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Retenir le sable

Precedently.

Hinu Town. Avec le Craig, on a débarqué y'a deux bonnes semaines. Ma plaie a cicatrisé, j'ai arrêté de boiter. Lui, il a lâché ses béquilles, et il se tape encore de la rééduc' deux fois deux heures par jour. 'Paraît qu'il faut pas déconner avec ça, qu'on peut rester les guibolles raides comme de l'os si c'est pas fait sérieusement. C'est notre dernier jour de perm' commune. J'vais commencer l'entraînement demain, sur place. J'ai vu comment c'était foutu, on finit par envoyer les gens au désert pour voir comment ils gèrent une mission survie. J'suis mauvaise langue, alors j'pense qu'on ferait mieux de faire ça sur mer, mais ça coûterait plus cher en bateaux cassés. De toutes façons, c'est pas l'île aux esclaves. Ici, les gens nous aiment bien, y'a pas de révo', pas de vrais problèmes.

On est peinards. Posés en terrasse. Le temps a pas trop bougé, il fait sec, de plus en plus froid, mais le soleil nous lâche pas. J'ai toujours ma casquette de cheminot arc-en-ciel et mon grand manteau. J'fais dépenaillée, mais j'me sens digne. On est seul en terrasse, la plupart des gens traînent pas trop sur le port. Y'a guère que des dockers, les marchands qui surveillent leur chargement, et deux-trois marginaux qui vivent comme ils peuvent là-dessus. J'commence à connaître des têtes. Ce grand type à lunettes qui traîne sa carcasse de géant à longueur de journée, dans l'ombre, tristement. Avec son drôle d'oiseau qui le suit en se traînant sur les planches des docks. Cette vieille qui vend des roses à la sauvette, en attendant d'avoir le courage d'aller le faire ailleurs, là où y'a plus de monde ; quoique, j'ai cru comprendre que la garnison la connaissait bien, qu'elle avait des amitiés. Je l'ai vue manger à la cantine, une fois. J'avais oublié que ça pouvait se faire, des postes qui soient biens avec la faune locale. Première fois que je vis ça, j'y goûte timidement, sans hâte. J'suis en perm'. J'récupère de ma première opération de vraie tuerie de masse...

-A ta santé, Craig ! Dieu te bénisse, toi et toute ta famille !

Sourire complice. Ça fait deux semaines qu'il l'entend, celle-là. Je l'aime bien, elle vient du cœur, et j'suis sûre de pas trop faire de gaffes avec, tant que je la réserve aux gens que je connais. Manière de checker du bout du verre son frangin qui sert la Mouette de l'autre côté des blues, et qui doit sûrement faire un truc plus important que vider des choppes et se promener au bord de l'eau en jetant des cailloux. Ou peut-être pas. Va savoir. C'est ça, la marine. T'as des temps calmes qui te laissent tout vide, abasourdi, les mains creuses, mais pas grand chose pour les remplir. Sauf l'amitié quand t'as la chance d'en avoir une belle à portée. Autrement, c'est la pleine bourre H-24. Ce qui nous attend dès demain. Surtout pour moi, vu que j'suis remise pour de bon, sans séquelles. Je me serais presque habituée à cette vie de branleur. Pas d'embrouilles, parce que pas de violence à évacuer à la va-vite, avant que tout pète. J'suis restée en bonne compagnie. On est pas toujours super causants, mais c'est pas important.

Tout va bien. Pour un peu, je m'ennuierais. J'ai pas l'habitude de vivre sans résistance, sans que le monde se décide à m'en mettre plein la gueule. J'en suis encore toute étonnée ; mais j'sais que si ça s'éternisait, j'aurais envie de secouer le monde pour qu'il recommence à me provoquer, à semer des embûches sur ma route.

C'est comme ça, j'sais vivre que comme une guerrière. Mais attendant, on est comme deux plantes grimpantes au soleil. On médite, la bière est bonne, la lumière chaude nous tape contre la nuque. Ça a un goût d'absolu.

Y'a une petite voix qui me dit que c'est pas ça, le bonheur. Mais pour le moment, j'décide de pas l'écouter.
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J'reprends des couleurs, si on peut dire. En fait j'ai ressorti ma garde-robe civile, qui se résume à une veste blanche et un blouson noir. Ici y a que le blanc qui se porte sans trop de problèmes. Le soleil tape tellement que le noir me transforme vite en chaudière. Ça me fait bizarre, je me sens bien. Vraiment bien. Apaisé. Calme, pas de soucis. Rien à signaler. J'me sens léger. Pas du tout creux, juste léger. On se la coule douce. On redécouvre un peu la vie. Je sens encore les cicatrices que m'a laissé mon baptême de feu, mais j'ai appris à passer outre. Peu à peu appris à revoir le "bon côté", celui lumineux, sous un soleil de plomb. Toujours aussi instable moi, haha. Donnes moi des vacances, une copine, de la bière et du soleil, et j'écrase les horreurs que j'pensais à jamais gravées sous mes paupières et que j'revoyais lorsque j'fermais les yeux le soir... Il y a deux semaines. Non, la seule ombre à mon tableau, c'est mes quatre heures de réeduc' par jour. Pas la mer à boire. J'crève d'envie de goûter à la chaleur et à la mer. J'aime l'océan. Et j'me surprends à aussi kiffer le désert. Comme la mer, il semble calme, silencieux, mais hostile envers ceux qui savent pas comment le prendre. Un peu comme moi, enfin, un peu comme ce que j'aimerais être. J'sais que l'entraînement se terminera dans le sable. Test de débrouillardise en plein désert. P'tete que ça me fera changer d'avis à son propos. En attendant, j'ai la sensation de devenir un vrai requin des sables.

J'ai croisé deux-trois autres homme-poissons dans le coin, sur les docks. Ils ont pas de chaînes. Et ils savent sourire. Passer de l'île des esclaves glaciale à Hinu Town la chaleureuse, ça m'a foutu un coup. Un espèce de choc thermique. Ça me rappelle un peu comment c'était avant, quand j'savais pas encore ce qui m'attendait dans la marine. Cette insouciance, cette excitation, cette impression d'avoir le monde à nous, pour moi et pour Tark. J'aurai une tonne de choses à lui raconter au retour. J'ai hâte de le retrouver, mais ici je nage en plein rêve. Seulement deux semaines, mais j'ai l'impression de goûter à une éternité d'insouciance. J'suis content que les moments heureux sachent aussi s'étendre dans le temps... Que ce soit pas que le privilège des périodes dures. J'aimerais... parler, me manifester un peu. Utiliser des mots pour composer des phrases qui expliquent ce que j'ressens. Mais j'y arrive pas. Je sais pourquoi. Enfin, j'crois savoir. Toujours dans l'ombre du frangin, toujours collé à ses basques, jamais très loin de lui, il pouvait causer à ma place. L'est doué pour se faire entendre, lui. Sauf qu'en ce moment, pour la première fois, il est pas dans l'coin. Et j'me retrouve planté comme un débile aux yeux globuleux, avec une langue dont j'sais pas me servir.

A ta santé, Craig ! Dieu te bénisse, toi et toute ta famille !

Devant moi, Serena, de bonne humeur en ce moment. J'la connais mieux maintenant. Enfin, plutôt, j'la comprends mieux. Parce que c'est comme j'le pensais, elle a du vécu. Et ça m'explique des choses. Le genre de passé que j'serais certainement pas capable de supporter. Naître et vivre dans les ordures, perdre son frère, tout ça. Puis elle m'a sûrement pas tout dit. Quand j'y pense, c'est cool de la voir sourire devant moi, comme ça. Ça doit être quelque chose qu'elle fait rarement, alors elle s'est sûrement pas mal attachée à moi. Et c'est réciproque. J'sais que la confiance que j'lui portais en enfer s'est depuis transformée en amitié. Une autre victoire. Le destin qui peut me sourire n'importe quand, qui peut mettre des gens n'importe où sur ma route, même dans les trous sans espoirs. Je savourerais sûrement moins ma perm' sans elle. Elle donne de la couleur a tout ça. Une couleur que j'connais mal, car j'ai pas l'habitude de tisser des liens tout seul, et elle est la première humaine qui m'fait oublier qu'il existe des races.
Elle reprend à fond demain, moi j'ai encore quelques jours mollo à cause de mes jambes. Ça me plaît pas trop, j'aurais préféré repartir en même temps qu'elle. C'est pas trop explicable. Juste l'idée de décalage qui m'enchante pas. J'vais me sentir bien seul. Je finirai sûrement sur un banc à la regarder s'entraîner. Jamais la tête vide, toujours des pensées pour meubler même ces instants à lézarder au soleil. Mais elles me gênent pas, au contraire. Je savoure le présent tout en matant l'avenir, qui m'est de nouveau amical. L'est bien lunatique, l'avenir.

J'sors un instant de ma tête pour regarder ce qui s'passe à l'extérieur. J'suis pas trop observateur et encore moins physionomiste, mais j'commence à reconnaître des gens dans la populace. Comme la vieille aux roses qui passe à la caserne de temps en temps. On a du s'échanger un Bonjour une fois. J'leur donne une sacrée valeur, à mes Bonjours. Je m'étire un coup sur ma chaise. En même temps, j'balance un petit quelque chose pour relancer la parlote.

Alors, quelque chose que t'aurais envie de faire cet aprèm' ?

Marrant et bizarre. Pourquoi j'demande ça... C'est pas comme si on pouvait pas juste se contenter de prendre le soleil autour d'une bière. L'esprit plus léger que d'habitude.
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-On est pas pressé.

J'dis ça manière de m'excuser, parce que ouais, j'ai une idée. J'suis inspirée, faut croire, depuis que j'suis dans la marine... pas que ça m'arrivait jamais de faire preuve d'initiative avant. Juste que ça servait souvent juste à m'aider à survivre, ou à me plonger la tête la première dans la bassine d'embrouilles. Là, ça a le mérite d'être accueilli par d'autres gens. J'deviens altruiste. J'l'aurais jamais été en restant bonne sœur. L'uniforme et le flingue me vont mieux, faut croire. C'est con, parce que j'sens bien que c'est pas tout à fait à ça que j'aspire.

J'me roule une clope, tranquillement. Le tabac crisse doucement entre mes doigts, j'serre bien le papier autour, à l'envers. Je fais ça façon Jaya, en cramant le papier résiduel. Ça me détend autant que de fumer, si c'est pas plus. D'ailleurs, je la fume pas. Je la range dans la blague, quand j'ai fini d'admirer le résultat, la petite collerette roussie en particulier. Puis j'en recommence une. Mes gestes sont sûrs. Colère fait celui qu'existe pas. J'en profite autant que je peux.

Toi aussi, Craig, tu profites. T'es toujours aussi peu causant, même après tout ça. Quand on est lancé, ça va. J'aurais pas supporté, à la longue, sinon. S'écouter soi-même, parler pour meubler c'est tuant. Mais on meuble pas trop. On fait selon l'envie. J'ai juste l'impression que c'est quand t'aurais envie de sortir des trucs que t'as le plus de mal. J'juge pas. J'suis pareille.

Juste, j'arrive à détourner pour y revenir comme je peux. Faut juste de la patience en face. T'en as. Y'a rien de plus à attendre. On est bien, mec. Le soleil tape, les tables sont jolies, en fer forgé peint en blanc. Un peu vieillottes, mais ça va bien avec l'impression de temps qui s'arrête. Les dernières feuilles finissent de tomber d'un tilleul posé en coin de terrasse. Il a l'air aussi tranquille que nous. On pourrait prendre racine, pour un peu, si on avait que notre solde à dépenser, peinards, sans excès, juste quelques bières, un peu de viande et de soupe, un coin pour dormir, et l'île pour amie. J'me lasserais. J'ai une voix qui me le dit, j'sais que c'est vrai. Mais je le comprends pas.

-On bouge sur la plage ? Ce serait cool qu'on s'entraîne un peu avant de reprendre, sans stress...

J'dis ça, t'approuves, mais on prend encore le temps de goûter le soleil, de finir nos bières, et de commander les petites sœurs. Sur Hinu Town, les journées sont mystérieusement longues, même en fin d'automne. La lumière tombera pas avant un bon moment. Demain matin, ça risque de nous faire drôle... deux semaines qu'on vit sans se poser de question. On est debout tôt, on perd pas un rythme comme ça, mais on mange n'importe quand, on structure plus rien. Ça paraît tellement évident qu'on en a pas besoin. C'est dingue. J'avais jamais été aussi libre que maintenant. J'ai eu une vie débridée, pourtant ; mais rien à voir avec cette organisation naturelle, instinctive, un peu aléatoire, mais toujours d'accord avec elle-même.

Puis finalement, on fait une pile de pièces de bronze sur la table, et on s'en va. Clin d'œil au barman. On t'a laissé de quoi compter, mais tu nous en voudras pas. T'as ton pourboire dedans, puis tu sais qu'on t'aime bien.

La plage, elle est en sable doré, presque rouge. Le même que dans le désert. On s'y enfonce facilement, il brûle vite. Quand le vent souffle, on le respire et il pique la gorge. On fait la course jusqu'à la mer, et je me prends deux secondes dans la vue. Au moins. T'as salement bien récupéré, foutu requin. Vrai que t'as de plus grandes guibolles, mais tu t'en sers bien. On rigole, je vire mes rangers que j'attache ensemble par les lacets, pour les porter devant mes épaules, retenues derrière ma nuque. Mes pieds trempent dans l'eau salée.

