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Quatrième Epoque: L'Etranger sans terre.

Rappel du premier message :

Noir, rouge.

Clair-obscur, blanc sombre.

Le voile devant mes yeux se déchire pour ne pas affronter plus que mes grognements. Je les ouvre et me découvre, enfoncé jusqu’à l’aine mais pas dans le bon sens, dans un marais brun-verdâtre à l’odeur de moisi qui pose l’ambiance. Plus de jungle mais toujours des algues et du vent, du terrible vent qui me mord la tête dès que je l’extirpe de la fange, avec l’envie vraisemblable de l’arracher. De la bruine aussi, des gouttes salées qui à défaut de pouvoir me trancher le chef me le lapident avec beaucoup trop de gaité pour que ça reste notre petit secret. Je me redresse comme je peux, patauge jusqu’à l’îlot le plus proche de solidité.

Une touffe d’herbe en guise de tertre, j’expérimente le flashback dans toute sa littéralité. A chaque pas et de préférence à chacun de ceux que je loupe, une image me revient et je me casse la gueule pour recommencer.

Glissade, image. Le vaisseau serein des tréfonds de Moi-même.
Glissade. Tableau noir et frissons.
Image. Lilou, le poisson-lanterne de trois toises de diamètre.
Glissade, image. Et la trappe que je referme sur elle en la renvoyant là d’où elle vient.

A l’intérieur pour la protéger de mon abysse que je dois affronter seul. Je cherche autour de moi du regard mais je ne vois rien que du marron pisse et du violet cirrhosé. Pourtant, de là à là et même jusqu’ici si je regarde bien, c’est comme si un pélican bombardier avait joué à la luge avec son corps pour lisser un peu ce terrain hostile. Je crois bien que le pélican c’était moi, et mes épaules chuchotent dans mon cou que oui, et mes vertèbres hoquètent que oui oui. C’est bien ça, en plus je le sens, je le sais. Je pourrais croire que cette fois j’ai atteint le cloaque de mes songes, au niveau le plus bas en-dessous des constructions mentales élaborées avec spa et salle de billard, d’ailleurs je le crois encore un peu parce que quand même si j’avais eu à l’imaginer, ce cloaque, ça ressemblerait assez à ce que j’ai à perte de vue. Mais j’ai déjà le sentiment que non.

Et rien que ça, c’est révélateur ou symbolique.

Mais si je ne suis pas dans le cloaque de mes songes, ça veut dire que j’ai coulé jusqu’ici, et l’idée m’en laisse perplexe sur l’endroit où je suis. Où j’étais ? Oui aussi, un peu. Je pars à l’aventure avec ma douleur pour seule béquille. Douleur dans le dos donc, douleur dans la cuisse aussi qui se réveille. Je l’avais complètement oubliée, c’était bien. Elle se rappelle à mon bon souvenir avec toute la prévenance d’usage. Radieuse, irradiant jusque mes talons au fond des bassins de vase mouvante. Ne manquerait plus qu’un croco des ténèbres rôde par ici, qui serait seigneur de céans. Tiens, salut le croco des ténèbres.

Eh.

Je me serais bien laissé aller à voir avec lui si je pouvais toujours avoir le dessus sur sa majesté d’écailles avec mon immense potentiel de génial tataneur mais je préfère au dernier instant voir ailleurs si j’y suis pas, ça m’aiderait à m’y retrouver. Il ronfle un peu de dépit puis, quand je m’écorche à monter à une branche qui tombait fortuitement dans le coin, décide d’aller se faire une beauté dans les boues environnantes. Petit joueur.

Dans le ciel bouché il y a du vert et du bleu et aussi du jaune en phase d’intégration qui pourrait faire croire qu’il est blanc. Trois couleurs que j’aurais crues plus claires mais après tout, la version assombrie à l’extrême pour avoir l’impression de marcher sous plafond, pourquoi pas. J’atteins de l’herbe qui glisse autant que la boue mais qui ne me chatouille plus que le menton. J’hésite entre m’être fait eu ou avoir gagné au change. J’y vois moins loin mais au moins je suis sur du dur et mes côtes ricanent moins la samba.

Mettons que j’y ai gagné.

Mon œil de pisteur me fait chanter l’hallali à travers les trucs mous que je foudroie de mon corps presque agile. Je retrouve la trace un peu plate laissée par le pélican que j’ai été et remonte et remonte jusqu’au lieu d’où je suis parti. Quand j’arrive, c’est la surprise et je me fais mal à la nuque à regarder tout ce que je regarde, la tête en l’air, les mains sur les hanches et les yeux dans leur orbite. Ça alors, ça alors.


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Rentrer, toi ? Et comment tu vas faire ça ? Toute seule, avec Serenity ta super amie qui a essayé de te, me, nous raccourcir l’espérance de vie en nous noyant et en se détruisant au passage ? Tu vas remonter le tourbillon en sens inverse et hop hop hop, surface mon capitaine ? Parce que tu as essuyé un petit refus de l’instance sûrement la plus conservatrice du coin tu ne dois plus compter sur aucun local alors que le moindre de tes cris menace toute la fragile stabilité de leur pays ? Tu as bien changé Lilou. Et même Razzer, qui t’aime comme un chien la botte de son maître, tu le largues en cours de route finalement ?

Regard vide.

Et tu te poses la question de si je ne reste en ta compagnie qu’à cause d’un fils qui n’existe pas ? Oui Lilou, je sais pour Jempa et depuis que tu m’en as parlé je pense que je savais. Mais est-ce que tu as seulement envie que quelqu’un reste avec toi ? Moi que tu as laissé en plan la dernière fois, Bee ton bon copain que je ne vois pas ici et dont tu t’es séparée pour venir ici j’imagine, un autre ? Qui d’autre ? Personne, non ? Personne ne serait assez bon pour te suivre, pour que tu le laisses te suivre. Tu es forte, tu n’as besoin de personne, c’est comme ça que tu t’es faite.

Où la hargne remonte.

Tu t’es fait des copains dans la joyeuse bande des uniformes, j’ai cru lire, depuis Clockwork. Drum, Alabasta, ça avait l’air de séjours sympas. Et ils sont où maintenant tes amis super médaillés des fameux Rhino Storms ? Tu les as lâchés sans prévenir pour faire ta croisière solo aux fonds des océans, ils te cherchent là-bas sans savoir même dans quelle direction chercher ? Ou alors tu ne peux pas leur faire confiance et tu les as laissés derrière pour toujours ? Pourquoi pas un d’entre ces bons garçons n’est ici avec nous, Lilou ? Parce que la grande Lilou Bennett Jacob, fille d’une ordure de pirate et parfait parent, petite-fille d’une ordure de vice-amiral et parfait parent, n’a besoin de nulle assistance contre les monstres comme moi qui pourraient se mettre sur sa route ?

Où l’ambre vire au noir.

Les monstres comme moi ou ceux qu’elle a aussi dans sa tête, dis-moi ?

Sous un front buté.

Tu joues la solitaire, très bien. Mais du coup passe ta rage ailleurs que sur les autres. Conseil d’un type qui a essayé et exploré la technique dans tous ses recoins, des plus sains au plus obscurs, et qui au bout de trente ans commence à se rendre compte qu’il n’y a peut-être pas gagné grand-chose. J’ai l’air heureux, Lilou ? J’ai l’air épanoui, comblé, définitivement bien dans ce corps où je mourrai, pas par tes soins mais ça ne saurait tarder puisqu’il commence déjà à me lâcher ? C’est à ça que tu veux ressembler ?

Elle ne lâchera rien.

C’est ça Lilou, rentre. Mais laisse des gens t’aider.

Laisse-les s’aider en t’aidant, si c’est tout ce que tu peux entendre de leurs intentions.


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Tu ne m’écoutes pas.

On entend que ce qu’on a envie d’entendre. C’est commun. Je suis aussi de ce commun-là, je le sais. Et je suis sûrement butée, mais il ne semble pas entendre les autres enjeux que ça a pour moi, tout ça.

Et tu ne me connais pas. Pas assez en tout cas pour dire ce genre de chose. Parce que malgré tous mes défauts que tu sembles voir avec tant de clairvoyance, je n’ai jamais laissé personne derrière. Et si je suis seule ici, c’est, comme je te l’ai déjà dit, parce qu’on m’a confié cette mission et qu’on m’a sommé de l’accomplir seule. Je ne l’ai pas choisi et si j’avais eu à choisir, j’aurais amené mon équipage avec moi. Les Rhinos Storm m’attendent et j’ai promis au capitaine de revenir. Et je tiendrai cette promesse parce que c’est ainsi que je fonctionne.

Mon regard n’est pas sombre, il est sérieux. Je pense ce que je dis, c’est comme je l’ai transmis aussi à Oswald. Je lui ai dit d’être fort, je lui ai promis de prendre soin de moi. Difficile dans ces circonstances mais je fais au mieux et j’essaye de penser au long terme. A toutes les conséquences que ça aura pour moi comme pour mon avenir ou les Rhinos Storm si ce qu’il se passe sur Down Below vient à se savoir à la surface.

Mais ça, je te l’ai déjà dit. J’ai déjà essayé de te faire comprendre que j’étais sur un terrain glissant et sensible et que tu faisais presque tout pour déclencher une avalanche. Mais tu ne m’as pas écouté.

Ma main saisit la sienne et l’imprègne de Haki. Je ne perds pas le contrôle cette fois, je le fais sciemment pour augmenter ma propre force et faire relâcher sa prise. Pour le rendre humain et tangible, pour sentir sa peau et l’empêcher de filer à la Rossignol comme on sait si bien le faire entre nous.

Et même si tu penses l’inverse, j’avais envie d’être avec toi, j’aurais beaucoup aimé… Mais comment je fais ? Pourquoi à ça tu ne réponds pas ? Comment je fais avec un Razzer qui, quand il regagnera la surface, apprendra qui tu es et ce que tu as fait, fera mille rapprochements et liens entre toi et moi, et aura toutes les cartes en main pour me faire chanter ou plonger ou tuer ? Dis-moi, comment je fais ? Je mets tous ce que j’ai accompli de côté, j’envoie tout ça par la fenêtre parce que c’est toi et que tu te sens seul alors que tu es apparemment du genre à te trouver la compagnie la plus prestigieuse quand bon te chante ?

Pas de la jalousie. Pas que.

Tout ça, ça n’a rien à voir avec d’où je viens, ou mon père ou mon grand-père ou un quelconque monstre ! Ça a à voir avec le fait que j’ai le cul entre deux chaises, entre mon affection pour toi et la passion pour ce que je fais ! Que Serenity, malgré tout ce que tu peux dire et penser de cette machine qui a manqué de nous raccourcir les épaules, est ce que je sais faire de mieux sur terre ! Alors, merde ! Soit tu as une solution qui me permet de sauver mes fesses et les tiennes et celle de tout le monde, soit tu n’en as pas et tu laisses faire ça à ma façon, en mettant de la distance et en évitant au maximum de parler quand tu es là, parce que j’ai pas trouvé mieux pour l’instant et tant que je n’ai pas mieux, tu n’auras que ça !

