustifaille. Plusieurs dizaines de types prennent un petit déjeuner tardif avant de prendre leur poste. Les conversations sont simples et riantes. La place ne manque pas et je conduis Milerva à une table ni trop près des autres ni trop loin. On ne fait pas vraiment attention à nous. Entre ceux qui sortent du sommeil et ceux qui vont commencer, l'attention est basse.

En même temps, s'il fallait être aussi sur le qui-vive au réfectoire, il n'y aurait aucun lieu de paix dans une base.

Milerva s'installe face à moi avant de se lever à moitié. Je lui intime de ne pas bouger. Je vais apporter la nourriture. C'est de la galanterie. Je fais profil bas tandis que je m'approche près du self ou un cuistot plutôt satisfait d'avoir hérité d'un rôle de planqué qui consiste à servir un type toute les dix minutes au lieu de faire la cuisine pour mille. Celui-ci, comme tous les autres, met un peu de temps avant de réagir en me dévisageant sans vergogne. Mais avec un peu de patience, j'arrive enfin à avoir ce que je veux. Deux plateaux-repas de petit déjeuné. Plutôt froid, mais on s'en contentera. En les ramenant vers Milerva, je ne peux éviter plusieurs types qui se sont aperçus de ma présence. Je fais mine de ne pas les voir.

Je ne vois que Milerva.

Merci Pluplu.

Un instant, je crains que des gens l'aient entendu. Mais non. Ça reste entre nous. Dans la sphère stricte du privé. Je me pose devant elle. Elle me fixe. Je la fixe. J'ai l'impression que personne ne veut commencer. Dans ces cas-là, c'est mieux qu'elle commence, non ? Alors, j'attends. Mais elle se contente de sourire. Pire, elle pose son menton sur sa main ouverte, accoudé à la table. Il y a un petit quelque chose de malicieux dans son regard. J'essaie de rester imperturbable. J'échoue. Je me lance.

Tu n'as pas faim ?
Tu as oublié les couverts.

J'essaie de trouver quelque chose à dire. Mais ça ne sert à rien. Elle a juste raison. Une minute trente après, on commence enfin à manger. Le silence s'installe entre nous, seulement entrecoupé des bruits usuels pour ce genre de repas. On beurre les biscottes. On les trempe. On croque dedans. On mange. Les regards s'évitent. L'attention se concentre uniquement sur le repas. Autour d'eux, ça circule. Ça sort. Ça rentre. On s'intéresse toujours une petite minute à eux, puis l'attention retourne aux repas. Et alors que les minutes s’égrainent et que les estomacs se remplissent, voilà venir le temps de la dernière biscotte. Je la cherche. J'ai encore une petite faim. Mais c'est Milerva qui l'a. Alors, je la fixe un instant et nos regards se croisent. Elle sourit. Je baisse les yeux. Elle hésite. J'hésite aussi. De quoi ? Je ne sais pas. Puis on réagit de concert. Elle me la tend. Je fais un faux mouvement et je tape sa main. La biscotte tombe.

Ah !
Pardon !

Quel con je fais. On se penche pour la récupérer, mais elle est tombée du mauvais côté.

C'est dommage.
La faute à Murphy.
Qui ?
Non... rien.

Le silence s'installe à nouveau. Je ne sais quoi dire. Il y a comme une distance entre nous qui s'installe. Lentement. Que dire, en même temps ? Je regarde à côté comme pour trouver quelque chose. Un début de piste. Elle reste immobile, les yeux dans le vague. Finalement, je parviens à bredouiller quelques mots.

Tu … tu m'as vraiment surpris … ce matin.
Oui.


Trouve quelque chose, merde !

Mais … comment tu … t'es retrouvé là ?
Je ne sais plus trop. C'est un peu flou. Je me souviens de m'être réveillé aussi jeune que toi.

Elle me regarde un instant, comme pour retrouver la même expérience dans mes yeux. J'approuve, même si je sais ce qu'il s'est passé avant. Et c'est tant mieux si elle ne se souvient pas de son passé à elle. Il n'était pas franchement très rose.

J'ai erré dans des... couloirs. Tout était propre, mais tellement vide. Ou vidé. Il y a eu des gens, mais ils étaient partis. J'ai trouvé à manger. Plusieurs jours. Je ne savais pas où allait. J'étais seul. Et puis, à bout de fatigue, j'ai cru trouver une porte menant vers l'extérieur. Et je me suis retrouvé dans le noir. Le contact des draps, ça était libérateur. Et j'me suis tout de suite endormi. Et me voilà.
Ah...

On dirait qu'elle a rajeuni en même temps que moi. Normal. Alors je souris.

Et bien. Tout est bien qui finit bien !

Je vois sa main posée contre la table. Allons-y à fond, il faut la réconforter. Alors, avec une hésitation, je pose la mienne sur la sienne.

Ça a dû être un mauvais moment à passer. Mais c'est fini maintenant. J'ai … j'étais inquiet pour toi.
Menteur.

Elle retire sa main d'un sec. Son regard passe au noir, presque accusateur. Elle tourne la tête comme pour ne pas me voir.

Mais … ?
Je me souviens très bien de ce qui s'est passé avant mon rajeunissement. C'est toi même qui m'as enfermé dans … ton corps. Ta forteresse. J'étais traité comme une folle. Tu n'avais aucune considération pour moi.

Elle a pas tort. Mais ce sont les torts de Pludbus. Pas de moi. Je tente de la calmer, mais son ton monte. Sa voix devient tremblante d'une colère trop longtemps restée enfouie. Des têtes se tournent. Pas bon.

Tu n'en as rien à faire de moi. Tu ne m'as jamais montré d'intérêt. Depuis la première que l'on s'est rencontrée. À peine quelques mots et quelques longs regards. Rien d'autre. Et depuis que tu as rajeuni, tu t'en fichais pas mal de moi. Je serais pas apparu ce matin, tu n'aurais jamais pensé à moi. J'aurais pu mourir, c'était pareil pour toi. En même temps, pourquoi s'intéressait à la vieille Milerva ? Mais maintenant que j'ai rajeuni, que je suis plus regardable, je deviens fréquentable. C'est ça ?!

Beaucoup de têtes se tournent. On devient l'attraction phare du réfectoire. Même des cuistots commencent à se demander ce que pouvait être ce raffut.

Milerva ! Calme-toi ! On nous regarde !