Oh ?

Drôle de sensation contre la cheville. J'pense à un poisson, mais ça bouge pas, j'comprends en y regardant de plus près. Une bouteille, avec un mot dedans. Et des pétales de rose. J'montre ma trouvaille à Craig, on fait péter le bouchon, la lettre se déplie. On doit lutter contre le vent pour la garder ouverte. Et plisser les yeux dos au soleil pour déchiffrer la petite écriture en patte de mouche qui s'y dissimule, comme une coupable.
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Elle roule des clopes sans les fumer. J'sais pas pourquoi. Paraît que ça détend de fumer. Mais les rouler, ça ressemble à une préliminaire chiante. J'l'ai déjà surprise plusieurs fois à faire ces gestes, ces tocs. Sans lui en faire la remarque, j'préfère la garder au chaud pour un de ces moments où j'ai besoin de discuter mais aucun mot qui vient. J'ai une réserve de remarques d'urgence comme ça. Mais j'attends trop avant de les sortir, alors la plupart sont périmées... J'suis vraiment un cas, quand j'y repense.

C'est vrai qu'on est pas pressés. Autant profiter de ce dernier jour à goûter à cette espèce de liberté. J'crois que c'est la première fois pour moi. La sensation d'avoir rien qui me pousse derrière, aucun objectif à calculer et à atteindre. Aussi la sensation d'être autonome, choisir quand j'bouffe et quand je rentre. Mais rien foutre, c'est aussi ne pas avancer, alors ça pourra pas durer. Ça doit pas durer. Le devoir nous appellera avant. J'espère que Tark a eu l'occasion de briller de son côté aussi. Qu'il en est pas resté à la plomberie des toilettes. Il est p'tete passé aux changements d'ampoules. J'voudrais pas revenir mieux gradé et honoré que lui. J'sais que ça blesserait un peu son orgueil. Il l'avoue pas, mais il est trop fier pour gérer que j'sois meilleur que lui, pour une fois. J'veux pas que des histoires de grades commencent à s'immiscer entre nous...

On bouge sur la plage ? Ce serait cool qu'on s'entraîne un peu avant de reprendre, sans stress...
Bonne idée.

En fait on décolle pas tout de suite. P'tete par flemme, p'tete parce qu'on est trop bien pour décamper aussi vite, sûrement les deux à la fois. J'en profite pour sentir mes pièces dans ma poche intérieure. Y en a huit ou neuf. Un peu de toutes les tailles. Ça va être chiant à compter. En me levant, j'en empile cinq sur la table et laisse Serena compléter la colonne. Elle est trop grande. Doit y avoir un généreux pourboire là-dedans. Le patron les mérite, j'respecte son taff et j'adore sa terrasse.

La plage... La plus belle et attirante de toute celle que la surface a pu me mettre sous l'museau. J'pense que ça doit être en grande partie parce que cette perm' a des allures de vacances au bord de mer. Mais, y a aussi mes sens... saturés à chaque fois que j'viens ici. Les couleurs vives, l'odeur de l'écume, les sons du port et des marchés à proximité, la chaleur qui m'caresse le cuir, le vent qui me charrie du sable brûlant dans la gueule dès que je l'ouvre un peu trop... P'tit point noir. Systématiquement, j'peux pas m'empêcher de revoir l'antagoniste de ce coin de paradis. Son frère maléfique, la plage de galets de l'île des esclaves, repeinte en rouge.
J'me souviendrai de la plage d'Hinu Town comme l'un de nos coins communs préférés, à Serena et à moi. Qui sait, si on s'revoit après tout ça, dans trois ans, dans quatre ans, dans cinquante. Au lieu de faire remonter les souvenirs du massacre, l'instant où on a été comme deux héros qui émergent d'une mer de boue et de sang, j'lui rappellerai plutôt la finesse de ce sable, et les gosses qui hurlent. J'fais souvent fuir des gamins qui m'prennent pour un vrai squale. Mais la rouquine m'a appris à savoir en rire.

Elle me prend de court et improvise une course. Je la rattrape. Je mène. Je gagne. J'devrais plus avoir besoin de réeduc... J'ai plus rien qui grince dans les jambes. Plus aucun fantôme dans la tête non plus, pour le moment. J'suis d'humeur bondissante. J'vais me joindre à Serena qui se lance à l'eau. Je l'imite avant, en me débarrassant de mes bottes, les seules godasses que j'ai, et en en nouant les lacets. Leur fumet me prend le nez. Jus de pied. De vraies armes biologiques ces saloperies. Je les laisse sur la plage. Personne ira me les voler...

J'me dirige vers la rouquine, qui s'est tourné vers moi avec quelque chose à la main. Une bouteille avec un message. Ça ravive encore mon excitation. En l'ouvrant, on délivre aussi plusieurs pétales de roses. On déplie le message, dur à cause du vent. Et c'est d'autant plus dur que c'est écrit tout p'tit. On avance ensemble dans les mots, peu à peu, en lisant à voix haute et en cherchant confirmation auprès de l'autre quand on bloque sur un des petits pâtés d'encre.
Lettre a écrit:Nous sommes le 21 Mars 1587. Quelques mots et des pétales de rose. Et surtout, un nouveau départ !
J'invite celui qui débouchera cette bouteille à acheter tout de suite un bouquet de rose, et à les humer tout en poursuivant sa lecture.
Vous n'avez pas besoin de connaître mon nom, ni le sien ! Nous nous sommes rencontrés il y a trois mois. Moi bonne, lui charpentier.
Tout ces rêves qui dormaient en moi et dont je ne soupçonnais pas l'existence ! Ma rencontre avec lui fut comme un éveil.
Toute petite, je voyais les fleurs comme des trésors de beauté. Un moyen simple mais fort de rappeler à nos amis et à notre famille à quel point ils comptent pour nous. Je voulais être celle qui donne les mots pour former ces messages !
Malheureusement, je ne suis pas de très bonne famille, et je pensais mon destin scellé. Alors, quand je suis devenu bonne pour ces petits nobles, j'ai simplement mis de côté ma volonté...
Jusqu'à le rencontrer, lui. Et changer de monde. Aujourd'hui, nous nous marions. Demain, il me présentera les plans de sa boutique flottante. Je vais devenir fleuriste errante. Il m'a assuré qu'il sera toujours derrière moi, et même qu'il ne laisserait plus jamais personne me faire oublier mes rêves.
Lui veut construire le navire idéal. Pour nous, et pour nos enfants. Il n'a fait qu'un premier jet, mais je le trouve déjà génial ! Il a besoin constamment de me rappeler que ce n'est pas l'amour qui fera avancer notre bateau, mais bien le vent. Je crois que j'ai la tête bien dans les nuages. Heureusement qu'il est là pour s'assurer que tout se passe bien !
Je me suis remis aux compositions ! Je n'ai pas encore donné le bouquet final à mon chéri. Je sais quelles fleurs il aime. Il ne me l'a pas dit ! Mais je le connais bien, et je suis convaincue que pour chaque personnalité, il existe une gamme de couleurs et de senteurs différentes capable de toucher, capable de réveiller les plus doux côtés de l'âme, même chez le soldat le plus endurci, même chez le pirate le plus sombre.
Je vous inviterai volontiers à trouver la votre ! Vous allez me trouver bien candide, pensez que vous ne lisez que l'écho d'un coeur qui a pris son envol.
Jusqu'à ce que la mort nous sépare !

Le papier, l'encre, à peine usés. Y a p'tete jamais personne d'autre que nous et l'auteur qui l'avons lu. Elle daterait de... quasiment 40 ans. Les jours heureux et les espoirs d'une jeune humaine, il y a 40 ans. Une fois finie, on plie le message. J'laisse Serena le prendre. Cette débauche de bons sentiments me laisse un arrière-goût bizarre. Candide, ouais, c'est le mot. J'trouve ça tellement naïf. Et ça m'fait de la peine. J'me doute de ce que le monde peut réserver à une fille qui ne sait voir que la beauté des fleurs...

... J'ai un doute. Vieille missive, pétales de rose.

Ça te rappelle pas un peu la vieille fleuriste ? Celle du port ?

Non, j'me fais des idées. La coïncidence serait énorme.
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-Mouais, euh, non.

Mouais, y'a bien la petite analogie avec l'histoire des fleurs, les pétales, et les dates qui vont pas trop mal. Euh, on parle bien de la vieille qui a sans doute du arrêter de faire le tapin une fois la fleur de l'âge passée, on est d'accord ? Non, putain, ça serait trop triste. J'sais que j'ai pas trop l'habitude d'abandonner mes manières cyniques et mon regard cru sur les choses. Mais bon. Pour une fois, j'ai pas trop envie de croire en la déchéance. Et puis, comme t'as l'air de le penser aussi. La coïncidence, elle serait trop grosse. Aller. L'auteur de cette lettre, elle coule des jours paisibles avec son vieux mari sur son bateau de croisière. Ahah, pourquoi j'trouve ça sinistrement touchant ? J'sais. J'y crois pas. Pas trop. A l'amour. J'devrais, j'sais que j'le devrais. J'y arrive pas encore.

Le hasard, c'est Dieu qui opère incognito.

Ou pas. Fuck l'interventionnisme, j'y ai jamais cru, à ça non plus. Et là, pour le coup, je le regrette pas. Pas que pour l'honnêteté intellectuelle, surtout pour laisser au néant ce qui appartient au néant ; et laisser le champ de bataille qu'est la vie libre et sans arbitre. J'ai pas envie d'avoir quelqu'un de neutre sur lequel me venger. Quelqu'un qui jouerait avec nous comme aux échecs, sacrifier une tour pour sauver la reine et faire mat en trois tours. Le frangin, c'était la tour, peut-être ? Et moi, j'étais quoi ? Le fou qu'est resté tout seul sur sa case noire, endeuillé et sans protection pour toujours ? Ahah. J'suis partie loin. C'est pas grave.

-Oh ?

On allait pour ranger le rouleau de papier, mais un autre s'en est échappé. Plus petit, un carré jauni couvert de mots. J'me baisse pour l'attraper au vol, avant qu'il touche l'eau. L'écriture a rien à voir. L'encre est brune, sûrement à cause du sel et de la qualité pas terrible au départ ; mais ça lui donne un aspect dégueu', limite sacrificiel. Le genre à sortir d'un encrier d'égorgeur. Mauvais pressentiment quand je la tiens entre mes poings serrés, contre le vent.

Naïve. Tes mots, c'est de l'acide jeté sur les épaules du pauvre peuple. Tu t'en rends compte, petite salope, que tu vis dans un rêve ? Dans un monde qu'existe nulle part ailleurs que dans ta tête bornée de chanceuse qu'en oublie l'absurde, la rage des temps, l'horreur de la mer et les dents du monde ? Tu es fleuriste ; je suis poète. Tu es amoureuse ; je suis amère. Ma lettre tout contre la tienne, comme une étreinte froide dans une poignée chaude. Tu sais, tu ne me connais pas, mais un jour, on se rencontrera ; je flairerai la piste de tes roses en priant dans l'ombre, aux aguets, les yeux ouverts sur mes ulcères et ma misère. Je te retrouverai, je le jure face à l'océan, comme je promets que je te la ferais connaître. La vraie nature des choses.

J'tourne le papelard. Dans un sens, dans l'autre, comme si ça suffisait pas. Comme s'il manquait un bout. J'pige pas. Faut être malade comment, pour avoir le cœur à écrire des menaces comme ça, pour une inconnue ? On reste figé, j'relis encore une fois. La logique me dépasse, et pourtant, j'sens confusément que ce malheur souhaité à ceux qui vivent sans lui, il a sa petite place en moi. J'redoute d'avoir écrit cette lettre un soir trop pleine d'une haine qui sentait le rhum et la pisse de comptoir. Et j'me dis qu'à l'époque, j'savais pas lire. J'comprends moins ; mais j'respire mieux. La bonté du moment me revient, quand je lâche la lettre pour que Craig puisse la tenir à son tour, comme un totem maléfique, un couteau qu'aurait été au service du meurtre. Une goutte de violence dans nos semaines de paix après la guerre, un rappel en concentré du grand absurde.

J'ai la gorge un peu serrée, quand je me dis que c'est comme ça, qu'on peut pas vivre une vie sans qu'il y ait quelque chose qui vienne nous écraser. C'est pour ça qu'on est des héros. On existe parce qu'on se bat comme des teignes. On lâche jamais, même quand on sort par la petite porte. C'est juste une victoire arrachée à la sauvette, un peu médiocre, un peu moche, carrément bancale. P'têtre même pas vraiment une victoire, plus un échec assumé. J'sais plus. Mes tripes grondent, j'sens le sel des vagues contre mes chevilles, l'eau glacée. Le contact du sable, mes cheveux qui se débattent sous ma casquette. Une mouette gueule.

