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Chaos is a Ladder.

Je m'adosse à un mur en terre, assise sur un tonneau plein d'alcool qui transpire jusqu'à mes narines. Les cheveux cachés sous un couvre-chef digne de Flist lui-même, je regarde d'un oeil mauvais les pirates passants dans la rue principale de ce côté de l'île. Les uns s'effondrent dans la boue, trop souls pour continuer à marcher. Les autres se tiennent aux épaules de leurs compères pour éviter de rejoindre les premiers. Jaya n'a pas changé depuis mon dernier passage à terre. Il y fait juste plus chaud encore qu'à mes premiers pas ici, une chaleur si étouffante que je pourrais suffoquer. L'air me brule le nez et la gorge et chaque respiration est une torture sans nom. Mais l'intérieur des terres brule toujours plus que les côtes qui bénéficient d'un vent marin immédiatement plus agréable.
Mais j'ai quitté ses côtes il y a quelques heures déjà, abandonnant ma coque de noix à l'orée de la jungle, dans une crique qui ressemblait plus à un cloaque qu'à une vraie crique. Tout ça pour me glisser dans une ville qui a plus des airs de porcherie que de vraie ville. Un soupir m'échappe, les bras toujours croisés contre ma poitrine en attendant le bon moment. Et ce bon moment vient quand je fais semblant de ne plus m'y attendre.

Hé, le roi des gredins !

Une énorme main bourine m'attrape brutalement et je me sens m'élever bien plus haut que je ne le devrais. Mes pieds battent l'air alors que je m'agrippe à la poigne qui me tient. L'homme soulève mon chapeau et me regarde droit dans les yeux. Moi, je me force à fixer son oeil encore valide en souhaitant à tout prix oublier son sourire édenté et son souffle qui hume le whisky et qui pourrait faire grimper mon taux d'alcoolémie. Les bras forts mais le ventre gras, il m'estime à peine avant de me balancer à terre :

T'assois pas sur mon rhum !

La porte du bar se claque brutalement alors que je me redresse en crachant la terre que j'ai avalé et qui croustille sous la molaire. Époussetant mes vêtements, j'évite de claquer la gueule de tous ces gros gars qui rient de ma mésaventure. Je m'attendais pas à autant de violence, mais le message est passé par la manière dure, et il consiste en un bout de papier coincé dans la fente de l'acier qui maintient le bois du tonneau. Je pousse un autre soupir en terminant de me nettoyer. Mes manches sont pleines de boue et c'est sans parler de mon pantalon en cuir. J'avais l'attitude et l'air des gens du coin, j'en ai maintenant le parfum.

Le tonneau, quand à lui, suit son chemin jusqu'au comptoir ; il est envoyé brutalement rencontré le bois pourri qui sert de repose verre, pile devant la tignasse rousse qui se termine à l'eau-de-vie en compagnie de ses autres camarades pirates. Il n'y a qu'elle qui voit la feuille pliée dépasser à peine de l'encoche, sans doute parce que ses compères sont beaucoup trop bourrés pour voir quoique ce soit de toute façon, et surtout parce qu'il n'y a qu'elle qui sait ce qu'un tonneau peut contenir, en dehors de l'alcool j'entends.

La feuille pliée est subtilisée sans que personne ne s'en rende compte et lue dans des conditions plus convenables. Sur celle-ci, une écriture résolument féminine et distincte, mais des mots mystérieux pour un non-initié.

Je serais sur place ce soir.

Au bar habituel ou tu as l'habitude de trainer avec tes amis. Tu recevras un verre de rhum. Si tu le refuses, je saurais qu'il me faudra revenir pour finir ce que nous avons entrepris. Si tu l'acceptes, il te suffira d'aller le boire à ses côtés.

Je saurais quoi en faire.

Inutile de te rappeler les règles.

Aucun regard.
Aucune parole.
C'est mieux pour nous.

N'oublie pas de bruler ce message.

Je m'esquive dans une petite rue pourrie de Jaya, pour rejoindre les ombres d'ou je viens.


Dernière édition par Lilou B. Jacob le Mer 9 Juil 2014 - 13:20, édité 1 fois
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-Tu vois, le truc, c'est que je pense que le monde, c'est rien. Le néant. Quelque chose qu'existe pas.

Ça a commencé par ça, quand j'ai émergé des vapeurs de l'alcool. C'était le matin, je savais déjà plus quand j'étais arrivée sur Jaya. Je savais pas à quand remontait ma dernière douche, mais je puais. Comme tous ceux qu'étaient autour de moi. J'avais pas vomi, mon foie de vétérante du comptoir avait du me permettre le coma et l'oubli sans la mort, et sans le rejet. J'avais la bouche sèche, je me souvenais de rien. Juste que j'étais Serena, Serena Porteflemme, que j'étais aux ordres de Flist, que je l'avais pas rencontré parce qu'il avait eu des misères avec une autre recrue. Que je faisais partie d'une petite escouade de novices cadrée par un vétéran, aussi. Noir Dans L'Âme, qui s'appelle. Tu vois, Lilou ? Hein ? Je me réveillais juste, et j'ai entendu ça. Cette pauvre fille, plus pauvre que moi parce qu'en plus d'être paumée, elle dit des conneries, alors que moi, bah, eh, je les garde pour moi.

-Oh, bien sûr, il fait comme si. Mais c'est rien qu'un mirage, une illusion. Il y a rien de bon qui vit là-dedans. La seule vie, c'est nous, et on meurt parce qu'on est dans un lieu qui est pas fait pour ça. Parce qu'on habite un parfait néant. Faut que les gens s'en rendent compte. Si seulement... si seulement...

Eryn Charriot, recrutée hier ou avant-hier, je sais plus. J'ai encore les chiffres qui clignotent, par contre, mystérieusement. 50 millions de berrys sur sa tête. Recherchée pour meurtres de masse aux explosifs, incitation au suicide collectif, dépravation sur la voie publique et attitude propre à semer la terreur chez n'importe quel môme rencontré. Techniquement, elle a les cheveux noirs, huileux, des cernes grosses comme les plis formés par les doigts de ma main posée à plat sur le comptoir crasseux. Des yeux non pas tristes, mais hallucinés, brillants, remplis d'une fascination douteuse qui sent l'absence, la désertion mentale. J'ai l'impression de me voir après une dizaine de rhums avalés au milieu d'une pièce matelassée, sans rien pour passer la frustration de mon alcool mauvais.

Coup d'œil autour. On est seules. Les autres jeunes recrues dorment à moitié. La lueur du jour peine à traverser les fenêtres jaunes de la graisse des lampes à pétrole. Il doit être encore tôt.

-C'est pour ça... c'est pour ça qu'il faut... les aider. Les aider à regarder la réalité en face. Le monde, c'est rien. C'est du sang, c'est des cris, c'est de la souffrance. Il y a rien de beau là-dedans, rien de noble... Je fais ça au nom du Bien... pour que ça s'arrête. Qu'on vive comme on devrait vraiment vivre...

Trahir ou pas trahir, c'est devenu un peu plus clair dans ma tête, et j'dois dire que j'oscille encore comme un pendule. Mais elle, plus je l'entends parler, plus la certitude se fait jour dans ma tête : je veux pas avoir à la supporter. Son discours qui tourne en rond, je peux pas m'empêcher de l'entendre. Il me révolte. Il me met hors de moi. Et ça me fait mal au crâne, parce que je me suis oubliée trop longtemps dans les vapeurs psychédéliques. En fait, c'est limite si ça me fait pas du bien, je sais pas.

Je me souviens aussi qu'un peu plus tôt – ça devait être encore plus le matin – tu es passée, Lilou, et que j'ai reçu ton message. Tu sais, j'ai une bonne nouvelle.

J'aurais quelqu'un à côté de qui m'asseoir avec le verre de rhum. Et de gaieté de cœur.

Mais c'est long, jusqu'à ce soir. Il va falloir que j'évite de trop plonger au fond du verre. La journée qui se prélasse, je la sens passer avec un indicible ennui, et une haine grandissante à l'égard d'Eryn. Les quelques copains que je reconnais peu à peu, quand ils redressent leurs grosses silhouettes empattées de sommeil, ils sont pas tous de chez Flist. Tous sont des tueurs, peu le sont devenus par plaisir. Je les aime bien. Pas tous, mais je me sens de la bande. Comme si on se serrait les coudes, si on se portait un peu de chaleur discrète entre gens qui ont connu la sensation humide et l'odeur ferreuse du sang sur les mains. Murakami a tué l'amant de sa femme sur un coup de folie ; Juha a tué accidentellement son adversaire au cours d'un combat de boxe clandestin ; Owen a roué de coup son patron qui l'humiliait depuis plusieurs années. Il avait prémédité le coup, il avait travaillé à endurcir son corps frêle et mince en vue de cette seule vengeance. Mais il pensait pas le tuer. Andy a assassiné froidement les types qui avaient osé lever la main sur sa frangine. C'est là que j'suis emmerdée. J'aimerais tellement pouvoir faire un bout de route avec eux. Ils sont pas mauvais, ou alors, j'le suis aussi. Faudrait qu'ils s'arrachent à tout ça... qu'on vive avec le danger, la marine au cul, mais comme, genre, comme une famille, cernée par la misère, mais rapprochée par la volonté de s'en tirer, ensemble. J'avais jamais rencontré des gens comme eux. Branleurs altiers, paumés dans des rages de toutes les couleurs, soutenus par une étincelle qui menace sans arrêt de s'éteindre. J'le vois comme dans un miroir.
Ouais, j'suis emmerdée pour Owen et Juha. Parce qu'ils sont sur notre liste, Lilou. C'est eux qui m'aident à tenir jusqu'au soir, jusqu'à la prochaine gorgée d'alcool, qui m'arrachent à la présence hypnotisante d'Eryn pour aller faire un tour dehors, manger un bout, profiter de la face libre de l'île. La face où tout est permis, roter dans la rue et pas avoir honte de ses péchés. Pouvoir en parler comme les honnêtes gens parlent de la cruauté de la bonne de leur enfance, ou du million de berrys perdus au jeu. Ce genre de trucs. C'est un peu grâce à eux, si on échoue pas ce soir... si ça passe si vite...

… si on se pointe au bon comptoir, comme prévu. Si le patron – pas le même que d'habitude – me sert un rhum, qu'Owen me fait passer. Si on a récupéré Eryn avec nous, qui voulait pas bouger de son trou, mais qui s'est retrouvée embarquée de force par un Murakami qu'a tendance à bloquer sur toutes les filles un peu glauques qu'il trouve. Si j'peux m'assoir à-côté d'elle, enfin, grâce à un Juha qui fait dégager l'homme-poisson qui occupait la place pour le plaisir d'exercer ses poings de jeune chien sur plus fort que lui. Si j'résiste à l'envie de te chercher du regard, parce que Andy a sorti un jeu de go de voyage de sa poche, et qu'il insiste pour m'expliquer les règles tant que j'suis encore lucide.

Tu vois ? J'suis en bonne compagnie... je pourrais accomplir ma mission aussi longtemps qu'il y aura des Eryn à buter. Mais après ? Dis-moi, Lilou, je ferais quoi, après ? Tu ferais quoi, si t'étais moi ?

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Nuit sombre et tellement bruyante.

La chaleur a laissé place à une soirée douce et un vacarme monstre. Jaya ne s'endort jamais vraiment : les rues ne sont jamais désertes, les bars ne désemplissent pas non plus. Pour espérer avoir un moment d'intimité sur cette île qui ne s'arrête pas de vivre, il faut attendre les petites heures du matin en espérant ne pas croiser un type avec une gueule de bois si grosse qu'elle ferait passer pinocchio pour un vrai petit garçon. Capuche rabattue sur la tête, j'écoute d'une oreille distraite la musique qui s'élève du pub ou Serena reste avec des forbans en puissance. Contre le mur en dur, les bras croisés sur ma poitrine, j'ai les yeux rivés sur Eryn.

Eryn, désignée par la rouquine sans une once d'hésitation. Eryn et sa jolie petite prime. Eryn et ses phrases brumeuses qui sonnent aussi creuses que le vide à l'intérieur de sa tête. Je la regarde prêcher un type trop bourré pour l'écouter parler, qui bave sur son tonneau en la regardant comme si elle n'était pas, tandis qu'elle lui explique le pourquoi du comment le monde est vide de sens et vide de lui-même, et qu'elle n'est que la main amenant les victimes de cette terre à la vraie vie, celle qui mérite d'être démarrée. J'ai jamais vu quelqu'un débiter autant de conneries en aussi peu de temps, et sa voix commence gentiment à me taquiner la patience qui est mise à rude épreuve.
Alors j'me contente de la regarder fixement en faisant mine de rien, une ombre contre un mur qui n'attend que le bon moment pour bouger. Ma position ne change pas d'un pouce et mon regard ne quitte pas une seconde la teigneuse qui s'excite maintenant pour convaincre son cher collègue l'envoyant finalement bouler à travers une insulte bien sentie. Insultes que je retiens entre mes dents depuis plusieurs heures maintenant en les ravalant avant de les vomir sur sa sale gueule de psychopathe.

Le moment opportun que j'attends depuis quatre longues heures apparait enfin lorsqu'Eryn quitte l'assemblée en prétextant devoir poursuivre sa mission plus loin. Elle se lève et sa silhouette squelettique s'enfonce dans la masse de monde qui se presse à l'entrée du bar, sa démarche s'accorde à son allure, lui donnant l'air d'une grande perche cadavérique debout sur deux béquilles cherchant à trouver l'équilibre. Ses longs cheveux noirs se balancent au rythme de ses pas hasardeux, rythme que j'ai du mal à suivre pour ne pas me faire repérer.
Mais nous quittons toutes deux vite la foule enflammée au profil d'une rue plus silencieuse ou la vie s'est endormie depuis quelques heures déjà. Des ronflements naissent du sol, venant des pochtrons qui lèchent la terre et dorment dans leurs vomis. Eryn les enjambe et je cale mes pas dans les siens pour continuer à la suivre en silence. Enjambées sur enjambées, elle bifurque dans une ruelle miteuse et j'accélère la cadence pour la coincer.

Eryn Charriot.

La femme s'arrête et se retourne, ses deux yeux d'illuminés me sondent profondément. Elle m'affiche même un sourire qui se veut courtois, dévoilant des dents jaunes, dont certaines plus que d'autres...

Oui ?

*

Le réveil est compliqué pour tout le monde. Surtout après une gueule de bois comme celle qui contamine tous les pirates qui ont trop fêté la vie en présence. Surtout pour moi qui ais eu une nuit relativement courte. Mais pas pour Eryn, qui ne se réveillera plus jamais.

