Merci pour le coup de main, Lilou, vraiment. Maintenant, Owen et Andy sont persuadés que j'ai buté Mura' pendant une de ses embuscades ; j'leur ai gueulé que non, que je l'ai pas vu depuis plusieurs jours. D'aller se faire foutre, aussi, puis plein d'autres choses encore plus expéditives. Ils se sont accrochés. Je crois qu'ils tiennent à moi, tu sais, Lilou. Ouais. Tu m'as peut-être sauvé la vie en coinçant Murakami (il paraît qu'il va bien, et j'ose pas trop douter de ta parole), mais sous un autre rapport, tu m'as pas facilité la tâche. Moins les copains sont nombreux, plus ils se sentent menacés, et plus ça leur donne envie d'être enfin un peu actifs dans cette histoire. J'peux que les comprendre. C'est pas plaisant de se sentir marionnette entre les mains poisseuses du roi du spectacle.
Moi aussi, j'aimerais bien être un peu plus active ; comprendre ce qui se passe dans ma tête, déjà. Pourquoi est-ce que, même si les voir tous les jours me haïr un peu plus me fait mal, d'autant plus mal que j'fais ça pour eux, pourquoi est-ce que je continue à prendre mon rôle pour quelque chose de plus qu'un rôle. Pourquoi je m'en suis pas détachée, pourquoi est-ce que j'ai pas retrouvé un personnage vengeur, assassin, qui n'a en vue que la justice derrière ses oripeaux de rat des mers.
Mais au fond, j'sais pourquoi. C'est parce que cette Serena là, c'est un mirage, un effet secondaire de la gnôle et du soleil. Elle a jamais existé, et c'est que quand on se rapproche d'elle qu'elle se dissipe en laissant la place au désert. Jamais j'aurais pu prévoir que ma réaction, ça serait autre chose que la haine. Il a fallu que je vois pour le croire, et même pour l'imaginer.
Je déteste pas Horace, Lilou ; j'crois même que j'ai rien contre les moments que tu m'obliges à passer avec lui. C'est pour ça que j'suis le désert, une coquille vide, sans sentiments ; j'ai pas envie de penser au moment où j'risquerais de mal vivre sa mort, qu'est programmée. Dont j'suis l'artisane au même titre que toi, avec mention fourberie, mais sans l'option hypocrisie, j'en ai peur. J'éprouve rien par peur d'avoir à éprouver quelque chose. J'fais juste les choses, passive, soumise, comme une voile de bateau qui se creuse au gré du vent. Et mine de rien, c'est moi qui fait avancer l'esquif, notre mission. J'ai que ça en tête, cette image et ce but. Ça me tient debout.
Merci, la marine. Même si c'est un peu plus dur que d'habitude, de suivre le tuteur. Et que j'dois mettre toute ma volonté pour pas l'envoyer voler en étalant mes branches de tous les côtés, des tas de greffes et de gourmands qui donnent pas de fruits, mais juste l'illusion d'être libre.
-C'est toi. J'suis devant sa porte. Son ton est toujours aussi lourd, froid, métallique. Mais toujours aussi avec la même nuance de plaisir tout au fond de la gorge, bien cachée. Son regard est dur, bien noir comme ça va bien pour jouer les forbans sérieux. Il s'efface. J'entre.
-Tu sais qu'on veut me tuer ? -Tout le monde le sait.Lilou qui s'esquinte à faire courir cette rumeur, j'me demande pourquoi. P'têtre une stratégie pour faire paniquer l'entourage (j'doute qu'Horace puisse vraiment se mettre à flipper), le pousser à laisser une ouverture. Ça lui suffirait, pouvoir se retrouver seule à seule avec Horace sans crainte d'être dérangée. Sa force, j'serais pas étonnée de penser qu'elle gravite autour de celle du commodore. Voir plus. Vu comment les autres, ça a été facile pour elle, j'doute pas de sa victoire face à un eunuque. Même de ce calibre...
-Tu sais que je pourrais te soupçonner ? -Vous l'avez déjà fait. -C'est vrai. Il sourit. J'devrais être stressée, je le suis pas. Les réponses, elles sortent presque avec une espèce de lassitude, celle de la fille qui sait très bien qu'elle ne peut rien prouver. Horace, il le sait aussi. Il pourrait chasser le doute et me balancer par la fenêtre avec deux pruneaux à ma suite. Mais en vrai, il a pas du tout envie de se priver de la compagnie que je représente quand même malgré tout. Même si ça lui arracherait la gueule de le dire. Il a raison d'me soupçonner, c'est clair ; mais j'lui suis devenue un peu indispensable. Je crois. J'espère.
-J'aurais pu tuer n'importe lequel de mes hommes. Ça aurait quand même dissuadé le vrai responsable. Et puis, vous êtes tous des suspects.Il est plus froid et plus songeur que d'habitude aujourd'hui, mais j'ai fini par comprendre qu'il avait ses phases. Je prends une chaise. Je me roule une clope.