-On s'entraîne tant qu'il fait jour, dis ?
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Elle me tend la seconde lettre, plus crade que la première, plus abîmée. J'la lis, je tombe un peu de haut. Plus violente. Y a de la rage, de la déception, de la haine. C'est presque pile poil l'opposé de la première lettre. J'capte mal. Comment on peut en vouloir autant à l'innocence des autres. Être violé par la vie c'est une chose, mais chercher à se venger sur celle des autres... Mmh. C'est comme ça que se répand le malheur, j'suppose, par contamination. Je jurerais que cette lettre aurait pu m'être adressé. Y a un ou deux mois, j'étais pas loin de cette gamine fanatique des roses. Ces dernières semaines, j'suis tombé de mon petit nuage, et la vie a sûrement encore plein d'autres coups de théâtre à m'envoyer dans les dents. J'repense à ce que j'me disais y a deux minutes. Y a pas de place pour autant de guimauveries dans c'monde, tôt ou tard, tout le monde s'en rend compte, même le plus perché d'entre tous. Et j'crois que j'peux parler en connaissance de cause, du haut de ma... vingtaine d'années. Au moins douze ans à vivre dans une autre dimension, le reste du temps à faire le yoyo entre espoirs et dépressions.

J'me retiens de lâcher un "C'est triste" pour pas plomber l'ambiance, qu'est d'jà plutôt confuse. Mais j'en pense pas moins. Ça m'fout un peu les boules. J'me retrouve avec la lettre dans les mains, j'sais plus trop quoi en faire. J'ose pas la donner elle aussi à la rouquine, j'veux pas avoir l'air de lui refourguer comme un virus. J'vais certainement pas la foutre dans ma poche, la négativité y est déjà assez imprimée. Ouais, y a plein de chewing gum morts à la menthe dans mes poches, je les mâche pour me calmer les nerfs après avoir laissé macérer des idées noires trop de temps. Ils sont baveux, déchiquetés, avec des p'tits morceaux dedans, c'est comme des p'tits tas verts de vomi compact que mon esprit aurait rendu, haha. Ça colle avec l'idée que j'me faisais de mon séjour sur l'île des esclaves, j'y ai fais une indigestion de réalité. J'étais là-haut, avant, en compagnie de la gosse aux bouquets.

La voix de Serena me fait descendre sur terre, encore. Heureusement qu'elle est là, putain, sinon je ferais jamais rien de concret. Refaire le monde dans sa tronche, c'est facile, ça se fait à la volée. Faire bouger les choses "dans la vraie vie", c'est laborieux, puis ça demande d'être un peu concentré. J'avais déjà oublié ce qu'on était venu faire sur la plage...

On commence doucement ? Une course sur la plage ?

Finalement, j'rends la lettre à la bouteille. Je la replace aux côtés de sa soeur ennemie. J'crois que ça va me travailler quelques temps. Ça me paraît dingue. Bon, j'ai sûrement vu pire, mais que l'innocence croise la haine comme ça au hasard d'une virée sur les mers, quelle coïncidence. On remet nos godasses, puis on se met à trottiner. Les instructeurs nous engueulent quand on cause en courant. Y a les points de côtés qui vont s'inviter à la fête. Mais là j'm'avoue que je brûle d'envie de parler des messages.

Hmmm... T'en penses quoi ?

J'sais pas bien ce que j'attends comme réponse... P'tete qu'elle me confirme que c'est fou, ou alors qu'elle me sorte une de ses punchlines qui me fait si bien réfléchir, ces inattendues qu'elle a tendance à balancer lorsqu'on cause de trucs qui nous dépassent un peu, ou qui se déroulent à des années-lumières de nous.
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-C'est rien, Craig. Ça a du être écrit pendant une mauvaise soirée.

Tu vois bien que j'y crois pas, à ce que je dis. J'en ricane, en toussant. Courir me fait du bien, j'ai les muscles qui se décrispent, les poumons qui se remplissent, le sang qui se décrasse. Le vent nous pousse dans le dos, on l'aura de face au retour. J'ai laissé tombé mon grand manteau pour être plus libre, je cours en débardeur, de saison ou pas. Il fait bon, de toutes façons. Même si le vent vient du nord, et qu'il sent fort la neige.

-J'ai peur de trop comprendre ce qu'elle a voulu faire. Pour tout t'avouer.

Courir me permet de marquer des arrêts, de parler lentement. Mais ouais, j'ai peur de comprendre. Je tente d'expliquer comme je peux, sans oublier de respirer. Je pèse mes mots comme du sel. J'te fais pas mal confiance, Craig, j'me surprends moi-même, tu sais ? J'ai pas trop eu le temps de réfléchir au pourquoi du comment ça passait bien, avec toi. Plus de deux semaines que j'ai pas vraiment eu l'occas' de passer du temps seule face à moi-même. Quand j'me lève le matin, on déjeune ensemble, quand ça nous chante, et on passe la journée tranquille. On s'est pas tellement quitté, sans que ça pose problème ou que ça pose question. Y'a bien eu une nuit ou deux où j'ai pas trop dormi, où j'suis allée marcher sur les docks. Mais j'y ai pas pensé plus que ça.

J'sais pas. Ça me paraissait naturel, du départ. On était deux à être isolé. Moi parce que voilà, toi parce t'es pas du genre à prendre des initiatives, et parce que t'étais le seul homme poisson à officier dans cette foutue base... ce qui m'a poussée vers toi, je sais pas trop. Pourquoi pas, en fait ? J'étais pas à mon aise non plus, là-bas. Et si les deux laissés pour compte de la cour de récré' vont pas l'un vers l'autre, j'crois qu'ils sont vraiment perdus pour de bon. J'suis pas une vraie solitaire, en plus, encore moins depuis qu'j'ai commencé à vivre en communauté. Mes amitiés, elles sont vives, fulgurantes, elles durent rarement. Mais je crache pas dessus. Depuis l'épisode Rik, j'sais qu'une bière est vraiment meilleure quand on la boit à deux. J'vérifie sans arrêt l'axiome, et j'dois dire que je m'en lasse pas.

Et puis, tu supportes mes silences, mes réponses lapidaires, mes élans mystiques et mon intransigeance. Ma façon d'être sincère. J'ai toute de suite bien aimé ta parole rare, ton soucis de pas dire de conneries, de pas l'ouvrir pour rien dire. En plus, tu l'avoueras jamais, mais t'as un sacré courage. Au fond, j'espère juste que t'es pas juste en train de te recréer un grand frère, à-travers moi. Mais j'crois pas. J'espère pas non plus.

J'chasse tout ça de ma tête. Mes rangers soulèvent des nuages de sable rouge. Mon treillis trop large claque dans le vent, je lutte pour accélérer, trouver le bon rythme. Celui qui me fera tenir longtemps. Les mots me viennent, en même temps que le souffle. J'ai un peu trop fumé, je raque. Tant pis.

-C'est trop facile de croire (pff, pff) qu'on est condamné (pff, pff). Y'a juste à se venger de ceux qui le sont pas (pff, pff). C'est tracé d'avance, y'a pas à réfléchir... (kof !) un genre de mission. (Pffff) Pour rétablir la vérité. C'est dur de se dire qu'on vit dans l'erreur (pff, pff), quand on y est pour rien et qu'on est trop lâche pour faire autre chose que subir. (pff, pff).

J'marque un temps, j'respire comme je peux. Tu dis rien. Alors je me lance, j'achève, d'une traite.

-Y'a pas si longtemps, je crois que j'aurais pu écrire un truc comme ça. Si j'avais su faire.
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J'écoute son speech, qu'elle déballe essoufflée. Elle est un peu trop jeune pour avoir les poumons déjà encrassés non ?

Mmmh. J'me doute qu'à l'intérieur, elle doit être une vraie chaudière. Moi aussi. Mais sur ce point-là, on reste vraiment différents. Ma rage intérieure, j'la dirige seulement contre moi-même et contre mes choix. J'ai toujours eu du mal à en vouloir aux autres. Quand j'me sens condamné à une existence misérable, mon premier réflexe c'est de rêver à mieux, pas de partir grignoter la vie des autres, au contraire. Alors, "rétablir la vérité", ça me parle pas. Vivre dans l'erreur, j'sais trop bien ce que c'est, mais j'oublie pas c'que j'suis venu foutre à la surface, à la base. Bosser du côté de la justice, ça implique de veiller sur l'innocence et la légèreté des autres. Qu'ils puissent vivre cons, mais heureux, j'vois pas le problème. Dès qu'on commence à trop penser, on devient vite pathétiques de toute façon.

J'suppose que j'aurais plus ou moins pu écrire la première lettre. Sûrement pas sur l'amour, mais bon.

Ouais, l'amour, ça m'a jamais affecté. J'connais pas ça, mais alors du tout. Ironique, un peu. Parce que j'étais perché sur mon p'tit nuage de rêves, mais j'ai pourtant jamais connu l'amour, qui reste la plus grosse et la plus célèbre de toutes les farces. J'suis un pro en illusions, mais j'ai jamais goûté à la plus forte. Pas qu'elle m'intéresse. Puis où j'trouverais le coup de foudre, dans un monde d'humains ?

Comme on ralentit le rythme, j'en profite pour enchaîner.

J'espère que ces deux dingues se sont jamais rencontrés physiquement. J'veux dire, ça nous concerne pas. Mais ça serait... cruel.

J'trouverais ça cruel pour la fleuriste, si le hargneux avait finalement réussi à lui balancer la vérité de sa vie, sa p'tite vérité personnelle et égoïste mais sûrement pas celle du monde, à la tronche. Mais j'me fais pas de faux espoirs non plus, si c'est pas lui, c'est quelqu'un d'autre qui lui ouvrira les yeux. P'tete que son charpentier de mari l'a lâché pour une blondasse mieux taillée, par exemple. Ou son navire s'est fait coulé par des pirates dès la première sortie en mer, envoyant ses rêves dans les abysses. Y a des millions de façons de lâcher prise, alors son bonheur, j'y crois pas. Même avant ma balade initiatique sur l'île des esclaves, j'y aurais pas cru, c'est dire.

Et j'connais le point de vue de la rouquine sur la question aussi, du coup. J'ai eu accès à quelques bribes de son passé, des échos un peu rudes. J'crois qu'elle me dira jamais tout ce qui lui est arrivé, mais c'est pas comme si j'avais besoin d'le savoir. J'ai l'imagination fertile. M'en faut peu pour m'impressionner, et j'transforme vite le drame d'un autre en le mien, si j'fais pas gaffe. Toujours trop sensible à la misère des autres, ça me gênait pas quand j'étais dans ma bulle sous-marine, mais ça risque de devenir un vrai handicap ici-haut. La mort de son frère, sa vie dans les ordures. Bien du mal à doser ma compassion. Trouver la limite à partir de laquelle j'risquerais de la gêner ou de blesser son orgueil. J'me fais sûrement trop de soucis, elle en avait p'tete rien à foutre de mes réactions, et profitait juste d'avoir une oreille attentive pour déballer son sac.

La première chose qui nous a rapproché, c'est nos solitudes respectives. Pas les mêmes. Isolés dans nos propres mondes. Moi, besoin d'un moteur pour pas sombrer dans d'la pure mélancolie. Et la chaudière a parfaitement rempli son rôle... J'ai fais ce que j'avais à faire, grâce à elle. Ça devait être quelque part en moi, mais elle m'a entraîné à l'exprimer. Et en parallèle, elle a du pouvoir s'apaiser l'âme aussi. Donnant-donnant presque. J'me souviens des mots que j'lui ai balancé dans la cantine le lendemain de notre coup d'éclat, "on fait une fine équipe". C'est vrai que j'ai la sensation qu'elle est tellement différente de moi qu'elle pourrait m'exploser à la tronche si j'venais à faire un faux pas, mais que malgré tout on se complète vraiment bien.

J'ai le point de côté que j'attendais. J'ai le souffle coupé. A force de ralentir le rythme, on finit par freiner net pour récupérer un moment.
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J'te sens indigné, je me doutais que ça te ferait bouillir. J'suis sur le chemin de ma propre rédemption, mais tu sais, j'suis partie de très bas. J'le sens encore profondément, physiquement autant que moralement. Tu vois comment je cours, j'vois bien que tu le vois. Je tousse, j'suis vite essoufflée. J'fume depuis que j'ai douze ans, j'ai bouffé de la merde, souvent pas assez en plus. Ça pendant des années. J'ai fait des trucs qui m'ont pourrie de l'intérieur sans que je m'en rende compte, petit à petit. J'suis convalescente. On se serait rencontré y'a deux ans, j'suis sûre qu'on se serait ignoré. Ou alors, p'têtre que t'aurais été ma première cible, si t'avais été dans le même rade que moi pendant un de mes mauvais soirs...

J'ai encore de la peine à m'en passer. Du poison qui se boit cul sec dans des verres sales.

N'empêche, j'suis pas la première à m'arrêter. Mais bon. Je m'arrête jamais. Ça fait partie de ce que j'ai décidé en arrivant dans la marine. Fini les conneries. On obéit, on suit le cadre, on tient le coup même si physiquement, c'est pas possible. On se dépasse. J'ai cherché à me vaincre, c'est ce que je cherche toujours. Écraser mon ego pour pouvoir renaître.

J'reprends mon souffle, les bras ballants, la peau salée. L'air est bon. J'respire à fond, presque sans tousser. Le sable est humide ici, un peu tassé. Il a du pleuvoir. J'retire de nouveau mes pompes.

-J'espère aussi, mais bon. On peut changer.

La preuve, c'est qu'on s'entend bien. J'suis pas en train d'essayer de ruiner ton bonheur, t'es pas en train de me rabattre les oreilles avec l'idée d'un monde tout plein d'amour et de paix. Et encore, j'serais presque foutue de l'entendre sans juger, sans sentir mes poings se serrer et mes nerfs se crisper. J'suis une convertie. C'est toute ma vie qu'a pris un autre sens. J'te jure, c'est pas des conneries.

