Un dossier sous le bras, l'œil las, le chapeau bien vissé sur le crâne, il défile sombrement dans les couloirs du QG. Béton, éclairage glauque, sous-sol, béton. Ses souliers claquent, son visage ne bronche, son regard est droit, inflexible. Edwin Morneplume, le costume noir, la barbe taillée, une mine cernée et triste, comme à son habitude. Il débouche dans une pièce sombre, classique salle d'interrogatoire munie d'une vitre teintée donnant sur une petite pièce où est assis et menotté un homme. Quelques chaises occupées par des agents de garnison, une table inondée de paperasse et d'un escargophone, un cendrier plein, une machine à écrire; la panoplie parfaite des responsables de l'interrogation. Une interrogation qui dure, constate le Sergent d'Élite, à la vue de la montagne de mégots qui gisent dans le cendrier. Les claquements rythmés de la dactylo lui répondent lorsqu'il passe la porte. Perdu dans un nuage de fumée de cigarette, les hommes se lèvent brusquement, une fois qu'Edwin a émis un toussotement sonore pour s'annoncer, raclement de chaises contre le béton, papiers qu'on froisse.
Repos.
Sergent Morneplume…
Depuis combien de temps mijote-t-il?
Assez longtemps.
Vous l'avez interrogé?
Euhm… eh ben… on s'apprêtait à le faire…
Ne tentez pas d'occulter votre laxisme à mes yeux, soldats. Je m'occuperai de notre invité.
D'ailleurs, parlant d'invité, l'homme… euh… bah… l'homme-poi… euh… le soldat que vous vouliez à vos côtés durant l'interrogatoire est déjà là.
Le jeunot pointe le coin de la pièce, Morneplume détaille derrière la fumée une silhouette. C'est tout ce qu'il lui faut, son homme est là. Il tire le dossier qu'il avait sous le bras, puis l'ouvre un instant, comme pour se rappeler de quelque chose qu'il croit oublier. Ah. Voilà, quatrième ligne des appuies à l'interrogation : Craig Kamina.
Dites lui d'attendre. Je vais y aller seul, d'abord.
Évidemment Sergent.
Edwin pousse la lourde porte de fer donnant sur la pièce annexe. Là où est entravé leur prisonnier. Là où une chaise l'attend justement, en face de celui qui s'est dégoté la malchance de l'avoir comme tortionnaire. Ses yeux d'acier, vides et dénués de scrupules, toisent l'homme-poisson dont la tête se relève péniblement à l'entente des pas du Sergent.
Bonjour, Tark Kamina.
***
Un squat au nord de la ville. Probablement une fumerie regorgeant de drogués. C'est là qu'on m'a indiqué qu'il se terrait. Il pense probablement que les autorités ne penseraient pas à chercher si profondément…
Il pense presque à rajouter "dans la fange et la corruption", mais mieux vaut ne pas tourner le fer dans la plaie du maigrelet tremblotant qui, appuyé sur une large table où Edwin a déroulé une carte, écoute avec un air venimeux. Ce pauvre officier ne pouvant rien jouer face à la criminalité inhérente à son île. Il relève les yeux, souffle une bouffée de cigarette, puis lisse sa tentative de moustache en s'adossant au dos de son fauteuil. Bureau d'officier, fenêtre, journée pluvieuse, armoires débordantes d'archives et de paperasse. Sous-lieutenant Alec Kaloupalekis, probablement le seul rat de bureau assez stupide pour étudier le mécanisme d'un piège à rat plutôt que d'en subtiliser le fromage.
Ses yeux se plissent, il crache une nouvelle bouffée de fumée, puis se décide à parler.
Qui est ce "on", Sergent d'Élite Morneplume? J'apprécierais connaître la source de vos… informations.
Là sont les avantages, selon Edwin, d'avoir déjà côtoyé le Mal durant sa jeunesse. Lui-même contrebandier au profit des Sept Familles durant sa jeunesse, il s'est fait de nombreux contacts dans le milieu criminel de North Blue, contacts dont il est loin d'être fier et dont il n'hésiterait probablement pas à se débarrasser dans l'avenir. Toutefois, Morneplume ne peut nier leur utilité lorsqu'il est question de plonger plus profondément dans le Mal qui ronge la mer du nord.
Ce "on" se nomme Antoine Ilkovitch, c'est un docker qui graisse la patte à de nombreux navires marchands pour détourner des quantités moyennes d'alcool au profit d'une taverne qu'il tient avec son frère près du centre-ville. Son établissement est un lieu de visite des réguliers de la mafia, rien de plus facile que de s'asseoir un moment pour en apprendre sur tout et n'importe quoi. Il se doutait déjà de ce que je cherchais lorsqu'il m'a aperçu.
Vous êtes en train de me dire que vous avez soutiré de l'information à un criminel, Morneplume?
Son ton se fait acerbe, agressé et agressant, il écrase sa cigarette dans un cendrier et se penche vers Edwin qui, de l'autre côté de la table, ne bronche absolument pas. Non. Il se penche à son tour, à vrai dire, il se penche et il poignarde Kaloupalekis de ses yeux froids. Le Sous-lieutenant déglutit, malgré lui.
C'est exactement le cas, Sous-lieutenant.
Intimidé, le rat de bibliothèque se lève, replaçant machinalement sa casquette avec nervosité.
Eh bien… vous n'avez pas le droit! Selon l'article numér…
L'instant d'après, la main d'Edwin se pose sur son épaule, poigne d'ogre menaçant de briser un simple oisillon. Kaloupalekis baisse les yeux sur ces cinq phalanges destructrices, interrompant sa tirade, puis relève les yeux vers un Morneplume tout à fait serein. Il a chaud, soudainement. Edwin, lui, improvise un minime sourire, une commissure des lèvres qui se soulève, subtile, hypocrite.
Je peux vous assurer qu'en tant que membre de la Marine d'Élite, je suis dans mon plein droit, Sous-lieutenant Kaloupalekis.
Il retire sa main, l'officier se remet à respirer. Edwin se détourne, rajustant son haut-de-forme, et se dirige vers la porte. Avant de passer la porte, alors que Kaloupalekis s'écrase dans son fauteuil en essuyant la sueur qui lui couvre le front, il s'arrête.
Vous avez un homme en garnison que j'aimerais beaucoup avoir à mes côtés pour cette intervention, Sous-lieutenant.
Son frère Craig.
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Les deux traîtres.
Lieutenant Kamina ? Le sergent Morneplume demande votre assistance dans... hum... une intervention en ville... visant à appréhender un suspect... hum... particulier.
Mon assistance ?
C'est une situation... particulière.
J'étais dans votre paperasse particulière, si vous voyez ce que je veux dire.
