La nuit fut agitée. Perturbée par des rêves fiévreux et les aléas de cette maudite mission. Il s’endormit en étudiant la multitude des possibilités sans pouvoir y changer quoi que ce fût. Il garda un œil sur la jeune femme, guettant la moindre incartade de sa part mais il ne put lutter grandement tant son état de faiblesse était grand. Mis à mal par une seule balle, pitoyable. Les journées de privation qui avaient succédé à cet état y étaient aussi pour quelque chose. Comme toujours, il ne tenait qu’à un fil. Ainsi s’endormit-il, son sommeil troublé par des scénarios improbables. Plusieurs fois se réveilla-t-il en ayant l’impression d’avoir loupé quelque chose de crucial, persuadé d’avoir été confondu. Ses chimères lui menaient la vie dure, mais il avait d’autres tours dans son sac. Ce soir, cependant, il n’était pas en état. Il jalousait en cet instant les pouvoirs de son frère. Mais lui demeurait humain, ou presque. Raison pour laquelle il s’en remettait à lui la plupart du temps. Raison pour laquelle ils traquaient leurs proies en un duo impitoyable.
Le matin fut plus productif que la nuit. Liz’ lui révéla le nom de celui qu’elle traitait de Binoclard. Il accueillit la nouvelle avec un sourire, comme si la boucle était bouclée. Mais il avait toujours cette sensation étrange d’avoir un coup de retard et il n’aimait pas cela du tout. Il était dans une situation où il ne pouvait pas jouer de toutes ses cartes. Il se sentait nu, presque isolé. Ce n’était cependant pas une situation rare. Il lui suffirait de faire valoir ses atouts, et peut-être même son Joker. Il ne cessa d’arborer un petit sourire pendant tout le temps où ils préparèrent leur petit manège. Il ne pouvait risquer de contacter ses frères, mais si tout se passait bien il n’en aurait pas besoin. Il s’isola le temps de changer son pansement et revint plus frais que jamais. Les capacités de récupération de l’assassin semblaient incroyables. Il avait une mission.
Les deux compères se préparèrent durant une bonne partie de la mâtinée, Liz’ lui décrivant le manoir dudit Anderson et l’assassin fit en sorte de s’en faire une représentation mentale assez précise. De la même manière, ils discutèrent des quelques situations de repli qu’il serait possible de mettre en place, en passant de la révélation du complot à la purification par les flammes. Il essayait d’entrer dans le rôle de CP qu’elle lui attribuait, ce qui n’était pas si difficile quant à ses propres attributions au sein de la révolution. Au fond, ils se ressemblaient presque. Mais en mettant en lien les différents éléments de cette triste histoire, il semblait évident que la suite en serait d’autant moins aisée. Leur infiltration avait été déjouée la veille par un facteur inconnu. Ainsi il y avait une forte probabilité que cela se reproduise. Plus il laissait de temps à ses ennemis pour s’organiser, plus cela devenait risqué. Ce fut donc un pari fou que prirent les deux alliés.
Ils s’infiltrèrent, et comme ils l’avaient supposé, ils étaient attendus. Pourtant, l’assassin ne s’était pas préparé à cela. Pas à ce qu’on révéla qui il était, ce qu’il était. Il vit le visage de la donzelle se décomposer au fur et à mesure que le sien se fermait. Pour éviter un sourire, pour éviter un rire mesquin. Il n’avait pas dit ‘Il Assassino’. Non. Il avait dit ‘Di Auditore’. Pitoyable erreur que voilà, vermine. Par contre, comme il le suspectait, Liz’ ne s’appelait pas Elizabeth. Pas plus qu’elle n’était qu’une simple secrétaire. CP8. Tch. Pire que tout à vrai dire. Il avait eu de la chance, elle n’avait pu vérifier ses affiliations, confondre ses mensonges. Maintenant, il savait qui elle était et elle était une menace. Cela lui remit en mémoire l’ordure de Kaitô et se demanda s’il pouvait encore utiliser la donzelle, ou s’il ferait mieux de la tuer au plus vite …
« Si sa victime a survécu, Anderson, c’est bien parce qu’il l’a voulu. » répliqua-t-il, avec un sourire carnassier que Liz’ ne lui connaissait pas.
Il jaugea du regard les quelques malabars qui s’étaient rassemblés autour d’eux. Maintenant qu’ils avaient entendu la vérité, il était obligé de les tuer. Tous. Son sourire s’étira au fur et à mesure que son pouls s’accélérait, prémices d’une bataille alléchante.
« La peur, la panique. Je le vois à vos pupilles, vos mouvements. Vous avez alors commis une erreur et j’ai pu vous retrouver. Le paradigme du coquillage est un succès ? J’en suis certain. Mais dites-moi, si vous êtes aussi monstrueusement intelligent … pourquoi un homme de ma réputation aurait-il suivi une piste aussi chaude, aussi facile ? » grogna-t-il, posant la main sur sa rapière.