On s'étire tranquillement, et puis, on sort les poings.

-Tu attaques, je défends ?

Approbation. J'souris à pleines dents, je retrouve le rythme des vacances que la bouteille avait failli gâcher. Premier coup, j'me sens disponible, pleinement concentrée. Je pare, main droite, bras gauche, contre. Le Craig recule, j'reste fixe, le dos droit.

-N'ai pas peur d'y aller franchement !

Comme pour illustrer, j'attaque à mon tour. Coup de pied pénétrant, droit vers l'avant, que je rengaine à temps pour balancer un méchant coup vertical, paume tournée vers le ciel, tout le poids du corps dedans. Paré. J'enchaîne, gauche inversée, t'attrapes mon poignet. Je me dégage en tournant, pour mieux frapper au flanc avec la tranche du poing.

Tu l'avais pas vue venir. C'est qu'une touche, et j'suis repoussée. J'me remets en garde, un peu essoufflée. L'endurance, ça a toujours été mon problème. Je cède toujours physiquement avant les autres. Faut que je tienne au mental, du coup. Mais c'est fait pour. Ça marche aussi. On continue à échanger les coups, jusqu'à ce que la lassitude s'installe, qu'on soit moins rapides, trempés de sueur, avec quelques bleus pour faire bien. Alors, on se laisse tomber sur le sable.

Et j'sens quelque chose me rentrer dans la cuisse. Je râle, deux trois jurons à la volée, mes deux mains qui creusent à la recherche de la caillasse criminelle à balancer à la flotte. Mais là, j'ai une nouvelle surprise, que j'pressens mauvaise.

Mes doigts dégagent un cadre étanche, conçu pour tenir bon dans les cales et les cabines des navires que l'humidité dévore. Avec une photo dedans, un peu jaunie, mais à peine. Dessus, un couple comme on en voit dans les pages du Vivement la fin.

Sauf que son visage à lui a été brûlé.
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J'attaque, j'attaque... Bah, comme d'habitude, j'ai plutôt la sensation que c'est elle qui mène la danse. On s'échange des coups. J'analyse rien. J'ai tout dans les réflexes. J'contrôle ma force. Y aller franchement... Trop peur de lui faire mal, tiens. Elle a l'air d'avoir un mental d'acier, mais j'crois pas qu'elle me supplante niveau physique. J'suis dans un monde où j'suis au dessus de la majorité des humains. Quand j'serre la main à quelqu'un, j'ai peur de lui broyer la paume. J'apprends à vivre dans un monde de bestioles plus fragiles. Quand j'me mettrai à la chirurgie, j'apprendrai le doigté et la précision. T'es un monstre ici, Craig. Faudra t'y faire. Et au combat, j'suis encore qu'une brute pas sûre d'elle. Faudra que ça change.

J'vois pas l'temps passer. On fatigue, on devient plus lents, moins réactifs, on finit par en avoir marre. Le moment que j'préfére dans un entraînement, c'est quand il s'arrête... Hu. Décidemment, quel super amiral j'ferais. On se laisse tomber dans le sable, tous les deux. La rouquine libère quelques injures. Mmmh. Quelque chose a du contrarier son fessier. J'la regarde creuser stoïquement. Flemme de bouger la tête, le front un peu chaud, la bouche sèche, j'détends tout mes muscles, et j'adopte le regard fixe et globuleux d'un poiscaille échoué sur la plage. J'me suis bien dépensé, et j'sens que j'aurai bientôt besoin d'une collation, et d'à boire. On aurait du ramener quelques provisions... Le ciel commence à rougir. Ça me plaît, les fins de journées. J'pourrais rester des heures à glander ici à regarder le papier peint céleste changer de couleur progressivement. Vraiment, j'me lasse pas. Pour moi, c'est encore tout nouveau. Un ciel multicolore et infini. Pas une bulle plate et humide. Comment j'pourrais pas me fasciner pour ça ? ... C'est l'seul moyen de parvenir à croire en quelque chose de supérieur. Avoir quelque chose d'intouchable au-dessus de la tête. Pas de métaphysique, juste de l'imagination.
Serena croise mon regard, pendant qu'elle dégage un espèce de gros cadre épais, du genre de ce qu'on avait mon île, en plus folklorique. La curiosité prend le pas sur mes songes, et j'm'approche d'elle pour regarder l'image.

Merde... Quelle journée. J'analyse l'image à grande vitesse. La gueule ravagée du type me saute aux yeux. Mais il sourit. Vrai ou faux ? J'sais pas trop. Difficile de repérer un menteur sur une vieille photo jaunie. 'sont jeunes, p'tete la vingtaine. Ça, ces espèces de faux heureux, et tout à l'heure, la lettre d'amour dégoulinante de bons sentiments, le lien est facile à faire. Trop, certainement. La bouteille, puis le cadre, si elles ont un lien, alors c'est pas du hasard. C'est fait exprès. On me fait facilement croire en la providence, mais à ce point-là...

Je cherche quoi dire à Serena. J'ai la langue hésitante. J'vois absolument rien de pertinent à dire là-dessus. A part que c'est... dérangeant. Ouais.

Mmmh, manquerait plus que ce soit la fleuriste et son charpentier...

J'ai jamais autant eu l'impression d'attirer le regard du destin que depuis que j'suis avec elle. J'sais pas si ça vient de son penchant croyant ou quoi. Ou si c'est moi qui m'imagine des trucs. Qu'elle serait un aimant à destin. J'serais quand même tenté de lui demander si le hasard lui met toujours autant des trucs dérangeants sous le pif, mais ça serait sacrément malvenu, au vu de ce qu'elle m'a raconté sur son vécu...

J'rassemble mes morceaux d'idées comme j'peux. Pas facilement. J'ai du mal à penser grand chose de ça. En fait, j'aurais trop peur de retourner dans ma routine de pensées négatives. Du style... Bonheur fragile, faux sourires, des cicatrices sur la gueule et d'autres dans l'âme... Mmmh. Ça me tombe dessus, ça me martèle. Comme s'il fallait que j'comprenne quelque chose avant la fin de la journée, mais que le destin désespérait tellement de me voir aussi aveugle qu'il me balançait un tas de coïncidences hasardeuses bâclées en me demandant d'me débrouiller avec.

P'tetre un reste de naufrage...

J'ai peur qu'elle le prenne comme une incitation à la chasse aux trésors glauques...
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-C'est une incitation à la chasse aux trésors glauques ?

Clin d'œil. Je dédramatise, je prends du recul. J'retourne le cadre, j'enlève le fond pour récupérer la photo. Doucement, faudrait pas la déchirer. Le sel l'a rendue cassante. Les couleurs sont délavées et le papier jauni, mais au dos, on lit encore une date furtive, en haut à droite.

26 / 03 / 1582.

J'devrais réagir comme Craig, laisser tomber, trouver ça bizarre ou flippant. Mais c'est pas le cas. P'têtre que je prends ça pour un signe, ou sans aller jusque là parce que j'aime pas bien, comme un vent contraire à saisir. Quelque chose que je regretterais de pas avoir fait jusqu'au bout.

J'ai le sourire, les muscles engourdis par l'effort encore tout frais. J'ai reposé la photo sur son cadre, j'regarde la mer. La tête vide, mais le cœur rempli d'envie. T'évites mon regard. Aller, joue franc jeu. Avoue que toi aussi, t'aimerais en savoir plus. Au pire, on perd quoi ? Tu fais la bise à ton milieu naturel en allant y nager un coup, et on gagne une heure de retour en enfance. En plus, ce serait ma première chasse aux trésors loin des poubelles. Et le gain, ça serait pas un bout de chocolat échangé   à Fushia contre de la taule et des clous. Un truc consistant, de quoi nourrir le temps qui nous reste avant l'apéro. Et peut-être plus que ça, si le mystère devenait encore plus complet.

-On pourrait au moins aller jeter un coup d'œil derrière les rochers, là-bas.

J'dis ça avec beaucoup d'innocence, mais t'es pas dupe. Serena la môme vient de se réveiller, et j'te souhaite bon courage pour la supporter. J'me laisse rouler sur le sable, flexion des deux bras, j'suis sur mes jambes.

-Promis, je prends les trois prochaines tournées...

J'suis même suppliante, ahah. J'me surprends moi-même. Mais ouais, sans toi, ça serait moins drôle, et puis, faut bien quelqu'un pour aller voir sous l'eau... si l'épave est pas sur la plage... s'il y a vraiment une épave. J'sais que j'abuse un peu en te forçant la main comme ça. T'as pas franchement envie. On le prend pas pareil, sur ce coup. J'ai à peine vue le visage ravagé du type sur la photo ; j'ai retenu que le côté étrange, décalé, limite fantastique. T'es vachement plus empathique que moi. J'pourrais cogiter là-dessus, mais j'ai les sens en éveil et la raison sur off.

J'ai de nouveau huit ans.

-Aller !

J'm'élance en avant, le cadre et la photo proprement réinstallée dans une de mes poches trop larges, distendues par le temps et l'usage. Mes rangers pleines de sable ripent sur les rochers, mais j'me sens trop légère pour trébucher. J'passe l'obstacle comme un vent, à toute allure, sans cahot, sans laisser de trace.

Et c'que je vois dépasse proprement mes espérances, au point que j'sens briller mes yeux. La plage est sillonnée de la mer à la coque qui m'domine, couchée sur le flanc. J'fais le tour. Les deux mats ont été arrachés, mais les algues se sont prises que sur l'un. J'plisse les yeux. J'vois le second se faire balloter sur la berge. Il a pas du résister à sa dernière mise à quai.

J'ai l'cœur qui cogne de ravissement.
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Poussé encore par cette envie de savoir, à mes risques et périls. J'sais à quel point j'suis instable émotionnellement, maintenant. Quoique, je l'ai toujours su. Ça a jamais été pour ça que j'me suis épargné les coups durs, au contraire. J'aurais envie de me blinder. D'encaisser les idées noires, voire de parvenir à les recycler en carburant pour avancer. J'sais que j'en ai besoin désormais. Sinon, j'irai pas loin dans cet univers. Tark me voit comme quelqu'un de trop fragile, un foutu pissenlit qui se disloque au moindre courant d'air un peu brusque. Ça me fane. J'comprenais moins bien quand j'étais gosse, mais c'est clair que mon frangin s'est interposé entre moi et le reste du monde. Pour me protéger, ouais, ok. Mais j'l'ai pas choisi. Quand j'y repense, j'ai en fait pas choisi grand chose...

Mmmh. En route.

Mais elle est déjà partie. Ses enthousiasmes me donnent toujours l'impression de sortir du néant. Ça me surprend pas tant que ça. Elle m'a déjà montré être assez lunatique par moment. Pas comme moi. J'suis du genre à avoir deux modes, bien délimités. Mode enjoué, ou mode dépressif. J'ai un regard particulier pour chaque. Puis j'oscille tout le temps de l'un à l'autre, je tangue. J'me sens l'éclat et l'allure d'un futur justicier, la providence à mes côtés et tous les encouragements passés et futurs de mon frangin se pressant dans l'âme. Et la seconde d'après j'me noie dans ma bave en me traînant plus bas que terre comme une larve. J'abandonne mes idées de participer à des tournois de cartes à la surface. J'suis tellement lisible, ça serait une catastrophe. Aucun moyen pour moi d'prendre d'ascendant psychologique sur qui que ce soit. Quoique, montrer les crocs est autorisé au poker ?

J'la suis à travers les rochers glissants. J'assure mon équilibre comme j'peux, c'est pas trop dur avec les bottes régulières. C'pas non plus des crampons mais ça ripe pas trop. J'y pense plus trop, après un moment. Y a l'aventure qui m'appelle. Tantôt pour s'amuser avec moi, tantôt pour m'instruire, tantôt pour me cogner, tantôt pour les trois en même temps. J'sais pas trop ce qu'elle me veut, cette fois... bah, c'est l'Aventure, quoi. Encore heureux qu'elle me donne pas les détails de son scénar' en avance. On va finir les vacances en beauté sur une escapade style chasse aux trésors en bord de mer. J'finis par céder à l'excitation moi aussi, mais pas sans conserver mon appréhension dans un coin. J'crois que je rajeunis. Peu importe ce qu'on trouvera au final. L'adrénaline de la recherche de l'inconnu est un vrai analgésique. Même si on trouve que trois planches de bois humide et des trucs de naufragés, genre un nounours dépouillé glauque, y a l'espoir qui se sera invité à la fête. Si on tombait sur un vrai trésor. Une montagne d'or perdue depuis des siècles. On en ferait quoi ?

Serena se retourne vers moi. J'ai le soleil en contrejour, alors elle m'éblouit. Puis y a ses yeux qui brillent trop aussi. En grimpant sur son rocher, j'comprends mieux. Une épave qui dort sur la plage. Une morte-vivante sacrément grosse, à demie éventrée, couchée sur le flanc. Mon sang bout. Mon coeur est une chaudière. Mon cerveau, c'est de la lave. J'tire ma trogne de stupeur, la gueule béate. Complètement moche, mais expressive comme jamais. P'tain, j'ai pas envie de plus attendre avant d'explorer ce truc. Être déçu me fait même plus peur, j'conçois pas que ce soit possible. La rouquine attend pas plus longtemps pour foncer, sans manquer d'me tirer par le bras. J'crois qu'elle est pour de bon redevenue une gamine.