Son corps pend au bout d'une corde, accroché à l'arche d'un puits près du port. Ses longs cheveux retombent devant son visage et le vent fait balancer son cadavre. Sous mon grand chapeau, j'avance dans la foule qui s'amasse autour de l'ancienne primée, pestant contre l'auteur comme la manière de faire. Personne n'aimait particulièrement Eryn, en fait, personne ne la connaissait. Mais personne n'apprécie particulièrement non plus l'oeuvre qui sonne comme une menace, ou tout du moins un avertissement pour tout le monde.
Je me plante au côté d'une rouquine qui n'a pas tout à fait l'air réveillé. Les yeux rivés sur l'arche, on peut voir, l'une comme l'autre, Horace Gibson tranché la corde d'un coup net en gardant un silence glaçant. L'homme ordonne ensuite d'un coup d'oeil à ses sbires de nettoyer et d'enterrer la pendue, menaçant ensuite toutes les personnes en présence d'un regard mauvais... Les cris se calment mais les chuchotements naissent, et j'en profite pour me pencher à l'oreille de Serena.

Je voulais pas la tuer...

Je me revois encore l'attraper par la taille, la main plaquée contre la bouche pour l'empêcher d'hurler et lui fourrer la tête dans un sac. Je me revois lutter pour la garder, et elle, se libérer brutalement pour glisser sur une bouteille de rhum et tomber droit sur une marche donnant vers des appartements. La nuque, en se brisant, a fait un bruit sec et dégoutant. Je me revois surtout porter le corps comme un sac à patate et improviser la scène vers les cinq heures du matin.

Si tu veux en parler...


Dernière édition par Lilou B. Jacob le Mer 9 Juil 2014 - 13:21, édité 2 fois
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Je m'y étais préparée. J'suis quand même un peu étonnée, quand je constate que ça me fait rien, que ça m'a rien fait de la voir pendre au bout de sa corde, d'imaginer la collègue lui faire ça. J'entends bien sa remarque. Seulement, j'imagine rien. En fait, je crois que je suis soulagée. Je l'aimais pas, sa présence, elle me faisait du mal. Elle me mettait même pas en colère. Plus dans une espèce de prison froide, cernée par le mutisme, le renfermement, l'impossibilité d'en parler.
Peut-être que je viens de tuer un de mes possibles démoniaques. Une incarnation de ma propre vue qu'aurait pu mal tourner, vraiment vraiment plus mal que ça. Même si je trahissais, si je sauvais Juha et Owen... j'me souviendrais du gibet, j'me souviendrais des cheveux gras d'Eryn, de ses prédictions vides et glacées, de la folie qui l'avait complètement digérée.

Elle a perdu, elle a cédé au « oui » final face aux voix qui menaçaient d'ébranler son fort intérieur, elle s'est fait ravaler par le monde, ravalée par les choses. J'frissonne. Est-ce que c'est pas un peu ce qui pourrait m'arriver, quand même ? Plus comme ça, c'est terminé. J'ai tué Eryn, j'ai achevé ce qu'elle avait elle-même bien commencé. Mais autrement ? Y'a tellement de possibilités pour lesquelles j'ai pas de modèle.

-...

Ouais, j'aimerais t'en parler, Lilou. Mais ça risquerait de pas ressembler à ce que tu crois. Tu sais, Lilou, les cadavres, ça me fait pas peur. J'ai vu y'a longtemps le seul au monde qui aurait pu me détruire de haut en bas, la tête et le corps en passant par le cœur. J'suis glaciale, maintenant. J'suis même pas sûre que je pourrais encore chialer devant un mort. Avoir peur de voir mourir, oui. Mais après, le deuil, ça, je crois que je le porte encore trop pour pouvoir le vivre. Plus de dix ans après.

Mais faut que je me décide. La foule est compacte, les copains sont dispersés et dégrisés trop brutalement pour piger que j'suis pas avec eux. Personne me capte, personne nous capte. Mais ça vient pas. Ça reviendrait à tout déballer. Ou à dire de la merde, à jouer les fausses-sensibles alors que j'en ai rien à foutre. Alors je lâche :

-Non. C'est mieux comme ça.

J'espère que ça sera suffisamment rassurant. En tous les cas, t'insistes pas. Puis, faut qu'on prenne de la distance. On en parlera, ouais, on en parlera peut-être quand ce sera terminé. Si je suis encore de ton côté à ce moment là, et pas dans la liste de tes victimes potentielles. Je sais pas ce qu'ils réservent aux déserteurs, les Rhinos. Mais ça serait pas impossible qu'il m'arrive la même. Et que tu t'excuses auprès d'Oswald de cette même manière. « Je voulais pas la tuer». De toutes façons, vu comment il te dévore des yeux, ça passera.

-Le mec en bleu derrière la potence, tu vois ?

Personne nous capte. On est dans la foule, on parle très bas, en regardant bien dans le même sens que les autres. Peut-être la seule fois où on pourra faire ça directement, j'en profite. Et je dirige une nouvelle fois le poing de la justice vers un connard, en protégeant mes copains, les faux-truands.

-C'est Adam Le Diable.

J'en dis pas plus, ça pourrait devenir trop louche si on nous entendait. Là, au pire, ça passe pour un genre de vénération craintive. Adam est un mec inconnu des Blues, qui s'est fait sur Grand Line. D'après ce qui se dit sur les comptoirs de Jaya, il a été, à ses débuts, comme un genre de diable sorti d'une boite. Pas d'antécédents, pas de parents connus, pas de famille, rien. Et d'un coup, massacres sur massacres. Son sourire vague, presque un peu simplet, a quelque chose de flippant sur son visage large et sous sa mâchoire saillante. Il est taillé comme un culturiste, l'agilité et le côté électrique en plus. Juha m'a raconté qu'il s'était battu contre lui, une fois, par défi. Il est fort, Juha, j'suis certaine de pas tenir plus de cinq minutes contre lui poings contre poings. Mais il a gardé de son duel une arcade défoncée qui renforce encore un peu plus son côté canin, mais canin façon mec en dérive, en voyage perpétuel vers nulle part. « Le Chien Fou », c'est son nom d'artiste. Ça lui va pas mal. Il a pété un câble comme beaucoup d'entre nous, mais ça reste le meilleur ami de l'homme.

D'ailleurs, quand j'sens que tu t'en vas, Lilou, c'est lui que j'cherche dans la foule et que j'vais retrouver. Lui et les trois autres, j'sens que j'peux leur en parler. Sans rien griller de ma couverture, ouais, mais de toutes façons, c'est pas ce mensonge là qui me pèse le plus. Parce que ça pourrait arrêter d'en être un, de mensonge.

-Les gars, on bouge ?
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Adam le Diable.

Une autre paire de manche, ce garçon là. Moins fin sans doute, comme moins illuminé que la petite Eryn Charriot. Petite, Eryn ne l'était pas vraiment, mais à côté d'Adam, il n'y a pas de demi-mesure et même Oswald passerait pour un poids plume lui qui pourtant se défend bien. Sa masse musculaire parle suffisamment pour lui, et les cicatrices qu'il arbore à côté de ses nombreux tatouages témoignent de son passé pour le moins marqué et marquant. Les exploits et mérites de l'homme ne se comptent plus, si l'on considère comme un exploit le massacre de masse pour des raisons totalement absurdes. Une femme pirate pourrait lui trouver un charme brut, un charisme de cromagnon, elle pourrait même en tomber amoureuse et vouloir voguer à ses côtés. L'homme sent l'aventure et la mort à plein nez, et il ne me faut pas longtemps pour comprendre qu'il se prend également pour un dur.
Serena quitte la scène sur laquelle j'évolue, en même temps que le paysage. Je la perds de vue bien vite pour me focaliser sur le double mètre qui me tiendra sans doute un peu tête lors de notre prochaine confrontation. Sous mon chapeau à plume, j'évite les zouaves qui se pavanent devant moi pour suivre à distance Adam et ses compagnons d'infortunes. La journée promet d'être longue, surtout sans sommeil pour compenser la nuit passée, mais tourner avec une idée fixe en tête m'aidera sans doute à voir venir.

*

Je me suis endormie sur mon tabouret de bar pendant dix minutes, le nez piquant sur le comptoir sans m'en être rendu compte. Adam en a profité pour se faire la malle, quitter le pub dans lequel il prévoyait ses futures frivolités pour le troquer contre un autre avec aussi peu d'intérêt. Mais il l'a fait pendant ces dix minutes ou Morphée m'avait étreinte, avant que je ne me fasse réveiller par un verre de rhum renversé en entier sur ma tête.
Lorsque je quitte les lieux, c'est en pestant contre ces idiots à qui je n'ai pas refait le portrait, et contre ma connerie qui m'a faite perdre la cible de vue. Mais par chance, si Adam le Diable est quelqu'un qui sait se faire discret malgré sa masse corporelle, ses amis le sont beaucoup moins. Pas besoin de chercher bien loin pour retrouver les voix rocailleuses et les injures en tout genre de la joyeuse troupe encadrant le meneur. Malgré l'enthousiasme qui garde les rues éveillées sur Jaya, c'est le bramement de Joe (un petit chauve suivant Adam comme son ombre) qui se distingue de tous.
Je m'adosse à un mur près d'une fenêtre, gardant un oeil sur ce cher pirate travaillant visiblement le fessier d'une putain quelconque. Un soupir m'échappe entre les gloussements des unes et les rires gras des autres, en espérant que la nuit ne sera pas trop longue encore...

Trois heures.
C'est le temps que dure mon supplice. A surveiller les bécoteries de ce seigneur et à écouter les conneries débiter à la tronçonneuse des autres qui l'entourent. C'est finalement Adam qui se lève en faisant voler à moitié sa compagne d'un soir, ordonnant à son groupe de rentrer au navire pour dormir, car la journée de demain s'annonce apparemment longue. Je ne serais pas celle qui ira le contredire là-dessus et l'obliger à rester, bizarrement.
Les portes à battant grincent sur leur passage et ils pénètrent dans la rue encore festive du coin. J'abaisse mon chapeau à plume encore une fois devant mes yeux, et me mets en route sur leurs talons. Joe ne peut s'empêcher de complimenter le bon Adam sur sa prise de la soirée, tandis que ce dernier fait son bon modeste. Et ce blablatage continue jusqu'à la coque de noix qui leur sert de navire. Un bateau rafistolé, avec le bois pourri, troué de tous les côtés, avec un mât qui tient à peine debout. Le parquet grince, les rambardes cèdent, mais la bande ne semble pas s'en soucier.

Sur le port et à l'abri des regards des gens sur le quai, j'escalade la façade en écoutant bon gré mal gré la dernière blague de Joe.

Tu prends un fruit exotique, genre kiwi, et une vache. Tu prends les deux, ça fait la vache ki-...
Joe, pitié...

J'interromps en grimpant à bord, tandis que la bande se retourne d'un seul homme pour voir à qui ils ont à faire...

Ta gueule.

Et les armes se sortent vite, mais pas assez pour le flingue à ma ceinture.

*

La nuit n'est même pas encore passé que le boucan sur le navire d'Adam le Diable a rameuté la foule près du port. Et ce qu'on peut voir, surtout, c'est ce brave Adam flotter à la surface, la tête dans l'eau et le sang teintant l'écume autour de lui. Les voix s'élèvent, mais celle de Joe couvre le capharnaüm ambiant. La rumeur se répand comme une trainée de poudre sur les ailes du vent, et c'est Horace qui la reçoit finalement.

Et la main droite de Flist fait même le déplacement pour tirer obtenir les bonnes réponses. Sous les questions de l'homme, Joe explique, difficilement cependant :

Il... Il est arrivé...
Qui est arrivé ?
J'sais pas mec ! Il a déboulé de nul part et il a commencé à nous canarder ! On a été touché, BAM, mais juste blessé mec ! Comme si c'était prévu t'vois ? Comme s'il voulait pas vraiment nous tuer ! Tous hein, tous, sauf Adam ! Ça non, il visait pas Adam tout d'suite. Il voulait d'abord se débarrasser de ses sbires... J'crois qu'il voulait enlever Adam, mec, j'te jure, j'crois qu'il voulait faire ça... Et j'ai repris connaissance, tu vois, j'ai attrapé mon flingue et j'ai tiré aussi. Droit sur lui. Mais là, Adam, ce con, il a mis sa tête dans la trajectoire... Et BAM ! Elle a explosé... Et le type a plongé à la flotte avec le corps mec, j'l'ai vu comme j'te vois. J'l'ai peut-être tué, tu piges, avec Adam j'veux dire...

L'homme lance un regard froid à son vis à vis qui saigne encore de l'épaule. Joe colmate comme il peut la plaie sanglante, alors qu'Horace semble le mépriser profondément. La main sur son épée, il lâche d'une voix glaçante :

Tu as tué la nouvelle recrue de Flist en manquant ta cible.
Non mec ! J'l'ai pas fait exprès ! Adam, c'était un pote tu vois, mieux, c'était un frère ! Mais j'l'ai sans doute eu, ma cible, tu vois ?
C'était pas une question.
Mais mec...
Ta gueule Joe.

La lame sort et fend la chair, détachant la tête de Joe de son corps. Cette dernière roule jusqu'au quai du port avant de rejoindre le corps d'Adam. Les pirates en présence en ont vu d'autres, ils ne se plaignent pas. Mais ils ne se plaignent pas surtout parce qu'Horace ne le tolèrerait pas... Ses grosses bottes écrasent la boue sur les dalles et quitte l'assemblée en ordonnant :

Vous allez me fouiller le port. Je veux le corps de ce type avant la fin de la nuit...

Moi, j'attends derrière. Les cheveux mouillés cachés dans un voile que j'ai enroulé autour de ma tête, dans une tenue plus légère qui est l'acabit des putains du quartier. Les pieds nus, j'ai quitté mes grosses bottes au profil d'un déguisement qui me fait disparaitre momentanément aux yeux des autres. Mais pas à l'oreille de Serena qui hume bon l'alcool :

Cette fois, c'est vraiment pas de ma faute.


Dernière édition par Lilou B. Jacob le Mer 9 Juil 2014 - 13:27, édité 2 fois
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J'dormais pas. On a fait flamber le comptoir avec les copains, je me suis oubliée au fond du verre comme jamais. J'suis trop proche de mes vieux fantômes pour les esquiver, ils sont partout. Ils structurent le décor qui m'entoure, ils saturent ma perception, j'en suis pleine et j'en déborde. J'ai pas assez dormi, ça commence à faire lourd. Les impressions qui passent dans mon sang et dans ma tête sont indécorticables, je vois qu'à-travers une sorte de brouillard d'émotions plus ou moins négatives, dont je retiens qu'une étrange, une indicible angoisse. C'est pour ça, le rhum. Mais j'ai l'alcool mauvais, tu sais ?

Tu sais que ce regard noir que tu distingues qu'à moitié dans la nuit qu'a pas encore commencé à mourir, il est pas pour le mort ? Qu'il est pour toi ? Qu'il est chargé du ressentiment que j'éprouve déjà à l'idée d'être au service de ta putain de violence, ta force que tu sais pas plus maîtriser que moi ? Qu'à la prochaine, je pourrais arrêter de faire semblant et te loger mon poing entre les deux yeux ?