Regard lourd, nez plissé par la colère.

Tu veux m’aider ? Aide-moi.

Et j’y mets de ma propre pression, car si lui peut jouer sur le Haki, je peux et j’essaye aussi. Maladroitement, certes, mais qui ne tente rien n’a rien et ça fera toujours son petit effet.

Mais tant que tu ne peux pas, tu me lâches.

Razzer nous attend.
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Je la lâche bien volontiers. J’ai arrêté de vraiment serrer il y a un bon moment déjà et ce n’est pas son noir qui me convainc de recommencer.

Du Renforcement, c’est ça ta solution ? Toi tu ne m’écoutes pas. Je ne t’ai pas rattrapée pour te montrer que la mienne était plus longue, toi et moi avons déjà parcouru ce plaisant détail en cette folle nuit de Peutin où tu m’avais volé une vieille amie pour l’envoyer en enfer et pour m’avoir, moi, pour toi seule.

D’un pas maladroit je recule contre un autre tronc d’où je continue de soutenir ses airs effrontés. Ce n’est pas son humeur qui me pèse, mais la course jusqu’ici. Et en revenir à une tension moins dense entre nous me coûte une fortune en douleurs physiques, comme si mes endorphines avaient décidé de s’évaporer d’un seul coup. Mais son front plissé m’incite à plus de vilenie malgré cette petite distraction intérieure. Jalouse de moi qui n’ai rien fait pour cette fois, alors qu’elle a tout-à-fait sciemment envoyé Viper à l’abattoir parce qu’elle voulait sa place dans mon lit ? Teh.

Oh, en enfer, oui, tu l’as envoyée. Elle a dû plus en souffrir que moi et c’est peu dire. Tu as déjà fait un tour à Impel Down, Lilou ? Tu as déjà cherché à voir de tes yeux ce à quoi aboutissent les règles auxquelles tu sembles te plier maintenant pour préserver « tout ce que tu as accompli » ?

Les images du niveau quatre et sa chaleur étouffante me reviennent en tête, et avec eux l’interrogation que j’avais eue en les traversant. Est-ce que j’aurais préféré être là-bas, dans le chaud et la douleur, ou là où j’ai vraiment été, dans le noir et la solitude ?

Tu as bien changé, oui. La Lilou de Bliss sauvait avec son automate primé une nonne nymphomane et condamnée pour m’avoir brisé deux côtes et arraché un baiser. La Lilou de Peutin Port arnaquait la Marine avec le concours d’un petit chasseur tout sauf recommandable nommé Julius Ledger. Et la Lilou de Clockwork, déjà membre de l’élite en uniforme, laissait partir un vilain monsieur comme moi. Et maintenant, elle ne sait pas comment gérer une autre rencontre avec Tahar Tahgel ? Depuis quand n’as-tu plus confiance en ton cœur, Lilou, dis-moi ?

Cœur qui s’accélère, son haki ne pourra jamais empêcher que j’entende ses pulsations d’aussi près.

Mais il n’y a pas de monstre dans ta tête qui ait changé ta vision de quoi que ce soit, non, non…

Silence, encore cette lueur derrière sa paupière qui bat plus vite aussi. Je montre la ville du doigt et, comme deux fauves prêts à se sauter à la gorge l’un de l’autre encore, nous y rentrons sans nous quitter des sens. Pendant que défilent les ruelles et les maisons sombres, je meuble et pour meubler je développe. A défaut de me rendre ma fantasquerie cette fois c’est ma loquacité qu’elle est allée chercher. Comme à Clockwork.

C’est dans tes yeux, tu ne pourras jamais le cacher, jamais l’oublier. Ce mort qui ne doit de l’être qu’à toi, peu importe qui il était. C’est dans tes yeux comme c’est dans ceux de Razzer qui sert de prétexte à ta méfiance. Mais tu n’as pas compris qu’ici encore plus qu’ailleurs, qu’ici était un endroit où plus rien n’a d’importance ? Le passé, les crimes commis, les grades, les actes de bravoure, les primes, les camps ? Tout oublié, tout mélangé, tout relatif. Je pourrais être encore caporal que « Maal » me mangerait quand même dans la main. Tu pourrais être Adam Freeman et avoir ta jolie frimousse placardée sur tous les murs de cette foutue ville sous les flots qu’il te verrait quand même comme sa délivrance. Et une fois là-haut s’il y arrivait un jour, il ne serait pas plus un problème, pas pour toi si forte que tu l’affirmes et si forte que tu l’es, pas pour moi, pas pour nous. Jamais.

A tout problème, sa solution.

Comment pourrait-il le devenir ? Tu l’as vu penser ? Tu l’as vu espérer, plus fou que fou ? Sa sanité de façade ne tient qu’à un fil, et ce fil c’est sa porte de sortie…

Porte d’entrée.

C’est toi.

Nous grimpons dans l’hôtel et rejoignons la suite de Razzer. Le chaos y est grand comme dans sa tête. Des cartes, des notes, des tableaux avec des têtes et des fils et des petits mots doux, le tout mal trié aux murs, au sol et même au plafond, entre les têtes empaillées de monstres marins qui ne doivent pas faciliter le sommeil réparateur le soir quand la lumière décline et que seuls leurs yeux brillent dans l’ombre.

Ah, vous voilà enfin ! Vous en avez mis du temps, je vous croyais en route pour faire une bêtise !
Nous ne le sommes pas ?
Kréhéhéhé ! Je dois vous dire, Colonel, que la reine ne vous appréciera probablement plus autant après ça…
Mais qu’est-ce que vous avez tous avec elle et moi, enfin ?! Laissez-moi la gérer comme je le veux et parle-nous de ton génial plan, très cher agent Razzer.
Oui, oui ! Le plan ! Depuis tout le temps que je suis ici j’ai établi que le tourbillon était maintenu en vie à l’aide de moulins géants dispersés un peu partout dans Down Meadow, qui influent sur un savant jeu de courants aériens, les amplifient et les sécurisent de manière à ce que tout tienne…
Continue…
Leur nombre exact, seuls la Reine qui ne dira rien et le Conseil sont au courant, qui ne dira rien non plus.
Mais toi tu as…
Mais moi j’ai découvert au fil de mes recherches et interrogatoires que si cinq d’entre eux seulement voyaient leur sens de rotation inversé, ils n’auraient d’autre choix que d’inverser la rotation de tous les autres, car la situation serait alors déjà beaucoup trop dangereuse pour la survie de Down Below dans son entier !
Et je suppose que tu connais l’emplacement d’au moins cinq d’entre eux ?
Trois seulement, en réalité, mais j’ai bon espoir que Saint Nemo et le Capitaine en connaissent chacun au moins un de plus ! Il nous suffit d’aller leur
Les tarés de la jungle ?
A tarés, tarés et demis, Colonel…
Et sur ta feuille de route nous sommes les tarés et demis que tu attends depuis si longtemps, c’est bien ça ?
Kréhéhéhé…


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Je ne réagis pas cette fois par ce que je n’en ai pas le temps.

Mais il est apparemment préférable que je ne poursuive pas sur cette voie et que je ne cherche pas à aller plus loin. Pour lui comme pour moi. Même si j’ai tant à dire pour lui répondre, à lui rétorquer comme à lui expliquer. Je garde ça pour moi et je ravale ma fierté en sélectionnant ce que j’ai envie d’entendre. Et c’est avec la moue ferme que je retrouve Razzer et sa folie.

Folie que je vois au grand jour cette fois. Elle que je pensais tacite et à peine dicible, elle s’affiche, déborde et vomit de tous les côtés. Depuis son arrivée ici, l’agent du Cipher Pol n’a eu de cesse de vouloir retourner chez lui. Je ne sais pas ce qu’il a laissé là-bas en débarquant, je ne sais pas ce que ça vaut pour lui, sans doute assez pour qu’il mette toute sa volonté à essayer de l’y rejoindre. Je vois ça à travers les fils et les papiers qui vont du sol au plafond, cette carte géante de l’île qu’il a dessiné lui-même après en avoir fait le tour en s’improvisant cartographe fou.
J’en vois l’étendue et jette un regard confus à Tahar. Il l’a vu avant, bien avant. Il a su cerner ses deux yeux fous et son sourire tordu d’un clin d’œil alors que j’ai mis tout ça de temps à m’en rendre compte. Malgré ces promenades en forêt et ces longues discussions en pleine nuit avant de retrouver l’évadé, j’avais compris qu’il y avait un grain de planté qui le rendait un peu dingue, mais pas à ces extrémités. En dix ans, ça a eu le temps de virer à l’obsession et de lui retourner la tête.

Je suis son miracle, en effet.

Soit…

Mh.

Depuis Alabasta, j’ai sûrement cette graine de folie plantée, là. C’est sûrement de ça que Tahar voulait me parler. Je ne lui dirais pas qu’il a raison, ni que j’ai tué et que j’en deviendrai folle. Je ne vais pas me mettre à étêté tous les gens à ma portée. Ça, non. Mais c’est sûrement ce sérieux et cette culpabilité dont il a voulu me faire prendre conscience, cette culpabilité qui me fait mettre de la distance et perdre ce que j’étais il n’y a pas si longtemps... Impulsive et fraiche. Je me sens aigrie et renfermée souvent. C’est sans doute vrai. Et lui, il voyait ce que je trainais derrière moi en essayant de m’en distancer. J’ai sans doute fait l’amalgame avec lui… J’ai sans doute assimilé son parcours à ce que je pourrais devenir. Ces mots sont devenus une sorte d’obsession aussi et j’ai tout mis en œuvre pour le contredire, pour finalement faire exactement le contraire de ce que je ne voulais pas faire.
J’aurais dut relativiser. Respirer un bon coup et porter ça à bras le cœur en l’assumant. J’aurais pu…

Depuis quand je ne fais plus confiance en mon cœur ?

Une goutte de doute s’est distillée à l’intérieur il y a peu. La chute de Salem, la disparition de Gharr, la mort de Daniel… Tout ça en très peu de temps, j’ai cru pouvoir y faire table rase et poursuivre ma route comme si de rien n’était. Mais je ne peux pas, et je m’en rends compte. Et pour redevenir ce que j’étais il y a peu, cette fille moins sérieuse et moins froide, il y a un arrêt que je dois faire quelque part.

Disons que Down Below est cet arrêt et que dans peu de temps, je sortirai la tête de l’eau.

Par quoi on commence ?
Je me charge des trois.
Stan doit être encore près de Serenity…
Tahar a déjà noué des liens avec son maitre, c’est parfait. Quant au capitaine… Vous arriverez très bien à le convaincre.