On traverse la plage à fond. Zone sans vent, les rochers nous protègent. Ça ressemble à un cimetière, plat, silencieux, avec un seul cadavre. Et quel cadavre, quelle aura. On s'approche de la carcasse retournée. On enjambe le mât. Une des mutilations du bestiau. J'me sens comme un explorateur. C'est quelque chose que j'ai longtemps hésité à proposer au frangin, ça. Pas devenir justiciers, mais aventuriers. Juste sillonner le monde, visiter tout les coins où le courant nous porte, et vivre d'eau fraîche et d'amour. Mais ça aurait pas suffit à Tark. L'est trop actif, il veut du résultat concret. Moi, j'ai pas besoin de concret.

Nous voilà devant le trou. Un sacré bordel déversé sur le sable. Des meubles, surtout, puis des vieux vêtements. J'aperçois pêle-mêle une robe de mariée, au fond. Et aussi plusieurs morceaux de vases brisés, avec au milieu de vieilles roses fanées. Le navire a du s'échouer y a peu de temps, sinon d'autres curieux l'auraient déjà repérés avant nous. Mais... tout ce vieux matos, on dirait que les occupants l'avaient depuis longtemps abandonné. On s'avance, pour approfondir les fouilles.

J'suis toujours excité, mais y a quelques chose dans les navires fantômes qui me font peur. Peur des spectres, justement. Mais pas des spectres blancs qui font bouh. Plus de ceux intangibles mais palpables, qu'on entend hurler à travers le passé.
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-Wow !

J'remarque pas ton air mi-inquiet, mi-curieux. J'suis toute entière prise dans la fouille, et régulièrement, je te balance un livre ou un vase sous le nez en essayant de t'en montrer toutes les vertus métaphysiques. Putain, j'avais jamais vu ça ! Sans rire, j'ai grandi sans racines, sans parents, et dans un monde vide d'objets. Voir tout ça d'un coup, ce fauteuil en vieux velours rouge à franges, ces pots plein de motifs en forme de fleurs, ces tables polies par les mains qui se sont souvent posées dessus, ces livres éparpillés qui ont encore leur place sur l'étagère clouée à même le mur, ça me fait délirer. J'comprends ce que disaient les collègues quand ils parlaient d'aller passer un bout de leur perm' « chez mamie ». Au moins un peu, rien qu'un peu. Pas que j'me sente chez moi, mais y'a une odeur de bonheur confortable qui flotte encore pas mal dans l'air. Même une cuisinière avec une bouilloire dessus, et un bocal rempli de fèves de café. Le moulin est posé juste à côté, sa belle couleur rouge ternie par une couche de poussière haute comme deux fois une lame de couteau. J'fais la connerie de souffler dessus. Je tousse, et j'éternue aussi sec, les yeux larmoyants.

Mais ça me décourage pas. Le bateau est petit, mais il y a encore une petite pièce sur la gauche, et sans doute la cale à explorer... j'prends les devants. Sans surprise, ça a tout l'air d'être la chambre. Un grand lit arrimé au mur, une table de chevet rivetée, des étagères fermées. J'ouvre. Remplies de fringues, des chemises d'homme, très larges aux épaules, des pantalons en treillis, des bermudas, et puis des robes tâchées d'herbe et de couleurs ternies, des chemisettes en lin, des tabliers à grandes poches latérales. Devant les yeux sceptiques de Craig, je déballe tout ça, je pose tout sur le lit. C'est con, mais j'veux voir s'il y a encore une petite poche à lavande. Les collègues en parlaient tout le temps, de cette petite poche à lavande dans l'armoire de leur grand-mère. Comme si l'odeur et la vision, ça allait me ramener à une enfance que j'ai pas trop eu le temps d'avoir. C'est débile, c'est complètement con. Mais j'réfléchis plus depuis déjà un moment, j'y vais à l'instinct.

Ma main se referme sur une énième chemise, avec une petite boule qui crisse sous ma paume. J'ramène mon trophée, cœur battant comme celui d'une communiante amoureuse. J'ai pas le temps de me trouver pathétique que ce que je vois me renvoie le palpitant au fond des tripes.

-Oh...

Il y avait bien le sachet de lavande. Mais la chemise qui le dissimulait est tailladée au niveau du ventre, recousue, et couverte d'une gerbe beige. Du sang délavé par le temps et les lavages, qu'est jamais tout à fait parti. Comme un témoin. J'repense au visage brûlé. Est-ce qu'il y a des pirates pour attaquer des fleuristes itinérants ? J'sais d'expérience que rien n'est impossible. J'reprends contenance, mais ma joie s'est pas mal essoufflée. Craig a l'air occupé avec un truc en salle principale. Poussée par Dieu sait quoi, j'décide de voir ce qui se trame à fond de cale. Bon. Sans doute un peu parce que les planches ont cédé au fond de la chambre, que ça a pas l'air profond et qu'on peut y accéder par là.
Accroupie, j'place mes mains de part et d'autre du trou et je me laisse basculer dans l'ouverture. Avant de me lâcher, j'me retiens d'une main, j'allume mon briquet. Quelques centimètres de chute, sans plus. J'atterris.

J'cherche du bout de la flamme une lanterne ou un rat de cave, et j'ai la chance de pas trop tarder à trouver l'une, puis l'autre. La cale s'illumine d'une lueur chaude qui peine à se faire sa place dans les ténèbres qu'ont du y habiter des années. J'explore difficilement. Le bateau s'est échoué un peu sur le côté, ça a envoyé valdinguer tous les objets qu'étaient pas spécialement arrimés ou collés ensemble. Et la cale est presque vide. Juste des tas de vieux baquets, des réserves de fil, des fleurs en papier, quelques tonneaux d'eau et de bouffe.

Sauf au fond. Il y a autre chose, de pressé contre les planches. J'approche la lanterne. Puis j'recule instinctivement, avant d'm'approcher pour y voir mieux. La tête trop froide pour être honnête, toute émotion envolée, absorbée par un présent carrément intrusif.

Y'a un squelette d'homme qu'est couché là, encore habillé par une chemise qui ressemble beaucoup à celles de la chambre. Immaculée, on dirait. Un futal en grosse toile, aussi, et même des docksides. J'y tiens plus. J'gueule.
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J'laisse Serena s'émerveiller, j'distille quelques commentaires de temps en temps pour rompre le silence de l'épave. On retourne tout. On déploie tout, on ouvre tout. J'en suis presque gêné. Vraiment l'impression d'être sur le domaine de quelqu'un d'autre, qu'est p'tete plus en état de nous en faire la remarque. J'me sens un peu intrus, un peu pilleur. J'reste dévoré de curiosité, mais elle me semble pas vraiment bienvenue. J'suis pas sur mon terrain, mais sur les ruines de celui de quelqu'un d'autre. Et j'ai ce malaise, j'me sens désolé d'être aussi curieux. Cette histoire est celle de quelqu'un d'autre. Toujours cette inquiétude qui me parasite les sentiments aussi. Peur de trop en découvrir, puis aussi quelque chose de plus physique. Chopper une saloperie de maladie humaine, me découvrir une allergie à la poussière, tomber littéralement sur un truc dangereux... J'en sais rien, j'sais pas trop. Je sais pas vraiment de quoi j'ai peur. J'mets ça sur le compte de ma parano naissante.

Serena virevolte partout, moi j'm'attarde à l'entrée. Comme une envie de rien rater, de fouiller chaque salle à fond avant de passer à la suivante. L'impression que si j'faisais ça superficiellement, j'trahirais mon envie de comprendre, de rassembler tous les morceaux du puzzle. Puzzle qui pourrait me faire flipper autant qu'il veut une fois résolu, ça m'empêchera pas de continuer à creuser. Après tout, si j'étais pas aussi craintif, ça pourrait faire bien longtemps que j'me serais laissé emporté par les joies de l'aventure et d'la découverte, comme Tark. Pour une fois qu'il est pas là, j'ai l'occasion d'me sentir comme un des héros de l'histoire.

J'perds un peu de vue Serena quand mon regard se pose sur un tiroir mi-ouvert d'une commode à moitié défoncée. J'aperçois un espèce de livre à travers la p'tite ouverture. Et en deux pas, j'y suis, et en deux mouvements le bouquin s'retrouve entre mes mimines. Ma paume blanche s'est couverte d'une surface grise. 'tain de poussière. J'me secoue les pattes et j'tousse un coup, sur l'espèce de grimoire. Levant encore plus de poussière. Quinte de toux, et j'me sens sale. J'veux dire, pas ma douce couche humide et odorante habituelle. Plutôt de la sale crasse sèche et poudreuse, qui s'infiltre partout, qui me rend malade. Sans son rempart de poussière, la couverture de l'ouvrage est maintenant bien lisible. C'est un album, avec une sacrée reliure. 'fin, "sacrée". Disons que malgré l'usure, c'est clair que ça devait en jeter, avant. De la poudre dorée me reste dans les doigts quand j'les passe sur la côte. Ouais. Avant, ça devait être classe. Maintenant, ben... C'livre est à l'image du navire. Usé, glauque, fascinant.

Je l'ouvre. Première page : une photo à moitié déchirée. On y voit qu'une femme. Et j'crois bien que c'est celle qui accompagnait le mec à la gueule brulée sur l'autre souvenir. Elle sourit, tournée vers le côté absent de l'image. Et elle serre une main. Mais plus rien au bout du bras. Ravages du temps ? J'crois pas. Le temps rase tout sans distinction. Il prendrait pas la peine de tronquer une photo heureuse dans un livre décrépit. Il prendrait tout l'bouquin. C'est bel et bien quelqu'un de chair et d'os qui a du décider de profaner un joli souvenir. J'm'en vais m'asseoir dans un coin et me gaver d'images dérangeantes...

Cri en-dessous. C'est Serena. J'me relève d'un bond et file vers le dernier coin où j'l'ai aperçu. Coup de stress, pression montante. Si Serena a aperçut quelque chose capable de la faire gueuler, j'appréhende bien ma réaction à moi... J'aperçois vite un gros trou dans le plancher. Qui doit mener sur la câle. Timidement, j'penche la tête.

Serena ? Ça va ?

Sa voix. Oui, ça va. Elle m'invite à la rejoindre, j'm'éxécute et prépare ma descente. J'lui fais confiance. J'sais pas bien si j'devrais, mais j'vais pas la laisser seule là-dessous avec l'écho de son cri. Je me lance. C'est grand, mais la copine m'indique direct où faut regarder.
J'déglutis. Un cadavre. Un squelette, qui sent rien, même pas la mort. Un pur cadavre, encore habillé. J'croise le regard de la rouquine, sans chercher à communiquer grand chose d'autre que ma... surprise. Pourtant j'aurais du m'y attendre, j'suppose. Un petit haut-de-coeur me prend, mais j'évite de l'montrer. Pas par envie de jouer au dur, mais histoire de pas centrer son attention sur moi. C'est "ça" qu'il faut regarder.
J'remarque seulement maintenant que j'ai embarqué le livre avec moi. Sans plus de réflexion, j'l'avais passé sous le bras, comme un gri-gri. J'élève la voix pour rompre un espèce de silence gênant qui s'est installé, entre le malaise et le recueillement.

J'ai... trouvé ça aussi.

Et que j'l'ouvre à la première page avec l'image maltraitée et lui tend un peu timidement, la laissant de son côté approcher sa lanterne. Les morceaux du puzzle... J'm'attendais à devoir les chercher. Pas à ce qu'ils nous bondissent dessus.
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J'sais plus trop où j'habite. J'suis passée de l'excitation la plus haute à la blaserie la plus froide. Tout ça, ce bateau comme un décor de théâtre, ces indices, ces objets d'un autre temps, j'crois que j'ai cru que ça me donnerait un parfum de plénitude. Que dalle. Ramenée dix pieds sous terre et la tête clouée au sol avec tout ça. Mon émerveillement aura pas duré. J'ai repris mon visage dur, mon visage fermé de tous les jours, impénétrable, une froideur qui laisse couver la braise la plus ardente. Toujours prête à éclater. Mais pas là. J'suis juste dominée par la glace de l'évidence. Elle a buté son mec. Elle a foutu son cadavre à fond de cale pour Dieu sait quelle raison, et puis. Et puis ? Oh, elle a bien du barouder un peu avec. Assez longtemps pour démonter les photos, bousiller toute trace de lui. Et puis, y'a celle avec son visage brûlé. P'têtre qu'elle avait déjà essayé d'en venir à bout. Mais pourquoi est-ce qu'il a continué avec elle, alors ? Il était si con, si fou, si amoureux ? Ouais, connerie. P'têtre qu'il en avait peur, trop peur pour partir. J'y crois pas. Elle l'a buté ? C'est bizarre. J'sais plus trop.