On nous regarde ? Et alors ?! Tu me regardes aussi. C'est bien la première fois en soixante-dix ans ! C'est toi, toi, et toujours toi. Mais jamais moi ! C'est amusant de courir, de faire son malin, mais ça n'empêche que t'es toujours le même ! T'es un menteur Pluplu. Un sale menteur. Mais encore pire, tu es un lâche. Tu m'as fait beaucoup de mal et ce n'est pas trois pitreries qui vont tout changer. Mais tu crois pouvoir fuir tes responsabilités. Et bien je te dis NON ! NON ! TU ENTENDS ?!
Mais … Je sais que je n'ai pas été à la hauteur, mais essaie de comprendre ! C'était compliqué pour moi !
Qu'est ce que je disais ? Toi ! TOI ! Et moi ?! J'ai vécu la même chose que toi, mais tu m'as enfermé ! Mais non, je devrais passer au second plan. Voire même en dernière !
Je suis désolé Mil...
C'est facile ça. C'est LÂCHE !
Milly …
Tiens. Ça fait soixante-dix ans que tu ne m'as pas appelé comme ça. C'est beau la mémoire. Encore faut-il que ça ait un sens à tes yeux et pas juste des paillettes lancé à la figure pour cacher la misère de tes méfaits !

Elle halète. Elle s'est levée. Elle en pleure. Je pourrais en pleurer, mais mes larmes sont sèches. Rien ne peut sortir. Je ne peux qu'encaisser.

Tu es odieux. Pluplu.

Et elle s'en va. Elle court au milieu du réfectoire, au milieu des gens qui la regardent passer sans comprendre, si ce n'est qu'ils viennent d'assister à une querelle basée sur des ressentiments vieux de plusieurs générations. Et alors qu'elle disparaît. Je reste là. Effondré sur la table. Et les larmes me viennent alors. Sans pudeur. Sans retenue. J'ai encaissé et je ne peux plus continuer. Pourquoi ? Parce que tout ce qu'elle a dit. Je le sais. Je le connais.

Elle a parfaitement raison.
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Quoi ? Vous voulez ma photo ?

Des mots dérisoires de quelqu'un de blessé dans son cœur à des gens qui ont assisté à toute la scène. Et plus, je reste là, plus tous ces regards sur ma nuque me pèsent comme une chape de plomb. Je devrais partir. Mais pour où ? Ma chambre ? Oui. Je ne peux aller que là. J'ai un goût d'échec dans la bouche et un vide dans le cœur. C'est le mot juste. Je me sens vide. Sans âme. Comme une marionnette dont on aurait coupé les fils. Pas d'avenir. Pas de lendemain. Tout avait bien commencé, en quelque sorte, mais tout s'est brutalement arrêté. Un mur. Un mu à l'effigie de Milly. Il occupe toutes mes pensées. Pire, je n'ai qu'une seule pensée. Elle. Elle. Et encore elle. Je ne peux m'en défaire parce que je ne sais pas comment. Je suis bloqué. Je ne comprends pas.

Quoi faire ?
Rien. C'est mieux ainsi, hein. Ne rien faire.

De toute façon, j'ai une vie à recommencer. Je dois faire table rase sur le passé.
Et Milerva fait partie de ce passé.
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Hé … gamin … J'ai pas tout compris à ton histoire, mais tu devrais y aller. Va la voir. Les femmes, c'est compliqué. Et on est des connards finis. Ça changera jamais. Mais on peut se faire pardonner et qu'importe ce que t'as pu lui faire, tu peux te faire pardonner. Toi. Alors, vas-y.

Il a raison.
Ouais !
Faut mettre sa fierté de côté. On est des grandes gueules. Mais on oublie toujours que derrière tout ce qui nous tracasse chez elles, il y a un cœur. Et ces petites dames, elle marche beaucoup avec leur cœur. Moi, j'ai fait l'erreur de croire que j'étais plus fort que tout ça. Je n'ai pas cherché à rattraper ma femme. Et j'ai tout perdu. J'en parle rarement. Et tu peux ne pas m'écouter. Mais j'ai pas envie que tu fasses la même bêtise que moi. Si tu le fais pas, ça te fera mal. Très mal. Et même si tu voudras pas l'avouer, ça déchira le cœur. On essaie de se faire fort, mais on est impuissant face ça. C'est juste humain. Simplement humain.
Bien parlé !
Ouai !
C'est comme ça. Dans le cœur de chaque homme, il y a un petit garçon qui ne demande qu'à vivre à l'unisson avec la fille qui occupe toutes ses pensées. Ça crève les yeux que tu sauras pas te relever sans elle.

Alors, va. Va faire en sorte qu'elle te relève.

Ou je te botte le cul.
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Je suis qu'un con.

Et quand je le pense, je me rétame à terre en m’emmêlant les jambes. Pathétique. Je m'écrase au sol, ramassant la poussière sur un mètre. Et un instant, j'ai l'envie de m'abandonner sur le carrelage froid et hostile. Mais je sens ces regards sur ma nuque. Les regards de ces personnes qui m'ont remonté le moral. Et qui m'ont donné la force de me relever. De partir à sa recherche. Ils ont aussi souffert, par le passé. Ils ne se sont pas relevés à temps. Et parce qu'ils savent ce que j'allais endurer, ils m'ont poussé. En moi, j'ai leur espoir. Celui de pouvoir changer les choses. De pouvoir dire : « si je m'étais relevé, ça aurait été une autre fin ». Rien n'est fixé dans le marbre. Je dois leur dire ça.

Avec ses mains. Avec son cœur.

Alors je me relève. Et je sors du réfectoire avec la rage au ventre. J'ai fait des conneries. Je suis pas parfait. Loin de là. Mais je vais me faire pardonner. Je me ferai pardonner. Et je ne passerais pas à autre chose tant que je n'y serais pas arrivé. C'est un contrat. Si je dois changer. Je dois le faire. C'est tout simple. Mais il faut d'abord la retrouver. Les couloirs sont vides de sa présence et j'ai un peu de mal avec l'idée de crier son nom. Alors, je cherche un peu. Le début, je le fais par déduction. Je sais qu'elle est partie sur la droite. Entre les culs-de-sac et les passages contrôlés, un chemin se dessine naturellement. Puis le chemin finit par se faire plus douteux. On a descendu un étage. Il y a du monde, des gens qui discutent. Et j'avise un duo de gardes près d'un grand passage. Le genre de personne qui l'a surement vu.

Vous !

L'un se retourne. L'autre ne me remarque même pas, regardant, dans le vague, le flot de gens passant devant lui.