C'est confus, confus, confus, faudrait que j'aille dormir. J'crois que je te déteste, mais c'est trop rapide pour que j'en sois sûre. Et j'ai le petit bout de raison  vivante qui me reste qui me dit que non, en fait, tu dis peut-être la vérité, c'est peut-être, sûrement le sort. Que de toutes façons, c'était des connards de meurtri...

… ers. Ouais, les bras m'en tombent. J'peux vraiment pas me faire le juge et le bourreau de ces mecs là. J'sais que ce sont des connards, les derniers des connards, la lie de tout ce que j'aurais pu être. Je les déteste pour ça, d'ailleurs. Tout au fond de moi, je fais de la mort de ce type un motif de fête. Et pour ça aussi, je m'en veux. Je devrais dormir. Mais j'ai envie d'un rhum.

Je frissonne. L'air glacial m'arrache à mes propres griffes, juste assez pour que je me rappelle que j'étais pas sensée me contenter de te contempler avec de gros yeux.

-Oui.

Que je dis. Et puis j'insiste pas, comme y'a du monde et pas que des copains, je te colle un papier dans la main, en faisant mine de te bousculer. Les autres arrivent tout juste, hagards, à moitié endormis. De meilleure humeur que moi, mais pas trop non plus. J'marche devant eux comme pour les dissimuler à ton regard, mais j'sais que j'suis toute petite, que ça suffira pas. Ça suffit jamais, de toutes façons. Oui, mais... j'ai quand même aidé des gens. Craig, Yoru, et quelques autres visages me passent sous les yeux avant de se faire ravaler par mon premier sentiment, celui d'être rien d'autre qu'un pion sur l'échiquier. Est-ce que je vais vraiment avoir cette sensation à chaque fois que je jouerais franc-jeu avec l'uniforme que je porte ? Il y a quelques jours, j'avais tout, j'étais forte comme une lionne et c'était comme si je dominais la planète entière. Et maintenant ? J'suis qu'un détail dans un plan, un engrenage dans une grande machine qui me fait bouger, mais dont je contrôle rien, dont je ne sais rien.

-Ouarf ! Quelle cuite, bon sang ! Pas moyen d'être tranquille deux minutes dans ce pays de fous ! Har, arh, arh, arf !

Juha. L'air au moins deux fois plus réveillé que les autres. J'lui souris malgré la situation qui prête pas à rire, surtout pour des gars de la flotte de Flist. Tout le monde finira pas se sentir ciblé, c'est forcé. C'était le problème de base du plan. Mais j'oublie ça un moment en regardant le phénomène. Un grand costaud poilu comme un chien, avec un rire de chien, une voix de chien, une démarche de chien, des mœurs de chien. Loyal contre toute raison, excessif, agressif, vorace, violent.

-Il se passe quoi ?
-Un accident. Adam s'est fait crever par un de ses gars.
-Oh ? Eh, on dirait que quelqu'un m'a volé ma revanche, ouarf !
-On a pas fini d'entendre gueuler si ça continue... une vraie gonzesse, la piraterie.
-C'était un connard de violeur de toutes façons. J'vous dis, Flist, c'est un plan qui pue la merde ! Il recrute dans tout ce qui se fait de pire... j'parle pas de vous, les gars. Encore que.
-C'est quoi ce regard ?
-T'as quand même essayé de choper Eryn.
-Laisse-le donc, ça fait de mal à personne ! Ouarf !
-Gueulez pas si fort, nom d'un chien !
-Oui ?
-Mais non, voyons !
-Oh oh, alors c'était une blague ! WOH OH OH OH !
-Je t'ai dit de causer moins fort, grand con, tu me fends le crâne en deux quoi, merde !
-Eh ? Mais tu disais que...
-On ferait mieux d'aller se pieuter un peu, les gars.
-Venez chez moi ! Ça pue la gerbe au QG ! Ouarf !
-Chez toi ? Depuis quand tu as un chez toi ?
-Flist paye bien, et ça fait un moment que je me saigne pour ses beaux yeux ! Mouarh, arh, arf ! Venez, c'est par là !

* * *

Quand je m'étale enfin sur la couverture épaisse que Juha a jeté sur le sol, une fois que j'ai repoussé un Murakami toujours aussi chiant, j'tente de dormir, mais tout tourne, j'ai la bouche sèche. J'peux pas ne pas penser à demain, à la comédie que je vais devoir jouer en faisant semblant de traquer Lilou tout en lui préparant le terrain. J'ai encore quelques gros noms sur ma liste, avant de devoir faire mon choix. J'y pense pas pour le moment. Juste à ce qui m'attend. Aux chiottes, j'ai écris sur un bout de tissu avec une plume usée :

 « Je chercherai des crosses au prochain, il sera balafré. On entre du côté des inconnus au bataillon.»

Ou au moins de ceux dont je connais pas le nom.
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Même bar, même population.

Et j'ai pourtant l'impression que les balafrés à qui chercher des crosses, il y en a une chiée plus dix. Mes yeux sondent ces hommes à travers la fumée de cigare et les vapeurs d'alcool qui me montent au nez. Les rires s'élèvent en même temps que les chopes de rhum, les cris accompagnent le mouvement et la fête bat son plein sur l'île de Jaya, malgré la journée éreintante que tous ont passée.

La nouvelle est tombée en plein milieu de l'après midi : l'inconnu, l'assassin, n'avait pas été repêché. Et les conversations de la soirée porte sur deux choses : qui pouvait bien être cette personne avec son lot de suppositions en tout genre, et la réaction d'Horace lorsqu'on lui avait fait parvenir ces informations. Son regard déjà noir s'était, parait-il, encore plus assombri, et ses yeux profondément mauvais brillaient à ce moment-là apparemment d'une flamme haineuse, capable de consumer celui qui s'y plonger. Mais ce soir, entre les rires gras, l'inquiétude pesante et les insultes du même acabit, beaucoup des pirates et des criminels présents se laissent prendre au jeu de deviner qui est le coupable :

C'est sans doute un révolutionnaire, lâche l'un avec tout le sérieux du monde. C'est leur manière de faire, ces types de l'Imbra, ou j'sais pas trop comment ça s'appelle, ils font comme ça pour se débarrasser des gens.
Non, t'es con ! Coupe un autre. C'est la marine ! Le Léviathan est passé y'a quelques semaines de ça, tu t'souviens pas ? On devrait aller cramer toutes les bases qu'on croise pour s'venger !
N'importe quoi, reprend un troisième. Elize est forcément dans le coup. N'oubliez jamais qui est l'ennemi...

Une main claque sur ma cuisse quand tout le monde acquiesce. Étrangement, on ne me demande pas de prendre part à cette conversation pourtant Ô combien intéressante. Mon avis serait sans aucun doute tout aussi pertinent et judicieux. Mais mon avis, on s'en badigeonne les testicules avec le pinceau de l'indifférence, parce qu'on me demande juste d'être la catin que je dois être ce soir. Bras autour d'un cou musclé, riant aux éclats à chaque allusion qu'on me glisse dans l'oreille, mon client sent l'alcool mais à au moins de l'allure et le charme des pirates qui aiment l'aventure. La barbe naissante, les cheveux blonds, les yeux bleus et l'air éveillé, j'aurais pu tomber sur bien pire, même si ses mains aventureuses commencent à me taper sérieusement sur le système. Je me fais inaccessible pour qu'il me séduise, ses sourires sont charmeurs au possible, ses histoires de fier guerrier et pirate pourraient me faire chavirer le coeur mais le pauvre a déjà perdu le jeu.

Nouveau sourire, les portes grincent et Horace rentre dans le bar en trainant le pas. Un silence de plomb suit son entrée, avant qu'il ne se pose au fond de la pièce, dans l'ombre pour se fondre dans la masse, et que le tintamarre général reprenne de plus belle, en rajoutant les tambours et les violons d'un orchestre improvisé.

Mon regard se porte vers tous les balafrés de la pièce, potentiel futur prisonnier, puis vers la jolie rouquine au bar qui semble célébrer l'amitié à la manière d'une vraie pirate.


Dernière édition par Lilou B. Jacob le Mer 9 Juil 2014 - 13:30, édité 2 fois
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Comme tous les soirs, on boit. Le régime d'ascète que j'm'étais imposé en service vole en éclat un peu plus à chaque fois. A chaque verre, c'est dans la vie de débauche que j'trempe mes lèvres. Le pire, c'est que ça me fait kiffer... je transgresse mes propres interdits, les seuls qui m'aient jamais été posés au-dessus de la tête. J'succombe. J'me fais des bras d'honneur toute seule. J'me convertis au monde sensible, j'tourne le dos au principe originel. C'est grave. Mon corps fait qu'un avec la terre, par la crasse des comptoirs, les rires gras et les relents des foies jaunes. Mystique alcoolique, je trinque comme je danse, et quand je ferme les yeux, j'épouse les mouvements de vague que m'imprime le rhum. Mes veines en sont saturées. Si j'étais blessée, mon sang sortirait plus rose que rouge. Ça ferait joli dans une bouteille à liqueur. Ou alors sur une compresse appliquée contre une plaie bien ragoutante. Tout est dans la couleur.

-Et alors là, ouarf ! Il me dit : gamin, cette forêt, c'est la nôtre ! On l'a achetée, tiens, regarde un peu le contrat. Tu vois ? T'as rien à faire là, à part obéir et nous guider pour que nous puissions prendre possession des lieux. Ouais, comme ça, la même voix ! Vous y croyez ? La même voix ! Ah ah ah, arf !

La voix de Juha fait comme un électrochoc qui me chasse hors de moi-même, qui m'empêche de voir dans quoi je suis en train de sombrer. Du coup, j'souris comme une andouille en le voyant bondir sur le comptoir, contrefaire sa voix, répondre aux autres qui l'accusent d'être une grande gueule.

-Et alors ? T'as fait quoi, Juha ?
-L'encourage pas à continuer !
-Mais si ! T'as fait quoi de ces connards, Juha ?
-Ah ah ah !
-Je m'en vais vous le dire ! Arf ! Je connaissais la forêt par cœur, puisque j'y avais vécu de nombreuses années avec ma famille, je vous avais dit que j'étais d'une famille de bûcherons ? Mon paternel était fort comme un ours, il pouvait porter deux chênes sous un seul bras, parole d'honneur ! Je vous dis pas les branlées qu'il donnait, il y a de quoi vous marquer un homme pour la vie ! Donc, tout ce que j'avais à faire, c'était faire le môme apeuré, les attirer dans mon domaine, et les perdre pour jouer un peu avec eux et leur foutre la frousse de leur vie ! Arh, arh, arh, arh, arf !

Les paroles de Juha s'effacent, passent au second plan quand je vois ma cible me sauter presque au visage. Il vient juste remplir son verre, mais comme il est aussi bourré qu'une oie en période de gavage, il se vautre sur moi en m'infligeant copieusement son haleine à l'éthanol et à la bouffe grasse.

J'en demandais pas tant, Charlie.

Mon sang rose fait qu'un tour dans mes veines. Ma main gauche le saisit au coltar et je lui écrase ma droite dans le plexus. Un bout de verre gardé pour l'occasion coincé entre deux phalanges, et je frappe une deuxième fois au visage en manquant l'œil de peu. La voilà, ma balafre ! J'pourrais craindre que mon mot ait été mal interprété et que Lilou cherche une vieille cicatrice comme y'en a des tonnes, mais j'crois l'avoir vue rentrer à temps. Elle pigera.

-Dégage de là, enfoiré de pervers !

Et j'lui botte le cul. Il se vautre. Ça fait marrer tout le monde, fin de l'incident. La vie est quand même plus simple, sur Jaya... ah, quoique, il se relève. Et il a l'air vénère. J'fronce les sourcils parce que j'connais pas son niveau. J'sais juste qu'il s'appelle Charlie et qu'il a une tronche à pas mal s'être cogné dans les portes étant gamin. J'dresse les poings. Mes potes en rajoutent. J'suis comme pétrie dans la glaise et le saké brûlant. L'impression de l'autre jour revient, le danger, le punk, la proximité de la vie à cause du danger de la mort. Il a un couteau. J'exulte !

En plus, y'a un de ses potes qu'a l'air de vouloir jouer les justiciers à deux contre une. Bon, une et un poilu rigolard, un samouraï graveleux, une ancienne victime devenue bourreau, et un grand frère héroïque. Me rappelle quelqu'un, entre les brumes de la rage alcoolique, mais tout juste si j'y fais gaffe. De toutes façons, dans l'état de transe dans lequel je suis plongée, ça prend le visage d'une montée de sang et j'attaque de plus belle l'autre, qui s'attendait pas à ce que mon poing cogne aussi fort.

-Ça suffit comme ça.

J'm'étais élancée, ma force s'est à moitié perdue dans le vent. L'autre moitié était pour les parties du pote à Charlie. Toutes les têtes se retournent. Un froid glacial, surnaturel, se diffuse dans mon corps et me dégrise sur le coup. J'avais même pas vu qu'il était entré... j'ai p'têtre pris de plus grands risques que c'que j'aurais du prendre en frappant Charlie devant lui. J'suis en service, j'suis en service, j'devrais pas boire, mais j'bois quand même, et voilà le résultat... j'ai l'cœur qui cogne. J'suis en danger.

-Toi, toi, et toi. Suivez-moi.

Son doigt m'a désigné, mais aussi Juha et le mec auquel je viens de voler la descendance. Lui, il pige pas, Juha, il rigole, essaye même de blaguer avec Horace. Il voit bien que ça prend pas, mais ça entache pas sa bonne humeur. On entre les premiers dans une chambre crasseuse du rade, sans trop savoir ce qui va nous arriver.

Et la porte claque derrière le dos du second du Malvoulant.
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Ça y est, je l'ai.

La gueulante de Serena ne passe pas inaperçue dans la pièce et quand tout le monde se retourne vers la rousse pour l'applaudir pour la déculotté qu'elle offre gratuitement, je n'ai d'yeux que pour ce cher zouave qui pue l'alcool à des kilomètres à la ronde et qui n'a vraiment pas l'air de marcher droit. Il mange et épouse le sol sans vraiment réussir à se relever. Et quand la rouquine quitte la scène pour aller dans les coulisses en compagnie d'Horace et de deux autres pecnots moyens, je quitte mon client de la soirée qui ne comprend pas cette déconvenue au profil d'un petit alcoolique sans renom dont tout le monde ignore l'identité et qui n'est que la risée des environs. L'ambiance reprend au départ du renfrogné et de sa clique, tandis que je remets l'homme sur ses jambes pour le tirer dehors :

Ne restons pas là...