Laissez tomber pour l'instant.
Mes nerfs sont des cordes de pianos hypertendues, qui vibrent au son de la convocation. Être demandé par l'espèce de majordome des enfers, là, ça augure putain de rien de bon. C'est même pas une intuition. Juste la pensée qui enfile ses moufles pour éviter les engelures. Ouais, ce type est trop froid pour moi. Ma motivation en est toute enrhumée.
Mouais. J'arrive. Il m'attend ? Je serai seul avec lui ?
Je ne sais pas. Je ne vous le souhaite pas, sincérement.
J'apprécie l'intention.
Morneplume a pas seulement un balai dans l'cul : je parie qu'il a aussi un matelot de corvée fourni avec. C'est un homme qu'en est pas vraiment un, autant rigide et toxique qu'un bloc de plomb. Auquel on aurait fait enfiler un costard qui n'a que trop squatté la laverie. Impeccable sur lui, souillé dans l'âme. J'ai vite fait entendu parler de cet enfoiré, qui s'embarrasse pas de nuances ni même de couleurs. Un blanchisseur. Même le rouge se nettoie.
C'est tout ce que je sais. Les esgourdes portées aux rumeurs, j'ai composé ce portrait grossier à partir du ramassage de ragots, seule distraction offerte les jours pluvieux dans cette base miteuse. Et pour une fois qu'ils me concernaient pas, j'ai tout écouté, tout compris, tout intégré. Et pourvu qu'ils mentent. Oh ouais, pourvu qu'ils mentent.
Ah. J'avais aussi zyeuté son dossier, par curiosité baladeuse. Et j'préfère encore prêter foi aux commérages plutôt qu'à ce tissu d'éloges crasseuses écrites par des mains sales.
Mon fessier, alourdi. Paresse, anxiété, légère dépression qui plane dans l'air saturé d'automne. J'le sens pas, ce glacial fonctionnaire. J'me méfie des humains. J'me méfie encore davantage des machines ! Mon dos, sorti de sa léthargie, cale une seconde en se décollant du dossier d'mon fauteuil. Puis c'est au tour de l'esprit de se détacher de la paperasse. Puis d'un seul coup, me voici debout.
J'y vais.
Et j'y vais. Pour me rassurer, la douce voix intérieure me dit qu'ce n'est qu'un mauvais moment à passer. Mais j'suis pas dupe. L'agacement grogne sous le relativisme. Prêt à mordre dans mon coeur. J'me contente, comme toujours, de laisser macérer la peste en moi. Sans la cracher partout. Histoire de pas contaminer l'ambiance...
Le pas lent, nonchalant, hésitant, les yeux toujours tourné à l'intérieur, à scruter mon p'tit esprit, j'adresse pas un seul regard au troufion. Kaloupalekis. Aucune animosité, pas même de prises de tête ! Si ce n'est son nom à la phonétique sadique, il est quelqu'un de bien. Il partage ses papelards chéris avec moi, ça m'occupe, ça donne une raison d'être à mes dix doigts tandis que l'esprit vagabonde encore dans l'été.
Mais là, j'préfère fixer les murs du long couloir. Tout ce papier qui défile autour de moi, cette paperasse qui bariole les parois, camoufle le néant qui régit cette pauvre base envahie par l'impuissance et le j'm'enfoutisme. Il m'a suffit d'une semaine d'affectation pour adopter leur triste résolution. Petit nid de mouettes au milieu d'un ciel gris gouverné par les vautours. V'là ce qu'est Manshon : la véritable capitale du crime. En comparaison, Las Camp n'était qu'une cour de récré bondée de gamins attardés. Fascinant et déprimant à la fois. Jaillir d'un été souriant plein de jolies rencontres qui m'aida à faire le deuil de ma vie passé, pour replonger subitement dans le morne automne d'une cité cimentée que la justice a depuis longtemps déserté, ça...
Me fout une claque. Besoin de blabla. Mon esprit est sous l'averse lui aussi.
"Situation particulière", "suspect particulier". J'ai le droit d'en savoir plus, Kalou ?
Oh, bien sûr... Je ne savais pas comment vous l'annoncer. Voyez vous, grâce aux contacts du sergent Morneplume, nous sommes sur une piste très sérieuse qui nous permettrait de remonter à la planque actuelle du révolutionnaire Tark Kamina.
Et l'annonce s'abat comme un coup de tonnerre.
Tark ? Localisé ?
C'est ici, lieutenant. Suivez moi...
Il me grille la priorité, s'engouffre avant moi dans une pièce minimaliste. Bureau, chaise, deux portes. Mon coeur, soudain pris de claustrophobie, cogne à l'intérieur de ma cage thoracique comme s'il tentait de s'en échapper. Pourtant, impossible de causer plus, mon palais s'assèche. C'est un coup de poignard si brusque, qui me déchire les tripes sans que j'en perçoive encore bien la douleur, putain. Et les jurons perlent sur le bout d'ma langue sans parvenir à couler.
Moi, perché dans le déni. J'aimerais distinguer le bluff et la perversité dans son tour.
C'est un test. Sûr. Ça serait bien du calibre de Morneplume, ça, tiens, ces piques acides qui jaugent la résistance du mental de ses condisciples de la régulière. Hein ? Tester voir si la fidélité à l'ordre des petits soldats de la marine n'était pas entaché par un... puéril... attachement à la famille...
C'est son genre. Un canular qui prend la température de ma détermination. Tu es grillé, Plume.
Kaloupalekis referme derrière moi, offrant un hochement de tête complaisant à Morneplume, et un haussement d'épaules désolé au petit frère Kamina. J'adresse à l'aride fonctionnaire un regard empli de questions.
Rien ne sort.
Sergent Morneplume. Vous avez besoin de moi.
Finalement, la langue se fait fourchue. Pas piquante, juste fourchue.
C'est un genre de contrôle ? Vous faites le coup à tout ceux qui, vous comprenez... ont de la famille à l'autre bord ?
Conneries. J'me mens. Non. C'est sérieux. C'est cruellement réel. Tark traqué, Tark en danger, Tark l'incisif qui devra mordre dans une statue de glace pour s'en sortir. Pourquoi moi ?
Mon assistance ?
C'est une situation... particulière.
J'étais dans votre paperasse particulière, si vous voyez ce que je veux dire.
Laissez tomber pour l'instant.
Mes nerfs sont des cordes de pianos hypertendues, qui vibrent au son de la convocation. Être demandé par l'espèce de majordome des enfers, là, ça augure putain de rien de bon. C'est même pas une intuition. Juste la pensée qui enfile ses moufles pour éviter les engelures. Ouais, ce type est trop froid pour moi. Ma motivation en est toute enrhumée.