Qu'est-ce que tu veux le môme ?
Vous avez vu une fille passée ? Elle était dans un uniforme trop grand pour elle. Elle fait un peu moins de ma taille. Elle était peut-être en colère ou triste.
Hé, Jonny, t'as entendu le gosse ? T'as vu une petite gonzesse passée ?
Une gonzesse ? C'est le seul truc que vois. Et j'crois pas avoir vu le petit cul d'une gamine passé ici depuis un bon paquet de temps. Si elle est passée, elle doit être sacrément moche pour que je l'aie pas remarqué.
Héhé. T'as bien raison Jonny. Même jeune, une mocheté reste une mocheté !
Je vous permets pas! Bâtards !

Qu'il parle ainsi sur elle sans savoir, ça me tue. Des vrais connards. Il est pas question qu'on parle ainsi d'elle. Mais ils ont pas l'air très enclin à se faire dicter leur conduite par un type comme moi. Juvénile, ça n'aide pas pour se faire respecter. Ils se désintéressent de moi et s'approchent de moi, les mines menaçantes. Ils me poussent vers le mur et m'encerclent. Un peu à l'écart, rares sont les passants à nous prêter attention.

T'as dit quoi l'asticot ? On est des quoi ?

Il ferme sa grande gueule le nabot ? Moi, j'ai entendu « bâtards ».
C'est que c'est un méchant mot ça. Il est vraiment énervé, le petit !
Je vous préviens …
C'est qu'il mordrait en plus ! Ouh ! J'ai peur Cleg !
Il fait son petit caïd, c'est un chiot qui essaie d'aboyer ! T'sais. Comme les petits caniches. Plus c'est petit, plus ça montre les dents. Mais à la première mandale, ils sont à terre.
Okay. Vous avez gagné. J'ai une grande gueule. Je ferais mieux de la boucler et de ramper par terre. J'suis une merde. Vous pouvez me répondre maintenant ? S'il vous plait ?
Ohoh. Il y tient beaucoup à sa grognasse pour qu'il baisse son froc aussi rapidement. Elle doit être extraordinaire pour que tu la veuilles autant.
Je savais pas qu'il y avait des catins dans la base. On nous prévient jamais, nous.
Ne … l'insultez … pas …
Oh. Il remonte son pantalon. Finalement, elle vaut pas le coup.
Ouais. Ça tombe, c'est un travelo. Ou un truc encore plus exotique pour que ça soit aussi petit.
Bien pensé. Un animal ? Je parie que c'est une chi...
VOS GUEULES !

Il ne finit pas. Je vise là où ça fait mal. Je vise le cerveau. J'ai des petits poings, mais j'ai la rage qui déborde par les oreilles. Pas assez fort pour castrer, mais suffisamment pour leur couper la parole et leur faire plier l'échine. Et je me barre. Des gens se retournent pour constater les deux marines en train de se rouler par terre tout en se touchant les parties. J'ai pas mal pour eux. En d'autres circonstances, oui. Mais on insulte pas Milly comme ça. Je lui en ai déjà trop fait pour qu'on profère ne serait-ce qu'un seul mot de travers. Je serais intraitable. Et je fuis. Je les reverrais pas. Probablement. Et tout ce qui m'importe, c'est qu'avec tout ça, je ne l'ai pas retrouvé. Je ne sais pas où elle est. Et tous les mots contre elle m'échauffent le corps tandis qu'une réalité se dévoile peu à peu à mes yeux. Milly est complètement livré à elle même dans un environnement qu'elle ne connait pas parmi des milliers de personnes qui ne la connaissent pas.

Ça me donne d'autant plus de vigueur pour la retrouver.
Mais j'échoue. En une heure, je ne la vois pas. Je ne crois même pas la voir. Je n'entends pas parler d'elle. C'est comme si elle n'existait pas. Comme si j'avais été seul tout ce temps.

Et seul, je le suis encore plus. Seul avec moi-même. Seul avec ma souffrance latente.

Au bout d'une heure, je finis par sortir un peu. Les quais. Ils sont bondés. Partout, il y a des marins, des caisses, des transports de matériels, des gens qui discutent, des gens qui ordonnent et des troufions qui obéissent. Des gradés qui se promènent en montrant leur grade à tout le monde et roulant des mécaniques. Des touristes qui se promènent en se faisant tout petit. Et parmi toute cette agitation, cette ruche d'être vivant, il y a moi, assis sur une caisse. Dépité. Résigné. La tête dans les mains, je sens mes forces m'abandonner. J'ai échoué.

Je ne me suis pas relevé à temps.

Et les minutes s’égrainent. Lentement. Ne pas savoir quoi faire, c'est terrible. On se sent vide. Une idée vient, mais elle est tout de suite abandonnée. Pas d'envie. Pas de motivation. Le cerveau est débranché. Il n'y a plus que les sens. Des entrées d'informations qui ne traitent plus rien.

À l'exception d'une rumeur. Un mot porté par le vent. Un sujet de discussion rapide pour deux jeunes matelots. Fille. Et l'espoir revient. Un espoir fou. L'espoir d'une coïncidence, d'un coup du destin. L'espoir de la fin d'un tourment. Alors je me remets sur mes jambes et je fends la foule. Je fends les duos. On me crie dessus, mais je cours toujours. Droit devant. Jusqu'à la voir. Jusqu'à elle. Et je pourrais courir jusqu'à elle. La prendre dans mes bras. La faire voler au-dessus du sol pour la ramener vers moi et l'embrasser. L'enlacer. Lui dire que je regrette. Lui dire que je ne suis qu'un minable. Un abruti fini. Lui demander son pardon.

Je pourrais.
Mais je ne le fais pas.
Tout simplement.
Pour une unique raison.

Elle est au bras d'un autre homme.
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Douche froide.

Je reste un moment les bras ballants, au milieu de toute l'agitation, sans avoir conscience de ce qui m'entoure. Il n'y a qu’elle. Il n'y a que lui. Il n'y a que sa main qui se tient à son bras. Tout simplement. Mais si frappant. J'ai l'air bête à ne pas bouger. J'ai l'air d'un attardé à garder la bouche ouverte et le regard vide. Je ne juste plus qu'un glaçon. Une gangue de glace m'est tombée dessus. Froid et inerte, le cœur gelé. Vide. J'avais tant d'espoir. J'avais tant de désir de me faire pardonner. Je voulais. Juste. Quelque chose. Croiser son regard. Lui dire tout ce que je veux lui dire. Tout ce que je veux lui déclarer. Mais c'est impossible. Elle est là, à écouter les conneries de l'autre. A rire de blagues sûrement pas drôles. À s'extasier des choses totalement inintéressantes qu'il balance pour essayer de bien se faire voir.