J'ai le temps d'admirer en effet cette balafre qui lui barre la joue et lui mange la lèvre, derrière des yeux vides et bleus profonds, sous une tignasse brune sale. Je le tiens à bout des bras en le tirant dehors, le trainant presque dans le sable jusqu'à un hôtel. Dans ma tenue dénudée, avec mon type bourré, je n'ai pas l'air bien fine, et derrière son air passablement alcoolisé, Charlie a très bien compris à qui il avait à faire. Et lorsque nous arrivons à l'hôtel, il se doute déjà de ce qui l'attend. Ou tout du moins, il le fantasme gros comme une maison. Il ne lui en faut d'ailleurs pas plus pour me sauter dessus et m'embrasser avec fougue alors que je n'ai même pas le temps de m'ouvrir la porte. J'ai du mal à le retenir plus longtemps alors qu'il se perd dans mon cou et me pelote sans gêne, la porte s'ouvre finalement et je le projette avec force contre le lit pour refermer derrière moi. Il a les yeux ronds de celui qui ne s'y attendait pas. J'ai le dédain qui transpire par tous les pores de la peau...

Alors toi, tu es une vraie tigresse !

Soupir à peine contenu...

Je te le fais pas dire...

...Que Charlie m'agrippe les hanches pour m'attirer et me coller contre lui.

Viens là beauté...

Il me tire les cheveux pour me forcer à l'embrasser, et le premier réflexe qui me vient, c'est de lui retourner une gifle à lui en arracher la tête. Cette dernière claque violemment et le type me lance un regard qui dit "désolée, mais je ne joue pas trop à ce genre de jeu-là". Je ne prends même pas la peine de lui répondre, me détournant pour regarder par la fenêtre. Mes pensées vont vers Serena : Qu'est-ce qu'elle fait avec Horace ? Qu'est-il en train de lui dire ? Risque-t-elle quelque chose ? Que lui veut-il ? Tant de questions et pour l'instant aucune réponse. La seule qui me vient, c'est de faire un effort de patience. Patience que Charlie n'a pas l'air de connaitre particulièrement...

Qu'est-ce que... ?! Qu'est-ce que c'est que cette embrouille !? Viens faire ton taff, putain !

Des ordres ? Je ne lui adresse même pas un regard.

Ouais, c'est ça. Tu vas commencer à me parler meilleur déjà, et mon taff, c'est exactement ce que je suis en train de faire.

Et je fais tomber la tenue, dévoilant une armure à même le corps qui fait beaucoup plus guerrière que catin désormais. Et Charlie réagit de plus belle...

T'es quoi, putain ?!

Encore un "putain" ? Vraiment ? Je me retourne et le choppe par le col de son T-shirt imbibé d'alcool. Rien qu'à le toucher et à le sentir, j'ai l'impression d'être bourrée. Mais je ne m'arrête pas en si bon chemin, parce que sa connerie et ses injures me titillent sérieusement la corde sensible. Alors forcément, je lui colle une seconde tannée avant de le reprendre et de saisir son regard :

Lieutenant Colonel Jacob, Ingénieur Général du Léviathan. Tes putains et tes beautés, tu te les carres ou je pense, chéri.

Je le relâche alors qu'il en revient pas et me contente de lui passer les menottes avant de me détourner de lui. Me collant à la fenêtre pour regarder dehors, guettant le moindre signe de Serena, j'ajoute avec l'air distrait :

Ah, et t'es en état d'arrestation. T'as le droit de garder le silence, alors ta gueule. Et tout ce que tu diras sera retenu contre toi et me donnera le droit de te coller des baffes.

*

Charlie est en sécurité. Dans une cage, sur une barque, direction le Léviathan... Midi, le soleil est presque à son zénith. Et aucune trace de Serena. L'inquiétude me tient et le sommeil me guète. Je vais et viens sur un hamac installé entre morceau de bois sur la plage de Jaya. Chapeau à plume rabattu sur mon visage, jambes croisées dans de grosses bottes en cuir...

J'attends que les bonnes nouvelles arrivent.


Dernière édition par Lilou B. Jacob le Mer 9 Juil 2014 - 21:03, édité 1 fois
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-Eh bien, vous avez l'air d'avoir de l'énergie à revendre, tous les trois.
-Il faut ce qu'il faut, Ed' ! Ouarf !
-C'est elle qui a commencé !
-Mouais.

J'suis nerveuse au possible, j'ai un mal fou à contenir le tremblement de mes poings. Mes tripes jouent à la corde à sauter avec mon cœur, et mes poumons comptent les temps. J'suis essoufflée comme si j'avais couru, mélange d'adrénalines contraires oblige. Je joue l'indifférence blasée et un peu sauvage, parce que c'est mon rôle et parce que c'est ce qui me ressemble. Ce qui me ressemblerait si j'étais vraiment rouge ; si j'avais pas le soucis du jeu double. Pour un peu, j'avouerais tout, je lâcherais les Rhinos, tout, n'importe quoi en échange de cette tension insupportable, cette tension qui me détourne de moi-même.

Mais c'est l'orgueil qui me tient. J'ai pas envie de faire profil bas face à ce connard qui se tient à ma droite, et pas envie de me trahir face à Juha. J'sais qu'il trouverait ça drôle, mais j'ai pas confiance en Horace. Y'a la violence froide qui se lit dans son œil, le même œil que les gardes de Goa, j'avais pas trop revu ça depuis. Sa simple vue me remplit d'un drôle de chagrin mêlé de colère et d'angoisse. Alors je me tais. Lèvres serrées et port droit, allure solennelle contre chambre miteuse et compagnie douteuse. Je parle pas de toi, Chien Fou.

-J'ai besoin d'hommes comme vous pour une petite mission.
-A la bonne heure !
-Hum. J'ai des nouvelles recrues à mater. Je sais que vous avez tous fait des miracles de ce côté là, chacun à votre manière, n'est-ce pas ?
-Ouais...
-Hinhin.
-Ahah, des mutins ! Fallait le dire tout de suite, Ed', on va s'en occuper ! Une bonne rouste amicale de derrière les fag...
-Non. Il y a des antagonismes à effacer. Je vais vous confier chacun un nouveau. Vous ferez en sorte qu'il ne leur arrive rien, et vous me donnerez les noms de ceux qui se mettent à plusieurs pour les briser. Sous la bannière de Flist, les anciennes querelles d'équipages minables n'ont pas droit à l'existence. Rendez les solidaires par la force. Est-ce que c'est clair ?

Approbation générale, largement dominée par la voix tonitruante de Juha, qu'a pas lâché son sourire de fauve. Horace disparaît dans une chambre voisine, et revient avec trois gars, tous tellement baraqués qu'on a de quoi se sentir con à jouer les protecteurs, au moins quand on s'appelle pas Juha. J'sens l'embrouille. J'vais plus pouvoir jouer les indic'... va falloir que trouve moyen d'expliquer ça à Lilou, mais j'ai peur d'être plus surveillée par celui que je suis sensée surveiller que l'inverse.

-Hölderlin.
-Serena.

Un regard martial qui me regarde de haut, la faute à sa taille démesurée. J'ai l'impression d'avoir gagné un garde du corps. J'dois dire que ça fait drôle... mais avant que le malaise s'installe, on reprend la direction du comptoir, où on raconte l'affaire aux copains. Charlie est parti, j'l'imagine déjà crevé d'une façon ou d'une autre. Peut-être éviscéré, pour faire dans la variété. Mais ça sera sans doute pas la faute de Lilou parce qu'il sera tombé sur une horde de chiens affamés en essayant de fuir en pissant le sang de partout.

J'suis aigre. C'est con. Lui aussi, c'était un connard de toutes façons.

-Eh beh, c'est que vous m'avez sifflé ma bière, bande de faux frères ! Arh, arf, z'avez raison, c'est bon quand c'est bien frais ! Encore que, Lloyd sache pas trop bien faire, la bière fraiche. Hein, Lloyd ? Ouarf, te fâche pas ! Remets-en moi une ! Et à tout le monde aussi !

On trinque. Hölderlin, Hegel et Schelling tirent des gueules à avoir que du trèfle au poker. Le cœur y est plus de mon côté. Juha se charge des explications, en se privant pas de balancer des bourrades non seulement aux trois colosses, mais en plus au mec à qui j'aurais bien cassé la gueule si Horace m'en avait pas fait un camarade de mission. Il nous colle, d'ailleurs, et j'aime pas ça. Mais je la ferme, parce que j'ai peur d'être sur la sellette.

Tu risques d'attendre de mes nouvelles un bon moment, Lilou. Prend pas de risques inutiles. Bute pas trop de gens. Fais quand même gaffe à toi.
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Aucune nouvelle de Serena.

Ni de sa clique d’ailleurs.

Dans cette foule, en plein milieu de la place principale, je ne vois aucune tête rousse, ni quoique ce soit qui pourrait m’aider pour le coup. La jeune femme a complètement disparu des radars et ne fait clairement pas en sorte de se faire retrouver. Alors, je reste dispo et presque fraiche en attendant le bon moment... Qui, avec une patience légendaire comme la mienne, est loin d’être chose aisée. Je dois même dire que ne pas avoir d’informations à me mettre sous la dent, après ces quelques jours remplis ou le sommeil m’a manqué me met un peu plus sur les nerfs. Je ne dirais pas que c’est l’inquiétude qui me ronge, mais être dans l’expectative de quelque chose d’inconnu qui n’arrive pas bien vite, ça a de quoi travailler les nerfs.
Je mets un temps fou à décoller, finalement, et à aller voir ailleurs si j’y suis. Bouteille de rhum sous le bras pour me finir à l’alcool, histoire de plus entendre les rires et les cris dérangeant, j’décolle de mon siège pour me diriger vers la plage de Jaya. Passant à côté de ces hommes qui puent la sueur et transpirent la mort, je finis par ouvrir le bouchon entre mes dents et à prendre une première gorgée qui me brule l'œsophage. Et déjà, la présence des autres m’est un poil moins insupportable comparée à d’habitude.

Lorsque j’arrive sur le sable fin, devant un paysage de carte postale, avec la mer qui se perd à nos pieds, une mer de couleur turquoise, teintée d’une belle écume blanche, en arrière plan une ville festive et gorgée de monde, un port blindé plus loin à l’ouest, une forêt tropicale plus loin à l’est, je ne peux m’empêcher de poser mon cul dans le sable, de m’allonger finalement, et de me laisser aller dans les bras de Morphée. La bouteille à la main, sous mon chapeau à plume, j’ai tout l’air d’un pirate qui cuve sa nuit sous un soleil de plomb. J’ai d’ailleurs le crâne qui me lance sous cette chaleur, et les yeux qui se ferment tout seul.
combien de temps avant de sombrer vraiment ? Une poignée de minutes, à peine, sans oublier de glisser mes doigts sous les grains de sable en essayant de lutter, mais de lutter pas bien longtemps.

Schelling ! Vieux frère ! Putain ! Mais qu’est-ce que tu me fais !

Le soleil de plomb a laissé place à une chaleur plus douce et une sorte de moiteur désagréable. Durant ma longue sieste, ma bouteille de rhum s’est retournée sur mes fringues et l’odeur m’attaque violemment le nez à mon réveil. Douloureux, le réveil. Même si j’ai dormi comme un bébé, je dois dire que le retour à la réalité fait un peu mal... Mais c’est surtout à cause de la voix grave qui tonne à mes oreilles, avec une force qui me donne l’impression que le type est à quelque centimètres de mon pavillon et qu’il hurle directement dans le tympan avec un haut-parleur. L’oeil s’ouvre difficilement tandis que je me relève. Et les insultes inquiètes de Juha, l’ami pirate de Serena, s’accompagnent de vomi. Je me relève difficilement, titubant jusqu’aux deux zouaves :

Y’a un problème ? Que je lance avec une voix grave et encore endormie.

Juha se retourne vers moi avec des gros yeux, m’attrapant par les épaules pour me secouer férocement :

Il est en train de canner, gars ! J’sais pas quoi faire, il vomit, il vomit, et il s’arrête pas !

Un bruit sourd attire notre attention. Et le type qui suit Juha à la trace est allongé par terre, étendu, en train de convulser et de se rouler dans son propre vomi pour se recouvrir de sable.

Bordel ! Putain de merde ! Bordel à putes ! Il va crever à c’train là ! Aide-moi !

Et au moment ou il m’ordonne de l’aider, je dois reconnaitre que son teint à sacrément pâli, et que sa carrure de mastodonte en prend un sacré coup. Il se tient le crâne et injure tout ce qui passe. Et bien vite, le gars par terre arrête simplement de convulser et de rattraper son air, pour n’être simplement qu’inerte.

Je prends son pouls, lui colle des baffes, secoue un peu la masse de graisses et de muscles, avant d’en arriver à la conclusion.

Mec... Il est mort.

Schelling est mort. Et pour une fois, j’y suis pour rien...
Depuis le temps qu’on dit que les mélanges, c’est pas bon pour la santé...

Oh bordel...

Mais à bien noter, Juha a le teint plus blafard que le macchabée à nos côtés.


Dernière édition par Lilou B. Jacob le Mer 9 Juil 2014 - 21:19, édité 3 fois
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-Serena ? Eh, Serena !
-Pousse-toi, gamin.

Clac, clac, deux taloches dans la ganache, j'ai vu mieux comme réveil. J'ouvre un œil plus mort que vif, poisseux de sommeil et de mélanges douteux. J'me sens comme un poisson mort dans une barrique d'huile, tout juste si j'trouve la force de grogner. J'ai plus l'habitude de ce train de vie, putain. J'ai le foie qui va caner dans la semaine à ce rythme. D'ailleurs, vu l'haleine de chacal qui m'asphixie à moitié quand j'me décide à brailler, j'ai du vomir toute ma bile dans la nuit. Tout tourne autour de moi ; j'me relève quand même, parce que Mura' a réarmé sa baffe et qu'elle fait pas semblant de tomber quand elle tombe.

-La prochaine, j'te la rends 'centuple, t'sais ? Gnnhgnnh...
-Serena ! Schelling est mort !
-On s'en branle de Schelling ! Juha est en danger !
-... Hein ?

On m'explique, mais ça peine à atteindre le pays des neurones. C'est la grève de la soif, les voies de communication sont coupées de partout, alors les informations sont obligées de faire des détours pas possibles pour passer la frontière. Et elles arrivent pas forcément ensemble du coup, mais j'recompose petit bout après petit bout. Hölderlin, le mec que j'devais protéger, il est parti sitôt la nouvelle tombée. Y'a Horace qu'a foutu la main au collet de Juha, qui...

-Écoute, Serena ! Il l'accuse d'être la taupe qui a trahi Eryn, Adam et même Charlie ! Il a disparu, lui aussi ! Mais tu sais que c'est pas possible, il était toujours avec nous !
-Il est où ?
-Avec Horace. Il a annoncé son exécution publique pour sept heures.
-Faut faire vite !