Mouais. J'arrive. Il m'attend ? Je serai seul avec lui ?
Je ne sais pas. Je ne vous le souhaite pas, sincérement.
J'apprécie l'intention.
Morneplume a pas seulement un balai dans l'cul : je parie qu'il a aussi un matelot de corvée fourni avec. C'est un homme qu'en est pas vraiment un, autant rigide et toxique qu'un bloc de plomb. Auquel on aurait fait enfiler un costard qui n'a que trop squatté la laverie. Impeccable sur lui, souillé dans l'âme. J'ai vite fait entendu parler de cet enfoiré, qui s'embarrasse pas de nuances ni même de couleurs. Un blanchisseur. Même le rouge se nettoie.
C'est tout ce que je sais. Les esgourdes portées aux rumeurs, j'ai composé ce portrait grossier à partir du ramassage de ragots, seule distraction offerte les jours pluvieux dans cette base miteuse. Et pour une fois qu'ils me concernaient pas, j'ai tout écouté, tout compris, tout intégré. Et pourvu qu'ils mentent. Oh ouais, pourvu qu'ils mentent.
Ah. J'avais aussi zyeuté son dossier, par curiosité baladeuse. Et j'préfère encore prêter foi aux commérages plutôt qu'à ce tissu d'éloges crasseuses écrites par des mains sales.
Mon fessier, alourdi. Paresse, anxiété, légère dépression qui plane dans l'air saturé d'automne. J'le sens pas, ce glacial fonctionnaire. J'me méfie des humains. J'me méfie encore davantage des machines ! Mon dos, sorti de sa léthargie, cale une seconde en se décollant du dossier d'mon fauteuil. Puis c'est au tour de l'esprit de se détacher de la paperasse. Puis d'un seul coup, me voici debout.
J'y vais.
Et j'y vais. Pour me rassurer, la douce voix intérieure me dit qu'ce n'est qu'un mauvais moment à passer. Mais j'suis pas dupe. L'agacement grogne sous le relativisme. Prêt à mordre dans mon coeur. J'me contente, comme toujours, de laisser macérer la peste en moi. Sans la cracher partout. Histoire de pas contaminer l'ambiance...
Le pas lent, nonchalant, hésitant, les yeux toujours tourné à l'intérieur, à scruter mon p'tit esprit, j'adresse pas un seul regard au troufion. Kaloupalekis. Aucune animosité, pas même de prises de tête ! Si ce n'est son nom à la phonétique sadique, il est quelqu'un de bien. Il partage ses papelards chéris avec moi, ça m'occupe, ça donne une raison d'être à mes dix doigts tandis que l'esprit vagabonde encore dans l'été.
Mais là, j'préfère fixer les murs du long couloir. Tout ce papier qui défile autour de moi, cette paperasse qui bariole les parois, camoufle le néant qui régit cette pauvre base envahie par l'impuissance et le j'm'enfoutisme. Il m'a suffit d'une semaine d'affectation pour adopter leur triste résolution. Petit nid de mouettes au milieu d'un ciel gris gouverné par les vautours. V'là ce qu'est Manshon : la véritable capitale du crime. En comparaison, Las Camp n'était qu'une cour de récré bondée de gamins attardés. Fascinant et déprimant à la fois. Jaillir d'un été souriant plein de jolies rencontres qui m'aida à faire le deuil de ma vie passé, pour replonger subitement dans le morne automne d'une cité cimentée que la justice a depuis longtemps déserté, ça...
Me fout une claque. Besoin de blabla. Mon esprit est sous l'averse lui aussi.
"Situation particulière", "suspect particulier". J'ai le droit d'en savoir plus, Kalou ?
Oh, bien sûr... Je ne savais pas comment vous l'annoncer. Voyez vous, grâce aux contacts du sergent Morneplume, nous sommes sur une piste très sérieuse qui nous permettrait de remonter à la planque actuelle du révolutionnaire Tark Kamina.
Et l'annonce s'abat comme un coup de tonnerre.
Tark ? Localisé ?
C'est ici, lieutenant. Suivez moi...
Il me grille la priorité, s'engouffre avant moi dans une pièce minimaliste. Bureau, chaise, deux portes. Mon coeur, soudain pris de claustrophobie, cogne à l'intérieur de ma cage thoracique comme s'il tentait de s'en échapper. Pourtant, impossible de causer plus, mon palais s'assèche. C'est un coup de poignard si brusque, qui me déchire les tripes sans que j'en perçoive encore bien la douleur, putain. Et les jurons perlent sur le bout d'ma langue sans parvenir à couler.
Moi, perché dans le déni. J'aimerais distinguer le bluff et la perversité dans son tour.
C'est un test. Sûr. Ça serait bien du calibre de Morneplume, ça, tiens, ces piques acides qui jaugent la résistance du mental de ses condisciples de la régulière. Hein ? Tester voir si la fidélité à l'ordre des petits soldats de la marine n'était pas entaché par un... puéril... attachement à la famille...
C'est son genre. Un canular qui prend la température de ma détermination. Tu es grillé, Plume.
Kaloupalekis referme derrière moi, offrant un hochement de tête complaisant à Morneplume, et un haussement d'épaules désolé au petit frère Kamina. J'adresse à l'aride fonctionnaire un regard empli de questions.
Rien ne sort.
Sergent Morneplume. Vous avez besoin de moi.
Finalement, la langue se fait fourchue. Pas piquante, juste fourchue.
C'est un genre de contrôle ? Vous faites le coup à tout ceux qui, vous comprenez... ont de la famille à l'autre bord ?
Conneries. J'me mens. Non. C'est sérieux. C'est cruellement réel. Tark traqué, Tark en danger, Tark l'incisif qui devra mordre dans une statue de glace pour s'en sortir. Pourquoi moi ?
C'est exactement le cas, Kamina.
Son chapeau est sur la table. Son regard, lui, est sur les nuages gris de l'extérieur, journée à l'honneur du nom d'Edwin; morne. La pluie crève l'ambiance lourde de par son léger clapotis contre la fenêtre à carreaux. Le Sergent se retourne, inflexible regard qu'il rend à Kamina, satisfait de la pique du subordonnée. Un homme de la régulière, peut-être, mais il reconnait un très rebelle et malin chez le dernier des Kamina. Il a lu le dossier, un cruel businessman paternel, un frère révolutionnaire, la graine des Ténèbres est bien implantée dans cette famille sous-marine, croit Edwin.
Il veut tester le soldat, savoir à quel point il sait se donner à la Justice.
Je veux que vous m'accompagniez et que vous m'aidiez à prendre par surprise votre frère, Kamina. Inutile de vous cacher que l'influence de vous savoir à ses trousses sera un atout important dans la capture de Tark. Les liens familiaux sont une variable à ne pas sous-estimer.