Et en plus, ça a l'air de marcher.

Mais quel connard.

Je sens à nouveau la rage m'envahir. Alors je bouge parce qu'en plus, on me gueule dessus. Et je m'approche tout en essayant de rester discret. Je me planque derrière des caisses, derrière des groupes de personnes qui ne font pas gaffe à moi. Et je reste fixé sur mon objectif. Lui. Et elle. Il marche tranquillement sans prêter la moindre attention à ce qui les entoure. Elle ne sait même pas que je suis là. Comme si je n'existais plus. Comme si je n'avais jamais existé. Ça me frappe. Alors que je souffre tant, elle, elle préfère flirter avec ce type. Putain. J'ai vraiment une cruche. J'ai vraiment été aveugle. Se faire trahir de la sorte, il y a rien de pire. J'ai des envies de meurtres. J'ai des envies d'être violent. J'ai des envies de tout casser. Et pas forcément que ce pauvre type.

En même temps, je me dis que j'ai peut-être tort. Peut être qu'elle était désespérée et que ce connard l'a trouvé et a décidé de profiter de sa faiblesse. Mais je ne peux m’empêcher de me dire qu'elle est faible. Qu'elle n'a pas cherché à résister longtemps. Ça me dégoute. Ça me débecte. Et je frappe dans une caisse pour me calmer un moment. Je change de planque pour pas me faire chopper. Et tandis qu'ils continuent leur chemin à discuter et à rire comme des abrutis, je fixe davantage le gus. Il est plutôt petit. Il doit sûrement être satisfait d'avoir trouvé une fille plus petite que lui. De peu. Il fait minable avec sa taille. Et puis, il est franchement mal sapé. En plus d'être un matelot de base. Même pas le moindre grade sur son uniforme. Un pecnot sans ambition, sans qualités, sans capacité. Un type complètement anonyme qui pourra bien crever sur un champ de bataille, on ira pas le pleurer. C'est ça qui drague ma Milerva ?! Ma Milly ! Ils se croient tout permis, les bleus d'aujourd'hui. Attend un peu que je le dise à Otto, il va t'envoyer en garnison dans un coin bien pourri. Fort Pludbus. Tiens. Faut bien que cet hommage nauséabond serve à quelque chose. On verra après si t'es toujours prêt pour draguer des adolescentes.

Et après, c'est moi qu'on traite de pédophile.

Je suis partagé entre l'idée d'intervenir et de faire parler mon poing. Ou de rester là. Pour l'instant, je me cache. Et tandis qu'on s'approche de l'immense Léviathan où l'activité est intense, je commence à me dire que le Don Juan essaie de lui faire croire qu'il a un rapport avec le célèbre navire de feu Salem Fenyang. À cette pensée, je m'immobilise un instant. Pauvre Salem. Et alors que je manque de les perdre, je reprends ma filature digne des meilleurs détectives privés. Ils se sont justement arrêtés, face à l'imposant navire. L'autre fait de grands gestes pour lui expliquer des trucs sans importance. Je m'approche. Petit à petit. Elle ne me regarde pas. Elle rit. Elle fait non de la tête. Elle pose une question. Elle regarde. Elle rit encore. Elle. Elle.

Elle.
Elle me regarde.
Elle m'a vu.

Son regard se fixe. Je suis là, à deux doigts de me dissimuler à nouveau. Je me redresse timidement. Et je me plonge dans ses yeux. L'autre ne s'en aperçoit même pas, complètement concentrer à débiter un baratin suffisamment incompréhensible qui ne l'obligera pas à devoir répondre à des questions prouvant son inutilité totale. Non. On se regarde. Et c'est comme si les gens passés autour de nous sans nous voir. Dans un brouillard. On a changé de dimension où il n'y a que nous deux. Elle. Moi. Et ce qui manque entre nous. Et ce qui est si grand en réalité. Elle ouvre la bouche. Elle voudrait parler. Moi aussi. Je voudrais trouver les mots. Je la sens sur le point de pleurer. Je la sens prête. Ses yeux se voilent. Ses sourcils se froncent.

Et elle finit par couper ce moment.
Elle tourne la tête.
Elle rit, timidement, à un commentaire de l'autre empaffé.

Elle me snobe.
Douche glaciale. Je suis comme tout à l'heure. Je suis dans le même état. Encore pire même. Je viens d'être trahi une deuxième fois. En direct. Et j'ai des mots qui me viennent. Mais je ne peux pas le dire si je ne veux pas rompre un serment que j'ai pris au post précédent. Je déglutis. Et tandis qu'ils font quelque pas. Tandis qu'elle s'accroche encore plus à son bras, comme si elle voulait bien me montrer ce qu'elle faisait. Tandis que tout semble vide, je m'écroule. Je m'assois sur gros paquet de pièces de métal. Hagard.

Pour un trop court instant.

Ah ! C'est comme ça ?! Je suis pas assez bien pour toi ?! J'ai fait une connerie, du coup, tu vas voir le premier mec venu ? Je suis moche ! Je sais ce qui m'anime. C'est de la jalousie. Je suis pas suffisamment aveugle pour ne pas le ressentir. Et alors ? C'est normal. Elle est là ! Je ne veux que la serrer dans mes bras et il y a cette pustule ! Ce truc ! Ce petit nabot ! Raah ! Mais comment elle peut le préférer à moi ! Je reprends la filature, ou plutôt, je continue à le suivre. Parce que plus besoin de se cacher. Elle sait que je suis là. Et elle s'en fout. Elle se venge, je parie. Elle me fait mal. Et bien, je vais te faire mal. Pas de quartier ! Et justement, j'ai trouvé l'instrument de ma vengeance. Et il se trouve juste à  côté du Leviathan. Il y va. Ils y vont aussi. Parfait. Je vais le choper. Ou plutôt, je vais la choper.

Suite


Dernière édition par Pludbus Céldèborde le Lun 16 Déc 2013 - 0:02, édité 1 fois
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Ça va gamin ?

Le bonhomme qui me dit ça, il m'enlève quelque débris qui recouvre mon visage. Je ne sais pas où je suis. J'ai comme un blanc sur les instants qui précède. Ou plutôt, un black out total. Je me souviens de Lilou. De sa mine passablement énervée. Et de son poing. Noir.

Elle t'a pas raté, la Jacob.

Il m'aide à me redresser. Il semblerait que j'ai atterri dans ce qui était une caisse d'uniforme de la marine. Mon vol plané, puisque c'est ce qui m'est arrivé, l'a réduite en morceaux. Et je dois peut-être mon salut au rembourrage des uniformes. Bilan de l'opération, j'ai la joue enflée, la tête cabossée et le dos en compote.