On est sorti, on médite chacun de notre côté. Nos pas humides s'éloignent de l'épave, avec pour tout souvenir de l'aventure l'album photo et quelques objets plus ou moins insignifiants. Le livre de bord, qu'a l'air de rien comporter d'autre que des notes de navigation ; le cadre trouvé dans le sable, des fois qu'on puisse en tirer quelque chose en cherchant dans les archives du poste ; et c'est tout. Bon. J'ai aussi chipé une casquette, dans le style de celle que j'ai perdu en arrivant ici. A visière courte, en tissu épais et rêche, brune, comme celles que portent les vieux et les artisans dans certains coins, les écolières dans d'autres. J'ai tellement vu de tout et de n'importe quoi que j'ai jamais suivi aucune règle pour rien, à commencer par les fringues. J'ai jamais eu que des oripeaux et des uniformes, uniforme de soldat ou de catin. C'est dire l'amitié que j'porte aux premiers. Ils passent leur chemin entre les définitions, j'suis indescriptible, j'suis comme impossible à toucher quand j'les porte. Le reste du temps, avec l'uniforme, c'est pas important. C'est sergent Porteflamme. Pas Serena.

Instinctivement, portés par la force du désir de changer d'air, on s'est éloigné de la base jusqu'à atteindre une petite cahute sur la plage. On y est allé une fois, ils font des crevettes et des brochettes de poisson au barbecue, des poivrons grillés, des baguettes aux olives, ce genre de trucs. C'est ce qui était marqué sur l'écriteau d'entrée, toujours, parce que c'était fermé. Mais d'ici, on sent les odeurs de fumée aux herbes d'Inari, alors on se laisse guider. Et avant qu'on ait eu le temps de comprendre la transition, on se retrouve les pieds calés sous une table en bois grossier, une bouteille de pastis entre nous et d'énormes planches chargées de légumes et de poissons à portée de main. La première gorgée me redonne la sensation de l'air marin, la seconde, la conscience d'être en bonne compagnie, la troisième me rend l'accès aux rires des groupes qui nous entourent. Je regarde, comme si je sortais d'un drôle de sommeil. La mer est belle, le soleil est encore quelques coudées au-dessus de la ligne d'horizon. Un romanichel accorde sa guitare. Pas de fleuriste en vue. Juste la paix, de quoi combler la faim du corps et du cœur, et puis...

-Brm. Tout se passe bien pour vous, les enfants ?

Paternel, un gigantesque homme cachalot fait passer son incroyable masse entre les bancs, un plateau grand comme j'en ai jamais vu de pareil posé sur la pointe de ses doigts massifs. Il a une tête à faire peur, mais sa voix gronde comme un chat qui ronronne. Il dégage une espèce de bienveillance rare, un truc qu'on sent que chez les types trop bons pour être honnêtes, ou chez les saints. Et j'suis pas loin de croire, avec la quatrième gorgée qui achève le premier verre, qu'il fait partie de la deuxième catégorie. Encore plus quand il nous repère, qu'il adresse une espèce de sourire à Craig, et qu'il prend sa pause pour venir manger un morceau avec nous.

Les vacances retrouvent leur magie. La bouteille se vide, on refait le monde. Les histoires plus vieilles que nous perdent de leur puissance de fascination jusqu'à devenir des coquilles vides, des fantômes vagues qui n'ont plus aucun pouvoir de nuire. Le présent retrouve son pouvoir, mais on compte les minutes en en savourant chaque seconde, morceau après morceau.

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Cette jetée là-bas aurait du être terminé l'été dernier. Les ouvriers avaient été muté depuis la North et avaient tellement peu l'habitude du soleil qu'ils sont tombés comme des mouches après quelques jours de labeur. Hohoho.

Le gros cachalot apaise aussitôt mon angoisse du passé. Nous déballe quelques anecdotes sur les lieux, nous parle de son Histoire, de quelques secrets locaux qui se sont frayés un chemin jusqu'à ses oreilles. Les découvertes dans l'épave, son odeur de moisi et de folie, les quelques souvenirs qu'on en a récupéré, tout ça raisonne encore en moi. J'dirais presque qu'elles me narguent. Mais c'est supportable, au fil du temps, ça devient plus flou, plus lointain, moins important, ça se laisse écraser par le présent, par notre parlote avec l'homme-cachalot. Aucun doute que j'retrouverai tout ça dans mon lit, ce soir, entre deux images chaleureuses et rassurantes des vacances. Comme une image subliminale qui se glisse dans mon film pour me marteler que non, où que je sois, quoique je fasse, même bien et solidement accompagné et immergé dans un environnement qu'j'ai fini par m'approprier, la perfection, ça se trouvera jamais dans un univers où on laisse tous les traces de nos bavures partout où on se glisse. M'aura rappelé ça, au moins. C'que Tark et moi laisserons dans notre sillage laissera de belles ondes à la surface, à l'échelle d'une flaque puis, qui sait, p'tete bien finalement à l'échelle d'une mer. J'ai pas encore bien idée d'quoi sera faite notre écume, mais c'est sûr qu'avec un caractère pareil, le frangin finira par chopper des responsabilités, du pouvoir, et la grosse tête. Et parce que j'sais qu'il me tendra toujours la main, il m'emportera avec lui dans chaque bourrasque qu'il provoquera. Pour le meilleur et pour le pire, on laisse tous des traces dans le monde et dans les autres.

Ça fout la pression.

Mais ça va. Mais j'suis présent. J'suis assis, en face de la copine et à gauche du congénère, j'suis la conversation et j'sais l'alimenter. Mais mon air pensif me quittera jamais, et m'fait peur. Rapports aux autres déjà pas fameux, j'me fais des soucis quant à laisser transparaître que mon esprit s'est barré loin, très loin du corps et des enjeux qui l'entourent. Un égoïste qui vit en lui et pour lui, et qu'a les yeux perdus dans un néant qu'il remarque même pas. Voilà. Peur d'émaner du néant. Qu'on finisse pas plus rien voir dans mes yeux. Juste mes mirettes coincées quelque part entre le plancher des vaches et mes abysses. Et que j'retombe brutalement quand on m'envoie chier parce que je shlingue, parce que j'gaffe, parce que j'ai une tête de poisson, parce que je sais ni me tenir ni m'exprimer. J'serais presque tenté de dire que "j'veux juste me faire des amis", mais ça sonnerait hyper niais et milieux. Alors, même si j'en pense pas moins, je me l'avoue pas.

Ça me donnerait l'air con.

Brm. Le temps passe vite. Les couchers de soleil sont magnifiques vus depuis la crique. Ça fait longtemps que je n'y suis pas allé faire un tour.

Allusion à notre crique. Qu'on connaît. Qu'on sait hantée. Ça m'force à cogiter de nouveau, à chercher où s'cache la logique, ma logique, dans cette obscurité, ces histoires de spectres. Avec la sensation qu'il m'suffirait d'une pauvre étincelle pour illuminer tout c'pétrole et ENFIN Comprendre. Trouver les derniers indices. Comprendre. Mes yeux cherchent par réflexe ceux de Serena. Je ne sais pas ce qu'ils voudraient trouver dans les miroirs de son âme. C'est stupide. Scruter ses orages intérieurs feront pas revenir le beau temps dans ma pauvre tronche.

Peu importe, mon regard s'perd finalement derrière la rouquine. La vieille aux roses passe, au fond, longeant les pavés juste au bord de la plage. Lentement mais sûrement, elle est comme une p'tite ombre discrète qui glissouille le long d'la rambarde, qui s'pose quelques secondes devant la jetée inachevée. Elle a fini sa journée, j'suppose. Elle s'pare d'une aura orangée, positionnée là, comme ça. Le soleil qui pointe, derrière. Elle luit.

Vous la connaissez ?

J'flanche. J'esquisse un "non" timide, qui s'retrouve balayé par l'affirmative de la rouquine. Plus imposante. Certainement, actuellement, plus accrochée à l'instant présent, là, maintenant. Poisson volant très haut dans ses rêveries, m'retrouve en train de piquer du nez. Le cachalot bronche pas, semble à peine intrigué par ma grimace. Comment il a calculé que j'matais la vieille aux roses ? Pourquoi Serena dit la connaître ? Me suis encore envolé trop longtemps, c'est ça ?

C'est un joli coin.

Ah. Oui, c'est ça. Oui. Il parlait de la crique...

Je pourrai vous amener là-bas un autre jour... Ma pause est déjà terminée. Bonne fin de journée, les enfants !

Il se lève doucement, en se maintenant le dos, sans que son sourire se déforme sur son visage. On lui fait deux-trois signes, des A vous aussi, des Au revoir. Et le v'là qui s'éloigne, rejoindre le gérant en chemise blanche qui flâne près du comptoir, à l'intérieur. Un gars vraiment bien. Amical. Chaleureux. Spontané. Une sale gueule, un corps rond et pataud mais un bon gros coeur de cachalot. Ici, les homme-poiscailles sont libres. Plus que ça, z'ont presque l'air intégrés. J'en ai pas croisé un seul qui tirait autant la gueule que moi au début d'ma bataille contre la réalité de la surface, lors d'mes premières armes, faisant face au premier ennemi qu'le monde m'envoyait. Le racisme, hum...

De nouveau en tête à tête avec Serena, j'serais tenté de courir après le vide pour m'purger un peu l'âme. Réduire en trou noir tout les souvenirs qui risqueraient de m'faire douter que cette journée, elle était superbe. Proposer à la copine de rester glander ici encore quelques heures d'ici à c'que la nuit nous soit tombé dessus, contempler les dernières lueurs de la journée et par la même les dernières des vacances. Ma jambe en voie de guérison m'fait mal, mais plus physiquement. Mon âme maudit cette pauvre guibole. Elle va m'empêcher d'reprendre l'exercice en même temps que la rouquine, merde. Enfin, j'pense pas qu'elle risque de nous éloigner de beaucoup, tant qu'on sera tous les deux dans la même base, à apprendre à mériter nos promotions. Encore de longs jours à savourer en sa compagnie, mais dans la sueur et le sable rouge. Dans l'effort et la motivation à s'améliorer. Quand j'reviendrai auprès de Tark, j'serai au-dessus. Enfin, non, mieux gradé. Son supérieur direct. Il me félicitera, et s'ra décidé à exploser tous les records pour me dépasser. J'le motiverai à devenir encore meilleur, héhé. Qu'on finisse tous les deux au sommet du monde, envers et contre tout... C'est bien pour ça qu'on a émergé d'nos abysses. Nos abysses dorées. Nés bourgeois, on finira tôt ou tard justiciers. Je veux toujours y croire.

M'fera chier de laisser Serena derrière moi. J'pense pouvoir affirmer sans trop me tromper qu'elle a été ma première rencontre humaine amicale, ici. Si différents mais pourtant si proches. Au pays du malheur, on s'est sacrés compagnons dans la dépression et l'instinct de survie. C'est réconfortant de constater que même sous l'soleil et l'insouciance, tout ça peut perdurer. J'parviens à imbiber mes mirettes de présent et à sourire un grand coup.

Dernier tour sur la jetée ?
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-Dernier tour sur la jetée.

On part avec le sourire retrouvé, en laissant une part assez modeste de notre solde sur la table, protégée du vent par le caillou barré d'un chiffre qui trônait dessus. Je me sens bien. La discussion avec les deux hommes-poissons ont imposé leur réalité sur le reste, les mauvais souvenirs proches et lointains. L'espace s'est résorbé dans un présent qui sent bon les embruns et la garrigue, plus restreint, plus réduit, mais on s'y sent plus à l'aise. Y'a pas d'angoisse quand on évolue modestement dans ce qu'on vit là, tout de suite, sans arrière-pensée et sans avant-goût. On accélère pas l'allure. On sait qu'on est raccord avec le soleil, il se couchera pas sans nous.

Les choses nous gravitent pas autour, on gravite pas autour des choses. On navigue de concert. Et c'est dingue comme on aime ça.

-Eh, juste à temps.

On se pose sur les rochers du bord de mer, un peu en hauteur. Le soleil commence à toucher la mer avec ses griffes jaunes et rouges. De ma poche intérieure, vaste comme un sous-sol, je sors deux petits verres à liqueur et deux bouteilles de chartreuse. Je les sers en mélange, l'une versée sur l'autre. Le mélange brille au fond de nos paumes, comme une potion philosophale.

L'épiscopale, un secret des sœurs de la Juste Violence. Quand j'y pense, j'aurais sans doute bien kiffé faire partie de la petite élite cloitrée qui s'occupe de fabriquer ce genre de choses. Mais ça devait être les retraitées, celles à qui il manquait un morceau du corps ou du cœur, sinon des deux. D'y penser, j'me sens mal. Mais le jour finit de me sourire, alors, je bois. Sans me presser, sans être accrochée au verre, juste parce que c'est bon et qu'on a bien bouffé. Le soleil décline. On se tait sans trop y penser, sans chercher à combler le vide qui n'en est pas un. Puis on se lève, pour profiter des dernières lueurs et pas se paumer dans la nuit.

* * *

-Debout, les tas de bois ! On a sonné depuis trois minutes ! J'veux vous voir dans la cour avant que j'ai fini de gueuler, ou j'en connais qui feront des pompes en r... ah, ah ! Sacrée jeunesse !

Ils sont plusieurs à le bousculer parce qu'il est calé devant l'entrée. J'suis un peu plus motivée que d'habitude vu que c'est nouveau, que c'était quand même vachement inattendu que je prenne du grade aussi vite, mais j'ai fait mon lit sans conviction et ma toilette sans énergie. Les gens de mon unité sont tous des inconnus, j'ai l'impression de revenir en arrière, dans une époque qui me paraît curieusement lointaine où je zonais toujours seule dans les couloirs de la base. Je passe en dernier, alors que le sergent chef s'est déjà retourné en m'oubliant. Du coup, j'me fais engueuler, un peu secouer, aussi. J'réagis pas. J'suis molle, encore bien imprégnée de sommeil.