Il s'approche de la table, ne quittant pas Kamina du regard, tentant de le broyer de son regard effilé. Médecin de formation, a-t-il entendu dire. Médecin de formation, mais révolté de nature. Il ne serait même pas étonné de découvrir un objecteur de conscience chez ce requin qui semble se décomposer petit-à-petit en assimilant un peu mieux sa mission. Ici, il n'est qu'un homme de dossier, un collecteur de paperasse qui se laisse engluer dans la routine pessimiste des hommes de Manshon. Toutefois, il y a moyen d'en faire quelque chose de mieux. Le Mal règne ici, inhérent, inextricable, il est l'Hydre à qui on a déjà trop coupé de tête. Un jour, Edwin trouvera moyen de nettoyer cette île de la crasse qui la souille, mais il a d'autres chats à fouetter pour l'instant, Elsa l'envoie ici pour Tark avant tout. Autant cherche-t-il à éradiquer le Mal en Kamina, autant croit-il pouvoir tirer l'homme-poisson de sous l'égide laxiste et libérale de Kaloupalekis. Un pas dans l'Élite est un pas qui mène vers le Bien, peut-être Morneplume peut-il placer ce profane sur le chemin de la lumière.
Vous comprendrez que vous n'êtes pas en mesure de refuser, Kamina. J'ai d'ailleurs déjà localisé votre "frangin", il se trouve dans une fumerie du nord de la ville.
Un long doigt noueux pointe une croix rouge sur la carte de la ville. Trois pairs d'yeux s'y attachent. Edwin remet son chapeau, l'air indéchiffrable. Kaloupalekis s'allume une énième cigarette, puis soupire. Edwin fouille sous sa veste, puis en tire un pistolet à silex dont il tend la crosse à Kamina.
J'apprécierais que l'on se mette en route relativement bientôt, Kamina. Si vous n'avez pas d'autres questions de type "frustration personnelle passagère", une voiture nous attend à l'extérieur du QG. N'est-ce pas, Kaloupalekis?
Euh… oui, oui, évidemment.
Il se tient bien plus à carreau, le Sous-lieutenant, désormais. Comme à un chien à qui on a expliqué qui était le véritable maître des lieux, Morneplume a su prouver qu'il était meilleur et plus assuré que Kaloupalekis… en plus d'être extrêmement convainquant sur ses façons d'agir. La doctrine Morneplume n'implique pas d'être agréable, mais plutôt efficace.
Mon silence rompt la conversation, et l'affreux en costard n'insiste pas. Son bavassage s'est répandu en moi comme un acide. Qu'accélère la dégradation d'ma contenance. Kaloupalekis, penaud, le regard rivé sur ses bottes cirées et peinant à s'en décrocher, tire une croix provisoire sur sa fierté pour s'improviser portier. Naturellement, le morne mène la marche funèbre. J'le suis d'assez loin pour n'pas avoir à subir son odeur de tabac aromatisé au vieux lin. Et en passant devant Kalou, j'opte pour un dernier essai, en un catimini quasi honteux :
C'est un test ? C'est pas vraiment vrai ?
Un instant d'hébétement, de son côté comme du mien. Mais le sous-lieutenant se reprend plus rapidement que moi, et s'emploie à brûler mes derniers espoirs.
Aucunement, lieutenant.
Lui aussi a paumé son vocabulaire, mais pas pour la même raison qu'moi. Il a suffit à Plume d'une poignée de minutes pour attiser une colère qu'avait pas consumé mon âme depuis très très longtemps. J'me sens enfin dans l'air de la réalité : moi pister Tark. Sous l'étroite supervision -et surveillance, ça va d'soi- d'un fumier qui n'a qu'une roche refroidie logée entre ses côtes. Pas une once d'empathie, pas un soupçon de diplomatie, il a même pas tenté d'm'incliner la tête pour qu'j'avale mieux l'amère pilule. Tout ce qui m'prouve qu'il est humain, c'est ces clopes qu'il enchaîne comme pour enfumer ses sentiments survivants. J'l'empêcherai pas de les achever. Son cynisme, il se le garde.
Et l'frangin devrait se retrouver entre les paluches rocailleuses de ÇA ?
Devant l'entrée stationne une voiture, son pilote et deux canassons noirs comme l'âme qui m'accompagne. La météo elle-même ne semble pas prête à m'épargner ses caprices, et le ciel chiale toujours abondamment. Les caniveaux accueillent des torrents qui charrient des amas de débris. Une exacte métaphore d'mon état d'âme, emportée par un courant d'idées sombres où flottent quelques lointaines images de Tark. Et des sons, des paroles, des discours et des remontrances. Sacré Tark. Même pas encore en sa présence physique qu'il flagelle déjà ma culpabilité. Pardonne moi, frangin. Moi aussi, j'sais m'y prendre en avance...
Deux places à l'arrière du cocher. Partager le banc avec l'exécuteur raffiné me froisse un peu davantage la susceptibilité. J'fais sans mots ma mauvaise tête, râlant autant que les canassons fouettés par leur strict maître.
Au trot. Les chevaux hennissent. Le cocher aussi.
Direction la fumerie Savanas...
Ce cocher est un autre homme de cire, paré d'son sourire factice et balayant la rue inondée de ses deux mirettes vides.
J'ferai aussi vite que j'pourrai, hein.
Un genre de Morneplume, sans l'intellect vicieux, et la déprime saisie par ses gestes mous et saccadés. J'craignais qu'Manshon puisse me transformer en une référence du genre, mais ce souci s'évapore sous le feu de l'irritation. Menace d'éclater en moi à tout moment une vorace révolution. J'la sens déjà bien rogner sur mon capital courage. C'est un filon, le courage, qui s'renouvelle régulièrement mais qu'il faut exploiter avec parcimonie pour éviter la tuile aux pires moments. Pendant l'été, j'ai grillé tout mon capital. Et de retour à la besogne, me v'là vide au moment qui demanderait le plus de fougue : affronter Tark, affronter son regard, ses mots, ses pensées, ses convictions, ses sentiments, sa rage, sa déception, affronter Tark !
MERDE ! On me demande de fouiner en moi chercher la volonté d'livrer TARK, le même sang que moi en plus pur, à monsieur Morne. Qu'est-ce qu'il lui fera, une fois en sa possession ? T'y as pensé, à ça ? Non, tu penses à rien. Tu t'es blousé toi-même, ce coup-ci.
J'me disais bien. Que ça risquait d'arriver un jour. J'me disais, "je saurais quoi faire si ça arrive". "J'prendrai la bonne décision". "Le frangin passe avant tout". Mais coincé aux côtés de Plume, j'pénètre dans une impasse. J'me masse les tempes, la bouche soudée. Les yeux grands ouverts, chutant dans l'fond du chariot, comme si la solution s'y trouvait.