Razzer me lance un sourire et s’arme de son blazer. Il nous met à la porte de sa chambre puis de l’hôtel pour foncer, tout heureux avec sa carte en main, vers les moulins qu’il connait.

Je me retrouve en tête à tête avec Tahar, dans un silence de plomb, avec une lourde mission à accomplir et la seule chose que je trouve à dire :

Pourquoi tu boites ?
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La jungle se profile déjà face à nous, claire d’un ensoleillement inattendu et bien sûr passager, derrière les portes de la ville. Un pressentiment accompagne mes pas dans la boue perpétuelle, un de plus.

« Marche ou crève », tu te rappelles ? C’est ce que tu as dit tout à l’heure. Comment c’est avec moi.

Je n’ai pas su quoi lui répondre plus tôt alors j’ai embrayé sur la seule certitude que j’avais. Trouver Nemo, trouver les moulins, les inverser au risque de les casser. Et nous voilà. Dans notre dos qui nous regarde nous éloigner depuis les balcons de son palais, la reine qui ne fait rien pour nous retenir.

J’ai changé pour « Marche et crève ». Ça avait plus de panache.

Mon sourire se force un peu mais je n’ai pas le choix, mon corps ne m’en laisse pas. Je n’ai aucune information, aucun pourquoi, aucun comment. Alors comment expliquer ça à Lilou ? Par où je commencerais ? Par Reyson qui me plante un harpon dans la jambe pour me sauver à la mode de chez nous ? Par moi qui le sauve, lui, d’un harpon dans la main sur Reverse Mountain il y a tant d’éternités de ça ? Et où je finirais ? Par avouer que je me sens salement partir ? Heureusement pour moi, pour l’ambiance et pour nous peut-être, elle semble d’accord pour éviter d’insister et l’esquive nous tient jusqu’à Serenity, qu’on retrouve complètement désertée. Il pleut.

Tu n’avais pas dit que Stan serait là ?

Pas besoin qu’elle réponde.

Avé. Capitaine ?
Non, moi c’est Stan…
Tu t’es décidé à tomber l’entonnoir ? Ça te change drôlement. Pas vrai chérie ?
Je ne vous entends pas, monsieur. Qui êtes-vous ?
Mon garçon, Stan, TEUH ! Je crois qu’on te confond avec notre premier prisonnier… Et il me paraît raisonnable de supposer avoir devant nous le TEUHEU ! … Le propriétaire de cette… chose !
Avé aussi… Capitaine, cette fois ?
C’est bien ça mon garçon !
Hm, si tu appelles tout le monde « Mon garçon », vieil homme, on va s’y perdre…
Très juste mon garçon.
Hum, et comme tu es un peu vieux jeu, là c’est la partie où tu nous embarques chez toi pour nous y questionner jusqu’à ce qu’on te dise qui on est et pour qui on travaille ?
Tout à fait, et TEUHAA, et sache tu as déjà marqué des points mon garçon ! Moussaillons, embarquez-les ! Et trouvez-moi donc un moyen de tracter cet engin jusqu’à la maison…

Quatrième Epoque: L'Etranger sans terre. - Page 2 420235LeCapitaineLouDeuxMers

Clin d’œil à Lilou pour éviter le carnage, après tout c’est juste une légère variation dans le plan et voilà qu’on a déjà trouvé celui qui s’annonçait le plus dur à chercher dans tous ces arbres mouillés. Et j’ai comme dans l’idée que, si son Stan est prisonnier, Nemo ne restera pas longtemps loin derrière. Vu ce que m’en avait dit Stan, le premier, celui à l’entonnoir, la rivalité entre les deux bandes a des allures de cour d’école, et dans une cour d’école on ne laisse pas son bras-droit derrière à prendre des coups sans rien faire.

Rien faire, c’est ce qu’on fait. Ils ne sont pas encore complètement hostiles, et aller chez eux est la manière qui paraît la plus avisée pour réussir à savoir ce qu’ils savent, s’ils savent quelque chose et si Razzer n’a pas mis beaucoup d’espoir sur des canassons qui ne le méritaient pas dans sa course à la surface. Comme une impression d’être un éléphant tiré par un groupe de fourmis, mais laissons aller. On nous a lié les mains, bandé les yeux. Peu utile vu mes sens et vu l’état de conservation des sentiers dans un paysage aussi humide…

Et on marche, on marche, et on marche encore. A quelques odeurs devant moi, Lilou qui trébuche et râle et assaisonne ses guides comme elle sait faire. Et on arrive. Dans une case qui sent la terre moite et dont le sol est fait de bois spongieux. On nous y laisse sans un mot de plus. Stan est dans un coin, je reconnais sa présence. Il est inconscient, peut-être bien qu’il a été brave parce qu’on lui avait demandé de veiller sur le vaisseau. La lumière meurt dehors et j’arrache mon bandeau en me frottant la tête dans les bras. Elle est là.


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Tiens, une cage.

On ne l’avait pas encore fait, ça. Notre voyage aurait sans doute manqué de panache, sans… Et bien que précaire, elle ne possède qu’une seule issue, fermée pour l’instant. Je pose ma tête contre les barreaux en regardant dans le couloir terreux. La luminosité baisse à l’extérieur et la pluie reprend de surcroit. Il y fait frais, limite froid, et nous sommes trois à tourner en rond, dont deux qui se demandent ce qu’ils font là. Bien entendu, ils ont pris soin de me débarrasser de mon équipement et je n’ai pas eu l’occasion d’embarquer un pull pour me couvrir un peu plus.

Joie.

C’est de bonne guerre, dit Stan en réajustant son entonnoir.
De bonne guerre ?
Le capitaine et Saint Nemo se battent depuis des années pour un bout de territoire ou une femme. Ça dépend. Ce soir, le Capitaine a rendu la pareille à Saint Nemo pour une vieille histoire qui date de la semaine passée. Mon maitre n’en restera pas là, pour sûr. Il nous suffit de patienter.
Vieille histoire ?
Vous vous souvenez de la troisième femme ?
Oh…
En fait, l’un des hommes du Capitaine l’a séduite pour lui. Et Saint Nemo en a été peiné, tant qu’il s’est vengé en prenant le chien du capitaine qu’il se baladait depuis dix ans.
Que de rebondissements !
Pour moi, il prendra les armes, j’en suis convaincu.
Nous voilà bien…

Je lance un regard perplexe à Tahar. Vrai qu’avoir Saint Nemo et le Capitaine au même endroit pourrait nous être utile pour la suite de notre quête, mais au milieu d’une guerre avec des armes, ça me plait beaucoup moins. Question de goût j’imagine, puisque Tahar a l’air de s’amuser de ce qu’il entend. Stan sifflote en attendant l’arrivée de son maitre, arrivée dont il ne doute absolument pas, confiant de sortir d’ici un jour, à l’aise comme s’il était chez lui.

Tu sembles connaitre l’endroit.
C’est la douzième fois qu’il m’enferme, vous savez…

Je fronce les sourcils, dubitative.

Quand est-ce que ça a commencé ?
Eh bien, je…

Stan se frotte le menton, puis le front, puis le derrière de l’oreille en faisant mine de réfléchir. Il ne me faut pas longtemps pour comprendre qu’il n’en a aucune idée. Vu l’âge du Capitaine et celui que je suppose de Saint Nemo, cette guerre entre les deux hommes remontent à bien avant la naissance de tous leurs compagnons d’armes. Et sans doute qu’eux ne se souviennent pas du pourquoi du comment ils en sont arrivés à se haïr de la sorte. Je ne sais pas si on peut réellement parler de haine, sans doute que cette bataille sans fin leur permet de passer les jours et tuer le temps.

En attendant, elle nous enferme aussi ici sans aucune raison.

Vous n’allez pas tarder à sortir, ne vous inquiétez pas. Le Capitaine est peut-être un sagouin rustre, mais vous êtes une femme comme il en voit peu.
Mouais… ça me fait penser que vous avez tous des problèmes avec le sexe opposé, ici.
Haha, sans doute. Sieur Tahar pourra confirmer pour nous comme pour lui j’imagine.
Huhu…

Regard mesquin et sourire joyeux, je reprends mes cent pas dans la cellule ou nous sommes, face à un Tahar qui justement garde le silence depuis que nous sommes arrivés. Surprenant venant de sa part. Peut-être qu’il mâche d’autres choses qu’il voudrait me dire mais qu’il ne me dit pas parce que j’ai l’air de faire la tête et la mesquine depuis que nous sommes partis de la cité-mère. Ça ne m’étonnerait pas.

Voyons le bon côté des choses : si Saint Nemo vient, on n’aura pas à aller le chercher dans la jungle.

Stan pouffe pour lui, tandis que je m’installe comme je le peux en ramenant mes jambes contre mon buste. J’interroge un temps : combien de temps encore je dois attendre ? Stan estime une poignée d’heure. Tout dépend de l’humeur du capitaine qui a l’air néanmoins en joie selon ses propres mots.

Soit. Je me tais pour l’instant. Il ne reste qu’à attendre.
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Ambiance soir de mousson sous les tropiques.

Lilou ?

Sous, sous. Profond.

J’ai pas été tendre. Chaque mot je le pensais mais

Froid qui gagne, vent qui hurle dehors.

Mais possible que… ouais, pas impossible qu’à trop vouloir te mettre en garde j’aie donné dans une colère dont t’étais pas la source. Pas la cible.

Dedans, le silence. Stan ronfle, tranquille. Je l’ai assommé pour qu’il nous laisse.

Je crois que je me suis un peu perdu. Ouais, sans doute.

Et puis je n’ai pas de problème avec les femmes, moi. Hein Stan ? Tu vois, tu ne dis rien. Je pensais bien.

Et si, merde ! Plein de doutes en fait. Des doutes, une putain de montagne de doutes !

Impel, que m’as-tu fait ?

Depuis Izya, depuis Impel… Depuis bien plus longtemps que ça. Hein ?

Il paraît que c’est dans le noir que les gens préfèrent s’épancher. Je préférerais encore voir son visage.

Depuis les trente ans dont je te parlais…

Ou ptet bien que pas.

Je sais pas vers quoi je suis en route, Lilou.

Ça caille ici d’un coup, non ?

C’est pour ça que je boite, en vrai.

Moi je trouve qu’il fait frisquet et pas que parce que je me vide. Si j’étais un sentimental ça se saurait bordel.

La reine que t’as prise en grippe, elle m’a donné des éléments, mais pas tout…

Tiens, prends mon armure.

Je suppose que le reste dépend de moi. Que de moi. Bien sûr que de moi.

Cuir de vachomoumoute pleine fleur et véritable, t’as vu.

Peu à peu l’âge de raison me guette, celui ou mes derniers choix vont compter, vraiment compter.