Il adressa un regard à Annabella, puisque c’était son nom. Le combat était inévitable.
« Parce que je suis l’Empereur et que je ne souffre aucune concurrence. Je suis Césare Di Auditore, et vous, vous n’êtes rien. Votre mort fera l’objet d’une brève dans le journal local. Poussière vous étiez, poussière vous redeviendrez. » ricana-t-il, adoptant avec une morgue parfaite l’arrogance de son frère jumeau, à telle point que …
Les hommes ricanèrent, toisant le pauvre petit cancrelat qui osait les menacer de son dard ridicule. Ils étaient des hommes entraînés à toute situation. Des mercenaires pour qui seul l’argent faisait loi. Pourtant, il vit une lueur de doute dans l’œil d’Anderson lorsqu’il mentionna l’Empereur. La petite parcelle qui s’allumait, qui lui disait que non, il avait bien cerné Il Assassino. Mais aurait-il pu se … tromper ? La probabilité qu’Il Assassino fut une autre personne, la probabilité qu’Il Assassino soit ailleurs était …
« Monsieur Anderson … » reprit-il, se passant une main dans les cheveux.
« Si j’étais vraiment Il Assassino, comment pourrais-je faire ceci ? » poursuivit-il, pointant du menton le visio-denden.
Un sourire mesquin se dessina sur ses traits. Interloqué, Anderson arqua un sourcil, se glissa jusqu’à la salle et activa l’objet. Quelques secondes se passèrent. Rien.
« Tu essaies de gagner du temps par des mensonges insipides, assassin … je t’aurais cru un peu plus intellig… » commença-t-il avant qu’une voix caverneuse ne lui enfonce ses mots en travers de la gorge.
« Bonjour Shell Town. » fit la voix, alors que l’image grésilla soudainement pour révéler un être revêtu d’une capuche noire qui ne laissait voir qu’un sourire amusé.
Anderson écarquilla les yeux et revint vers les deux compères qui étaient là.
« Permettez-moi tout d’abord de vous présenter mes excuses pour cette interruption. J’aime, comme beaucoup d’entre vous le confort du train-train quotidien, le sentiment de sécurité et la tranquillité que procure ce qui est familier et répétitif. Je les apprécie, comme tout à chacun.
Mais aujourd’hui est un jour un peu particulier. J’ai à vous parler, Shell Town. Il existe bien sûr des personnes qui ne veulent pas que nous parlions. Je soupçonne qu’en ce moment même, des ordres sont aboyés et que des hommes armés vont bientôt se mettre en route. Pourquoi ? Parce que même si l’on peut substituer la matraque à la conversation, les mots conserveront toujours leur pouvoir. Les mots sont le support de la compréhension et pour ceux qui les écouteront l’énonciation de la vérité. Et la vérité c’est que quelque chose va très mal dans ce pays, n’est ce pas ?
Cruauté et injustice. Intolérance et oppression. Et la où, auparavant, vous aviez la liberté de faire des objections, de parler comme bon vous semblait, vous avez maintenant des hommes qui le font à votre place et se permettent de prendre ces décisions en votre honneur. Pourtant, ces hommes sont-ils irréprochables ? J’en doute, j’en doute … Prenons en exemple notre citoyen de ce jour. » poursuivit la voix, captant l’attention du félon, sans pour autant permettre à l’Empereur une ouverture.
On ressentait là le style, la façon de s’exprimer de l’assassin. Quelque chose d’animal qu’Annabella put alors identifier. Cette même façon qu’avait eue Ernest de s’adresser à elle par de faux semblants et des mimiques vindicatives. Une propension à user du mot juste au bon moment à la seule fin de blesser. Quelque chose qu’elle n’avait étrangement pas retrouvé ce matin-là, chez son camarade. L’Empereur lui adressa un clin d’œil. Les deux échangeaient souvent leur identité pour brouiller les pistes et pour se sortir de situations épineuses comme celle-là même. Au fur et à mesure, Anderson perdait en couleur, cherchant à comprendre jusqu’à quel point il avait été dupé ou s’il ne s’agissait que d’une mise en scène. Les assassins de la Confrérie d’Il Assassino étaient légion. Pourtant, celui-là revêtait la tunique noire, parlait comme lui. Et surtout, il avait réussi à s’infiltrer suffisamment loin pour diffuser cette étrange émission. Anderson blêmit lorsque l’assassin révéla son visage, tirant une photo. Cesare esquissa un sourire. Son frère avait été efficace. L’émission tombait trop bien, sur un timing trop impeccable. Cela ne pouvait qu’avoir été prémédité.