La voix glaciale de Murakami m'arrache à la léthargie comme une brûlure. J'sens mon sang se figer, puis partir en lave. Mon fruit s'agite au rythme de mes tripes qui tremblent trop pour que j'les contrôle. J'suis presque tentée de rire tellement j'réalise pas. Puis je chope ma veste d'impératrice des mers, j'me redresse comme un arbre. Et je marche en tête, avec Andy.
On échange pas un mot, on se contente de courir comme des enfants bâtards dans la rue, mal sapés, mal réveillés et tout imprégnés d'alcool mal cuvé. On suit les échos, on guette les clameurs, on traque les cris haineux. Les cris de ces connards qui traînent Juha par la tignasse, qui lui crachent dessus, le cognent avec tout ce qu'ils peuvent, le traînent à l'échafaud sous l'œil de pierre d'Horace. Mes tempes explosent en rythme, j'suis sans voix. Puis d'un coup, ça fait sens.

-Comment ça s'est passé ? Comment Schelling est mort ?
-Il a bu comme un connard parce que Juha le mettait au défi.

J'serre les poings à m'en saigner les paumes avec les ongles. C'est ma faute. Horace a compris, mais il est pas tombé sur la bonne personne. C'est la Fortune qui m'a protégée, hein ? Putain de garce ! Combien de fois tu vas encore te marrer à me faire des coups salauds comme ça ? On peut savoir ? On peut savoir ce que tu cherches, à faire advenir l'invraisemblable ?! J'aurais du tomber le masque ! Le masque aurait du tomber tout seul, même ! Tiens, attend, que j'vais le buter, Hölderlin ! J'vais lui enfoncer mon canon scié dans l'oreille, et bang ! On verra qui est la taupe, qui est le traître ! Pas Juha ! Putain, pas Juha !

J'sors mon arme. J'cherche ma cible des yeux, la folie partout dans les nerfs. Juha regarde droit devant lui, l'air absent, puis y m'regarde. Ses énormes mains sont attachées devant lui, il est à genoux. Un chien cliquette, j'l'entends sous les rumeurs de la foule. Horace gueule quelque chose, mon pote a l'air de piger. Et là, il fait ce qu'il sait faire de mieux : il éclate de rire.

Et le coup part. Une gerbe de sang repousse sa crinière hirsute, fige son sourire, noie la lumière de ses yeux. Il s'écroule sur lui-même. On gueule. On gueule ! J'sens des mains autour de mes épaules, j'sens que j'en pose aussi, que j'bouscule, que j'frappe, que j'chiale entre deux insultes hurlées à m'en faire éclater la gorge. Puis on s'éclipse, on se barre mi-chialant, mi-geignant, parce qu'on est des pirates, des enfoirés de pirates qu'ont la mer pour seule mère, mais qui supportent pas la mort d'un frère. On est fragile, on est rien, y'a que ça qui sonne et qui résonne dans le vide qui nous possède dans la fuite. J'réalise tout d'un bloc que j'ai causé la mort d'un homme que j'aimais, et que ce rôle, j'fais pas que le jouer. J'étais prête à passer ma vie sur Jaya... Juha m'aurait réconciliée avec elle, j'aurais oublié la marine, mes vieux serments qui puent la noblesse excessive et les trucs qui sont pas de mon sang. J'aurais goûté à la joie d'être, juste d'être sans me briser la tête sur les souvenirs et les questions sans réponses.

J'décabane, j'décabane, j'suis plus qu'un gros paquet de larmes. Les autres chialent aussi, mais moins parce qu'ils jouent les durs. Y'a que Mura pour les avoir qu'aux yeux. Owen nous sort un plan fou pour larguer Flist, quitter l'île, refaire sa vie dans une scierie, une histoire d'honnêteté qu'a pas de sens pour sa gueule aussi primée que ravagée. Andy a honte parce que c'est un grand frère ; mais il a même pas mon âge. « Mon père, putain, c'était comme mon père ! », il dit. Si j'étais vraiment philosophe, j'dirais que c'est dans des moments comme ça qu'on voit qui nous a tous manqué un truc dans nos vies, et que c'est trop tard quand on s'rend compte que le bonheur nous tendait les bras. Mais j'le dis pas, j'le pense pas, j'l'esquisse même pas. J'me vide, comme un escargot gobé par une grosse cliente du Baratie. C'est pour ça que j'voulais pas être dans l'élite... j'voulais rester en poste. J'voulais plus risquer de revivre ça. Rester dans mon monde et le renvoyer à la face des autres. Pas connaître la guerre.

J'ai pas les épaules pour ça. Juha les avait, lui. Il aurait du vivre, j'aurais du mourir. C'est comme ça. Et ça recommence.
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On a une nouvelle cible.

Lorsque je me pose à côté de Serena, sur ce tabouret qui grince, alors que la plupart autour sont des morts vivants en train de cuver leur rhum, c’est pour lui mettre une main sur l’épaule et la sortir de sa torpeur. Elle me lance un regard assassin, mais ses yeux rougis trahissent de loin son chagrin. J’aimerais lui dire que je comprends, et peut-être qu’un jour j’arriverais à lui expliquer. Juha avait l’air d’un type bien, vraiment. Pas un méchant pirate comme on a pu toutes les deux en côtoyer, juste un type qu’avait besoin de liberté et surtout pas d’règles pour exister. Mais j’irai pas la dorloter pour lui dire que c’est pas grave, que le temps fera son office, qu’il faut qu’elle passe à autre chose. Je sais mieux que personne qu'on ne passe pas à autre chose. On a juste des cicatrices qui nous renvoient sans arrêt à ce qu'on est et ce qu'on déteste le plus en nous. Si elle a besoin qu’on la panse, qu’on la soigne, il faudra aller voir ailleurs que dans mes jupons. Par contre, je lui donne ce que personne d’autre ne peut lui donner :

Horace Gibson.

Ma voix reste étrangement neutre, à peine murmurée, pour que seulement elle ne m’entende. Et cette fois-ci, les ordres sont directs, limpides, clairs, incontournables même. Ce n’est pas elle qui me donne une cible à abattre, qui la colle sur le dos d’un type lambda a qui faire sa fête n’est rien de plus qu’un passe temps. Elle n’est plus la marionnettiste derrière qui guide mes coups. C’est moi qui l’invite à viser haut. On échange simplement nos rôles le temps de taper fort, là où ça fait mal. Comme lui l’a fait pour abattre ma partenaire.

Impardonnable.

Je ne saurais pas dire si c’est pour elle que je fais ça. Si c’est parce que son chagrin me touche et que je n’ai pas envie de la voir sombrer avec moi. Si c’est parce que je comprends et que je veux lui donner la possibilité de rendre la pareille. De lui laisser le choix, à la fin, de presser sur la détente si le cœur lui en dit. Pas pour Juha. Pas que.

Pour elle, peut-être.

Je veux tout savoir de lui. Tout. Ce qu’il aime, ce qu’il déteste, sa couleur préférée, à quelle heure il prend son bain et à quelle température, comment il se coupe la moustache, s’il porte des slips ou des caleçons, s’il prend son whisky avec des glaçons et si oui, combien, son animal fétiche, s’il a des croyances... Tout.

Regard brillant sur mon chapeau à plume, je joue de mes doigts avec un verre posé sur la table crasseuse.

Tu vas devenir sa meilleure amie, même s’il faut que tu lui fasses des tresses le soir pour qu’il s’endorme et que tu lui racontes une histoire. Et une fois que je saurais tout de lui, j’irai lui faire la peau. J’en ferais un tapis à mettre devant la cheminée et on se roulera dessus quand on se sentira d’humeur romantique. Je marque une pause. Ça va être sale. Très sale. Je vois la couleur des murs d’ici. Mais ça va être bien.

Je me relève et tourne les talons, lançant une dernière fois :

On commence quand tu es prête.


Dernière édition par Lilou B. Jacob le Dim 15 Juin 2014 - 14:26, édité 1 fois
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T'es quoi exactement, Lilou ? Une justicière, une fille bornée avec un uniforme (c'est à peu près la même chose, remarque) ou une bête à dents longues ?

T'as si peur que ça que je te file entre les doigts, que je trahisse, que je clamse pour le plaisir de clamser, maintenant que je me suis repris une droite en plein cœur ? Ouais, Lilou, c'est pas la peine de causer à mes instincts les plus noirs ; j'ai toujours eu quelque chose de vif dans la poitrine. Tu m'auras pas avec ça. On va buter Horace, c'est clair, on est là pour ça. Mais tu t'éclateras toute seule avec son cadavre. Bute le si ça t'éclate de le buter, fais du zèle, j'ai bien pigé que ça te parlait. J'en ai rien à carrer de la vengeance. C'est la Fortune qui tue les gens. Le reste, c'est rien que des conneries. On est des mortels. Faut qu'on meure un jour, autant accuser la vie, à défaut d'être concret, ça sera plus vrai.

Et j'en ai gros. Faut que tu te casses vite, Lilou. Parce que je crois peut-être pas en la vengeance, ma vie m'en a pas vraiment laissé le droit... mais au déchaînement de colère qui tombe sur le premier venu, non seulement j'y crois, mais en plus j'en suis une grande pratiquante. J'ai pas envie de te répondre, j'ai envie que tu te casses, que tu te casses parce que j'ai pas envie de me maîtriser. J'ai à peine capté ce que tu m'as demandé de faire. C'est trop dégueulasse pour que je sois capable de réaliser sans exploser.

Tiens, d'ailleurs, c'est ce que tu fais. Bonne idée. Je rebaisse la tête, je laisse de nouveau tomber le paquet de chaires sales que j'suis sur le tabouret grinçant. Mon front cogne le comptoir, mes mains pendent dans le vide. Je pense plus à rien. Et c'est ce vide qui me fait le plus mal.

* * *

Il se tient debout contre un mur au fond du rade. On est à l'eau avec les copains. Mura' s'est cassé parce qu'il en avait marre de nous voir rester silencieux. On sait pas quoi se dire, on sait tous ce qu'on a sur le cœur. On aimerait en causer, on sait qu'on apportera rien de nouveau, que ça changera rien. Moi, j'suis surtout bouffée par la culpabilité, et ça, j'peux pas leur en parler. L'envie de boire n'y est plus. Ça nous rappelle trop Juha. Et comme l'envie n'y est plus, nos corps nous font savoir qu'on a abusé. On se tape les brûlures d'estomac et les migraines les plus épiques de nos vies. On est pas de vrais chiens de comptoir ; Owen est charpentier, un mec fort habitué aux travaux au grand air, un peu trop simplet pour pas se faire chier dessus par les profiteurs qui sont légion ; Andy a pas vingt ans, et il sent encore bon la petite famille pauvre, mais vertueuse. J'suis la pire du trio, et j'suis la seule à pas être une vraie rouge. Y'a pas de justice. Enfin, si. Mais elle en a que le nom, je l'ai toujours dit. C'est pas ça qui fait sa valeur.

-Je vous l'emprunte un moment.

Une voix qui a l'air d'appartenir à une grotte calcaire, bourrée de stalactites taillées en pointe comme les dents irrégulières d'un monstre marin vorace. J'me redresse. C'est pour moi, ça facilite les choses. A moins qu'il ait encore des soupçons, alors, j'serais dans la merde. J'ai pas peur de la mort de toutes façons, mais j'ai pas non plus envie de jeter ma vie à la fosse.

-Attendez-moi, les gars.

A ce propos, j'suis en train de penser qu'avec ce plan, Lilou me met doublement dedans. J'devine une manœuvre sournoise pour me détourner à jamais de cette voie là. Elle doit bien sentir que c'est présent chez moi... même si j'ai toujours été fidèle dans l'accomplissement des ordres. J'ai pas souvent refusé de me soumettre à la parole d'un supérieur, de toute ma carrière de marine, d'ailleurs. Les avertissements, la montée en grade figée, les séances psychologiques, c'était surtout pour les dérives en permission, le non-respect de la hiérarchie, les coups de colère en mission.  Je vais passer du temps avec Horace... Owen et Andy vont prendre ça comme une trahison. Mura' pourrait même être violent. Ce type est imprévisible. Il a l'air froid comme ça, avec sa gueule de samouraï de l'ombre, mais il est plus sujet aux coups de sang qu'un vampire hémophile. C'est dire. C'est pas lui qui m'inquiète, de toutes façons. C'est de chier dans la gueule de mes nouveaux amis, parce que mission ou pas, bah ce sont des gens biens. J'me jure que j'les tirerai de là, maintenant que j'ai vraiment plus le choix. Andy fait pas partie de la bande de Flist, c'est vrai. Mais que ce soit Flist ou autre chose, ça reste Jaya.

Mais tout ça, ça sous-entend de leur dire la vérité ; et de m'exposer à leur désir de vengeance.

-Entre.

J'entre. La même chambre que l'autre jour. Hegel et Hölderlin sont pas là. Par contre, le vaillant défenseur de Charlie est posé sur le lit, l'air un peu hébété.

-Vous n'aurez plus à exécuter la mission que je vous ai confiée. Elle a porté ses fruits. Il s'agissait d'une ruse pour dévoiler l'identité de la taupe qui dénonce les nouvelles recrues de Flist... je pense que l'exécutant des basses œuvres court toujours, mais il est à présent aveugle. Les soupçons que j'avais vous concernant étaient infondés. Vous avez ma confiance, et serez en droit de réclamer une part supplémentaire de butin sur mon compte au prochain pillage.

Cela étant dit, il sort une carafe en verre ciselé d'une armoire. Un beau liquide ambré fait des vagues à l'intérieur. Il remplit trois petits verres à liqueur que je devine faire partie d'un butin particulièrement luxueux.

-A notre amitié.

Je m'efforce de lui adresser un sourire charmeur, j'suis pas certaine du résultat, mais son œil a l'air de s'allumer. Il devait pas s'attendre à une réaction si franche de la part d'une amie de Juha. L'autre vide son verre et fait son possible pour écourter sa visite. Moi, je traine un peu. Je lance le sujet sur l'assassin qui traîne en ville, Horace crache un peu de sa frustration. Il est curieusement loquace, j'devine que la situation le stresse, et pas qu'un peu. Il a du beau monde au-dessus de lui, c'est pas impossible que sa tête soit menacée.

-Juha était avec nous depuis longtemps, mais il était impossible à contrôler. A jamais respecter les plans, le nom de Flist, à jouer les imbéciles en pleine bataille... ça lui était arrivé de dessiner une paire de couilles sur la porte de sa chambre. Ça ne m'étonne pas qu'il ait fini par aller trop loin. Il n'a jamais compris ce que c'était qu'une limite.

Je ne réagis pas, j'acquiesce juste, la mort dans l'âme et le cerveau vide. Je fais la conversation comme une demoiselle de compagnie, je m'étonnerais moi-même si j'avais encore la foi pour ça.
Ça dure encore un moment. Puis Horace me propose de revenir déjeuner le lendemain. J'accepte, et nous nous quittons sur une poignée de main. Pour le moment, il ne me voit pas encore comme une femme, mais comme un camarade de guerre. C'est toujours ça de pris. Sa noirceur froide m'écœure autant que les paroles de Lilou. En passant devant les copains, j'hésite un moment. Ils essayent de me dire quelque chose. Mais je les esquive d'une moue que je veux dédaigneuse.

-Ne m'approchez plus, les gars.