T’auras plus chaud qu’avec tes fringues d’alabastienne.

HA.

On en fait plus des comme ça. Il est vintage ce cuir, comme moi.

Je sais même pas ce que je suis en train de baver.

Prends je te dis. Mes derniers choix.

M’excuser, moi, face à toi ?

Froid qui gagne, vent qui hurle dehors.

Hein. Je me suis pas excusé depuis que j’ai cassé la cuillère de ma mère dans le crâne de mon frère, tu sais ? Tu savais, ça ?

Dedans, le silence. Stan n’ose pas se réveiller de peur d’en reprendre une.

Et à quoi ça sert, quel but y a à ce déballage, là alors qu’on aurait mieux à faire, alors qu’on aurait mieux fait y a encore un an ?

On aurait cassé le silence. Juste toi et juste moi sur un bateau insouciant, comme y a deux ans.

Le nouveau moi, l’ancien, ils se mélangent…

Mais maintenant…

Joli spectacle, j’imagine.

Désolé.

On va le casser ce moulin ?
Monsieur ?
Ou alors on va casser Stan…
Non ! Monsieur, quelqu’un arrive.
Salut Stan…
Monsieur ?
Pas toi, bougre. Lui.
Bonjour monsieur. Madame, Stan.
Ah, salutations Stan, comment vas-tu ?
Très bien et toi ?
Très bien et toi ?
Eh, les nazes. C’est l’heure de la torture, très cher Stan ?
La torture ? Allons. Monsieur. Chez qui croyez-vous être ?
Ton Capitaine, il saurait y faire je suis sûr.
Je vous crois. Madame ? C’est à vous, Capitaine désire votre présence séance tenante.


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Petite cabine étroite à l’intérieur d’un navire échoué reconverti en bâtiment fixe. Le capitaine m’invite d’un coup d’œil à m’assoir en face de son bureau. Le parquet grince, il y fait sombre et humide. La fenêtre est crasseuse, le bureau rongé et recouvert de mousse. L’homme porte à ses lèvres une pipe qu’il allume aisément. Il aspire, fume et me tend un verre sale en me regardant de haut en bas. Un vague sourire plus ou moins rassurant, il s’enfonce dans son fauteuil défoncé en détendant ses jambes en gémissant de douleur. La goutte, qu’il me précise comme s’il en sentait la nécessité. Il y a une petite cheminée dans laquelle crépite un petit feu. De quoi réchauffer l’ambiance, sans pour autant me pousser à me défaire du manteau de Tahar…

Vous savez pourquoi vous êtes là, ma douce ?
Possiblement.
Alors z’allez répondre gentiment contre un p’tit grog pour réchauffer tout ça ? Teuheu !
Avec plaisir.
Attention, c’t’un poil fort. TEUHEUTEU… Mais z’êtes pas une minette, pas vrai donc ?

Il débouche une flasque et sert dans le verre un alcool translucide. Je m’en saisis avec un sourire un peu crispé et le porte à mes lèvres. Moi, une minette ? Jamais ! Et me voilà à descendre cul-sec l’alcool… Dès la première gorgée, la boisson m’arrache la langue, puis la gorge, me crame au troisième degré l’œsophage avant de me creuser un ulcère dans l’estomac. Je manque de m’étouffer et malheur à moi, quelques gouttes me remontent dans le nez… Mes yeux commencent à pleurer et je mets la main devant ma bouche pour éviter de recracher ce que j’ai avalé trop vite…

Non, non…

Petite voix presque murmurée, je prends une grande inspiration pour me ressaisir. Je n’ai pas eu le temps de déterminer à quoi était cet alcool… En tout cas, il revigore très vite. Trop vite, même. J’ai l’impression que mes cheveux se dressent sur la tête et le rouge me monte aux joues… Le Capitaine rit. Il boit son propre verre sans tiquer et reprend la conversation :

Alors, qu’est-ce qui t’amène dans ce coin d’terre, vindieu ?
Une erreur de parcours…
Une erreur ? Comment peut-on arriver ici par erreur ? TEUHA ! C’bout d’cailloux est bien l’coin le plus perdu sur terre, on atterrit jamais ici par erreur ! Croyez-en le capitaine !
Je suppose que mon navire l’a fait exprès.
Satané engin !
Je ne vous le fais pas dire.
Qu’est-ce que c’est, d’ailleurs, hein ?
Un sous-marin créé par le docteur Végapunk que je dois ramener à Marie Joie…
V’la bien longtemps qu’j’ai pas entendu c’nom-là ! Vous v’nez donc d’en haut, toi et l’autre garçon ? C’est c’que dis la rumeur que le courant colporte ! TEUTEUH ! Et j’dois dire que j’parle un peu l’courant…
Si le courant dit ça. Oui, nous venons tous deux d’en haut.
Et z’êtes ensemble ?
Ensemble ? Plus ou moins...
V’là bien qu’c’est dommage, j’allai te proposer TEHEU de devenir ma deuxième première épouse !
Votre deuxième… Non mais ça commence à bien faire !
Quoi donc ?
Ça fait la deuxième fois qu’on me propose un mariage de ce genre depuis que je suis ici ! Je ne sais pas d’où vous sortez mais on ne collectionne pas les épouses comme des chaussettes bon dieu de banane !
V’là pas qu’la douce à trop fréquenter la cité-mère ! TEUHEU ! Satané féministe ! Elles gâchent tous ces choses-là ! D’puis qu’on leur a donné l’autorisation d’parler ! TEUH ! Voilà c’que ça donne !
Et qu’est-ce qu’est arrivé à votre première épouse ?

Je n’aurais pas dû…

Ce Coquin de Nemo !
Laissez-moi deviner… Il vous l’a prise ?
Le fripon en a fait sa deuxième épouse TEUHAAA ! Crois-moi donc que si j’lui mets la main dessus, il va m’entendre ! Ma femme ! Ma douce femme… ! La première…
D’une longue liste…
Qu’est-ce qu’elle a dit ?
Rien du tout… Dites voir, vous pensez à libérer mon ami ?

Le vieux fouille dans sa veste et sort un trousseau qu’il pose brutalement sur son bureau. Tout son attirail tressaute sous la force de l’impact. Les clefs s’entrechoquent. Il y en a une bonne dizaine, toutes plus rouillées les unes que les autres… Il se penche vers moi et me fixe de son œil encore valide pour me sonder :

Ton ami, oui ! Il m’est sympathique ! Dis-lui que je l’embauche dans mon équipage, teuheuteuh !… Et tu récupèreras cette machine du diable que tu as amené avec toi !
Et Stan ?
Nan ! TEUHEU ! Je garde ce chien de coquin pour apprendre à Saint Nemo c’qu’il en coute de s’en prendre au Capitaine !
D’accord et…
Capitaine ! Capitaine !

Stan déboule dans la cabine en défonçant à moitié la porte. Il manque d’enfoncer le parquet. Essoufflé, il met un temps fou à bredouiller ce qu’il veut dire, à un point ou ni moi ni le capitaine ne comprenons ce qu’il cherche à communiquer. Le vieux, lui, se relève et trottine jusqu’à son second pour mieux l’entendre. Il tend l’oreille et l’amène à parler… Moi, je reste stoïque, surveillant de près les clefs que l’ancêtre à poser sur son bureau pour libérer Tahar…

Quoi Stan ? Tu as l’air fou ! Qu’est-ce qui t’inquiète à ce point ? TEUH ! Qu’as-tu ? Mais parle vindiou !
Saint Nemo !
Encore ! Ce faquin, que fait-il ? Que veut-t-il ? J’lui rendrai pas Stan, tu lui as dit !? TEUH ! TEUH ! Tu lui as dit ?!
Il attaque Capitaine !

Le vieux sursaute :

Crevindieu ! Aux armes Stan, aux armes ! Défendons nos terres !

Tous deux s’agitent comme des chiens fous en cage. Le capitaine saisit une canne quand Stan s’empare d’une planche en bois pour se défendre. Ils vont prendre le pas vers la sortie quand le plus âgé fait demi-tour pour me saluer respectueusement :

Ma douce, permettez…

Et dehors… Un vacarme d’enfer…

Suuuuuuus à l’ennemi !
Je vais t’emmener en enfer, Vaurien !
Tu vas tâter de ma lame, Fripouille ! Rend-moi Stan !
Jamaaaaaais !


Je me passe la main sur le visage en prenant une grande inspiration. Je ne sais pas dans quel enfer je me suis embarquée en venant ici, mais il est grand temps de m’en tirer. J’attrape le trousseau et fais demi-tour pour regagner les cales refabriquées. En cours de route, je croise des dizaines de mousses qui se précipitent dehors armés d’épées en bois, hurlant à la mort pour se mêler à la bataille… Bataille que j’évite aisément en me faufilant comme une souris, avant d’arriver comme une fleur avec un sourire et les joues encore rougies par l’alcool devant les barreaux de la prison de Tahar et Stan…

Salut…

Tahar se penche pour me saluer à son tour. Il me faut deux bonnes minutes pour trouver la bonne clef et libérer les deux prisonniers. Vague sourire complice, je reprends :

Tu vas leur apprendre c’est quoi le charisme ?
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Vos mots l’ont touchée, monsieur.
Et tu saurais ça comment, toi ?
Je ne sais pas, monsieur.
Alors dis rien.
J’espère que vos mots l’auront touchée, monsieur.
Stan ?
Monsieur ?
Dis juste rien.

Elle revient, complètement matraquée à l’alcool de prune à défaut d’avoir un avis sur ce que j’ai dit dans le noir plus tôt, si tant est que ce soient des prunes qu’on trouve dans le coin. Les clefs lui glissent des mains, la serrure lui glisse des clefs, dehors c’est l’hallali mais ils auront eu le temps de s’étriper que ça ne m’étonnerait pas, alors que si on garde les deux vieux corniauds en vie ce sera quand même un peu plus simple de trouver les moulins. Enfin ça s’ouvre. Leur apprendre le charisme ?

On s’avance vers le champ de bataille, Stan nous dépasse en courant, furibard, tout prêt à en découdre et à assister son maître venu le sauver. A notre tour on arrive sur place et je regarde pourquoi elle me suggère de.

Tableau de pitié. Ces hommes si virils qu’ils en ont deux femmes voire plus se battent avec des épées molles et des frondes qui lancent des mottes de terre et des épées en bois et des lances-pierres qui ne lancent que de l’air ou des boules de boue. Etonnant qu’ils aient même pu penser nous contenir avec ça, pas étonnant qu’ils aient sitôt l’averse passée commencé par libérer Lilou. Etonnant aussi qu’ils aient su trouver comment progéniter. Leur apprendre le charisme, hein ?