Faut dire qu'il est quatre heures du mat', qu'il fait encore nuit et que cet enfoiré de Craig doit dormir co...

-Oh ? Salut Craig.

Il a pas accès à l'entraînement, mais la perm' est aussi finie pour lui. Alors il se coltine le balai et les horaires réglementaires. Y'a même une pyramide de serviettes qu'il se traîne sur une épaule, et un tas de bandages sur une autre. J'devine qu'il sera de service pour nous épauler, et qu'il risque d'en chier au moins autant que nous, avec les brimades en plus. Parce que l'instinct de groupe, ça aime pas trop les traitements de faveur. J'sens déjà que je vais avoir envie de refaire quelques mâchoires si jamais on commence à vouloir taquiner du requin dans les rangs. Même que la perspective me déplaît pas tout à fait. J'suis violente de nature.

-Sergents, garde à vous !

On est une vingtaine en ligne, sûrement originaires de toutes les blues et de passage pour suivre cette formation accélérée. Alignés, le dos raide, les bottes claquées talon contre talon. Le regard droit, porté vers le vide devant nous.

-Je suis le sergent chef Bermudes. Je serais responsable de votre entraînement pour les prochaines semaines. Pour commencer en douceur avant le café... une heure de course ! Vous verrez comme le désert est beau le matin ! Bwahahaha !

Il nous met au repos, tombe la veste, et se met à courir comme un mec que l'enfer poursuivrait avec ce qu'il faut de gerbes de sang et de monstres louches. On le suit comme on peut, en essayant de pas le perdre de vue, mais très vite, y'en a qui ralentissent. J'suis pas en reste. J'me suis pas des masses entretenue physiquement pendant tout ce temps, j'le sens direct. Au bout d'un quart d'heure, mes poumons me brûlent comme s'ils étaient faits de papier enflammé que je consumais à chaque nouvelle gorgée d'air. Un point de côté me fige jusqu'à l'épaule, j'dois faire l'effort de pousser mon souffle au-delà de ce que je sens possible pour le faire passer. C'est long. Y'a que la respiration des autres pour me décentrer de moi même. Je tousse, je pousse un grognement furieux, j'accélère une première fois. Mes épaules se détendent, mon pas se fait un peu plus souple. Mais je respire pas mieux. Ma bouche est collante, pâteuse. Je crache. Bermudes est loin devant, j'suis sûre qu'il fait exprès de soulever des nuages de sable quand il court. Ça et l'obscurité, ça fait qu'on voit rien, et c'est salement déconcertant. Au bout d'une demie heure, on est plusieurs à plus aller droit, parce qu'on perd un peu la notion de l'espace en plus de perdre celle de nos propres corps. On flotte dans une semie-réalité où on regarde de loin les pieds se prendre dans le sol trop meuble, les mollets tétaniser, les poumons goûter cet air plein de sable. J'en ai dans les yeux, j'sens vaguement que je pleure. Et que beaucoup sont devant moi, aussi. Mais ça... ce que je m'en fous... nouveau crachat. Je me débat, je pousse un truc entre le gémissement et le beuglement.

La dernière demie heure nous fait rentrer à la base plus morts que vifs. Il y a bien les plus costauds qui roulent des mécaniques et le chef qui affiche clairement sa supériorité, mais aux trois quarts, on rampe vers l'énorme table dressée au milieu de la cour. Le jour est encore très loin de se lever. Craig s'affaire autour du petit déj'. J'sens d'ici qu'il se sent con et qu'il kiffe pas du tout. Nous, on est envoyés à la douche glaciale, et on s'étire un bon moment avant d'avoir le droit de toucher au thermos de café et de thé, au riz, aux œufs et à tout ce qui se fait de mieux en terme de repas complet d'entraînement.

-Ça va de ton côté ? T'auras pas la surprise, au moins...
-Eh ben, on en a déjà perdu un ! Oh, le poiscaille ! T'iras chercher ton pote dans le désert ! Force pas, pas besoin de te presser ! Ça te fera bosser l'orientation en attendant !
-Okay, j'ai rien dit.
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J'me fais parfaite ménagère et sers le p'tit dej' à une bande de larbins qu'a manifestement plus la force d'me lancer la moindre vanne ou d'esquisser le moindre sourire narquois. Les quelques survivants, des mecs imposants et bien rodés, s'préoccupent davantage de leur réputation et cultivent leur image de machos alphas qui démarrent la journée sur les chapeaux de roues et qui en redemandant. Moi, j'me contente de tourner autour de la table les yeux torves et d'me dégoûter tout seul de ces kilos de bouffe diététique qui se promène sous mes yeux. Ça va être long... J'remue les souvenirs des vacances pour éviter d'me retrouver paumé dans le présent, mais en fait, c'est pire. Le bon vieux temps était pas si loin que ça...

Serena m'apostrophe, ça a valeur d'pause pour moi. Entendre sa voix apporte du renfort au passé proche qui s'emploie à résister à l'invasion du présent. Mais les cris de Bermudes sont de trop terribles adversaires, et ses ordres torpillent ma bonne humeur. Sans broncher, j'adresse juste une dernière mine de requin battu à la rouquine, avant de me diriger vers les portes de la base et me mettre en route en direction de l'horizon tout orange avec le retour de cette appréhension qui finit par avoir valeur de liqueur pour mon p'tit esprit dopé à la négativité.

La ferme angoisse d'me perdre comme un abruti quelque part entre toutes ces dunes qui se ressemblent. Ou alors, d'pas retrouver "mon pote" dont j'ai ni calculé l'nom, ni l'visage, ou d'en trouver qu'une carcasse odorante parfumée à la fraîcheur aurorale qui se serait fait tripoter le gros orteil par un scorpion. Ou alors, revenir bredouille, suant, puant, la langue pendante, après deux heures de recherche et découvrir que le clebs égaré a retrouvé la forme et le bon chemin tout seul entretemps, m'ouvrant à de belles railleries et m'propulsant au rang de tête de con de la journée. Un rang auquel mon rôle de soubrette va m'destiner pour toute la semaine, de toute façon.

J'ai réappris à positiver, ces derniers temps. J'essaye, tant bien que mal, d'inverser l'plateau de jeu du destin pour apercevoir les bonnes augures plutôt que toutes ces raisons qu'ça tourne mal. Ces raisons qui sautent aux yeux.

M'lance dans un désert matinal, encore glacial. La cervelle embrumée, et les mots de Bermudes qui se sont superposés et gravés sur les doux souvenirs qui m'ont permis d'me lever à peu près en forme c'matin. Maintenant, je voyage seul au milieu du sable froid. J'grelotte même un brin. 'fait encore à moitié nuit. En d'autres circonstances, m'serait volontiers posé là pour finir ma nuit tronquée. Bermudes a bien dit que j'pouvais prendre mon temps, hein ? Si j'étais pas aussi faussement consciencieux, si j'm'attachais pas autant aux valeurs d'mon frangin, j'pourrais juste me coucher au sommet d'une dune et laisser s'vider le haut du sablier une ou deux heures. Mais ça m'ferait me faire sentir mal envers les deux guignols qu'ont fini par placer un peu de confiance et d'foi en moi, l'frangin, la rouquine. Tark connaît comme personne mes faiblesses, mais j'suis sûr qu'elles seraient comme une douche froide pour Serena. Première humaine que j'ai vraiment pas envie de décevoir. Puis j'ai quelqu'un à secourir, pas vrai ?

Faut relativiser, j'ai pas choisi la voie d'la facilité... sinon j'serais resté moisir dans la chaleur humide des abysses. Et tout compte fait, j'préfère encore me faire traiter d'alevin pas frais par tout c'qu'est vivant sur la surface plutôt que redevenir un...

T-Toiiii !!
Ah !!
C'est-est moi ! C'est Terry !

Terry. C'est donc son nom. En bas de la dune, m'a fait sursauter d'un cri déchirant. Il a le regard un peu vitreux, sa veste blanche a viré au jaune et j'vois ses godasses s'enfoncer dans un espèce de tourbillon visqueux. Aucun doute qu'il est mon gars, et que c'est même lui qui m'a repéré le premier... Un comble, il est pourtant sacrément moins mobile que moi. Mes mirettes quittent mon vortex intérieur pour scruter celui dans lequel s'agite le comparse. C'est du sable mouvant ?

Viens m'aider ! Qu'est-ce que t'attends ?
Si j'avance, j'vais aussi me...
Fais quelque chose ! J'veux pas crever comme ça !

Tout de suite les grands mots. S'voit sûrement déjà enseveli vivant sous des kilos de sable. C'est... J'serais dans l'même cas. Mon empathie déplacé pour tout ce qui vit m'projette déjà à sa place, tiens, les guiboles écrasées, paralysées, le bassin à moitié immergé, cette sensation de descente lente, inexorable, dans la bouche ouverte d'ce goinfre de désert. Faut... Le sauver. Comment ? Avec quoi ? Un den den. J'aurais du ramener un den den ! J'ai pas été préparé à ça, merde ! C'matin, j'ai rien appris d'autre qu'une saisie plus confortable du balai.

Fais quelque chose ! Fais quelque chose !
Arrête de gigoter, déjà ! Et balance ton barda !
Ouais. Ouais.

Voilà. C'est un début, j'crois. M'souvient d'un bouquin avec un archéologue homme-raie fou qui parcourait l'désert en tong avec un sac gigantesque. Il tombe un moment dans les sables mouvants et balance aussitôt ses affaires dans un premier réflexe, avant d'se mettre à nager dans le sable comme un crétin. C'était marrant sur le papier, mais j'pense pas que ça fonctionnerait dans la réalité. Quoique.

Euh, essaye de nager ?
Quoi ?!
T'mettre sur le dos, puis, tu vois...
Te fous pas de moi, poiscaille !
Mais j'suis sérieux ! Avec des... mouvements lents... Tu pourrais peut-être te déplacer... Tu te gonfles d'air... pour... euh... flotter.
... Bah.

Il pousse un soupir, j'réprime ma sensibilité qui remonte quand on m'qualifie de "poiscaille" sur c'ton là. C'est pas vraiment le moment de bouder, hein ? J'observe Terry progresser comme il peut. Très lentement, mais sûrement, j'ai l'impression qu'il se rapproche de moi. J'ose plus faire un seul pas d'peur d'me retrouver dans cette mélasse à mon tour. Moi qui rêvait d'un désert chaud et aride de sable fin sous un soleil lourd, j'découvre tout de suite que la nuit, c'genre de coin a rien à envier à un marécage glacial. Et vorace. C'est dingue comment la nature a besoin d'bouffer toute forme de vie qui lui tombe sur l'coin de la lèvre, comme si elle avait autant soif de création que de destruction. L'est pas souvent bien belle, la nature, car au-delà d'ses paysages baignés d'lumière et d'ses bestioles taquines et farouches, on trouve beaucoup plus de vallées du cauchemar et d'gueules de requins grandes ouvertes.

Bon, il y arrive, finalement... J'ferais mieux de pas oublier mes propres conseils et de m'risquer à avancer un peu. Pour lui tendre la palme. J'tâte du pied la texture du sol, qu'est comme à moitié liquide. J'crois même m'imaginer quelques discrètes ondes là où j'pose mes petons, et la seule idée de m'avancer un peu plus sur cette espèce de gélatine mi-poudreuse mi-aqueuse me glace le sang. Terry, avance encore un peu... Voilà. Tu me choppe le bras, un sourire niais et apaisé se dessine sur ton visage. J'peux pas m'empêcher d'être touché. C'est pas parce que c'est niais qu'ça a pas de valeur. J'suis bien placé pour le savoir.
T'es enfoncé jusqu'au bassin et j'vois bien que t'as le souffle difficile. J't'épargne les dernières mètres et te tire fermement vers moi. Tu te retrouves vite à côté de moi, sur un sol moins traître.

Merci, p'tain !
Euh... De rien.

Son Merci et l'réconfort mêlé à la gratitude tout étalé sur son visage suffit à m'remettre d'aplomb pour le reste de la journ... Merde. Retour à la base. Retour au statut handicapé. Retour au statut poiscaille. Retour au statut solo. Retour au statut cible. L'destin aime l'alternance au moins autant qu'la nature aime bouffer des choses. Une accalmie, une éclaircie ou un franc soleil, toujours suivi des giboulées ou d'la tempête. L'un permet d'mieux apprendre de l'autre, j'suppose. Déprimant... tout l'avenir serait autant plat et binaire ? Du noir pour me faire espérer le blanc, du blanc pour me faire oublier le noir ? Y a que dans les belles histoires que l'univers tout dallé connaît le gris ? Putain, même ma gueule est en noir et blanc.

... Merci, merci. Encore merci, merde. J'voyais déjà ma vie défiler devant mes yeux...
Ah, déjà ? T'avais que les jambes dedans, pourtant.
Je... Tu vas m'ramener à la base ?
Ben oui, on y retourne tous les deux.
J'ai pas envie, merde ! T'as bien vu ? J'ai failli clamser ! Bermudes va m'achever, c'est sûr ! Arrgg ! Mes poumons !
Tu t'excites trop.
Non, j'ai du inhaler du sable ! J'vais m'étouffer !
Mais...
J'vais aller me reposer. Là-bas, tiens, sur cette dune. La vue doit y être belle, et l'air plus pur qu'en bas. T'restes avec moi, hein ?
Le capitaine va me tuer si je...
AAAARRRG ! MES BROOOONCHES !
Ça va, ça va ! J'reste. Un peu...
Merci, je... J'savais que t'étais un gentil requin... Hum... Requin ou dauphin ?
Requin.
Je le savais !