Ils restent sur le cul, je m'explique pas davantage. Ils rient jaune, râlent, gueulent carrément, en viennent aux mains. J'réponds en sortant ma poivrière et en la pointant entre les deux yeux d'Andy. J'beugle un truc que j'peine à comprendre moi-même, j'suis occupée à maîtriser la poussée de larmes que j'sens venir de loin. J'ai pas envie de faire ça, les gars. Compliquez pas les choses. J'fais ça pour vous. J'fais ça pour le Leviathan. J'fais ça pour nous mettre tous à l'abri du sang... j'vous jure que c'est vrai. Vous comprendriez pas si j'vous disais la vérité. Vous comprendriez juste que Juha, c'est de ma faute. J'vous sauverais qu'en mettant d'abord un gouffre entre nous... j'vous dirai la vérité quand tout sera fini, j'vous protégerai dans l'ombre jusque là.

-J'aurais jamais cru ça de toi.
-Dégage ! Dégage, si c'est ce que tu veux, putain !

Celui-là, je l'ai pas volé. J'recule l'arme au poing. Et j'claque la porte du rade. De notre rade.
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Chaos is a ladder.

Moi, mieux que personne, le sais. Du chaos né son contraire et de ce contraire se maintient le chaos. Nous jouons sur deux faces d’une carte impénétrable, en constant équilibre sur la tranche de cette dernière comme une pièce qui joue sur la chance. En me lançant à la traque d’Horace Gibson, je joue un jeu dangereux. Et alors que j’habille cette jeune femme sous mes doigts et qu’elle me parle de lui, de son lui, j’ai la sensation au fond de mes tripes d’être une solution chimique instable, placé dans un tube à essai avec un contraire aussi inconstant, qu’on chercherait à mélanger dans le but de créer une osmose parfaite entre ordre et anarchie. Pourtant, comme l’huile et le vinaigre, les deux solutions n’ont pas pour vocation de n’en faire qu’une, et lorsque le mélange se fait, l’une englobe forcément l’autre sans un liant qui pourrait les unir. Ici, il n’y a aucun liant. Rien de tout ça, mise à part le chaos lui-même. Le regard perdu dans cette chevelure d’or que j’enveloppe d’un voile fin, je me ballade sur ses mots avec le regard qui l’accompagne, écoutant sa voix étrangement douce et belle pour une femme de sa condition. Sofia est d’une beauté éblouissante pour une fille de Jaya. Une fille de joie, d’une délicatesse trop précieuse pour un corps autant marqué par les passages des hommes.

Monsieur Gibson est un homme assez secret, tu sais… Je suis peut-être une de ses régulières mais ça ne veut pas pour autant dire que j’en sais beaucoup sur lui… C’est un personnage, pour sûr. Il ne parle pas vraiment de lui, il se contente de faire ce qu’il a envie de faire et ça s’arrête là. Une fois, il m’a dit qu’il aimait vraiment le whisky du nouveau monde, qu’il m’en ferait boire un jour, pour me montrer ce qu’il a de si spécial. Ça a été la première fois que j’ai entendu sa voix… Tu sais, les hommes qui pensent qu’ils ont besoin de nous séduire pour nous avoir sont assez nombreux. Ils ont ce petit côté maladroit, parfois, attendrissent, qui en dit long sur ce qu’ils pensent : Ils n’aiment pas nous utiliser. Ils veulent une vraie femme à séduire, et ils pensent qu’en nous le faisant avec nous, ça enlèvera la culpabilité de prendre son pied. Ils savent qu’ils achètent du plaisir. Et ils savent que toi, comme moi, sommes un mal indispensable pour eux. Parce qu’ils nous haïssent autant qu’ils nous aiment. Mais Sieur Gibson sait pour quoi il paie et en veut pour son argent. Alors, ce genre de déclaration fait étrange pour une catin, surtout lorsqu’on pense se trouver avec un client qui se veut professionnel… Et même s’il est sombre, qu’il ne parle quasiment jamais, il n’a jamais été méchant avec moi. Mais au fait… Pourquoi tu me demandes ça ?

Chaos. Chaos.

C’est ce que dise les battements de mon cœur qui monte à mes tympans. Lorsque le palpitant reste irrémédiablement serein dans cette atmosphère humide, dans ce bar miteux, sur ce tabouret qui grince. Les coudes sur le comptoir, les cheveux sous une perruque brune et le faux déguisement qui va avec. Mon chapeau à plume se pose sur le marbre usé, alors que ce bruit sourd continu à mes oreilles. Chaos. Chaos. L’entrechoquement du verre me sort un instant de ma torpeur, alors que la patte lourde d’un barman aux aguets pose sur son comptoir une coupe que je ne lui ai pas demandé. Relevant le regard vers lui, je l’écoute avec une attention toute particulière, passant la main dans mes cheveux étrangement courts pour l’occasion, et trop brun pour vraiment m’appartenir. Chaos. Chaos. Et ça continue doucement, comme imperceptible, alors que la voix grave de l’homme en face de moi couvre le chaos interne :

Gibson ? Bouarf, un type qu’a la main lourde sur les bons alcools s’tu veux mon avis, l’ami… Rien d’extraordinaire par ici, mais bon… Faut dire c’qui est, quand il est dans l’coin, j’ai pas d’problèmes de débordement d’humeur dans mon bar. Et d’pas avoir à repayer un semblant d’mobilier tous les soirs, c’plutôt agréable. Alors, ouais, c’est un régulier. Et ça fait qu’mon pub a pris d’l’allure comme tu peux l’voir. Tiens ! Tu savoures là un grand cru des côtes absurdes… Alors ? Bon, hein ! L’préféré de M’sieur Gibson, si tu veux tout savoir ! Et bah, à part ça… J’peux pas te dire grand-chose sur l’bonhomme mon grand… L’est un peu effrayant, et si j’arrive à lui causer, c’est seulement pour lui d’mander c’qu’il faut bouffer ou boire. Moi, j’suis qu’un taulier, rien d’autres. J’sais pas c’que t’en feras, mais il aime bien fumer le cigare aussi. Le cigare d’Arachibourei là, l’autre. Il dit qu’c’est un des meilleurs cigares de la terre, parce qu’il a une odeur qui sent bon l’mauvais… Et pour c’que ça vaut, j’fais pas dans la psychologie de comptoir, alors faudra aller voir ailleurs pour l’reste… Ah, ouais… Qu’est-ce que tu lui veux, à Horace ? T’veux rejoindre son équipage ou quoi ?

Chaos.
Pas de réponse, mais les questions suivent sur le quai de Jaya. Dans cette tenue trop large pour moi et trop lourde également, derrière ce chapeau de capitaine que seuls les grands hommes portent d’ordinaire. Les grands pirates, les grands navigateurs. Je tire sur ma chemise en écoutant l’écho qui me tient encore. Chaos. Chaos. Le jeune homme en face de moi se pense plein d’avenir sous la coupe d’un type comme Gibson. Il a vu quelques batailles déjà avec ses yeux encore frais et vifs, des tempêtes aussi, et ses bras ont déjà tiré sur pas mal de corde. Il dépose une caisse et s’assoie dessus, comme pour prendre sa pause. Le regard bas, hésitant à croiser le mien qui en impose plus que le sien, il hésite à me parler avec une voix claire et encore fraiche.

Le capitaine ? Oh, un type bien étrange si vous voulez mon avis, monsieur. Je ne veux pas dire de mal de lui, bien entendu, parce que c’est un très bon meneur d’hommes, il faut le reconnaitre. Il a de l’allure, de la prestance, c’est un type qui sait mener sa barque, pour sûr. Non, c’est juste que ses décisions sont parfois un peu étonnantes. Et il a des accès d’humeurs terrifiantes. Rien que d’en parler, j’en ai des frissons… Je l’ai vu une fois balancer un de ses mousses par-dessus bord juste parce qu’il avait mal fait un nœud. Nous nous trouvions non loin de loin du typhon géant de Grand Line à ce moment-là, et il n’a pas hésité un seul instant à faire ce qu’il a fait. Le mousse a disparu, bien entendu, sans aucun doute mort à l’heure qu’il est. Et la seule chose qu’il a trouvé à dire, c’est de passer le Bonjour à Davy Jones. Il y a une rumeur qui dit que lui et Davy Jones sont très amis. C’est sûrement vrai… Venez… Je vais vous dire… Je l’ai surpris, un soir durant une garde, à causer à l’océan. Il faisait sombre ce soir-là, tellement qu’on ne voyait pas six pas devant nous. Il y avait un brouillard épais, les voiles étaient gelées à cause du froid et pourtant, il ne neigeait même pas… Et Horace Gibson se tenait devant la rambarde de la lépreuse, portant une fine chemise alors que je grelottai moi-même comme un fou… Et il a parlé, d’une voix grave et profonde, que je n’ai pas compris ce qu’il disait d’ailleurs. Mais deux minutes après, le brouillard s’est fait beaucoup plus épais, certes, mais il a arrêté de faire si froid que j’en ai ôté mes vêtements… Vous voyez, je suis presque certain que l’océan lui a répondu ! Vous me prenez sans doute pour un fou, n’est-ce pas ? Vous savez, ça ne me fait plus rien. Le capitaine parle à Davy Jones et ça n’en est que mieux pour nous. Mais au fait, pourquoi me poser toutes ces questions ? Que lui voulez-vous ?

Ces dernières questions trouvent la même réponse. Exactement la même réponse. Mais pas par la même personne. Quand l’une croit parler à une collègue, l’autre pense s’adresser à un mercenaire. Le dernier, lui, croit avoir à faire à un pirate qui a de la bouteille. Le personnage change au gré des rencontres, mais sa réponse reste la même. Et il ne faut pas bien longtemps pour que ces mots remontent aux oreilles du premier concerné :

Qu’est-ce que je veux à Horace Gibson ? Rien. Juste le tuer.

Je suis comme un chien enragé qui court après une voiture, mais si j’en attrape une je ne sais pas à quoi elle me serait utile.


Dernière édition par Lilou B. Jacob le Mer 18 Juin 2014 - 18:18, édité 1 fois
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-Qu'en dis-tu ?
-Mmh.
-Boisé, n'est-ce pas ?
-Il a le goût de vanille, mais...
-Mais ?
-La vanille disparaît pour le bois fumé, on dirait.
-Bien vu. Une idée de l'origine ?
-Vous me surestimez, Horace.
-Essaye.

Deux semaines déjà que je passe le voir, qu'il m'accueille avec la même humeur sinistre teintée d'un plaisir évident qu'il s'efforce de cacher. Il est seul, ça, je l'ai pigé la fois où je l'ai surpris en train de parler à sa hallebarde. La porte était entrouverte. J'suis ressortie et j'ai frappé. Il a fait comme s'il m'avait pas vue entrer ; j'ai fait comme si j'étais jamais entrée. J'ai vite compris qu'il fallait pas le contrarier. Je crois que ça fait partie des choses qui m'ont fait monter dans son estime. La discrétion, la régularité, et en même temps, l'audace qu'est rien de plus qu'une forme affaiblie de mon foutu caractère.

-Drum ?
-Non. Pourquoi Drum ?

Parce que je pensais aux Rhinos.

-Il a un côté puissant, épicé et ambré. On l'imagine bien chauffé et flambé.
-Mmh, oui. Mais Drum ne produit pas de rhum. Trop froid pour la canne à sucre. Tu n'es pas concentrée.
-J'aurais du y penser, c'est vrai. Alabasta ?
-Pas loin. Cherche dans le goût qui arrive très vite après la vanille, un peu aigre. Il disparaît tout de suite.
-Mmh. On dirait de la cire. Quelque chose qui sent fort, comme dans une écurie.
-Oui.
-La sueur ?
-C'est ça.
-Imashung ?
-Félicitations.

Il attend que je vide mon verre, me sert une autre liqueur, plus claire. J'suis encore lucide, parce que j'ai compris qu'il fallait que je me bourre l'estomac de choses bien absorbantes avant de monter voir Horace. J'ai même été jusqu'à utiliser la vieille astuce des marchands négocient en se saoulant avec leurs clients, et qui doivent garder la tête froide pour dominer : de la glaise, bouillie dans de l'eau, refroidie et avalée. Ça se colle à l'estomac, et ça retient l'alcool. Le foie peut prendre tout son temps pour digérer le poison.

-C'est un plaisir de voir que certains savent apprécier les bonnes choses en toute dignité.

Il s'approche, laisse traîner une main baladeuse autour de ma taille, comme pour souligner ses propos en plus de les étendre à un autre registre. Gentiment, je le repousse. Il doit prendre ça pour une invitation, parce qu'il revient à la charge en esquissant un embryon de sourire. J'en reste pétrifiée, parce que c'est la première fois que je vois son expression changer. J'en oublie presque de lui résister, et il a le temps de me voler un baiser dans le creux de l'épaule. Je retiens une puissante envie de le gifler. Ma main devient brûlante. Je jure intérieurement en maudissant mon manque d'empire, mais j'en profite pour la poser sur son manteau. Ça sent le poil roussi. Il recule en frappant sur la flamme avec un torchon, surpris, mais toujours maître. J'anticipe sa colère, que je lis déjà dans ses yeux noirs. J'ai pas de mal à paraître sincère, même si ma voix tremble un peu. Parce que ce que je dis, c'est pas loin d'être la vérité.

-Horace, je dois vous dire. Je suis devenue pirate pour arrêter d'être une catin.

Évidemment que ça aurait été parfait pour ma mission. Mais au bout d'un moment, ma mission, je l'emmerde. J'ai rejoint la marine pour me sauver de la prostitution et de la honte d'une vie d'errance. Hors de question de retomber dans tout ça. Je vaux mieux que ça. Mille fois mieux que ça. C'est ce que je me répète mentalement, comme une prière. Les vieilles paroles du frangin, elles sont là, et je sens les sillons qu'elles ont tracé dans mon cœur qui brûlent. Tant pis si ça fait tout foirer. Ça fait déjà un moment que survivre, c'est plus ma priorité. Je cherche à vivre. A vivre avec panache.

-Mh.

Il apprécie pas, c'est clair. Pourtant, j'ai fait gaffe de toujours venir avec mes fringues d'impératrice. Grande cape crade, tunique de matelot avec tout juste un veston à dorures par dessus pour faire mutin qu'a pris du galon, bottes et treillis noir. Rien de bien aguichant. Mais y'a des chances pour que ça soit pas des choses qui comptent pour Horace. Il est seul. Il est horriblement seul, ça crèverait les yeux d'un pilote de frégate. Et rien que la perspective de sentir un tout petit peu apprécié, peut-être même gratuitement... il n'y croit pas. Mais je ne lui ai jamais rien demandé.

-Qui te parle de prostitution ?

Et voilà. Je serre les dents. Il se remet à soupçonner quelque chose, c'est clair.

-Bon, ça a assez duré. Qu'est-ce que tu recherches ?
-Mon mari.