T'as l'air mal en point.
J'aurais pu avoir pire.

Ouais. Elle a été douce, la Lilou. Je me revois déjà faire ce que je lui ai fait. Dire ce que je lui ai dit. Les mandales, ça remet les idées en place. Et je suis pas vraiment fier de ce que je fais. Maintenant que j'y pense, mon comportement a été tout simplement navrant. Impardonnable. J'ai agi sous le coup de l'émotion et j'ai surtout réagi trop violemment. Je remercie Lilou de m'avoir foutu cette beigne. Et il faudra que je m'excuse pour tout ça. C'est mieux. Je ne dois pas fuir mes responsabilités. Mais une chose à la fois. J'ai d'autres responsabilités à m'occuper. Et c'est assez timidement que je demande à mon sauveur, un type plutôt bourru, mais qui semble plutôt sympathique.

Vous… vous n'auriez pas vu une… fille... de ma taille ?

Ses yeux se resserrent. Il semble réfléchir et finit par hocher de la tête.

Oui. Je crois bien. Tu la connais ? Elle a couru sans s'arrêter en bousculant tout le monde. Elle avait l'air pas contente. Du tout.
Ah...

Je suis un con.

Je crois qu'elle pleurait.

Je suis un gros connard.

Et vous savez où elle est partie ?
Par là. Mais c'est vague. Elle peut être n'importe où en ce moment.
Je suis resté inconscient longtemps ?
Quelques minutes, au moins.

Je le vois dans ses yeux. Il se doute de ce que j'ai fait. En même temps, il y a dû avoir des témoins. Et les gens ne sont pas bêtes. Je vois le truc venir, gros comme une maison. La rumeur va se répandre. Je vais être au centre de tous les ragots de la base pour la prochaine quinzaine. Et les ragots, il n'y a que ça pour rendre encore plus instable une relation. C'est le gros lot. J'ai tiré la connerie.

Il faut que je la retrouve.
J'pense que tu y arriveras pas.
J'y arriverais.
C'est impossible, gamin.
Un homme se doit de réaliser l'impossible pour ceux qu'il aime.
Bien parlé, garçon. Mais ça n'empêche que tu y arriveras à chercher au hasard.
Vous avez une meilleure solution ?
Ouais. Mais c'est à toi de la trouver. Comme tu l'as dit, c'est à toi de réaliser l'impossible.

Et il me tend une main secourable que je saisis après un temps d'hésitation. Il m'aide à me relever et je sens craquer les os qui ont bien souffert durant la réception. Je me penche, les mains sur les genoux pour étirer tout ça. Puis mon regard se porte vers l'avant. Vers cette foule compacte qui cache Milly. Autant trouver une aiguille dans une botte de foin. Mais quand on veut. On peut.

À plus.
Bon courage.

J'ai cherché. J'ai cherché. Beaucoup. J'ai demandé à tout le monde. J'ai eu des pistes, mais elles n'ont jamais abouti. J'y ai passé deux heures même si à la fin, j’errais plus que je ne cherchais. Au début, j'étais optimiste. Puis je me suis mis à pester contre moi-même. J'ai même frappé le mur. Une fois. Ça fait mal. Chaque pas a été lourd. Comme un calvaire. Tout ça par ma faute. Et à chaque croisement, j'avais l'espoir de voir apparaître son visage. Qu'importe les pleurs. Qu'importe la colère. Je passerai outre tout ça. Je me ferai pardonner. Je lui rendrai son sourire. Un sourire dont je l'ai privé. Je suis le seul et unique fautif.

Mais qu'importe les promesses et les engagements. L'impossibilité de la trouver rend tout ça futile.

Et je finis par m'écrouler au sol. Pas d'épuisement. Juste de désespoir. Pas de solutions. Plus d'espoir. J'ai beau me creuser la tête, rien ne me vient. C'est comme si elle avait disparu. Disparu de ma vie. Comme si elle me fuyait. Et je n'ai même pas pu lui dire. Lui dire quelques mots pour la faire changer d'avis. Mes derniers mots ont été blessants. Insultants. Indigne de ce que je voudrais devenir. Indigne d'un être humain, même.

Et c'est dans les ténèbres qui m'ont rongé, peu à peu, que j'ai trouvé la lumière. Une voix. Elle se fait entendre. Je lève les yeux. Mais il n'y a personne. Alors je lève les yeux encore plus haut. Et je la vois. Elle. Milly. Mais ce n'est que dans ma tête. Qu'une illusion de mon esprit. Parce que je viens de trouver le moyen de lui dire. Lui dire ces mots. Les mots de la dernière chance.

Il ne faut pas longtemps pour retourner au bureau du vice-amiral Andermann. Je lui expose rapidement mon projet qu'il approuve avec le sourire. En passant, il me fournit un pantalon à ma taille et je lui redonne le sien avec plaisir même si celui-ci est légèrement abîmé. Il ne m'en tient pas rigueur. Je lui en suis gréé. Il me fournit l'autorisation écrite qui me permet de réaliser ce que je veux et il ne faut pas non plus très longtemps pour arrivée au centre des communications. J'ai l'envie de réussir et je m'en voudrais que Milly soit hors du champ de mes possibilités par excès de lenteur. Là-bas, on m'autorise à faire ce que je souhaite faire.

Et je me retrouve bientôt devant l'escargophone chargé de diffuser les messages au travers de toute la base. J'ai le trac. Chaque mot que je vais dire sera entendu par tout le monde. C'est comme si j'expose ma vie privée à des milliers d'inconnus. Ça m'impressionne. Beaucoup. Mais je gonfle les poumons et je prends sur moi. Rien à foutre de moi. C'est pour elle. Je dois le faire. Et je le ferais.



C'est dur.

Le bruit caractéristique d'une annonce a été émis. Les gens attendent la suite. Et plus ils attendront et plus ils y prêteront attention. Le trac monte. Je vais pas y arriver. Dans la pièce, tout le monde me regarde, les bras croisés.



Non. Si ? Non. Si.



Inspiration. Expiration. Inspiration.

Milly.

Je le fais pour toi.

Milly...

Une barrière est franchie. Ça donne un peu de courage. Mais pour en donner davantage, j'enfonce une autre barrière.

C'est Pluplu.

Avec ça, je ne peux être plus ridicule. Mais le ridicule ne tue pas. Sauf de rire, peut-être.