« Oliver Thomas Anderson. Honnête aristocrate parvenu à une fonction de fonctionnaire au sein de votre glorieuse Marine … vraiment ? » continua-t-il, feuilletant un petite pile de papiers.
On entendit alors distinctement un grand cou porté non loin de l’assassin qui parlait. L’image grésilla mais il ne sembla pas paniquer. Visiblement, on cherchait à l’empêcher de parler. Comme il l’avait suggéré plus tôt.
« Mais saviez-vous que cet homme à la mine si paisible, si complice avec ses pairs, était à la tête d’un trafic d’armes qui sévissait ici-même à Shell Town, finançant esclavage et drogue à Hinu Town ? » fit-il, montrant alors une image prise le jour où il avait découvert les caisses avec les armes, révélant le contenu d’une caisse pleine.
Un nouveau coup retentit. L’image bascula et la main de l’assassin vint empêcher le visio-denden qui le filmait de tomber, comme si de rien n’était. Anderson revint vers l’Auditore qui lui faisait face, ne sachant comment réagir face à ces révélations. Même si les dires de l’assassin n’étaient pas fondés, il soulevait des questions et des interrogations. Il mettait en doute la force de la Marine et celle-ci serait prompte à réagir pour étouffer l’affaire. Peu importe comment ils le feraient, Anderson serait le premier à en pâtir. Qu’ils lui fassent porter le chapeau ou non. L’assassin cherchait à mettre le feu à la fourmilière, et ils feraient tout pour sauver les meubles.
« Allons bon. Pas ici, pas à Shell Town ? Pourtant … je viens vous parler dans un souci de vérité, Shell Town. Que vous sachiez, car les mots ont un pouvoir qu’ils ne sauraient vous enlever.
Comment est-ce arrivé ? Qui est à blâmer ? Bien sûr, il y a ceux qui sont plus responsables que les autres et qui devront en rendre compte mais... Encore dans un souci de vérité, si vous cherchez un coupable, regardez simplement dans un miroir.
Ce genre d’homme ne peut exister que parce qu’il est toléré. Guerre, terreur, maladie. Une myriade de problèmes contribue chaque jour à perturber votre jugement, à vous priver de votre bon sens. Alors ils s’instillent dans votre vie et abusent de vous, Shell Town. » poursuivit-il, accaparant toute l’attention de la salle.
« Ils vous ont promis de l’ordre, il vous a promis de la paix. Tout ce qu’ils ont demandé en échange, c’est votre consentement silencieux et docile. Je sais pourquoi vous l’avez fait. Je sais que vous aviez peur. Qui pourrait se vanter du contraire ! La peur a pris ce qu’il y a de meilleur en vous. Et dans votre panique vous vous êtes tourné vers le Gouvernement, aujourd’hui omniprésent.
Et pendant ce temps ? Les bureaucrates eux-mêmes se tournent en criminels : ceux-là mêmes chargés de vous protéger, de vous servir. Alors je te le demande, Shell Town, n’y a-t-il pas quelque chose que tu puisses faire ?
Rappelle-toi simplement que quand les hommes suivent la vérité aveuglement, rappelle toi que rien n’est vrai ; quand la morale ou les lois bâillonnent l’esprit des hommes, rappelle toi que tous est permis. Rien n’est vrai, tout est permis. » acheva-t-il, avant de laisser le signal s’éteindre.
…
Le temps sembla s’étirer, Anderson était devenu blafard. Ainsi donc il s’était fourvoyé ? Di Auditore n’était pas Il Assassino, il n’était que ce maudit Empereur qu’il se proclamait être ? Il recula d’un pas, tremblant. Le courage n’était visiblement pas l’apanage des traîtres. Une colère furibonde passa sur ses traits et il pointa un doigt inquisiteur sur l’Empereur. Il chercha ses mots, tentant à grande peine de retrouver son calme. Il lui fallait appeler des renforts, se faire aider. Mettre en place quelque chose pour le blanchir, oui, un complot ! Voilà ce que ce serait, il pourrait les convaincre, les payer, ça marcherait ! Il s’empara de son denden, essayant de trouver quelqu’un qui pourrait l’aider.
« Monsieur Anderson … à quoi bon téléphoner si vous êtes dans l’incapacité de parler ? » le railla l’Empereur avant de sauter à l’assaut du bureaucrate.
Deux malabars s’interposèrent, surpris par la réaction de leur prisonnier qui était jusqu’alors inactif. Deux couteaux papillons s’enfoncèrent dans leur gorge. Il fit tomber le Commandant d’une balayette qui le prit par surprise puis s’empara de la tunique d’Oliver et lui écrasa son coude dans la mâchoire. Les hostilités étaient ouvertes …