Pendant que je la surveillais pas, ma palme s'est faufilée d'elle-même dans ma poche intérieure pour partir se crisper autour de la crosse du flingue qu'Il m'a donné. Un frisson me court dans l'échine. A quoi j'pouvais bien penser pour que mes doigts partent se balader par là sans me demander mon avis, putain ?
Hmmf. Pourquoi vous m'avez donné ça ?
C'est toujours utile quand on va dans des endroits sombres.
Notre conducteur, dont la grisaille semble pas avoir ternit la curiosité, a prêté une oreille distraire au commentaire. P'tet qu'il crèverait d'envie de servir à autre chose qu'à maltraiter des canassons, qui sait.
J'ai chaud. J'ai froid. J'sais pas bien où j'en suis. J'me sens instable, une gâchette de fusil enrayé. Doute de moi, doute de lui, doute de Tark. Mes doigts pianotent sur mes cuisses, histoire de les tenir à carreaux. J'détourne les mirettes du devant pour les tremper dans les ruisseaux qui sillonnent les côtés, comme pour y noyer les idées malformées qui naissent de l'union du doute et du stress.
J'épluche mentalement la paperasse que j'ai lâchement abandonné. Pour focaliser mes nerfs sur du moins fou.
La voix du sale col m'éclabousse.
Détendez vous, Kamina. Il s'agit d'un suspect comme tant d'autres.
Qu'il me crache au museau. Qu'il lise sur mon corps mais qu'le sien m'reste intraduisible, ça m'comprime les tripes.
Si on vous demandait de jeter votre mère à Impel Down, vous le feriez, c'est ça ?
A moins que sa daronne soit déjà morte. Couver un môme aussi froid, c'est un coup à mourir d'hypothermie.
C'est un test ? C'est pas vraiment vrai ?
Un instant d'hébétement, de son côté comme du mien. Mais le sous-lieutenant se reprend plus rapidement que moi, et s'emploie à brûler mes derniers espoirs.
Aucunement, lieutenant.
Lui aussi a paumé son vocabulaire, mais pas pour la même raison qu'moi. Il a suffit à Plume d'une poignée de minutes pour attiser une colère qu'avait pas consumé mon âme depuis très très longtemps. J'me sens enfin dans l'air de la réalité : moi pister Tark. Sous l'étroite supervision -et surveillance, ça va d'soi- d'un fumier qui n'a qu'une roche refroidie logée entre ses côtes. Pas une once d'empathie, pas un soupçon de diplomatie, il a même pas tenté d'm'incliner la tête pour qu'j'avale mieux l'amère pilule. Tout ce qui m'prouve qu'il est humain, c'est ces clopes qu'il enchaîne comme pour enfumer ses sentiments survivants. J'l'empêcherai pas de les achever. Son cynisme, il se le garde.
Et l'frangin devrait se retrouver entre les paluches rocailleuses de ÇA ?
Devant l'entrée stationne une voiture, son pilote et deux canassons noirs comme l'âme qui m'accompagne. La météo elle-même ne semble pas prête à m'épargner ses caprices, et le ciel chiale toujours abondamment. Les caniveaux accueillent des torrents qui charrient des amas de débris. Une exacte métaphore d'mon état d'âme, emportée par un courant d'idées sombres où flottent quelques lointaines images de Tark. Et des sons, des paroles, des discours et des remontrances. Sacré Tark. Même pas encore en sa présence physique qu'il flagelle déjà ma culpabilité. Pardonne moi, frangin. Moi aussi, j'sais m'y prendre en avance...
Deux places à l'arrière du cocher. Partager le banc avec l'exécuteur raffiné me froisse un peu davantage la susceptibilité. J'fais sans mots ma mauvaise tête, râlant autant que les canassons fouettés par leur strict maître.
Au trot. Les chevaux hennissent. Le cocher aussi.
Direction la fumerie Savanas...
Ce cocher est un autre homme de cire, paré d'son sourire factice et balayant la rue inondée de ses deux mirettes vides.
J'ferai aussi vite que j'pourrai, hein.
Un genre de Morneplume, sans l'intellect vicieux, et la déprime saisie par ses gestes mous et saccadés. J'craignais qu'Manshon puisse me transformer en une référence du genre, mais ce souci s'évapore sous le feu de l'irritation. Menace d'éclater en moi à tout moment une vorace révolution. J'la sens déjà bien rogner sur mon capital courage. C'est un filon, le courage, qui s'renouvelle régulièrement mais qu'il faut exploiter avec parcimonie pour éviter la tuile aux pires moments. Pendant l'été, j'ai grillé tout mon capital. Et de retour à la besogne, me v'là vide au moment qui demanderait le plus de fougue : affronter Tark, affronter son regard, ses mots, ses pensées, ses convictions, ses sentiments, sa rage, sa déception, affronter Tark !
MERDE ! On me demande de fouiner en moi chercher la volonté d'livrer TARK, le même sang que moi en plus pur, à monsieur Morne. Qu'est-ce qu'il lui fera, une fois en sa possession ? T'y as pensé, à ça ? Non, tu penses à rien. Tu t'es blousé toi-même, ce coup-ci.
J'me disais bien. Que ça risquait d'arriver un jour. J'me disais, "je saurais quoi faire si ça arrive". "J'prendrai la bonne décision". "Le frangin passe avant tout". Mais coincé aux côtés de Plume, j'pénètre dans une impasse. J'me masse les tempes, la bouche soudée. Les yeux grands ouverts, chutant dans l'fond du chariot, comme si la solution s'y trouvait.
Pendant que je la surveillais pas, ma palme s'est faufilée d'elle-même dans ma poche intérieure pour partir se crisper autour de la crosse du flingue qu'Il m'a donné. Un frisson me court dans l'échine. A quoi j'pouvais bien penser pour que mes doigts partent se balader par là sans me demander mon avis, putain ?
Hmmf. Pourquoi vous m'avez donné ça ?
C'est toujours utile quand on va dans des endroits sombres.
Notre conducteur, dont la grisaille semble pas avoir ternit la curiosité, a prêté une oreille distraire au commentaire. P'tet qu'il crèverait d'envie de servir à autre chose qu'à maltraiter des canassons, qui sait.
J'ai chaud. J'ai froid. J'sais pas bien où j'en suis. J'me sens instable, une gâchette de fusil enrayé. Doute de moi, doute de lui, doute de Tark. Mes doigts pianotent sur mes cuisses, histoire de les tenir à carreaux. J'détourne les mirettes du devant pour les tremper dans les ruisseaux qui sillonnent les côtés, comme pour y noyer les idées malformées qui naissent de l'union du doute et du stress.