Je ne… sais pas si tu m'entends... mais je vais faire… comme si.
Je sais que j'ai eu… un comportement… exécrable. Aujourd'hui. Je m'en excuse. Sincèrement.


Je déglutis.

Je voudrais qu'on se revoie. Et si c'est la dernière fois… ça sera la dernière. Si tu ne veux pas… je comprendrai.
Je te donne rendez-vous… là où tout a commencé. Je t'attendrai.


Je…
Je t'attendrai.


Fin de la communication.
Le silence se fait dans le centre. Je me retourne, lentement, m'humectant les lèvres, m'attendant à faire face à un mur. Un mur de sourire.

Et c'est le cas.
Des sourires admiratifs.
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Le ciel est dégagé. À l'horizon, le soleil se couche au travers de quelques bandes de nuages bas, formant comme un voile. Comme une couverture pour l'astre allant vers son sommeil. Le cœur jaune se décline en bien d'autres couleurs, comme des strates à partir du centre. Orange. Rouge. Jusqu'aux ténèbres. À l'obscurité de la nuit. Et au-dessus de ma tête, je sens les étoiles. Mais seule la Lune veille. Seul dans l'immensité de la voûte céleste. Seul. Comme moi. Comme si ce soir, la lune n'avait pas rendez-vous avec le soleil.

Une brise se lève, douce et légère. L'air frais me rafraîchit le visage et m'assèche presque mes yeux humides. Sous mes pieds, c'est la mer. Presque. Il y a bien une bande de terre directement sous mes pieds. Mais dix mètres plus loin, les vagues tumultueuses s'écrasent contre les récifs. La lune se reflète à la surface de l'océan. Comme l'original, elle semble isolée au milieu d'un univers hostile. Froid. Mais il y a un peu d'espoir. Même au bord de sombrer de l'autre côté, la lumière du soleil parvient jusqu’à cette image. Comme deux doigts qui se tendent pour se toucher. Qui s'effleurent. Mais qui finissent par s'éloigner. Car au loin, le soleil disparaît. Laissant derrière lui une clarté sans cesse faiblissante, comme la trace de son passage. Comme une promesse.

Une promesse qu'il tiendra.
Lui, il tient ses promesses.

Et la nuit arrive. Une nouvelle nuit. Le froid est son manteau et il me recouvre, petit à petit. En proie au doute, en proie à la tristesse, j'attends. J'attendrai. Je l'ai promis. Car au fond de moi, il y a un peu de ce soleil. Un soleil qui essaie encore et toujours de tendre les doigts vers elle. La lune. Belle lune. Tellement lointaine, mais tellement attirante.

La lune est belle ce soir.

Et la lune a rendez-vous avec le soleil.
Je tourne la tête, vers elle. Elle est là. Elle ne me regarde pas. Elle continue de fixer l'horizon, pour capter les derniers rayons de soleil. Elle ne me regarde pas. Elle ne regarde qu'un autre soleil. Beaucoup plus chaleureux. Plus réconfortant. Mais je l'attends. Je m'aperçois qu'elle s'est changée. Elle a trouvé des vêtements plus adaptés. Une robe rose. Ses longs cheveux ont été noués en une longue tresse par le biais d'un bandeau bleu ciel. Et si je ne regardais pas avec autant d'attention son visage, je n'aurais sûrement pas vu un discret maquillage effacé par des larmes. Elle a dû faire la rencontre de personnes bien intentionnée. Je me sens presque misérable à ses côtés. Même si je suis vêtu de quelque chose de plus adapté à ma taille, ça reste tellement banal. Tellement marine.

Elle finit enfin par se tourner vers moi, les mains derrière le dos. Nos regards se croisent. Le temps s'arrête. Je peux y lire la tristesse. Je peux y lire bien d'autres choses. Peur. Désir. Culpabilité. Compassion. Des choses que je ressens. Des choses souvent douloureuses et difficiles à contrôler. Mais je suis comme elle. Et alors que je tente un timide sourire. Elle me répond. De la même manière. Elle fait un pas dans ma direction, les bras soudainement à l'horizontal pour être plus stable. Pour avoir une vue aussi parfaite sur l'horizon, rien de mieux de passer par la fenêtre de ma chambre et de se poser sur le rebord du toit, les jambes dans le vide. Son pas semble hésitant sur les ardoises. Je remonte une jambe pour me relever dans le but de l'aider. Elle fait non de la tête tandis qu'elle se mordille la lèvre inférieure coquettement rouge. Grande fille, elle veut se débrouiller toute seule. Il n'y a quelque pas entre nous, mais ils peuvent être tous dangereux. Elle y arrive. Avec lenteur. Mais sûrement. Et c'est seulement quand elle est à ma hauteur et qu'elle veut s’assoir qu'elle glisse. Elle lâche un petit cri de surprise tandis que je la rattrape. Elle passe ses bras dans mon dos et me serre la taille. Fort.

Sa tête dans le creux de mon cou. Sa respiration est rapide. Au travers de mon corps, je sens son cœur battre. Fort. Aussi. Je l'éloigne un peu, desserrant mon emprise sur elle. Un instant, elle ne retire pas ses bras. Elle me regarde, la tête posée sur mon épaule. Je la sens hésitante. Je lui souris. Elle sourit. Puis elle finit enfin par se détacher de moi. Je l'aide à s'assoir à mes côtés et nous faisons enfin face à l'horizon qui est presque devenu un océan de ténèbres ayant fait fusionner ciel et mer. Mais dans le firmament, les étoiles éclosent comme des fleurs dans un champ. Et la mer reflète les petites lumières. Ciel et mer mêlée, c'est un tableau gigantesque qui s'anime. Juste pour nous. Car il n'y a que nous pour le savourer à sa juste valeur. Autour de nous, en bas, derrière ; il y a les bruits de la vie de Navaronne. Les travaux du chantier naval. Le temps du repas. Les tours de garde. Tout ça. Eux, ils vivent. Simplement. Mais ils ne vivent pas cet instant.

Les minutes passent et on reste là. Immobile, excepté nos cheveux emportés par la légère brise. Je me mordille la lèvre. Elle fait de même. Chacun voudrait que l'autre commence. C'est évident. C'est à moi de le faire. J'ai fait le plus d'erreurs ici. Mais même comme ça, j'ai du mal à me lancer tellement je suis gêné. C'est encore plus fort que lorsque j'ai parlé à toute la base.

Je souffle. J'inspire.