Improvisation totale. Horace en tombe sur le cul, et je manque de peu de faire pareil que lui tant j'suis surprise par mes paroles. Lui s'attendait à un déni, ou à un aveu. Moi, à une excuse cohérente. Je déglutis. Il a baissé sa garde, il est temps que je me ressaisisse. J'aurais pas de deuxième chance. En espérant que mes mots continuent à dépasser ma pensée, faut croire qu'ils ont une longueur d'avance sur ce coup.

-Il a été envoyé travailler comme esclave sur Grand Line pour avoir caché des pirates, des révolutionnaires et des voleurs à la tire. C'était un homme de cœur. Le rade qu'il tenait, c'était comme une église. Il ne supportait pas que l'on puisse s'en prendre à ceux qui se réfugiaient chez lui.

Je brosse en fait le tableau de l'homme de mes rêves tel que je l'avais raconté au frangin y'a plus de dix ans de ça. J'adapte à peine. Ça fait plus vrai, et mon récit m'embarque comme quand j'y croyais, comme quand j'avais huit ans.

-Un jour, il a abrité les mauvaises personnes. J'ai été exilée, privée de mes amis, poussée à la pauvreté, au vice et à la débauche. Lui a été déporté à l'autre bout du monde sous l'influence d'un Dragon Céleste. C'est ce qui s'est dit, en tous les cas.

Ce que je rajoute là, ce sont des bribes de ce qu'a vraiment été ma vie. Obligée de fuir en jouant les catins de bord, apprenant à me battre, à être forte, à vivre en autarcie dans ma tête, puis dans mon corps jour après jour. Puis décidant de partir, pour me joindre à un équipage qui soit vraiment prêt à partir sur Grand Line, qui approuve mes projets, qui respecte ma dignité retrouvée dans le sang et dans l'effort. Ouais, ma vie, elle aurait pu se passer comme ça si j'avais eu un plan, si j'avais eu un vrai but et le courage infini qui va avec.
Horace reste de marbre.

-J'ai perdu mon équipage en mer. Mais mon rêve n'a pas changé.
-Mmh.

Il baisse la tête. J'suis surprise, j'aurais jamais pensé qu'il cèderait aussi facilement. Le silence s'installe. J'reste sur mes gardes. Un volet claque contre la fenêtre. Dehors, une tempête se prépare. La tension est tellement vive, dans l'air comme dans l'ambiance, que je crèverais d'envie d'aller courir dans les rues, de retrouver la sensation de mon corps au travail, loin des comptoirs, des embrouilles glauques et des missions d'infiltration foireuses. Mais Horace l'entend pas de cette oreille.

-C'est mieux comme ça de toutes façons.
-Pardon ?
-Tu n'as pas encore entendu la rumeur ?
-Quelle rumeur ?
-A mon sujet.

J'le sens réticent. Il aimerait que je comprenne sans avoir à le dire. Je fouille mes souvenirs, je cherche dans tout ce temps passé sur Jaya, ces soirées saturées de conversations mêlées et d'alcools mélangés, mais rien n'en ressort.

-Alors ?

Je presse ma mémoire. Qu'est-ce qui pourrait être si terrible à dire, pour lui qui est puissant et respecté ? Qu'est-ce qu'il voulait dire avec son « c'est mieux comme ça » ? J'ai la gamberge, je trie, je cherche. Du vide, rien à faire. Et soudain...

-Oh. Non...
-Si.
-J'aurais jamais cru.
-Je m'en tire à bon compte. La voix est restée.
-Mais alors ?

Il se lève. Quelque chose sonne l'alarme en moi, mais je m'efforce de pas bouger. Il me prend dans ses bras, presque délicatement. J'réagis pas tellement ça me paraît fou. Pas cohérent. Impossible à concilier avec lui. J'crois même que je lui rends son étreinte.

-Alors, rien.

Et il me raccompagne à la porte, en me faisant promettre de revenir. Je promets. Et je rase les murs pour éviter les regards et les insultes d'Owen et d'Andy, et aussi la violence de Murakami qui m'a déjà surprise dans une ruelle plus d'une fois. J'ai gagné de nouvelles cicatrices, et j'ai jamais vraiment gagné contre lui. A chaque fois, il y a eu quelqu'un pour nous déranger. Mais chaque nouvelle bosse tuméfiée, chaque nouvelle blessure le met encore plus en rogne. C'est un samouraï. Il lâchera jamais le morceau.

Pourtant, j'ai pas oublié pour Juha. Mais j'arrive pas à détester Horace. J'mets plus de cœur dans mon nouveau rôle que dans ma mission. Mais j'commence à avoir l'habitude.
C'est comme ça depuis le début.
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Je saurais pas dire ce que je pense vraiment d'Horace Gibson.

A force de chercher des trucs sur lui et de répandre la rumeur que je vais le tuer et passer bientôt à l'action, j'ai fini par apprendre plus ou moins à le connaître. Et plus ça va, plus le tableau qui me dépeint de lui est aussi triste et morne que lui. Sûrement un type qui se sent seul, plus qu'autre chose. Comme les gens qui deviennent grands et qui ont un autre point de vue du monde de leur hauteur. Bah, c'est un peu la même chose avec Horace. Il n'a plus les mêmes yeux pour voir le monde, et plus assez de larmes pour pleurer ce vide à l'intérieur. Son passé reste aussi obscure que sa personne et même s'il faut parfois savoir d'où l'on vient pour savoir où l'on va, ces informations ne me sont clairement pas accessibles.

Soit, je ferais sans.
Par obligation plus que par choix.

Alors, avec ce que j'ai sous les yeux, je saurais pas dire ce que je pense vraiment d'Horace Gibson. Si je le hais par nécessité, je crois bien qu'il me fait pitié. Jouant de mon verre sur le comptoir d'un bar en plein dans la ville, je regarde avec attention le bois usé, en passant mes doigts sur les marques qu'ont laissées les précédents clients. Un soupir m'échappe, tandis que derrière, l'agitation continue de plus belle. Les violons crachent leur musique et les cris couvrent celle-ci. On secoue, on tape sur les épaules et on renverse les choppes de rhum et de bière sur le sol déjà couvert de crasse poisseuse. Un rot échappe à mon voisin qui me cogne sur l'épaule amicalement avant que je ne lui fasse épouser le comptoir, amicalement toujours.

Nt.

Une soirée de plus sur Jaya ou rien ne vient et rien ne se fait. Avec les informations que j'arrive à glaner, ça et là, et les quelques entrevues vite expédiés avec Serena, je dois dire que je m'ennuie ferme depuis plus de deux semaines. La rumeur a beau être lancé, et même si je renvoie régulièrement des hommes à Horace la queue entre les jambes pour continuer à le menacer d'une certaine manière, le meneur met du temps à répondre à mes demandes et j'ai plus l'impression qu'il préfère prendre le temps de fricoter avec la rouquine qu'avec un adversaire à sa mesure.

Teh. A croire que même l'absence de testicule n'empêche pas la création de testostérone. Et qu'elle a besoin, de temps en temps, de se faire sentir par les femmes qui la côtoient de près ou de loin. Quand je disais à Serena que je voulais qu'elle devienne sa meilleure amie et qu'elle le connaisse sous toutes les coutures, je ne parlais pas forcément de cette couture-là. Un soupir m'échappe tandis que je relève le regard vers son ancienne bande d'amis. Mon attention se porte irrémédiablement sur Murakami qui noie son chagrin dans un dernier verre.

Quand l'homme se lève en quittant son groupe pour regagner l'extérieur, je le suis à pas de chat. Corde qui se serre entre mes mains et qui grince entre mes doigts...

Et quand le moment vient, nous disparaissons tous les deux.

*

Et la crypte ou nous réapparaissons plus tard est silencieuse. Vide de monde, si ce n'est nous deux. Assise dans le sable, à regarder l'écume dévorer la plage, à entendre la jungle comme la maîtresse des lieux... Mon regard se relève vers le Samouraï qui enfin se réveille. Sa mine est encore plus renfrognée que d'habitude, mais je n'en tiens pas compte. Il fixe attentivement autour de lui, constatant bien vite que même les bruits de la ville ne viennent pas jusqu'à nous... Et enfin, il demande :

Qu'est-ce que tu me veux ?
Rien de particulier.
Alors qu'est-ce que je fais là ?
Tu perturbes mon plan. Alors tu attendras ici jusqu'à ce qu'on en finisse
De quoi tu parles ?
De tout ça.
T'es l'assassin, pas vrai ?
Mh.
Je te pensais plus... plus...
Viril ? Poilu ? Masculin ?
Oui.
Désolée de te décevoir.
Mh... Il y a une prime posée sur ta tête, de plusieurs millions...
Je m'en doute.
Horace Gibson te veut vivante pour te tuer ensuite... Mais moi, je veux te tuer tout de suite...
Normal.
Juha est mort...
Je sais.
C'est de ta faute...
En fait, si on doit tenir compte de tous les événements... C'est plutôt de sa faute à lui.
Comme oses-tu ?!
Ou de la faute à pas de chance, si tu préfères.
Mh...
Quand le moment sera venue, tu pourras me ramener à Horace Gibson. En attendant ce moment, tu resteras ici.
Je préfère te tuer !
Me tuer ?
Oui.
Et tu comptes faire comment, ligoter comme tu es et pendu la tête en bas ? Ah tiens, t'es tout rouge.
Gnh.
T'es encore là ?

Hé oh ?

Ah.
?
Tu t'es évanoui.

Hé ?

Allo ?

Petite nature...
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Merci pour le coup de main, Lilou, vraiment. Maintenant, Owen et Andy sont persuadés que j'ai buté Mura' pendant une de ses embuscades ; j'leur ai gueulé que non, que je l'ai pas vu depuis plusieurs jours. D'aller se faire foutre, aussi, puis plein d'autres choses encore plus expéditives. Ils se sont accrochés. Je crois qu'ils tiennent à moi, tu sais, Lilou. Ouais. Tu m'as peut-être sauvé la vie en coinçant Murakami (il paraît qu'il va bien, et j'ose pas trop douter de ta parole), mais sous un autre rapport, tu m'as pas facilité la tâche. Moins les copains sont nombreux, plus ils se sentent menacés, et plus ça leur donne envie d'être enfin un peu actifs dans cette histoire. J'peux que les comprendre. C'est pas plaisant de se sentir marionnette entre les mains poisseuses du roi du spectacle.

Moi aussi, j'aimerais bien être un peu plus active ; comprendre ce qui se passe dans ma tête, déjà. Pourquoi est-ce que, même si les voir tous les jours me haïr un peu plus me fait mal, d'autant plus mal que j'fais ça pour eux, pourquoi est-ce que je continue à prendre mon rôle pour quelque chose de plus qu'un rôle. Pourquoi je m'en suis pas détachée, pourquoi est-ce que j'ai pas retrouvé un personnage vengeur, assassin, qui n'a en vue que la justice derrière ses oripeaux de rat des mers.

Mais au fond, j'sais pourquoi. C'est parce que cette Serena là, c'est un mirage, un effet secondaire de la gnôle et du soleil. Elle a jamais existé, et c'est que quand on se rapproche d'elle qu'elle se dissipe en laissant la place au désert. Jamais j'aurais pu prévoir que ma réaction, ça serait autre chose que la haine. Il a fallu que je vois pour le croire, et même pour l'imaginer.

Je déteste pas Horace, Lilou ; j'crois même que j'ai rien contre les moments que tu m'obliges à passer avec lui. C'est pour ça que j'suis le désert, une coquille vide, sans sentiments ; j'ai pas envie de penser au moment où j'risquerais de mal vivre sa mort, qu'est programmée. Dont j'suis l'artisane au même titre que toi, avec mention fourberie, mais sans l'option hypocrisie, j'en ai peur. J'éprouve rien par peur d'avoir à éprouver quelque chose. J'fais juste les choses, passive, soumise, comme une voile de bateau qui se creuse au gré du vent. Et mine de rien, c'est moi qui fait avancer l'esquif, notre mission. J'ai que ça en tête, cette image et ce but. Ça me tient debout.

Merci, la marine. Même si c'est un peu plus dur que d'habitude, de suivre le tuteur. Et que j'dois mettre toute ma volonté pour pas l'envoyer voler en étalant mes branches de tous les côtés, des tas de greffes et de gourmands qui donnent pas de fruits, mais juste l'illusion d'être libre.

-C'est toi.

J'suis devant sa porte. Son ton est toujours aussi lourd, froid, métallique. Mais toujours aussi avec la même nuance de plaisir tout au fond de la gorge, bien cachée. Son regard est dur, bien noir comme ça va bien pour jouer les forbans sérieux. Il s'efface. J'entre.

-Tu sais qu'on veut me tuer ?
-Tout le monde le sait.

Lilou qui s'esquinte à faire courir cette rumeur, j'me demande pourquoi. P'têtre une stratégie pour faire paniquer l'entourage (j'doute qu'Horace puisse vraiment se mettre à flipper), le pousser à laisser une ouverture. Ça lui suffirait, pouvoir se retrouver seule à seule avec Horace sans crainte d'être dérangée. Sa force, j'serais pas étonnée de penser qu'elle gravite autour de celle du commodore. Voir plus. Vu comment les autres, ça a été facile pour elle, j'doute pas de sa victoire face à un eunuque. Même de ce calibre...

-Tu sais que je pourrais te soupçonner ?
-Vous l'avez déjà fait.
-C'est vrai.

Il sourit. J'devrais être stressée, je le suis pas. Les réponses, elles sortent presque avec une espèce de lassitude, celle de la fille qui sait très bien qu'elle ne peut rien prouver. Horace, il le sait aussi. Il pourrait chasser le doute et me balancer par la fenêtre avec deux pruneaux à ma suite. Mais en vrai, il a pas du tout envie de se priver de la compagnie que je représente quand même malgré tout. Même si ça lui arracherait la gueule de le dire. Il a raison d'me soupçonner, c'est clair ; mais j'lui suis devenue un peu indispensable. Je crois. J'espère.

-J'aurais pu tuer n'importe lequel de mes hommes. Ça aurait quand même dissuadé le vrai responsable. Et puis, vous êtes tous des suspects.

Il est plus froid et plus songeur que d'habitude aujourd'hui, mais j'ai fini par comprendre qu'il avait ses phases. Je prends une chaise. Je me roule une clope.

-Prend plutôt ça.

Il me tend sa blague. Je la prends ; et quand je l'ouvre, j'dois dire que j'suis presque étourdie par le parfum qui s'en dégage. Son tabac, il sent les fleurs séchés plus que dans un atelier d'Orange. Une bonne odeur de lavande, de champs brûlés en plein midi, une odeur qu'a rien à foutre sur Jaya. J'souris sans faire attention. Une étincelle dans l'œil d'Horace.

-Qu'est-ce que ça te rappelle ?
-De bons souvenirs.

C'était bien, cette garnison quand j'y pense. On était des formateurs, on s'occupait des nouvelles recrues sans trop les brusquer non plus. Une petite île tranquille, des parfums de fruits et de fleurs, des gens qui kiffaient pas trop notre présence, mais qui l'acceptaient parce que c'était comme ça. Si seulement le supérieur avait pas été un gros con... si seulement... peut-être que j'y serais encore et que j'y aurais refait ma vie. Ouais. J'y pense encore.