Messieurs, allons…

Il ne s’agirait pas que l’un d’entre eux s’éborgne. Si c’est moins éternel qu’une rate éclatée ou qu’un foie transpercé, ça ferait désordre quand même. Et rien ne dit que leurs enfants cachés là-bas avec les femmes dans la grande case avec un toit en dur, la seule du bled, rien ne dit qu’eux ne viendraient pas en découdre avec le mental manquant à leurs parents : celui qui pousse à vraiment tuer. Ça aussi ça ferait désordre, les moutards sont sujets des pires atrocités qu’il se puisse contempler dans une vie d’homme, j’en sais quelque chose.

Messieurs…

Un peu plus je m’avance, pour enfin aborder l’arrière de la mêlée. On me laisse passer parce que je ne suis visiblement pas un local concerné par leur guerre, comme les enfants laissent passer la figure d’autorité dans la cour d’école. Et pendant que je passe entre eux jusqu’à atteindre le plein centre, j’enseigne en haussant la voix pour passer le fracas des hontes qui se tapent entre elles.

Tu vois Lilou, l’Aura c’est pas bien compliqué (oui, je dis « Aura » parce que ça fait moins siècle dernier que « Haki Royal »). C’est pas bien compliqué. En fait, dès que tu commences à sentir que des cons vont piétiner tes plates-bandes émotionnelles, il faut que tu te forces à analyser pourquoi.

J’analyse le pourquoi : ils m’emmerdent. La moutarde me monte aux nez, j’ai la poitrine qui inspire grand.

Ensuite, quand tu sais pourquoi ils te titillent la foi en l’humanité, tu laisses s’épandre à l’intérieur.

Ça me chatouille les narines.

S’épandre, jusque partout dans ton corps.

Ça me chatouille les six extrémités.

Et quand tu commences à maîtriser, au dernier instant tu peux même faire remonter tout d’un bloc pour mieux diriger ton faisceau. Après tout, dans une foule de cons, il y a en a toujours un ou deux qui ont plus d’importance que les autres et qui feront tout le travail de démonstration pour calmer les autres.

Je vise Nemo dans son bocal, je vise la pipe du Capitaine.

En tout cas, après avoir laissé s’épandre, et tout naturellement, pas besoin de forcer spécialement, tu relâches. A petite ou grande vitesse, c’est toi qui vois, c’est toi la reine et tu fais ce que tu veux. Observe.

Je choisis la version petite vitesse, et mes vagues de charisme prennent le temps de s’alanguir avant de remonter la nuque de mes deux cibles, qui commencent à sentir quelque chose mais il est déjà trop tard. Dernier avertissement pour la forme.

Et maintenant les gens, on arrête.

Bien sûr personne et surtout pas eux ne m’écoute. Toute mon énergie mentale y passe. La pipe tombe au sol et est broyée par une botte maladroite qui n’est ni la mienne ni celle de son propriétaire. La bouteille a fait caisse de résonnance et le Saint en son royaume a une migraine des plus sales qui l’a envoyé au sixième dessous. Je reprends pour Lilou.

C’est un peu de la rage au rabais puisque tu la contrôles, mais ça fonctionne bien.

Les deux s’effondrent l’un dans les bras de l’autre et le vacarme retombe.

Après tout, comme le dit le dicton : rage froide ne craint pas l’eau froide…

Comme dans une vague qui cette fois ne vient pas de moi, la foule fait silence et les jouets sont lâchés.

Pas vrai les cons ?

Ils me, nous regardent et attendent. A Lilou, détaché :

Tu vois, c’est assez simple. Tu veux essayer ?


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Dernière édition par Tahar Tahgel le Mar 07 Jan 2014, 16:53, édité 1 fois
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Mais tu es sûr ?

C’est un très bon cours, et je ne dis pas ça pour faire plaisir. Ça va m’aider. Je crois même que je commence à comprendre comment ça fonctionne. Bon, je dis ça, mais l’alcool me monte à la tête et j’ai les joues tellement chaudes que je pourrais y faire cuire un œuf. Et je crois aussi que le monde tourne un peu trop rond. Alors c’est risqué. Je tente de l’expliquer à Tahar mais il préfère m’encourager du regard à essayer. Juste essayer, car après tout, ce n’est qu’un test et peut-être que ça ne marche pas comme ça pour moi. Je lui dis, ça aussi. Mais il me dit « essaye » alors. Zou…
Alors… Analyser pourquoi. Et « parce que » est la seule réponse qui me vient. Parce que… Mh… L’entonnoir de Stan sur sa tête en guise de chapeau fait crime contre l’humanité et déclare la guerre à la Mode avec un M majuscule ? Faisons comme ça ! J’y pense et je sens à l’intérieur de mes poumons une sensation chaude se répandre. Elle se focalise, remonte le long de ma gorge et s’arrête derrière mes yeux. Je fixe Stan à l’entonnoir et son collègue sans entonnoir. Et comme dit Tahar, je suis Reine alors je fais ce que je-

Haaa…

J’ai l’impression de m’être reçu un parpaing en pleine tête ! Je vacille dangereusement avec un poids sur mes épaules, comme si je venais de me foutre moi-même des haltères de cent kilos à porter sur le dos. Je sens mes bras tomber brusquement vers le sol, mes jambes se dérober sous moi et ma tête partir en arrière. Je crois que…

Trou noir.

Pas très futée, je me suis assommée moi-même.
Je m’effondre tête la première et heureusement que Tahar me rattrape au vol en prenant appui sans faire exprès sur sa patte folle. Avant d’heurter la boue, il me redresse et me tient comme il tiendrait une énorme poupée en chiffon. Je suis consciente pourtant, je le sens me tapoter les joues pour me réveiller et me refaire venir sur terre. Mais rien y fait, et c’est plutôt compliqué… Pourtant, je visai Stan… Je ne comprends pas ce qu’il s’est passé. En fait, je crois que le haki ne m’aime pas, et j’aurais préféré cent fois ne pas l’avoir cette bête-là…
Tahar m’installe par terre alors que j’essaye de reprendre possession de mes moyens. La tête au creux des mains, en train de me plaindre du mal de crâne qui me tambourine soudainement à la tempe, je lance un regard de chien battu à Tahar, lui signifiant que je viens de vivre une trop mauvaise expérience pour avoir envie de recommencer tout de suite. Et devant son air désapprobateur, j’en viens à lui expliquer que je ne tiens tellement pas l’alcool et que j’en suis tellement imbibée que ça pourrait même devenir dangereux. Décidément, il n’est pas convaincu. Alors, il me remet sur mes jambes et me réexplique comment ça marche.

On se concentre, on fait le vide. On comprend ce qui empiète sur la limite émotionnelle. On focalise et on envoie.
J’ai beau me concentrer et réfléchir, rien n’empiète mes plates-bandes sentimentales. Stan et Stan bis ne m’ont rien fait, et je n’ai aucune animosité avec le reste de la troupe. Finalement, qu’ils se mettent sur la tronche les uns les autres m’importe peu, voire m’ennuie profondément, sinon m’indiffère totalement et vu le choc qu’ils se sont tous pris dans la poire, ils ne recommenceront pas de sitôt.
Non, la seule personne qui piétine allégrement mes plates-bandes sentimentales, c’est Tahar. Il massacre mes limites en sautant à pieds joints dessus et vient s’excuser d’une façon adorablement mignonne juste après. Y’a des gens qui n’ont honte de rien. Ils font et se font pardonner ensuite en pensant que ça ira. On éventre des certitudes et on s’affiche plein de doutes ! Et moi, je suis là, à pas savoir quoi dire, ni si c’est judicieux de dire quoique ce soit après toutes ces belles choses à demi-pensée à mi-voix ! C’est typiquement le genre de trucs qui travaille mes plates-bandes sentimentales… Jusqu’à ce qu’on me lance des regards qui sondent le vide parce qu’on a besoin d’une réponse par-là…

Tu la veux ma réponse ? La voilà !

Plof. Stan tombe l’entonnoir le premier. Boum. L’autre Stan pique du nez avant de s’écraser par terre. Et moi, je suis debout et je suis entière…

J’ai réussi ! J’ai réussi !!

Yeux ronds et sourire grand, je sautille sur place, plus que ravie d’avoir accompli cette tâche ! Pour une fois que le haki fait ce que je veux ! Pour une fois qu’il marche comme je l’entends ! Et tout ça, c’est grâce à lui ! Alors, ni une ni deux, je lui saute au cou pour le serrer contre moi, l’émotion et l’alcool aident sans doute à me libérer... Oui, d'ailleurs, je me sens déjà plus libre. Et je lui pose même un bisou sur la joue que je peux atteindre sur la pointe des pieds.

Merci !

Et je lâche prise, sautillant jusqu’aux corps endormis des deux meneurs d’hommes que je hisse sur mon épaule, empilés l’un sur l’autre, en m’aidant de l’armement. Si y’en a un que je ne maitrise pas, j’ai réussi à dompter l’autre. Et c’est avec l’ossature et la force renforcée que je fais de grands pas jusqu’à la cabine du capitaine :

Dépêche-toi, on a à faire !
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On a à faire, on fait. Elle est encore un peu sonnée de s’être sonnée elle-même mais visiblement l’alcool lui a assez passé pour avoir récupéré sa poigne de femme en rogne. Visiblement elle est même assez contente d’avoir réussi à sonner les cloches aux deux faux-jumeaux Stan. Et voilà d’ailleurs qu’elle transbahute l’un comme l’autre rois de ce monde, rois sur leurs petits chevaux désormais, jusqu’à la salle du trône locale, piètre cabine miteuse d’un bateau rongé aux vers. Le bois vermoulu ne m’engage pas vraiment mais il résiste aux enjambées farouches de Lilou alos bon. J’entre, et je les découvre l’un et l’autre toujours inconscients, assis par-terre comme s’ils sortaient d’une mauvaise fête, et Lilou allongée sur le bureau et bayant aux corneilles.

Eh, chérie, c’était une jolie performance mais c’est pas le moment de cuver.

Elle me ricane au nez dans un hoquet mais se relève, et j’empoigne la flasque fameuse. Fameux, son contenu l’est aussi, il me débouche les papilles de la perception que l’émotion m’avait bloquées plus tôt, à déballer mes émois d’homme sincère comme je l’ai fait, et je sais exactement ce qui va se passer désormais. D’abord, Stan et Stan vont rentrer car elle ne les a pas assez amortis tout à l’heure :

Maître !
Maître !

Ensuite, au bout d’un moment Nemo va grogner et en réponse Capitaine va tousser.

Hmm, Capitaine, faquin, tu vas payer cette fourberie…
Teeuhaah…

Ensuite ils vont vouloir se peigner à nouveau et Lilou va leur tirer les oreilles à chacun pour les calmer. Les Stan ne seront pas assez fous pour s’interposer et iront jusqu’à l’assister pour séparer leurs chefs.