J.
Je suis désolée !
Désolée ? Mais non ! C'est moi ! J'ai été odieux !
Moi aussi. J'ai été sotte.
C'est moi le sot !
Je me suis mal comporté près des bateaux. Je voulais être méchante.
J'ai été encore plus méchant ! J'ai été un connard fini !
Mais c'est parce que j'ai été méchante !
Ça n'a rien à voir ! C'est moi qui suis à l'origine de tout ça ! Pas toi !
Tu dis ça pour arrêter de me faire culpabiliser, mais je sais que ce n'est pas vrai.
Tout ce que tu m'as dit au réfectoire, c'était vrai ! Je n'ai pensé qu'à moi !
Je voulais aussi ne penser qu'à moi ! Je suis tout autant égoïste !
Nan, je suis le seul égoïste dans l'affaire !
Nan ! Je suis égoïste et j'en ai la preuve !
Ah ouais ?
Je veux que ça soit ma faute à moi seul !

Je reste sans mot par la logique de ses mots. À chaque phrase, on parlé de plus en plus fort. Et sur la dernière, Milly l'a dit doucement, avec le sourire. Et je ne peux m’empêcher de rire, faisant basculer ma tête en arrière. Même si, sur le fond, je ne lui donnerai jamais raison. Sur la forme, c'est bien joué. Elle semble se satisfaire de mon rire et se permet un large sourire amusé. Puis mon rire s'éteint dans ma gorge tandis que je reprends mon sérieux, toujours les yeux braqués vers la voute céleste.

Je suis désolé.
Moi aussi.

On s'accorde sans avoir besoin de mot. Tout ce qui s'est passé. C'est justement ça. Du passé.

J'ai beaucoup réfléchi pendant que j'étais seul.
Ah ?
Oui. Je n'avais pas encore pensé à tout ça. Rajeunir. Ce que cela impliquait.
J'ai mis du temps, moi aussi.
C'est dur… à expliquer.
Comme un nouveau monde ? Une nouvelle vie ?
Oui. C'est ça. Et c'est comme si j'avais un autre regard sur ma vie. Ce que j'ai vécu.
Moi aussi.
Tu te souviens de notre première rencontre ?
Comment pourrais-je l'oublier ?

C'était il y a des décennies. J'étais jeune. Elle l'était aussi. On s'est rencontré pour la première fois à Mariejoa, la capitale. Je ne la connaissais pas, mais avant même de la voir, je pensais la connaître, un peu, comme si nous avions discuté avant. Sans dire comment ni pourquoi. Elle était un membre de la famille proche d'un ami officier. C'était une époque où je montais en grade et que je n'avais que ça à l'esprit. Je me voilais la face. Et c'est comme ça que je n'ai pas vu le principal. Ce qui était vraiment important. Avec d'autres, on l'a attendu. Mon ami était là avant. Puis elle est arrivée. Dès cet instant, elle s'était démarquée des autres. Elle avait quelque chose de particulier, quelque chose que les autres n'avaient pas. Elles n'étaient pas la seule fille, non, mais c'était la seule à qui je prêtais la plus grande des attentions.

Cette première rencontre fut si courte. À peine une journée entière. Nous nous sommes séparés et alors que je lui ai tourné le dos, j'avais encore son visage devant les yeux. Dans les mois qui suivirent, je n'ai cessé de penser à elle. Mes maigres souvenirs étaient chéris. C'était un peu une faiblesse par rapport à tout ce que m'avaient enseigné mon père et mes frères. Moi. Celui qui devait aller plus loin que tous les autres. Jusqu'aux fonctions suprêmes. Mais cette petite parcelle de bonheur était comme une bouée d'humanité à laquelle je me tenais sans même en avoir conscience. Je me l'interdisais. Et chaque semaine, je pensais à elle. Puis chaque jour. J'en venais à faire le décompte des jours. Un de plus. Un de moins. Pendant tout ce temps, je me voyais lui parler. Échanger. Rire. S'amuser. Par l'intermédiaire de songes. De relations immatérielles. Peut-être qu'un rêve.

Un jour, on m'a proposé un séjour au soleil dans le cadre d'une permission. Je voulais y aller. Me soustraire à mes obligations militaires rien que le temps de quelques jours. Et j'ai eu alors le bonheur d'apprendre qu'elle serait là. Entre l'annonce de cette nouvelle et le jour de nos retrouvailles, je n'ai pas passé une soirée sans rêver cette rencontre. Je la chérissais d'avance. Et le jour où je l'ai revu fut une merveille. À ce moment-là, je ne pouvais qu'être sûr de mes sentiments. Mais pendant les quelques jours ensemble, je n'ai pu que rester de marbre. Il m'était impossible de lui parler comme j'aurais aimé lui parler. J'aurais voulu lui dire. Mais je ne pouvais pas. La peur. Je la connaissais à peine. J'avais terriblement peur de me tromper. De la mettre dans l'embarras. Et alors que j'aurais voulu que notre relation avance, elle n'a fait que piétiner. Je ne pouvais plus que me résigner qu'à la regarder. À la contempler. À inscrire son visage sur ma rétine et à recueillir ses mots et ses rires dans mes oreilles. Pour qu'ils puissent nourrir mon cœur. Quand elle est partie, ce qui aurait dû être un repos devint un ennui terrible. Et chaque soir, je ne pouvais que m'en prendre à moi-même, de ne pas avoir su aller de l'avant. Ne pas avoir pu dire les mots. À l'époque, la détermination de ma famille à faire de moi ce que je suis devenu était forte. Lors de ce séjour, cette détermination a été plus fort que mon amour.

Je l'ai revu deux fois après ce jour-là. Et à chaque fois, le schéma était le même. J'avais envie de la voir. Je désespérais d'attendre le jour béni. Et à chaque fois, je restais là, murer dans mon silence, tourmenté par mon indécision. Je cherchais un regard. Le regard. Celui qui me dirait oui sans avoir recourt à des mots. Et à chaque fois, je me disais que c'était le bon. Pour mieux en douter l'instant suivant. Ce n'était que des échanges. Rien de plus. Et je les élevais bien haut dans mon estime. C'est amusant de se dire que j'avais le sentiment d'être si proche d'elle quand on était pas ensemble. En dehors de ça, tout semblait si impersonnel. Si banal. Comme si je n'arrivais pas à trouver les mots. Une fois, je ne pus venir alors que je savais qu'elle était disponible. Cette fois-là, ce fut terrible. Les occasions étaient rares. Et j'avais des devoirs qui m'empêchaient de la revoir. D'autres fois, elle était là, mais pour des faibles périodes. Elle avait d'autres taches. Elle avait son mode de vie. Et à rester en observateur, je ne pouvais rien lui interdire.