-Raconte moi.

Je transforme à peine. Au lieu de parler de garnison, j'ai qu'à parler d'un passé fictif où je travaillais dans une ferme d'Orange pour gagner ma croûte, avec un chef un peu con au-dessus de moi. C'est la même chose, au fond, le même type de destins. Horace s'abandonne un peu, je le vois. Et quand je m'arrête, il dit rien. Il se retourne, et sort son éternel service à whisky. Je prends mes aises. Je finis de rouler, j'allume ma clope qu'a une odeur mille fois plus saine que d'habitude. Ma première clope qui sent le bonheur, il a fallu que je l'allume dans l'antichambre du chaos et de la perdition.

Ironie de la Fortune.

-Tôt ou tard, il faudra bien faire quelque chose. Sinon, Flist prendra ma tête.
-Quand je pense que vous avez réussi à lui rester fidèle après...

Il me jette un regard noir, un regard qui m'aurait liquéfiée sur place les premiers jours. Mais j'ai appris à le connaître. Très vite, je me tais et il lâche du leste. Un drôle de rictus – sa façon de sourire la plus courante – tord son visage dans le sens de la longueur. Il fume, lui aussi.

-Moi aussi, j'ai vécu dans un village comme celui dont tu parles.

Je dresse l'oreille. J'ai autant de facilité à imaginer Horace vivre une vie de fermier peinard dans son bled que de difficultés à visualiser Wallace danser avec une bourgeoise un peu snob.

-Vous y êtes né ?
-Je suis né à Jaya. Mais j'ai voulu prendre ma retraite à vingt ans.

Il me sert un verre de mon whisky préféré (j'suis devenue calée, faut croire). Et il me raconte tout, en peu de mots. Il parle toujours avec presque rien, des mots qui s'enchaînent bien, mais lourds, chargés, rocailleux. Son dégoût pour tout, à commencer pour les mœurs de Jaya ; son engagement presque malgré lui chez Flist, pour survivre et parce qu'il avait eu un bon maître d'armes ; son cynisme devenu violence, sa violence devenu verbe rare, son verbe rare devenu aura de leader de l'ombre. Et puis, son désir d'être autre chose ; accompli pendant quelques années, jusqu'à ce qu'un autre lieutenant de Flist le rattrape, et lui fasse payer sa trahison... en le ramenant tout de même, parce qu'il était bien utile, l'Horace.

-Vous avez jamais eu envie de vous tirer une balle, après ça ?
-J'ai jamais cru que ça soit mieux ailleurs.

* * *

La chandelle vacille sur le comptoir poisseux. Elle éclaire mal les deux visages, le rouge et le blanc. Mais ses ombres se perdent assez pour révéler de part et d'autre la colère et la peur.

-Mec, on peut pas la laisser faire ça ! C'est de la putain de trahison, voilà ce que c'est !
-Y'a rien à faire. On y comprend déjà rien.
-Y'a rien à comprendre. C'est une harpie, si ça se trouve, c'est elle qui a balancé Juha pour sauver sa peau !
-Je crois p...
-Peut-être même bien que c'était elle, la vraie cible d'Horace ! Et maintenant qu'elle se sent bien menacée, elle coupe avec nous pour aller fricoter avec lui ! Devenir sa pute pour sauver sa vie, oui, voilà ! Tu le vois pas, maintenant ? C'est clair ! De l'eau de roche !
-Tu...
-Elle doit pas être seule... il doit pouvoir y avoir des indices...
-Tu trouveras que dalle, tu le sais très bien. C'est pas la raison. T'es con quand tu parles de vengeance.
-Si je trouve pas... je fabriquerais.
-Hein ? Mais... reviens, Owen ! Putain...

Une porte se claque. Et les regards préfèrent se concentrer sur le geste que sur les deux yeux fatigués d'ennui qui n'ont rien perdu de la scène.
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Erreur stratégique.

L’homme dans sa cage me regarde d’un air amusé alors que je fais les cent pas sur la plage. Le cœur battant à mille à l’heure, les yeux rougis par la fatigue, et le cerveau presque en ébullition. Il a l’œil moqueur de ceux qui jouissent du malheur des autres, et moi je n’ai qu’une envie, lui coller une tarte derrière la tête pour lui faire perdre ce facies trop heureux à mon goût. Mais je dois bien lui accorder ça : il a raison. Il y a bien une chose à laquelle je ne m’étais pas attendue, c’est que l’ex-bande de Serena se mette en branle pour la faire tomber, d’une manière ou d’une autre. Et soudainement, le contrôle que j’avais jusqu’ici s’est brutalement envolé. Je ne suis plus ce marionnettiste avisé qui a la main mise sur tout ce petit monde et le pire, dans tout ça, c’est que j’aurais dut m’y attendre…

Quand on joue avec le chaos, on libère plus de force et d’énergie qu’on ne peut en contrôler, et on en perd cent fois plus pour le remettre sous clef.

Un long soupir m’échappe alors que je tourne en rond comme une lionne en cage. Sans savoir quoi faire ni comment agir pour épargner la rouquine. Et le Samouraï se délecte du spectacle qu’il a sous ses yeux. Car s’il n’est pas celui qui abattre sa lame sur la nuque de Serena, il a au moins été l’allumette de ce dessein. Et du même coup, je fulmine d’en avoir été la mèche.

Tout ça parce que j’ai écarté consciemment un élément perturbateur, en pensant qu’il ne pourrait pas influer sur le plan général. Au bilan, je me suis fourvoyée comme une bleue, j’ai dénigré son importance et l’impact que pouvait avoir sa rancœur sur le tout que je me suis échinée à construire. Et Serena aux fers avec un Horace à mes trousses, j’ai l’impression d’être un lièvre dans son terrier qu’on essaye de déloger. La prime qu’il a placé sur ma tête a doublé et les arrestations à l’arrache sont désormais chose commune dans la ville de Jaya. Et je ne parle que des arrestations, pour ne pas causer des fausses enquêtes et des meurtres sauvages. J’ai aujourd’hui plus de sang sur les mains qu’un Tahar moyen, et pourtant, vu ce qu’il est et ce qu’il a, ce n’est pas simple à atteindre.
Mon escargophone dans la main, j’hésite à appeler Oswald. Je ne suis même pas sûre d’avoir besoin de lui dire quoique ce soit, vu qu’il est sans doute déjà au courant de ce qui se trame. Et je ne suis pas non plus sûre d’avoir envie d’écouter un de ces plans foireux. Je l’entends déjà me dire « je propose que tu fonces et que tu leurs casses à tous la gueule ! »… Trop fou pour moi, sans doute. Je tombe dans le sable et grogne un bon coup, serrant toujours la bestiole dans le creux de ma main. L’inquiétude me ronge les entrailles, j’ai tellement peur qu’on lui fasse du mal…

Le pire dans tout ça, c’est que j’étais là quand il l’a arrêté. Quand il lui a dit qu’il savait, pour elle, et qu’elle avait assez joué avec lui. Et quand ces mots sont tombés, sans que personne ne s’y attende dans le bar étrangement silencieux pour l’heure, il a fallu un certain temps avant que les hommes ne se lèvent et les femmes ne crient, pour qu’on sorte les pistolets et les sabres. Horace a calmé tout le monde, à sa manière, balançant d’un air froid et tranchant qu’il voulait s’en charger lui-même et que dans trois jours, si son complice ne s’était pas rendu, il la tuerait.
Et moi, j’étais là. Au milieu de ce monde qui regardait Serena d’un mauvais œil, à côté d’Owen, suffisant comme un chat qu’on venait de flatter, heureux comme pas deux d’avoir lancé la rumeur puis Horace sur sa piste pour la débusquer. Et je n’ai rien fait, je n’ai pas pensé à agir, parce qu’Horace la tenait en joue, parce qu’il la tenait contre lui, et parce qu’il s'est mis à l'escorter dehors. Et qu’à partir du moment où le canon de son arme la pointait, je ne pouvais passer à l'acte et la mettre en danger. Parce qu’avec toute l’affection qu’il pouvait lui porter, qu’est-ce qui aurait pu sérieusement l’empêcher de presser la détente ? Pas moi ; pas comme ça.

Je vais tuer Owen.

La sentence tombe, tandis que je me relève précipitamment. Puis je me stoppe, sous le regard curieux du Samouraï qui reprend :

Bah alors ? Tu te décourages ?

Non.

Non.

Bien sûr que non. C’est juste que c’est trop bête. C’est juste que ça nous avancera à rien. Ça ne sauvera pas Serena. Baissant les yeux vers l’escargophone que je tiens toujours en main, j’ai une pensée pour mon capitaine et ses plans fous. J’ai une pensée pour sa spontanéité et sa naïveté destructrice. Chaotique, même. J’ai besoin de lui, là. En fait, j’ai besoin d’être comme lui. Et tant pis pour le reste…

Je vais plutôt foncer dans le tas.

*

Je me rends.

Ma voix claire dénature l’endroit trop rustre et ma tenue contraste avec celle faites de fripes des occupants du navire. Une épaisse couche de crasse, mélange de bière, de rhum et de sang, recouvre le bois du navire de Flist… La poussière remonte sur mes bottes lourdes qui teintent lors de mes enjambées… J’ai à peine fait deux pas sur le pont de la lépreuse que déjà, les pirates sursautent et bondissent sur leurs armes. Toutes se pointent vers moi et on me hurle de m’arrêter, de ne plus approcher. Je suis pourtant là, bien enfoncée, en simple tenue de soldat de la marine qui assume ses couleurs, sans armes apparentes. Les mains bien en évidence, levées au-dessus de mes épaules, devant Horace Gibson qui se retourne pour me faire face.

Mais je veux d’abord voir Serena.

Entourée, braquée de tous les côtés. Il n’y a plus aucune issus possible pour moi. Je suis dans la gueule du loup et il n’entend pas que j’en sorte tout de suite. Mais mon exigence se pose et les rires se lèvent sur la Lépreuse. Les yeux rivés sur Horace Gibson, aussi sombre que sa réputation, aussi ténébreux que le décor qui nous entoure…

Les yeux rivés sur Horace Gibson qui me sourit.
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-Horace ?
-Mmh.
-Vous le saviez depuis le début, non ?
-Oui.
-C'est...
-Le morceau de verre avec lequel tu as écorché Charlie. Et le témoignage écrit de plusieurs hommes qui t'ont vue parler avec ta complice.
-Alors pourquoi ?
-Parce que rien ne m'y forçait.
-Et Flist ?
-Bah.
-... vous en avez bien égorgé d'autres, non ?
-Uniquement ceux sur lesquels j'ai voulu porter la main. Ou ceux sur lesquels j'étais obligé de le faire. Tiens.
-Oh. Le verre et le tabac du condamné ?
-Prend le plutôt comme celui de l'amitié.
-Drôle d'amitié.
-C'est la vie, qui est drôle. Santé.
-Oui... Santé, Horace.

* * *

-Ta complice s'est rendue.

La porte de ma cage grince. Une cage, plutôt qu'une cellule. Une geôle de bord, crade, puante, avec le pain fourré aux crottes de rats et la jarre d'eau tellement ébréchée qu'elle ne peut pas contenir plus d'un fond de liquide, perpétuellement croupi. Je crois pas vraiment au danger que je cours. Ma tête est vide, ma volonté, absente. En ce qui pourrait être mes dernières heures, je n'ai ni pensées métaphysiques profondes, ni peur surnaturelle, ni désir violent. La vérité, c'est que tout est trop ambiguë pour que j'y crois vraiment. Horace pourrait me poignarder dans le dos en me faisant sortir ; mais quand je passe devant lui, j'ai beau m'imaginer cette possibilité, je n'arrive pas à l'éprouver comme étant réelle. Pas plus que je ne perçois les vociférations des pirates de Flist comme autre chose qu'un mirage un peu désagréable. Tout me semble trop confus pour être sensible. Le jour où Julius avait menacé de me tuer si je ne lui résistais pas de toutes mes forces, la situation était claire, limpide. J'ai été poussée à dire ce qui se jouait au fond de mes entrailles, ce qui me poussait à me lever le matin : la vie, la vie, la vie, pour le frangin et pour moi, et parce que c'est comme ça.

Mais là, rien. Je suis de marbre, alors que tout parle de ma propre mise à mort, aussi sanglante et moche qu'il est possible. Un borgne pouilleux à tous les étages fait mine de se passer une corde autour du cou en me tirant la langue ; un autre trace un sillon invisible sur sa gorge avec son pouce ; un autre encore frappe de ses poings dans le vide, en braillant comme un boucher ivre. Mais rien. J'échange un regard avec Lilou.

-Tu l'as vue.

Il s'écarte. Les autres comprennent. Des canons béants se lèvent de toutes les poches. J'mire leurs gueules rondes, sans peur ni reproche. Je sens toujours pas le danger. Pourtant, il est là, rien peut me protéger. Même Lilou, aussi forte qu'elle est, elle peut pas être plus rapide que les balles, les balles qui attendent que l'accord d'Horace.

-Allez.

Mais une explosion terrible nous arrache le sol de sous les pieds. Quelques tirs partent, je sens comme des piqûres d'insecte, et la chaleur du sang contre mes épaules et mes flancs. Mais rien, je sens que c'est rien. Je ploie à peine sous les coups. J'ai le regard vif, les sens soudainement en alerte. Lilou est invisible. Ça fume, ça flambe, ça gueule. Et puis...

-Viens !

Des mains tièdes, pleines de suie attrapent les miennes. J'suis tirée hors du bordel, sous les cris et les hurlements des blessés. Andy se retourne, tire à bout portant sur un forban un peu trop réactif. Il tire de ses grandes sacoches un pot de verre fermé par du papier journal. Il le lance, un souffle terrible nous jette en avant. Son corps me protège de la chute, il se relève en m'entraînant à sa suite. Je me retourne pas, comme si j'avais peur d'être changée en statue de sel. J'ai des pensées à la con qui se bousculent, des souvenirs d'histoires, des bribes de citations, des trucs absurdes. J'accuse le changement de rythme, le retour à l'action après plus d'un mois à boire des canons plutôt qu'à y faire face. Mon entraînement de marine, mes réflexes de gamine des décharges, mon instinct de survie malgré tout reviennent en bloc, mais j'ai l'inertie acquise sur Jaya qui fait barrage. Alors je cours, mais sans voir vraiment tout ce qui se passe autour de moi.

Sans voir Andy touché à la jambe tomber, gémir, se relever, boiter, sourire, courir, larguer un autre molotov ; sans voir Lilou surgir des flammes, sans voir Horace lui barrer le passage en murmurant des mots doux à sa hallebarde. Avec plusieurs hommes derrière lui, lourdement armés et prêts à en découdre.

Je prends la fuite, à la dérobée.
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