-Prend plutôt ça. Il me tend sa blague. Je la prends ; et quand je l'ouvre, j'dois dire que j'suis presque étourdie par le parfum qui s'en dégage. Son tabac, il sent les fleurs séchés plus que dans un atelier d'Orange. Une bonne odeur de lavande, de champs brûlés en plein midi, une odeur qu'a rien à foutre sur Jaya. J'souris sans faire attention. Une étincelle dans l'œil d'Horace.
-Qu'est-ce que ça te rappelle ? -De bons souvenirs. C'était bien, cette garnison quand j'y pense. On était des formateurs, on s'occupait des nouvelles recrues sans trop les brusquer non plus. Une petite île tranquille, des parfums de fruits et de fleurs, des gens qui kiffaient pas trop notre présence, mais qui l'acceptaient parce que c'était comme ça. Si seulement le supérieur avait pas été un gros con... si seulement... peut-être que j'y serais encore et que j'y aurais refait ma vie. Ouais. J'y pense encore.
-Raconte moi. Je transforme à peine. Au lieu de parler de garnison, j'ai qu'à parler d'un passé fictif où je travaillais dans une ferme d'Orange pour gagner ma croûte, avec un chef un peu con au-dessus de moi. C'est la même chose, au fond, le même type de destins. Horace s'abandonne un peu, je le vois. Et quand je m'arrête, il dit rien. Il se retourne, et sort son éternel service à whisky. Je prends mes aises. Je finis de rouler, j'allume ma clope qu'a une odeur mille fois plus saine que d'habitude. Ma première clope qui sent le bonheur, il a fallu que je l'allume dans l'antichambre du chaos et de la perdition.
Ironie de la Fortune.
-Tôt ou tard, il faudra bien faire quelque chose. Sinon, Flist prendra ma tête.-Quand je pense que vous avez réussi à lui rester fidèle après...Il me jette un regard noir, un regard qui m'aurait liquéfiée sur place les premiers jours. Mais j'ai appris à le connaître. Très vite, je me tais et il lâche du leste. Un drôle de rictus – sa façon de sourire la plus courante – tord son visage dans le sens de la longueur. Il fume, lui aussi.
-Moi aussi, j'ai vécu dans un village comme celui dont tu parles. Je dresse l'oreille. J'ai autant de facilité à imaginer Horace vivre une vie de fermier peinard dans son bled que de difficultés à visualiser Wallace danser avec une bourgeoise un peu snob.
-Vous y êtes né ? -Je suis né à Jaya. Mais j'ai voulu prendre ma retraite à vingt ans. Il me sert un verre de mon whisky préféré (j'suis devenue calée, faut croire). Et il me raconte tout, en peu de mots. Il parle toujours avec presque rien, des mots qui s'enchaînent bien, mais lourds, chargés, rocailleux. Son dégoût pour tout, à commencer pour les mœurs de Jaya ; son engagement presque malgré lui chez Flist, pour survivre et parce qu'il avait eu un bon maître d'armes ; son cynisme devenu violence, sa violence devenu verbe rare, son verbe rare devenu aura de leader de l'ombre. Et puis, son désir d'être autre chose ; accompli pendant quelques années, jusqu'à ce qu'un autre lieutenant de Flist le rattrape, et lui fasse payer sa trahison... en le ramenant tout de même, parce qu'il était bien utile, l'Horace.
-Vous avez jamais eu envie de vous tirer une balle, après ça ? -J'ai jamais cru que ça soit mieux ailleurs.* * *
La chandelle vacille sur le comptoir poisseux. Elle éclaire mal les deux visages, le rouge et le blanc. Mais ses ombres se perdent assez pour révéler de part et d'autre la colère et la peur.
-Mec, on peut pas la laisser faire ça ! C'est de la putain de trahison, voilà ce que c'est ! -Y'a rien à faire. On y comprend déjà rien. -Y'a rien à comprendre. C'est une harpie, si ça se trouve, c'est elle qui a balancé Juha pour sauver sa peau ! -Je crois p... -Peut-être même bien que c'était elle, la vraie cible d'Horace ! Et maintenant qu'elle se sent bien menacée, elle coupe avec nous pour aller fricoter avec lui ! Devenir sa pute pour sauver sa vie, oui, voilà ! Tu le vois pas, maintenant ? C'est clair ! De l'eau de roche ! -Tu... -Elle doit pas être seule... il doit pouvoir y avoir des indices... -Tu trouveras que dalle, tu le sais très bien. C'est pas la raison. T'es con quand tu parles de vengeance. -Si je trouve pas... je fabriquerais. -Hein ? Mais... reviens, Owen ! Putain... Une porte se claque. Et les regards préfèrent se concentrer sur le geste que sur les deux yeux fatigués d'ennui qui n'ont rien perdu de la scène.