Je n'en aurais pas été capable, de toute façon.

Enfin, on a fini par se quitter des yeux. C'est drôle. Avant chaque rencontre, j'avais cette peur, cette boule au ventre de ne plus la revoir. De me dire que la précédente fois était la dernière. À chaque fois, c'était une blessure vicieuse, lente et inguérissable. Le seul remède était une autre rencontre qui annoncerait tôt au tard une nouvelle peur. Une nouvelle plaie. Béante. Et après notre dernière rencontre, elle fut un gouffre sans fond. Je me voilais la face. Je ne voulais pas l'avouer. Et je me suis plongé avec encore plus de détermination dans ma quête vers les hautes sphères, comme pour oublier cette douleur. J'en suis venu à inverser les rôles. C'est elle qui me cherchait. Et moi, je ne voulais pas. Sans savoir si je mentais à ce sujet. Ça me réconfortait. Un peu. Dans l'idée que j'avais raté la chance de ma vie. Le sens de ma vie, même.

Je l'ai oublié. De ma chair jusqu'à mon esprit. Et à son retour dans ma vie, c'est Pludbus qui l'a accueilli, avec tout ce qu'il sait faire de mal.

Oui. Je me souviens.

Elle aussi s'est souvenue. Chacun est resté dans ses souvenirs. Des souvenirs difficiles à partager. Je n'en ai pas envie. Elle non plus. C'est mieux comme ça.

À me remémorer ce passé, ça me permet de faire le point. De voir à nouveau avec toute ma lucidité. Et alors que je regarde Milly de profil, l'évidence est là.

Je l'aime.

C'est une chance.
De quoi ?
Rajeunir. Tout recommencer. Repartir. Ou mieux. Commencer une nouvelle vie. Différente.
Oui. Tu as raison.
Je vais changer de nom.
Changer de nom ?
Oui. Pour commencer une nouvelle vie, il faut un nouveau nom !
Pourquoi pas. Hé.
Milerva, ça fait un peu vieillot. Je voudrais quelque chose de mieux.

Mais c'est dur.
Milly…
Oui ?
Non. Milly. C'est bien ?

Elle me regarde. Elle me fixe. Sa bouche est entrouverte. Et, doucement, un sourire se dessine.

Oui. C'est bien.
J'aime beaucoup.
Et toi ?
Moi ?
Tu veux quoi comme nouveau nom ?
Je… je ne sais pas.
Tu voudrais pas Pluplu ?
Mmmh.
Oui ?
Pluplu, il n'y a que toi qui pourras l'utiliser. Autre chose en rapport, ça serait bien.
Plu...
Non...
Non non ! Je veux dire… quelque chose en Plu, non ?
Oui.
Je me souviens d'un nom en Plu...
Quoi ?
Pludto.
Pludto ?
Oui. Avec un d muet.
Pourquoi ?
Ça provient d'un conte qu'on me lisait, enfant. En plongeant dans mes souvenirs, ça m'est revenu comme ça. Pludto est selon une légende un être qui aurait régné sur l'Enfer et les morts.
Brrr... c'est lugubre comme nom.
Mais on le disait aussi bon.
Ah.
Il me fait penser à toi.
Ah ?
Oui. En quelque sorte, Pludto a su dominer l'enfer et la mort. Comme toi. Tu as vécu un enfer avec Pludbus. Et par ton rajeunissement, tu as dompté la mort qui te guettait.

Elle sourit.

Je trouve que ça te va bien.
Oui. C'est vrai.
Mais je t'appellerais toujours Pluplu.
Oui Milly.

Je me retrouve presque minable avec la pauvreté du nom que je t'ai donné… !
Il n'est pas pauvre. Il me va très bien. Je l'aime comme il est.

La brise se fait plus fort. Comme un vent de renouveau. Ce n'est pas grand-chose, mais je me sens plus léger.  Comme si des poids de mon ancienne vie étaient tombés de mes épaules. Pludto. Je commence à l'apprécier. Ça me change. Je change.

Et un silence s'installe à nouveau. Il n'y a plus à s'écarter du chemin. Il faut lui dire. Malheureusement, le blocage n'a pas été guéri. Comme il y a des dizaines d'années, je reste là, je la regarde, mais aucun son ne peut sortir de ma bouche. Plus j'y pense et plus toute ma détermination se pétrifie. J'enrage. Je ne peux pas rester comme ça. Milly ne semble pas capable de faire le premier pas. Et je ne parviens toujours pas à voir cette lueur dans ses yeux, ce quelque chose du regard qui me dira ce oui que j'ai tant attendu. Je l'ai cherché. Je le cherche encore. C'est mon espoir. Elle reste comme distante. Elle se met à parler. De son passé. De choses qu'elle a vécu et qu'elle voit sous un autre jour. Sa voix est légère. Elle aussi est libérée d'un poids. Ça me donne un peu de courage. Un peu.

Mais je reste là. À hocher de la tête. À répondre par monosyllabe. Je n'arrive pas à me détacher d'elle. Et quand elle tourne les yeux vers moi, comme d'habitude, je détourne le regard comme si, non, je ne la fixais pas.

Je dois le faire.
Je dois le faire.
Je dois le faire.

Des mots. Mais pas des actes. Est-ce que je resterais un pleutre toute ma vie ? Est-ce que je reste Pludbus au fond. Non. Je ne suis plus lui. Je suis Pludto. Et s'il y a quelqu'un de ce nom qui a su traverser les enfers et la mort, alors je peux traverser mes doutes et mes peurs !

VAS-Y !


Je pose ma main sur la sienne. Mes doigts dans les siens. Je la sens ouvrir grands les yeux, surprise, et se tourne vers moi. Je regarde l'horizon.

Ne pensons plus au passé de chacun.

Je me tourne vers elle. Je me plonge dans l'océan de ses yeux.

Mais pensons plutôt à notre futur. Ensemble.

C'est alors que je le vois.
Ce regard. Mais pas seulement.
Il est aussi ce visage.
Cette bouche.
Cette chevelure.
Ce corps.
Ce cœur.

Ils sont ce que j'ai toujours recherché.

Pludto…
Milly…

J'ai eu ma réponse.
Et tandis qu'elle s'approche de moi. Tandis que son autre main vient saisir l'autre. Tandis qu'elle se pose dans le creux de mon coup, rouge et heureux. Tandis qu'il n'y a plus rien entre nous. Tandis que je goutte ses lèvres.

Je me dis que je n'ai jamais été autant heureux.
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