Démarche boiteuse, naturellement, il simule aussi une vilaine hyperventilation. Sa respiration faussement rauque et à moitié gargouillante tromperait personne. Autant qu'sa foutue haleine. C'est évident qu'cet apprenti sergent est un as des cuites et du cinéma, et qu'il cherche à faire de moi l'dindon de sa farce... et qu'il a réussi, hein. Faut croire. Mais pourquoi je le suis, alors, si je le sais ? Pourquoi j'peux pas résister ?
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C'est bon de bouffer, putain. On s'était un peu entretenus avec Craig, avec mon côté yang hypertrophié qui supporte pas les jours sans sueur. Mais c'était rien par-rapport à ce que Bermudes a l'air d'avoir dans les manches. On fait une razzia sur tout ce qui contient le maximum de protéines, les féculents et le café prennent cher aussi. Mais on fait aussi gaffe à pas se blinder pour pas choper la gerbe au milieu d'une série de pompes.

-Okay, tout le monde a terminé ? Bien. Nous allons passer à la suite.

Tous les regards, le mien compris, se tournent vers lui. Il se traîne une brouette remplie... d'exemplaires du code militaire, de formulaires vides et de dossiers dont certains présentent une sacrée couche de moisissures sur leur couverture. Plusieurs serrent les dents et regrettent déjà l'entraînement épique auquel ils s'attendaient.

-Vous êtes dans la marine régulière, et le grade de sergent vous donne déjà certaines responsabilités. Vous devez connaître les règles de base sur le bout des doigts... Et nous avons toujours quelques dossiers en retard de traitement à la base. Vous pouvez bosser en groupe. Je veux que tout soit rempli dans les formes pour midi. Les heures les plus chaudes sont les plus propices à une petite recherche d'oasis en plein désert. Au travail ! Vous me remercierez quand vous serez officiers !

Celle-là, je m'y attendais pas. Le gars avait tellement l'allure d'un ancien de l'élite, mais non. Les copains de garnison se mettent ensemble, j'essaye de gratter une place au milieu de types un peu paumés, j'ai nommé, les athlètes qui faisaient les malins une heure plus tôt en arrivant en tête de la course. Quand je vois leurs airs perplexes face aux lignes serrées et étroites du code, je comprends qu'ils savent pas lire ; qu'ils ont signé leur entrée dans la marine d'une croix, qu'ils voulaient éviter l'humiliation et le bizutage de l'élite, et que malgré leurs carrures, ils ont peur d'être dominés.

Ça se comprend, quand on a pas l'habitude.

Le problème, c'est que j'vois pas comment les approcher sans me les foutre direct à dos, du coup. Pas question non plus de tomber la culotte et de faire le taff en solitaire. Alors, comme je vois que Bermudes commence à s'inquiéter de l'absence prolongée de Craig et de l'autre, je fais le seul choix à peu près valable. Soupir de théâtre et grognement sourd.

-Moi non plus, j'ai jamais vraiment su.

Les molosses se détendent. Ils rigolent même un peu, comme de grosses bêtes gênées par leur carrure et leurs dents qui font peur. On se sépare et on s'incruste dans des groupes de lettrés. Je me débrouille pour aller aussi loin d'eux que possible, j'explique le délire aux nouveaux copains, et on commence à bosser. Ouf.

C'est qu'au bout d'une bonne heure de paperasses, de régime administratif et bilan des comptes militaires que Bermudes s'éclipse, en insistant bien sur le fait qu'on irait vadrouiller dans le désert sans manger et sans réserves d'eau si on s'amusait à tirer au flan en son absence. On n'en travaille que plus dur, et j'vois du coin de l'œil les costauds qui se font lire des extraits à voix haute et qui proposent des choses à écrire dans les formulaires. Ça a l'air d'agacer leurs partenaires, mais tout le monde y met du sien. C'est l'estomac et l'instinct de survie qui parle, et sa voix porte dans toutes les oreilles.

Entre deux articles, je dis qu'il y en a deux qui vont en chier quand Bermudes leur mettra la main dessus... courage, le requin, j'suis avec toi par la pensée.
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Assis en tailleur au sommet d'la dune. Le museau émoussé par le sable surfant sur le vent. Autant d'fouets qui m'fouette la face. Ma pellicule de saleté odorante, comme une deuxième peau, pardonne pas dans un climat pareil. Cette colle poisseuse englue la poussière du désert sur mon cuir, l'emprisonne et la fusionne avec ma crasse. Répugnant. Même pour moi. M'sentirais comme un baroudeur un peu cradingue, si j'étais pas ce minable en sécurité en haut d'sa colline. La crasse du désert adjointe à ma poix personnelle, ça me donne l'impression de sentir l'fennec. Et l'fumet du fennec se laisse porter par les souffles. S'joignent à ce vent sec, dur et granuleux, les sarcasmes volants du comparse.

Héhé, ça fouette. Ça fait longtemps qu't'as pas vu la flotte, toi.

Terry me bave des mots malheureux. Il m'charrie, il marche sur ma susceptibilité. J'arrive pas à m'faire un avis sur lui. S'il est chouette, ou si c'est un connard ? Avachi sur l'sable, s'grattant les fesses, totalement sans-gêne et s'autorisant d'temps en temps quelques regards en biais en direction de ma frimousse. J'le sens un peu dans le gaz, l'esprit volatil, à des parsecs des soucis qui m'secouent l'âme. J'suis tellement gêné, le coeur et les tripes serrés, mais j'lui en veux pas, rien n'est franchement contre lui. Merde, j'devrais pas à être là, à glander en mirant les jolis nuages jaunis peints par l'aurore ! J'devrais être dans la base, à supporter la rouquine, à rester à ses côtés et à jouer mon putain de rôle de valet. Ma détermination a sacrément failli... J'suis dépité, mes grimaces s'gravent sur ma face. Ça attire l'attention d'mon compagnon d'infortune.

Mais c'est quoi, ton problème ? Arrête de tirer la gueule. On est pas bien, là, tous les deux, à bouffer du soleil ?

Bah. Ça m'passe par-dessus la tronche. M'suis laissé possédé par l'démon de la paresse et d'la végétation, et j'angoisse par-dessus tout de décevoir Serena. Elle trime, je glande. Elle souffre, j'pense. M'suis attaché à elle, trop, beaucoup trop pour être indifférent à c'qu'elle s'imagine sur moi. J'me prélasse au soleil, encore, j'prolonge ma permission. J'trahis c'qu'on a scellé dans le sang et la sueur et j'sacrifie ma volonté sur l'autel de l'envie. Envie d'une pause, envie d'rien faire d'autre que retourner mes mirettes pour mirer mon esprit. L'égoïsme qui pionçait en moi s'est levé. Il passe l'aspirateur parmi mes sentiments plus preux. Il consume c'que j'veux être... M'oblige à être... C'tire-au-flanc, c'bon à rien...

Pom pom popom... Putain, un sale truc m'est rentré dans l'froc. J'espère que c'est pas un scorpion !

Et j'appréhende la réaction d'Bermudes. S'il me choppe ici, il va m'ramener en m'tirant par les oreilles, m'exposer à la vindicte populaire, j'vais m'faire lapider et coller la fessée en public. Ça va pleuvoir d'insultes et d'quolibets, comme autant d'traits qui viendront s'ficher dans mon coeur. Et j'me fais du mouron, et j'm'enfonce dans les méditations, sans trouver d'solution. Lâche et miné, crevard et bâtard, j'me suis laissé corrompre. Rien d'moins. J'suis un minable. J'suis un minable. Qu'un poiscaille échoué trop loin d'son rivage. Qu'aurait mieux fait d'se laisser bouffer par plus gros que lui dans les abysses, plutôt que venir à la surface creuser sa tombe, lentement mais sûrement. Z'avaient raison. Tout les sceptiques, les cyniques, m'trouvant pas assez fort, pas assez crédible et surtout pas assez humain pour mériter ma place sous l'ombre de la mouette... Z'avaient raison. La faute m'permet de faire une pause, d'm'étaler sur le bas-côté, et d'prendre connaissance de l'évidence qu'ils s'acharnaient tous à m'coller sous le museau... Je trace pas sur la bonne route. J'suis pas fais pour...

Pas trop dure, la vie de poisson ? Tu te déséches pas, non ?
Euh non.
Personne a encore essayé d'te réduire ton aileron en soupe ? Hinhin !
Rien de ça, non.
Putain, je déconne ! Décoinces toi !

M'coupe toutes les trente secondes dans mes méditations. Ça a valeur de descente de trip brutale pour moi. A chaque fois que j'perds mes pensées, c'comme si tout le décor réaparaissait à toute berzingue pour venir me saturer les sens. Mirettes écarquillées et esgourdes distraites, j'capte le silence du désert et m'en gave, comme pour noyer sous l'vide mes idées noires. Mais elles refont surface, tout le temps, et la culpabilité m'grave sur la paroi intérieure du crâne le mot "Traître". Si fort, si brutal, c'mot. Me correspond trop. Tark s'est décarcassé à m'river dans l'esprit l'mérite de l'effort, m'a aidé à avaler la pilule qu'ici, sous le soleil, la vie sera beaucoup moins pré-mâchée qu'si on avait continué à marcher à l'ombre des abysses.

J'me sens plus prêt à rien... Comme si c'plancher de petites victoires que je m'étais construit s'effondrait brutalement, comme si... j'en avais chié pour rien... pour en arriver à planer sur une dune, en bien mauvaise compagnie, à m'laisser flageller la face par des fouets sablonneux. Me picotant les yeux. J'me frotte énergiquement les mirettes, baille à m'en décrocher la machoire sans manquer d'avaler l'sable errant, et m'efforce de pas adopter malgré moi ma mine blasée des mauvais jours... pour pas trop mécontenter Terry... qui s'complaît dans sa nonchalance, lui. Comme un poisson dans l'eau croupie.

C'mollusque s'affaisse un peu plus, s'étire tout en baillant à en inhaler la moitié du désert. Il joue des paupières pour m'faire piger qu'il est somnolant.

Bon, tu sais quoi ? T'es trop bavard, j'm'entends plus penser. T'sens comment il fait tiède ? J'te le dis, c'est le moment idéal pour pioncer. Dans une heure, l'air sera brûlant. Alors tu me réveilles d'ici... deux ou trois heures, hein ?
Hmm.
Puis encore merci, hein... Sans toi, j'étais mort. Ça scelle quelque chose entre nous ça, mec.
Ouais. Ouais.
Bon. Dodo.
Attends...

Putain ! Ma conscience s'est glissée sur ma langue...

Quoi ?
Faut vraiment qu'on rentre avant qu...
Putain de merde ! T'as raison !
... Hein ?

Ses lèvres en cul d'poule, son nez retroussé, ses yeux exorbités. J'suis la trajectoire de son regard et tombe, là en-bas, sur une silhouette brouillée par l'air du désert. Bermudes grimpe. La colline. Son regard,lui aussi, grimpe la colline. Et nous fauche. Et me  fauche. J'sens mon échine foudroyé, toute ma colonne paralysée, les palmes crispées et les yeux meurtris. Tétanisé. Mes mirettes globuleuses qui fondent sur l'inévitable. Va être un carnage. Mérité. Lynchage légitime. J'sais pas où m'placer, j'sais pas quelle gueule tirer. Terry m'empoigne l'avant-bras, comme pour me tirer à lui, j'me sens m'en aller. Mais mes guiboles s'emmêlent, maudissent ma maladresse et mes malheureux réflexes. J'percute le matelas orange et plonge dans la poussière. Sur le flanc, les quatre fers en l'air, à dévorer l'sable frais. Je roule, les yeux constellés d'foutus grains. J'me frotte les mirettes, les irritant, les gonflant, et peut plus qu'scruter cet enfoiré dévaler l'autre versant d'la dune tout en m'jetant des regards désolés coulant d'hypocrisie. Et putain, le v'là qui se retourne en haussant les épaules, maint... Ah !

Eh bien, Kamina... SERGENT Kamina ?

Bermudes presse son museau contre l'mien. Ses yeux sont acérés, j'pige aussitôt que j'suis pris sur le fait et à sa merci. J'ose pas bouger. J'bafouille un semblant d'excuse qui s'broie en une purée de mot à la sortie d'ma bouche. Et une à une, mes craintes refont subitement surface et prennent leur envol. Ça va être un lynchage. J'vais m'faire aplatir. Revenir à mon rôle de paillasson. Monotone, implacable, rauque, sa voix s'élève de nouveau, et m'empale de plus belle.

Filez me chercher cet ivrogne.
J-Je...
C'est pas sa première. Je serai plus indulgent si vous parvenez à me le neutraliser puis m'le ramener ici au pas de course. Exécution !

Merde. Mes pattes fissurées par le stress s'écartent d'elles-mêmes du fou furieux. Courir. Lui courir après. Revenir. Puis... affronter les regards ? J'évite d'y penser.
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