J'épluche mentalement la paperasse que j'ai lâchement abandonné. Pour focaliser mes nerfs sur du moins fou.
La voix du sale col m'éclabousse.
Détendez vous, Kamina. Il s'agit d'un suspect comme tant d'autres.
Qu'il me crache au museau. Qu'il lise sur mon corps mais qu'le sien m'reste intraduisible, ça m'comprime les tripes.
Si on vous demandait de jeter votre mère à Impel Down, vous le feriez, c'est ça ?
A moins que sa daronne soit déjà morte. Couver un môme aussi froid, c'est un coup à mourir d'hypothermie.
Soupir. Regards. Une pointe d'agacement perce au travers du bunker émotionnel d'Edwin. Il ne trouve rien de mieux que de se révolter par les mots, les figures de style et les tirades alambiquées, le Kamina. Il s'émoustille les ailes et vole sous le nez du Sergent, ce moucheron de Lieutenant, de quoi apparaître impertinent à l'homme qui ne jure que par l'efficacité. Par les fenêtres du carrosse, on perçoit les claquements des sabots qui s'éclaboussent dans les rigoles d'eau de pluie. Eux, au moins, avancent sans se questionner, suivent une régularité instinctive dans leur tâche. Kamina doit devenir un de ces canassons, une bête de discipline, un homme dont les convictions sont redirigées vers la Lumière, la vraie voie pour être pardonné des terribles allégeances de ses proches. Edwin peut faire de cet homme-poisson réticent un canasson comme un autre.
Tout les moyens sont bons pour servir la Justice, Lieutenant Kamina.
Sa mère. C'est à peine si ses souvenirs la concernant sont vifs. Il ne lui vient que des images diffuses, sa mémoire de cette époque lointaine et trop fougueuse s'étant émoussée. Peut-être l'aimait-il, peut-être l'aimait-elle. Elle devait se faire responsable de sa réussite scolaire, de sa santé, de son avenir et veiller à son alimentation. Mais d'elle il n'a que des pensées de surface, des livres lus avant l'heure du coucher, peut-être un baiser sur le front… rien de plus.
Rien qui puisse altérer le titane de son moral.
Et puis… il y en a beaucoup méritant un châtiment bien plus expéditif que la perpétuité, Kamina.
Il le poignarde de ses iris d'acier un simple instant. Juste assez pour faire passer un puissant sous-entendu à l'esprit du Lieutenant. Il se détourne, jette un regard vers l'extérieur de la voiture en s'allumant une cigarette.
Tiens, nous y voilà. La fumerie Savanas.
Le quartier n'est que très peu fréquentable. Les habitations trempées y sont délabrées, probablement délaissées par une population écœurée de vivre sous le joug des Sept Familles. Vitres fracassées, plafonds troués, murs écroulés, route pavée jonchée de déchets, tous les éléments caractéristiques d'un coin approchant l'insalubrité d'un ghetto. Morneplume resserre sa parka noire contre lui, puis descend de la voiture sans un regard pour le cocher. La fumée de sa cigarette se disperse dans l'air humide, la pluie froide s'abat sur son haut-de-forme, l'air est glacé, si bien que certains diraient qu'il goûte la mort.
Toutefois, il y a longtemps qu'Edwin n'a plus le goût de quoi que ce soit.
La fumerie est un squat monté sur deux étages. Les volets y sont placardés, la charpente extérieure mal-entretenue, une porte banale, gardée par un frigidaire des bas-quartiers aussi banal. Il lorgne d'ailleurs la voiture du Sergent d'un œil suspicieux, fronçant son œil unique, se frottant la barbe de trois jours. Morneplume, lui, reste impassible et attend que Kamina le rejoigne, avant de souffler:
Vous allez rapidement comprendre ce dont il est question lorsque je mentionne un endroit sombre, Kamina. Ne vous laissez pas dominer par votre scrupule à l'égard des déchets qui peuplent l'intérieur de ce squat, mon garçon. Il sont rongés par le Mal, impurs jusqu'à la moelle. Leur sang n'est plus qu'Opium, leur esprit n'est plus que vapeur, ils vous attireront, vous amadoueront, mais vous ne fléchirez pas.
Voyez-vous, Kamina, j'ai encore espoir que vous n'êtes pas qu'une simple loque de la régulière et qu'au-delà de vos acerbes réticences, vous savez être discipliné et Juste.
Sur ces mots, il jette sa cigarette au sol et l'écrase en s'avançant vers la brute gardant la porte. Le péon ose une question, se tait lorsqu'il constate que, de loin, Edwin semblait bien plus petit. D'un signe de tête somme toute convainquant, Morneplume lui indique d'ouvrir la porte, le paralysant de son regard vide. Le gros bras hésite, déglutit, puis ouvre la porte. La voilà, la méthode Morneplume.
La fumerie Savanas s'ouvre au duo, univers de vice et de fumée, d'émanations et d'oubli, de tristesse et de rêves.
Là où viennent s'échouer ceux qui ont tout perdu, là où viennent s'échouer ceux qui ont tout à perdre.
Chacun de ses mots n'fait plus partie que d'un espèce de cauchemar brouillon me murmurant d'affreuses et absurdes tentations, maintenant. Morne. Ouais. T'as fusionné avec cet adjectif. Il est monosyllabique, comme toi. Ed' est synonyme de Morne. Plume. On tombe dans la curiosité inverse, là, tu portes très mal la Plume. J'en reviens à l'image du bloc de plomb... Ton esprit a du faire peur à ton âme, alors elle s'est définitivement envolée. J'vois que ça qui expliquerait une cruauté aussi glaciale. Révulsé et révolté par ses monologues, j'perçois même en moi un zeste d'effroi.
J'franchis le pallier du repère comme on fait son entrée au bagne. Le cerveau lessivé, lavé plus blanc que blanc. Mais bondé de sentiments noirs embusqués, qu'attendent en souriant de toutes leurs caries l'heure de prendre les commandes.
L'ambiance tamisée tente de m'séduire mais malgré moi, j'ai adopté l'impassibilité du Morne. Alors elle ne m'effleure pas. Seule la vague vision des clients, aux ombres évocatrices se dessinant sur les rideaux de soie déchiquetés, pince le coeur fou qui pleure dans mon ventre.