Wahhha ! Arrêtez !
Mais euh, pourquoi ?

Quand elle les relâchera l’un dans un coin rejoint par son Stan et l’autre dans l’autre rejoint par l’autre, ils me verront enfin, auront peur car je laisserai une nouvelle fois mon Aura sourdre autour de nous, et alors nous pourrons parler.

Tahar, très cher ! C’était donc vous ?
Teehu, j’aurais dû m’douter que tu étais ben doué, mon garçon !
Vos gueules, les ancêtres.

Ils s’offusqueront et leurs dos se raidiront, mais quand je dirai

Parlons.

ils se détendront un peu. Je ferai tourner la flasque vide, Capitaine sortira une deuxième pipe de sa manche, Nemo frottera sa bouteille d’un chiffon qui avant aura été le foulard autour du cou de Stan1, puis j’exposerai le pourquoi nous sommes là. Bien évidemment, ils y mettront du leur mais pas complètement, restes de vieux boucs obligent. Ils voudront m’aider, mais vois-tu mon garçon mon bon ami, les moulins ne sont pas quelque chose qu’on trouve comme ça en tombant dessus par hasard. Je leur dirai que si justement on tombe dessus par hasard, moi-même j’en ai aperçu un en allant du camp de Nemo à la cité-mère l’autre jour. Ils me diront saperlipopette quel hasard et je leur dirai que la seule chose qui me retient de leur montrer comment faire la guerre, la vraie, la sale qui conviendrait bien à cette île boueuse, c’est la pensée que sans doute il y a deux moulins plus proche de ce camp où nous sommes, celui de Capitaine ici présent, n’est-ce pas Capitaine ?

Allons, Tahar, cher Tahar, nul besoin de recourir à la violence…
Ce serait certes excessif ! Teah ! Nous ne t’avons quand même pas volé ta femme, mon garçon…
Alors si vous tenez aux vôtres, parlez par les douze enfers ! Qu’est-ce que ça vous coûte ?

Visiblement pas grand-chose, mais ils auront décidé de jouer les têtes de pioche.

Enfin ! Il faut que je vous dise de voir ça comme une compétition ? Lilou part avec l’un, moi avec l’autre, et celui qui a inversé son moulin le premier a gagné le droit de dire haut et fort que l’autre est un petit plaisantin ?

Ah ? Je vois d’ici leurs cerveaux tourner à plein, et ce n’est pas que la fumée d’algue brûlée qui nous empestera.

J’ai mieux : Nemo, si je gagne, je récupère ma femme !
Infâme fripon ! Pirate ! Si je gagne, tu pavaneras à mon camp toute une journée les mains enchaînées !
Vendu !
Vendu !
Atterrant…

Du même geste ils se retourneront vers moi mais ils ne pourront pas comprendre de quoi ça aura l’air de l’extérieur. L’extérieur, ils ne savent même plus ce que c’est, ni eux ni leurs sujets. Pour preuve, s’ils savaient encore ce que c’est, leur première idée aurait dû être de savoir comment, et si, eux aussi allaient remonter quand la rampe s’inverserait qui permet de remonter là-haut. Mais ils ne l’ont déjà pas empruntée la dernière fois que le courant a été modifié, il y a cinq ans m’a dit Alma. Alors qu’ils auraient pu. En vérité ils sont depuis bien longtemps devenus des Sereins à leur manière. Et pour un Serein il n’y a pas de salut, pas d’échappatoire. Aucun besoin de partir.

Aucun besoin de vraie violence non plus, avait-elle ajouté durant cette séance où elle en avait parlé.


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C’est encore loiiiiiinnn ?

Nous progressons difficilement dans la jungle, moi sur les talons du capitaine qui lutte avec sa canne pour écarter les feuilles, les branches et les lianes qui barrent sa route. L’homme parle dans sa barbe sans prendre la peine d’articuler, et entre le mal de crâne, les bruits de la jungle et sa pipe, j’ai le temps d’entendre un « on est presque arrivés » qui n’a pas l’air totalement convaincu. Je ne relève pas et continue ma route en sa compagnie. Au bout d’un long silence, le Capitaine le lève après s’être raclé la gorge et craché un glaviot qui l’empêcher de « respirer » selon ses mots :

Vindiou ma douce, TEUHEU ! Votre ami, c’est pas un marrant.

Ah ça, que je pourrais lui répondre. Tahar, un marrant. Non. Il sait avoir de l’humour, mais c’est un humour qui ne fait pas rire tout le monde. Et comme dit l’adage, on peut rire de tout mais pas avec tout le monde… Mais non, je ne lui réponds pas et je manque de me casser la gueule en me les prenant dans une racine…

Mais vous marchez pas droit ? TEUH ! Pourquoi c’est moi qui me coltine celle qui file pas droit ? Pourquoi j’suis pas avec Tahar ? Il est pas marrant, mais il marche droit, lui ! TEUH !
C’est votre alcool ! On est bientôt arri-
Mon alcool ! Mon alcool ! En voilà une autre ! TEUH ! Mon alcool est très bon, c’est vous qui ne savez pas l’apprécier !
Il monte à la tête !
Bien sûr qu’il monte à la tête ! Il embrume les idées pour les transporter sur un petit nuage ! Il nettoie les dents et le palais, il débouche les narines ! Il enrobe l’estomac ! Teuh ! Ce petit alcool…
Il donne mal au crâne !
Mensonge !
Bon, c’est encore loin ?!


Le Capitaine s’arrête. Autant de m’engueuler que de marcher. Il écoute le vent et me répond :

Non, plus trop. Encore quelques mètres. Teuheuuuu… Mais sachez, demoiselle, que mon alcool ne donne pas mal à la tête. C’est votre tête qui donne mal à l’alcool à parler comme vous le faites… ça me fend le cœur !
Soit !
Je vous veux pus comme femme ! Une femme qui tient pas l’alcool d’algue, pas question !
Youpi youpi.


Nous reprenons notre route, avançant sur les mêmes racines, enlevant les mêmes branches, jusqu’à ce qu’elles deviennent plus grosses, moins praticables… Pourtant, le vieux a l’air de s’en sortir. Il ralentit le pas, certes, mais il ne trébuche pas. Il manipule sa canne comme un expert, dégage ce qui le gène…

C’est encore loin ?
Non.

Un dernier mouvement affiche un petit espace dégagé et verdoyant, les herbes au sol balayé par un courant qu’on ne ressent pas. Un chemin de caillou traverse l’étendu… Et en plein centre, un très grand moulin qui bat des ailes…

On y est.
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Nous y voilà !
Ça ressemble pas trop à un moulin géant, ça, très cher Nemo. Dis.
Haha ! C’est que le moulin est juste derrière cette butte, mon bon ami. Patience, nous passerons la nuit dans cette gente chaumière avant d’aller nous en charger à l’aube demain.
Tu n’aurais pas oublié le concours de qui tire le plus vite avec le Capitaine, des fois ?
Eh non, ne t’en fais pas ! Celui où ce vil félon mène ta chère et tendre est bien mieux gardé, ils auront fort à faire pour parvenir à l’arrêter, et encore plus pour le relancer à l’envers !
C’est pas ma chère et tendre, et je m’inquiète pas.

Je suis un peu ronchon, c’est la marche jusqu’à cette cahute miteuse d’où sort un petit filet de fumet qui, je dois bien l’admettre, fleure pas mal bon. J’ai l’estomac dans les talons, je me rends compte, et le tord-boyau d’avant la petite randonnée n’y est pas forcément anodin. Ça, et-ou le fait de pas avoir eu de vrai repas depuis je sais plus quand. L’engueulade entre Lilou et Serène ? Il dalle sévère, ouais. Et effectivement, j’entends dans l’air le bruit de l’air brassé par autre chose que le vent naturel. C’est comme si un rayon d’air s’élevait vers la surface depuis un mur invisible. D’ailleurs, il n’a pas plu depuis un moment, je me demande si ce n’est pas lié. Et puis moi je sais que j’ai la plus longue. Que Capitaine ou Nemo gagne, je m’en tamponne, et Lilou sans doute aussi. Allons, mangeons.

Mais d’abord, les présentations. Le proprio de la masure en pisé tendance humide est un bon gars à la bonne gueule qui s’appelle Jozeef, ancien charpentier reconverti en ermite depuis que sa femme a eu des problèmes avec son précédent mari des griffes duquel il l’a sauvée. Elle a quinze ans de moins que lui au bas mot, s’appelle

Marja ?
Mon bon Tahar, vous êtes impressionnant.
Je sais.

Un peu étonnée par mes performances la brave fille nous accueille la mamelle à l’air et le téton tété par son dernier pondu, Gézu-Premier. Je devine un brin de magouille dans les regards que s’échangent le mari et la femme mais cette fois je ne dis rien de ce que je sais, j’ai trop faim. N’empêche, il est un peu clair, le rejeton, avec deux parents bien colorés comme les siens. La soirée passe autour d’un excellent ragoût de je ne veux pas savoir et tandis que la mousmé file droit vers son lit de mensonge pour y reposer le fruit de son bas-ventre volage, nous trois bons gentlemen restons à fumer près de la cheminée qui tire, qui tire bien.

Alors comme ça, Jozeef, tu es le gardien du moulin ?
Oui Monsieur Tahar.
Jozeef est un bon gardien. Le meilleur, sans doute.
Merci Monsieur Nemo.
Et ça te pose pas de problème qu’on y trifouille ?
Je fais confiance à Monsieur Nemo pour savoir ce qui est le meilleur pour Gézu-Premier.
Assurément, si l’on ne change pas ce moulin de sens, la maladie de ton fils ne guérira pas.
Maladie… ?

Je hausse un sourcil parce que quand même, le mensonge, c’est mal. Et, le mensonge qui prend avantage d’un mari cocu et un peu simple, je suis sûr que c’est un peu pire. Nemo cligne d’un œil derrière le verre trempé qui l’empêche de fumer comme les autres gens. Il est obligé de se servir d’une pipe qui lui remonte le long de la gorge, c’est d’un ridicule. Mais ça ne le tue pas et, en ce soir aux odeurs de fin de parcours, il paraît plus fort que jamais. Jozeef va retrouver sa rombière et nous restons entre gens de bien.

Nemo, mon ami, tu es diabolique.
Tout pour la victoire, mon cher !
Et sinon, pourquoi tu fais ça, en vrai ?

Il répond à ma question par une autre question, j’ai horreur de ça.

Ces marques, bon Tahar, elles viennent de la surface ?

Je suis son regard plus attentivement, il fixe mes poignets, le droit, celui où on voit le mieux les cicatrices de ma tentative d’en finir dans le noir d’Impel Down. Les chairs blanchies par la cicatrisation imparfaite me grattent soudain. Je ne réponds pas, il y comprend avoir vu juste.

Et malgré ça, vous souhaitez y remonter, toi et ta tendre amie.