Nous y v'là. Voilà la troupe de camés. Qui s'gavent de ces substances qui rapprochent de la voûte céleste en t'y encastrant tête la première. J'entends leurs grappes de neurones rachitiques se rabougrir d'ici. Tss. J'déverse ma frustration sur eux, putain, et ça fait encore enfler ma tête bondée de mauvaises ondes, ça fait gonfler ma culpabilité comme un furoncle purulent. Pauvres désespérés, qu'ont qu'la fumette pour s'évader. Pas les prendre en pitié ? Faudrait être Morneplomb. Et dans leurs brouillards ils distinguent peut-être quelques silhouettes attachantes. Et peut-être que j'les jalouse un brin. Ils planent. Moi, j'suis lesté. Lourdement lesté. Le fardeau qu'alourdit mon esprit me laisse le squelette vibrant d'impatience. Et de colère. Toujours de colère.
Trouvons votre frère, Kamina. Souvenez vous que tous les moyens sont bons.
Qu'il tire, et que la flèche vient encore se ficher avec toutes les autres dans mon coeur saignant. Il s'engage dans une allée, avec la démarche d'un bourreau rejoignant son patient sur la potence. Mes ongles sont happés par ma mâchoire, très mince exutoire pour ce trac qui me fout en vrac.
Le Cerbère grogne et renifle. Sur une piste, j'le suis sans l'suivre. Ma tête est partie voire ailleurs si l'issue y était. Si la sortie d'ce cauchemar avait une forme physique. Un truc surnaturel pour m'extirper d'une situation foutrement trop... réelle. Volutes de fumées qui m'enfoncent davantage dans la névrose. C'est aussi insaisissable qu'un rêve, la situation est toute autant hors de mon contrôle. Alors, ouais. J'en suis toujours à m'demander si Morneplomb n'est pas que le personnage d'un terrible cauchemar. Un croque-mort, ombre de mon passé, qui viendrait me squatter la tête pendant la nuit.
Encore une fois, trop, trop réel. Ce type est réel. Sa froideur et sa violence le sont aussi. Sa menace, pas bien subtilement glissée, d'abattre mon frangin, l'est aussi.
On frôle, en circulant dans les allées, des loques avachies sur leurs tapis, qui s'agitent, gémissent, se retournent, voire se masquent la tronche pour les plus lucides d'entre eux, alors qu'on dissipe leurs doux nuages en faisant trembler le sol. Le malaise peint sur la gueule, j'ai la sensation d'violer un sanctuaire de miséreux, avec mes grandes bottes toutes cirées, décapées par l'averse. Et mes galons pèsent sur mes épaules.
Mais Plume en a rien à foutre. Rigoureux mépris, lisse détermination, il progresse sans flancher entre les rangs. Si bien que lorsque l'on croise un type vieilli par l'opium vêtu d'fringues trop riches pour être honnêtes, il lui rentre quasiment dedans d'une brutale nonchalance, puis le matraque de questions.
Nous cherchons le dissident Tark Kamina qui se clapirait dans votre "établissement". J'espère compter sur votre coopération pour nous aider à le dénicher.
Que... Quoi ?
Et aux deux yeux sombres, deux perles noires, du patron d'la fumerie qui se posent sur moi, j'me sais reconnu. Ma parano est certes surexcitée, mais y a ce genre d'évidences qui vous saute à la face pour vous lacérer l'âme. Tark a du parler à c'type de son p'tit frère marine. Tark doit savoir qu'il est à ses trousses. Tark doit être dans un état similaire au mien, la culpabilité en moins, et la colère encore plus cinglante.
J'recule, quelques mètres, et détourne la tête. Pas la force d'affronter ce type. Et encore moins d'observer le sergent le questionner...
J'm'accoude à une fenêtre, que j'ouvre brusquement en grand sans la ménager, manquant de la faire sortir de ses gonds. Je dois prendre l'air. Le tambour de la pluie couvre un peu les cris de l'interrogatoire qui éclatent derrière moi.
Mais une voix faible cuite par l'opium s'élève à côté, depuis un escalier délabré. Un client, je crois... Ouais. Son haleine chargée me souffle que c'est un client.
C'est quoi ce bordel ? Vous êtes qui ?
Après un coup d'oeil qui contrôle la position du bourreau, j'sens mon instinct murmurer à ma place. Du culot puisé d'on-ne-sait-où imprègne ces mots.
Je suis le frère de Tark.
Jamais entendu parler.
Vous devez lui dire de s'enfuir. Quitter l'île.
Derrière le vide de ses mirettes et sous leur conjonctivite, une fade et fugace lueur a clignoté, l'espace d'un instant. Le junkie pivote sans un mot et grimpe, le pas lourd et erratique, l'escalier. C'était un terrible coup d'poker. J'en suis réduis à jouer la vie de Frangin au poker, maintenant. Et j'improvise avec la cervelle enfumée d'un accro lambda, en plus... Voilà dans quelle foutue boueuse impuissance je patauge !
...pourvu. Pourvu que Plume n'ait pas vu.
J'franchis le pallier du repère comme on fait son entrée au bagne. Le cerveau lessivé, lavé plus blanc que blanc. Mais bondé de sentiments noirs embusqués, qu'attendent en souriant de toutes leurs caries l'heure de prendre les commandes.
L'ambiance tamisée tente de m'séduire mais malgré moi, j'ai adopté l'impassibilité du Morne. Alors elle ne m'effleure pas. Seule la vague vision des clients, aux ombres évocatrices se dessinant sur les rideaux de soie déchiquetés, pince le coeur fou qui pleure dans mon ventre.
Nous y v'là. Voilà la troupe de camés. Qui s'gavent de ces substances qui rapprochent de la voûte céleste en t'y encastrant tête la première. J'entends leurs grappes de neurones rachitiques se rabougrir d'ici. Tss. J'déverse ma frustration sur eux, putain, et ça fait encore enfler ma tête bondée de mauvaises ondes, ça fait gonfler ma culpabilité comme un furoncle purulent. Pauvres désespérés, qu'ont qu'la fumette pour s'évader. Pas les prendre en pitié ? Faudrait être Morneplomb. Et dans leurs brouillards ils distinguent peut-être quelques silhouettes attachantes. Et peut-être que j'les jalouse un brin. Ils planent. Moi, j'suis lesté. Lourdement lesté. Le fardeau qu'alourdit mon esprit me laisse le squelette vibrant d'impatience. Et de colère. Toujours de colère.
Trouvons votre frère, Kamina. Souvenez vous que tous les moyens sont bons.
Qu'il tire, et que la flèche vient encore se ficher avec toutes les autres dans mon coeur saignant. Il s'engage dans une allée, avec la démarche d'un bourreau rejoignant son patient sur la potence. Mes ongles sont happés par ma mâchoire, très mince exutoire pour ce trac qui me fout en vrac.