Question encore malgré l’intonation. J’aime pas la nuit ici, elle rend les fous trop sages.

Et quand bien même ?
C’est que ce doit être important pour vous. Et entre gens de bien je me dois de vous aider à atteindre votre objectif. C’est un pieux mensonge que Jozeef comprendra un jour, quoi qu’il arrive demain.
Gens de bien, hein. Tu causes trop, Saint Nemo.

Il reste impassible mais son masque écaillé a tressailli près des lèvres et je sens de toute façon qu’il accuse le compliment à sa juste valeur. Par le conduit de la cheminée, des promesses de lendemain où tout changera nous arrivent, mêlées de la voix distordue de Sérène qui chante. Je me demande où en sont Lilou et son compagnon du moment, Razzer et sa folie. Ce monde marche sur la tête, et vu sa localisation c’est plutôt osé. Plutôt normal ?


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Le temps change dangereusement. Le ciel sous la mer vire au noir d’encre parsemé par endroit de filins blanchâtres qui s’emmêlent comme des cheveux sur une écharpe en laine. Le courant se voit difficilement à travers les hauts arbres mais j’ai la sensation que quelque chose change… Le capitaine m’attrape par le bras en me signifiant qu’il ne fait pas bon rester dehors. Et a peine a-t-il dit ça qu’un torrent d’eau a le temps de s’abattre sur nos cranes. Quelques secondes seulement avant d’arriver jusqu’à un abri, quelques secondes et nous dégoulinons tous deux, trempés jusqu’aux os.

J’enfonce la porte en bois qui s’éventre sous l’impact pour mettre encore plus de distance entre la tempête tombée sur nos têtes et l’intérieur plus sécurisé. Le vieux tousse a en cracher les poumons pendant que j’essore mes cheveux. Cette douche m’a en tout cas remis les idées en place et je peux désormais me mettre au travail. Le moulin est lugubre car pas éclaire. L’homme allume une lanterne grâce à sa pipe comme s’il exécutait un tour de magie. L’endroit est haut de plafond et n’a pas d’étage. Du foin et de la terre au sol pour absorber l’humidité, un énorme mat qui monte jusqu’au plafond composé de rouages et mécanismes entremêlés les uns dans les autres.

Z’y êtes pas allé de main morte, dites…
J’ai préféré ça à finir noyé.

Le capitaine regarde la porte enfoncé et triture le bois du bout de sa canne pleine de boue. Il se retourne après avoir pesté contre moi et ma brutalité, signifiant qu’il lui fallait une femme douce et que je n’en ferais définitivement jamais partie. Trois toussotements plus tard, il dit d’une voix grave.

C’est à vous de jouer, ma douce…

Je m’approche, tâtonne, regarde et définis d’un coup d’œil ce qui sert à quoi. Les rouages sont uniques, je n’en ai jamais vu de tel. Il ne me faut pas bien longtemps pour griffonner sur un bout de bois à l’aide d’une craie de fortune quelques notions qui me seront utiles à l’avenir… monter le système de vol du Léviathan en me calquant sur les moulins qui maintiennent le courant en l’air, c’est une idée…

Les moulins n’ont été inversé qu’une fois, vous savez ?

Je me relève et sors brutalement de ma torpeur pour fixer le vieux qui s’est adossé à un mur en tenant sa canne devant lii. Il a l’air nostalgique. Ses traits sont tirés, ses yeux marques par la vie.

Vous marquez l’histoire, ma douce… Vous serez la furie rousse qui a bouleversé Down Below sur les bouquins d’Histoire de mes quinze gamins…

Un crissement retentit alors que je tourne une manivelle qui lance la machine dans l’autre sens. Un bruit sourd nous vrille les oreilles avant que les ailes ne se mettent à battre dans l’autre sens… dehors, la pluie redouble et cogne contre la structure de notre abri comme un marteau sur un clou.

Ca fait tellement longtemps que je suis ici que j’ai oublié qu’il y avait un la haut. Je sais plus à quoi ressemble le ciel ou la mer bleue, ni le sable trop chaud.
C’est l’effet qu’a cette ile sur nous. Elle nous absorbe.
Oui. C’est le mot. Et elle m’a tout donné, là où le vieux monde vous prendra tout, ma douce… Prenez soin de vous, comme de lui…

Je lui fais un sourire. Tahar. Et je vais pour affronter l’extérieur jusqu’à ce que je comprenne que le vieux ne quittera pas les lieux tout de suite. Il est sans doute temps de lui dire au revoir…

Vous ne venez pas ?
Vu la tempête qui se prépare, ma goutte me fait souffrir… Teuh ! Mieux vaut que je reste à l’abri en attendant votre départ…
On ne se reverra plus alors.
Espérons-le, ma douce.
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Tahar, bonne gens…
C’est toi le jambon.

Instant de flottement, Jozeef nous observe nous faire des civilités alors que ce n’est pas le moment. Nemo hoche la tête, reconnaît que certes ce n’était pas la meilleure apostrophe qu’il ait pu trouver mais. Il reprend.

Vous allez les tuer ?
Je ne sais pas encore, ça dépend de vous deux.

Il y a une réelle incertitude dans le regard de Nemo qui cherche à me lire en ce nouveau matin du monde, matin frais où tout se termine pour mieux recommencer. Nous sommes aux portes du moulin, gros moulin qui ferait relativiser la nuisance visuelle de n’importe quelle éolienne dans n’importe quel paysage par n’importe quel puriste technophobe de mon genre. Une éolienne c’est un moulin moderne qui alimente une turbine comme une roue à aube mais en l’air. Je me souviens des polémiques de 1615 à ce sujet, quand les chantiers de Water Seven en avaient sorti trois dizaines sans en parler au gouvernement mondial. Je me souviens et là en ce matin frais de 1625, dix ans plus tard et avec pas grand-chose de plus épanoui dont je pourrais être fier dans ma vie à part mon compteur de morts, je me tiens sur le seuil. Jozeef est déjà à l’intérieur en train de s’affairer dans une machinerie digne des plus sombres entrailles de Serenity, et mon guide à grosse tête (la bouteille fait loupe) se tâte encore. Aller avec lui puisqu’il a besoin d’une paire de bras supplémentaires, c’est lui qui l’a dit ?

Rester avec moi et traiter avec la garde des Sereins qui s’est présentée là-bas au bord de la cuvette, désolé mon bon ami, finalement c’est notre moulin qui semble le mieux gardé, haha c’est drôle non ? Non. Non, il ne reste pas. Je lui ferme la porte au nez et l’enferme à l’intérieur depuis lequel il ne pourra qu’entendre, voire regarder s’il trouve une meurtrière mais en tout cas pas participer. Je l’entends qui maugrée derrière le panneau de bois mais c’est un maugréement soulagé. Saint Nemo n’est pas un tueur et préfère ne pas le devenir.

Halte, Étranger ! Par ordre du Conseil, cessez cette folie !

Moi, tueur, je l’étais et le suis sans doute encore. C’est ce que doit se dire, et c’est tout à son honneur parce que ça veut dire qu’il est capable de reconnaître à qui il fait face et qu’il faut bien ça pour être soldat en chef, même sous-chef, c’est ce que doit se dire le type que je suis allé rencontrer, en homme, qui se tient devant ses troupes avec l’assurance d’une feuille morte s’envolant à l’automne avec les sanglots longs des violons aux langueurs monotones. Comme prévu Nemo reste en arrière alors que, en vrai, je n’ai pas vraiment bloqué la porte. Et grand bien lui fasse, moi-même je ne sais pas très bien ce que je vais faire, et quand je ne sais pas ce que je vais faire, je n’aimerais pas être à mes côtés si j’étais capable d’empathie. Tiens, je le suis.

Mon petit nom c’est Tahar, chef. Mais ne le dis pas à ta reine.
Je…

Il cherche sa contenance, moi à gagner du temps pour décider, pour ne pas avoir à décider parce que si Nemo et son copain cocu dans mon dos réussissent je n’aurai pas à décider. Ce n’est pas que je rechigne à, mais si je peux éviter de massacrer les troupes de la fille qui m’a montré la voie et qui m’a évité de trop faire copain-copain avec mon mini-moi symbolique qui représente ma prise sur le monde et mon empathie dont en fait je suis capable, tas de punaises, je préfère. Mais je suis toujours un tueur, tu veux voir ma gueule de guerrier ?

Wah !
Serein, reste à ton poste, ne brise pas la ligne !
Tiens, on dirait qu’il va pleuvoir, j’espère que vous avez vos capotes les mecs…

Le chef ne veut pas spécialement mais un des bleus du peloton s’est avancé pour voir ma gueule de guerrier comme je demandais, et j’ai fait mine d’aller le manger pendant que le ciel se couvrait. Il s’est fait engueuler, a fait demi-tour presto, et l’orage s’est approché pour le punir. Dans un silence de plomb et alors qu’il fait une froidure à couille fendre, je parcours avec le chef à mes côtés la ligne qu’ils forment tous. Tous ces jeunes gens bien alignés, ça me rappelle mes bons vieux temps au onzième régiment, quand j’inspectais les troupes. Là je n’inspecte pas, je mets la pression. Ça marche, la tension monte. Ils craignent pour eux, car je suis imprévisible. L’ampérage aussi augmente, et le ciel devient parfaitement prévisible. Ça va péter comme jamais.

Tu as la Fièvre, Étranger ! Sereins, à mon commandement !
Bougez… pas…

Il a raison, je me sens partir dans ce mal dont m’a parlé Stan, le premier, celui à l’entonnoir, dans le camp de Nemo au tout début. J’ai le front chaud alors que je ne jouais pas avec mon Aura, et le coup va partir tout seul d’un instant à l’autre, le coup qui me mettra au tapis. Mes jambes sont lourdes, surtout la droite, et mes tympans bourdonnent encore de l’appel du sous-chef décidemment vraiment pas incompétent puisqu’il a détecté ma faille. Moi j’aurais dû apporter ma capote, moi j’aurais dû sortir couvert. Le tonnerre se lâche alors que les gouttes lourdes comme des grêlons tombent depuis déjà un bon moment. Je tiens toujous debout, derrière le moulin s’est arrêté et devant les gentils jeunes gens zélés murmurent entre eux, camouflés par les craquements du ciel qui va leur tomber sur la tête. Il va vraiment tomber.

TAHAAR !

Ça doit faire plusieurs fois que Nemo appelle, il y a de l’espoir d’être entendu en berne dans son cri. Je me retourne, il me fait des grands signes depuis le moulin. Je me retourne à nouveau, et je crie au chef de ne pas bouger pour autre chose que protéger ses hommes, sinon c’est moi qui les protégerai pour l’éternité. Les cadavres puent la mort mais ne sentent plus le froid. Je crois bien voir une lueur compréhensive dans son œil mouillé. Quand je reviens au moulin, Nemo braille avec les mains.

C’est en train d’arriver! ÇA ARRIVE, MON AMI !
HEIN ?!
LE FUTUR !

Il pointe du doigt le ciel où il fait plein jour, mais par intermittence et seulement quand la foudre zèbre les nuages. Du reste, c’est nuit noire. Il n’y a pas de vent, aucun, juste une giboulée à noyer un lac et des décharges électriques à frire un monde entier. Et puis peu à peu je le sens, je sens ce petit courant d’air qui me carresse la joue, et je regarde Nemo et il le sent aussi alors que lui sa joue est derrière la paroi en verre de sa carafe. Il me dit de m’accrocher à quelque chose, je lui demande pourquoi et il me dit de regarder plus haut, là où il y avait la soldatesque. Ils ne sont plus là où ils étaient, enfuis sûrement, et à leur place des torrents de boue foncent sur nous.

Nemo me dit que c’est normal, que ça veut dire que d’autres moulins ont été inversés avec succès, que d’abord on va en chier sévère et qu’après tout redeviendra comme avant sauf qu’en fait non puisque tous les courants de Down Below seront inversés. Je lui demande si tous tous, il me répond que tous tous. La marée monte et ma tête éclate sous la fièvre, mais je suis rassuré.

Puisqu’il le dit.


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Stan ?
Oui ?
Oui ?
J’ai besoin de vous.

Le chemin du retour a été éprouvant et je ne l’ai pas fait entièrement. Je suis arrivée jusqu’au navire échoué reconverti en château de ce bon vieux capitaine. Stan m’interroge sur la non-présence de son maitre, je lui réponds simplement qu’il prend son temps dans son moulin, qu’il n’a pas osé affronter le temps tout de suite. Stan comprend. Rien qu’en regardant mon état, il sait qu’il ne fait pas bon être dehors. Je retire comme je le peux plusieurs algues échouées dans mes cheveux. J’ai eu plus l’impression de venir ici à la nage qu’en marchant. Mes bras me tirent, mes jambes me font mal, et j’ai beau regarder autour de moi frénétiquement, je ne vois pas Tahar.
Stan et Stan me confirment qu’ils ne sont pas revenus avec Saint Nemo. Mais qu’un torrent de boue s’est abattu non loin, qu’ils ont pu le voir de la fenêtre. Stan craint que la boue ait avalé le moulin où ils se trouvent. Je n’ai pas le temps de creuser pour aller chercher Tahar et m’occuper de Serenity, je ne peux clairement pas être partout. Essorant mes cheveux alors que dans quelques minutes, je serais à nouveau dehors, je me tourne vers les deux Stan pour les sommer de m’écouter attentivement. Et je leur explique que je dois retrouver mon ami, parce que nous devons partir et qu’ils doivent m’y aider…

Par ce temps, je préfère ne pas bouger.
Moi non plus.
C’est vous qui avez amené mon navire ici, non ?
Ah non, c’est lui !
Oui, mais sous les ordres du capitaine alors…
Alors c’est de ta faute ! Et la tienne aussi, Stan !
Mais pourquoi moi ?
Eh bien, tu t’appelles Stan, non ?
Oui mais…
Alors tu aides Stan, c’est tout.
Gnh…

Les deux boudent en croisant les bras sur leurs poitrines avec la moue qui va avec. Ils me regardent avec des yeux fâchés par ce que je leur explique. Sur le comment ils doivent bouger Serenity, où ils doivent l’amener, les précautions qu’ils doivent prendre pour ça…

Je compte sur vous pour que tout soit prêt à mon retour.
Bien mademoiselle…
D’accord…

Je me retourne et bondis déjà dehors, m’enfonçant bien assez tôt dans la jungle, par la direction que m’a indiquée Stan.

*

Tahar ?
Ici donc !

Quand la pluie ne tombe pas, c’est le vent qui se lève. Un vent humide, chargé d’eau. Quand ce n’est pas le vent, c’est les arbres qui s’effondrent sur ma route. Il n’y a plus de chemin pour mener jusqu’au moulin, juste des amas de terre et de boue qui m’empêchent de progresser. A travers ce rideau de terre et d’eau mêlées, c’est les bras s’agitant de Nemo que je vois dans l’encadrement d’une porte. Il me fait de grands signes, je me presse de le rejoindre pour me mettre à l’abri.
Je suis éprouvée par l’extérieur et je ne sais pas combien de temps j’ai mis pour venir jusqu’ici. Des heures. Tellement que mes jambes en tremblent et que j’ai poussé l’effort jusqu’à être épuisée. Je reprends difficilement mon souffle en m’appuyant contre le mur, snobant consciemment les deux autres protagonistes qui me regardent comme si j’étais folle d’avoir fait ce que j’ai fait.

Vous avez-
Ou est-il ?
Là !

Saint Nemo me montre du doigt le corps étendu d’un Tahar qui semble crispé. Il transpire à grosses gouttes. Je ne sais pas ce qu’il a, me précipite vers lui pour le secouer mais Saint Nemo m’en empêche en me précisant qu’il est mal, qu’il a de la fièvre.

Comme si c’était l’heure d’avoir de la fièvre.

Vous ne l’avez pas, vous ?

Je secoue la tête comme pour dire non, place ma main sur son front en effet bouillant. Le contraste avec ma paume glacée doit l’apaiser au moins un peu.

Il peut bouger ?
Je ne sais pas.
Bon, il peut alors.

Je l’attrape par le bras et le hisse sur mes épaules difficilement. Mes jambes tremblent encore et je suis toujours épuisée, mais vu comment le monde se bouscule dehors je préfère me presser. Ça urge, non ? Hein. Oui. Alors si ça urge, je dois faire au plus vite pour ramener le fiévreux Tahar là où le ciel ne s’effondrera pas totalement sur nos têtes…

Vous partez ?
Oui.

J’ai déjà fait un pas en avant, attrapé la poignée de la porte pour m’enfuir en courant et affronter un torrent d’eau. Me battre contre un monde que j’ai déjà eu du mal à tenir tête, avec maintenant une charge supplémentaire sur mes épaules frêles.

A dieu Nemo.
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Des bruits d’herbe foulée que fuient des cohortes d’insectes aux milliers de mille pattes rouillées d’humidité.

Des traits de lumière, gros plans sur les mandibules de ces choses qu’un pied encore plus massif écrase.

Des zébrures rousses qui figent le temps et me propulsent et me malmènent, inconscient.

Cette chaleur à mon front qui remonte jusqu’entre mes oreilles et qui fond, qui fond mes pensées.

On m’a pendu par les pieds et on m’agite pour me faire cracher le morceau. La pluie ricane dans son habit vert.

Et le froid me ronge les os, je vais craquer. Je vais avouer. Oui c’est moi, oui c’est moi qui l’ai tué.


Des bruits de feuilles agitées où s’abritent des colonies d’oiseaux aux milliers de mille plumes alourdies d’eau.

Des éclairs et des becs qui se découpent à contre-nuit, des corbeaux et des vautours qui m’attendent.

Les fouets rouges de mon sang s’inversant dans mes veines. Tous au cerveau ! hurlent mes globules.

Devant mes paupières le voile qui s’étend est sang lui aussi, comme la sueur qui perle à ma peau.

Ils me travaillent, mais je ne parlerai pas. Lui il parlera, lui là-bas qui nous suit dans la jungle.

Je dénonce mon moi passé qui gambade derrière nous, nonchalant, avec ses osselets dans la main droite.

Et le froid se saisit de lui et des mains l’aident qui le pendent par les pieds. C’est lui, c’est lui qui l’a tué !


Des gouttes qui tombent et gouttent et tombent encore, un chapelet d’eau fontaine de jouvence.

Chaque plic et chaque ploc et chaque flaque qu’amplifie mon crâne vide et liquéfié m’est une torture.

Et mes bras ballants frappent à chaque tressaut une chair que je torture et qui endure.




Ah, Colonel !

Vous avez eu la Fièvre. Vous vous sentez mieux ?

Il semblerait qu’elle se tasse.

Dites quelque chose, Colonel.
K…
Non, pas « quelque chose », kréhéhé. Quelque chose.
Lilou ? Les moulins ?
Un franc succès !
Moins fort, si tu veux bien… Ça résonne encore.
Oh, pardon. Comme prévu l’ensemble des moulins a dû changer de sens après nos petits efforts personnels… Et Lilou s’occupe des derniers préparatifs avant le départ, nous ne devrions plus tarder.
Hein ?

Je me redresse brusquement, regarde autour de moi. Des coursives métalliques, des murs un peu décolorés mais colorés encore. Serenity. Elle m’a ramené à bord ? Maal me confirme, me dit à nouveau qu’on ne devrait plus tarder. Et comme en écho je me sens vibrer tout d’un coup. Pas grand-chose, mais les moteurs sont en route. Je me lève péniblement. Ma cuisse ne bloque pas, mais elle est très molle, comme une éponge. Ma béquille humaine se plaint un peu sous mon poids jusqu’à la sortie du vaisseau mais c’est une grande mission que je lui confie maintenant alors il se sent important une dernière fois.

Préviens-la. Je reviens.

Après un instant à chercher à m’orienter dans le déluge qui se calme mais pas encore complètement, je reviens vers lui qui n’est pas encore parti pour lui chuchoter une demande. La cité-mère, Razzer, c’est à gauche ou à droite ?


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Il est parti.
Parti ?
Vers la Cité-mère.
Quel con.

Oui hein.
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Tu pars, Étranger. Dis à ton amie qu’elle a mieux lu l’avenir que moi.
Je doute oser lui dire.

Elle sourit sans joie.

Tu n’as jamais pensé à partir, Alma ? Quitter ce trou noir, voir le monde, vivre pour toi ?
Si, bien sûr. Une part de moi y pense toujours.
Pourquoi rester alors ?
Parce qu’il le faut, pour eux tous. Quand ma fille sera en âge, je partirai peut-être.
La mouflette qui vient de partir ? C’était une nourrice avec elle ? Elle a quoi, cinq ans ?
Six…
Donc tu attendras que ta peau se fane et que ta voix se casse…

Les hommes que j’ai épargnés sur mon chemin tambourinent à la porte avec trop de respect, il est temps que j’y retourne, on m’attend et, elle, elle ne changera pas d’avis. Je vais pour la remercier, elle m’arrête d’un doigt.

Pourquoi ?
Car sauf en ton esprit tu demeureras partout sans terre, Étranger. Et il n’y a là rien dont tu puisses te réjouir, rien dont tu doives être redevable.
Et ce n’est pas à moi d’en décider ?

Elle sourit à nouveau puis se détourne vers la double-porte, prête à accueillir ses gardes qui me cherchent.

Merci Alma.


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Tahar revient.

Enfin.

On y va ?
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