Le Cerbère grogne et renifle. Sur une piste, j'le suis sans l'suivre. Ma tête est partie voire ailleurs si l'issue y était. Si la sortie d'ce cauchemar avait une forme physique. Un truc surnaturel pour m'extirper d'une situation foutrement trop... réelle. Volutes de fumées qui m'enfoncent davantage dans la névrose. C'est aussi insaisissable qu'un rêve, la situation est toute autant hors de mon contrôle. Alors, ouais. J'en suis toujours à m'demander si Morneplomb n'est pas que le personnage d'un terrible cauchemar. Un croque-mort, ombre de mon passé, qui viendrait me squatter la tête pendant la nuit.
Encore une fois, trop, trop réel. Ce type est réel. Sa froideur et sa violence le sont aussi. Sa menace, pas bien subtilement glissée, d'abattre mon frangin, l'est aussi.
On frôle, en circulant dans les allées, des loques avachies sur leurs tapis, qui s'agitent, gémissent, se retournent, voire se masquent la tronche pour les plus lucides d'entre eux, alors qu'on dissipe leurs doux nuages en faisant trembler le sol. Le malaise peint sur la gueule, j'ai la sensation d'violer un sanctuaire de miséreux, avec mes grandes bottes toutes cirées, décapées par l'averse. Et mes galons pèsent sur mes épaules.
Mais Plume en a rien à foutre. Rigoureux mépris, lisse détermination, il progresse sans flancher entre les rangs. Si bien que lorsque l'on croise un type vieilli par l'opium vêtu d'fringues trop riches pour être honnêtes, il lui rentre quasiment dedans d'une brutale nonchalance, puis le matraque de questions.
Nous cherchons le dissident Tark Kamina qui se clapirait dans votre "établissement". J'espère compter sur votre coopération pour nous aider à le dénicher.
Que... Quoi ?
Et aux deux yeux sombres, deux perles noires, du patron d'la fumerie qui se posent sur moi, j'me sais reconnu. Ma parano est certes surexcitée, mais y a ce genre d'évidences qui vous saute à la face pour vous lacérer l'âme. Tark a du parler à c'type de son p'tit frère marine. Tark doit savoir qu'il est à ses trousses. Tark doit être dans un état similaire au mien, la culpabilité en moins, et la colère encore plus cinglante.
J'recule, quelques mètres, et détourne la tête. Pas la force d'affronter ce type. Et encore moins d'observer le sergent le questionner...
J'm'accoude à une fenêtre, que j'ouvre brusquement en grand sans la ménager, manquant de la faire sortir de ses gonds. Je dois prendre l'air. Le tambour de la pluie couvre un peu les cris de l'interrogatoire qui éclatent derrière moi.
Mais une voix faible cuite par l'opium s'élève à côté, depuis un escalier délabré. Un client, je crois... Ouais. Son haleine chargée me souffle que c'est un client.
C'est quoi ce bordel ? Vous êtes qui ?
Après un coup d'oeil qui contrôle la position du bourreau, j'sens mon instinct murmurer à ma place. Du culot puisé d'on-ne-sait-où imprègne ces mots.
Je suis le frère de Tark.
Jamais entendu parler.
Vous devez lui dire de s'enfuir. Quitter l'île.
Derrière le vide de ses mirettes et sous leur conjonctivite, une fade et fugace lueur a clignoté, l'espace d'un instant. Le junkie pivote sans un mot et grimpe, le pas lourd et erratique, l'escalier. C'était un terrible coup d'poker. J'en suis réduis à jouer la vie de Frangin au poker, maintenant. Et j'improvise avec la cervelle enfumée d'un accro lambda, en plus... Voilà dans quelle foutue boueuse impuissance je patauge !
...pourvu. Pourvu que Plume n'ait pas vu.
Il a compris, le propriétaire, en apercevant l'homme-poisson accompagnant Morneplume. Ses yeux sombres s'esquivent aux canons chargés que sont ceux d'Edwin. À travers la fumée baignant le bouge, l'éclat de l'inquiétude s'immisce au fond des pupilles de l'interlocuteur du Sergent. Il se sait piégé, il comprend qu'il a joué à un jeu dangereux. C'est un homme dans la soixantaine, usé par la vie, souffrant d'une calvitie ayant ravagé tout le sommet de son crâne. Des rides d'insécurité viennent rejoindre celles qui parsèment déjà son visage, son front se plisse comme il réajuste nerveusement ses loques.
Tark Kamina. Ne tournons pas autour du pot, je vous pris, Monsieur Adams.
Surprise.
Comment… comment vous m'connaissez?
On m'appelle Sergent Edwin Morneplume. Désormais, nous n'avons plus de secret l'un pour l'autre.
M…mais… d'où vous connaissez mon nom?
Est-ce que tout cela est réellement important, Adams?
Un vieux du circuit, le vieux est un magnat des hallucinogènes dans cette région de l'île. Et ce, depuis assez longtemps pour que Morneplume ait accompli un boulot pour lui, à l'époque. Quoi de mieux, désormais, que de recycler de vieilles informations pour déstabiliser le vieillard à qui il s'adresse. Ce qu'il sait aussi, c'est que le pauvre tenancier est complètement effrayé, car en temps normal, il userait probablement d'une attitude plus bravache.
…Euh… j'imagine que non…
Très bonne réponse, Adams. Écoutez moi bien, je sais que Tark Kamina est ici, ou qu'à tout le moins vous l'hébergez.
Mais comment vous…!
J'ai mes propres contacts, Adams. Si vous ne voulez pas obtempérer, cher ami, je n'hésiterai pas à faire passer ce squat par les flammes.
Mais, les Sept…!
Sbaff! Un coup, un seul. De quoi envoyer l'homme contre un mur, ce dernier criant de surprise. Edwin s'approche, s'agenouille devant le vieillard au visage ensanglanté, ses cinq phalanges gantées de blanc toujours armées.
Je n'ai cure de ce que les Sept Familles penseraient d'un tel acte. Sachez que je suis très loin d'être un de ces simples péons corrompus jusqu'à l'âme.
…
Alors, répondez-moi donc.
Courant d'air frais, lumière du dehors. Quatre yeux habitués à l'atmosphère tamisée de l'endroit se rivent vers une fenêtre ouverte qui les ébloui violemment. Partout autour, les gémissements de pauvres drogués montent des endroits où ils se sont écrasés pour oublier la réalité.
Refermez la fenêtre merde! ordonne le propriétaire, postillonnant du sang en haussant le ton.
Edwin plisse les yeux, tente de s'habituer, ne distinguant que deux silhouettes dans la lumière du jour. L'une s'efface, l'autre est celle de Craig. Niveau subtilité, l'un comme l'autre ne savent que très peu comment s'y prendre. D'un côté pour cause de malaise, de l'autre pour cause d'efficacité. Adams n'a pas le temps de se plaindre d'avantage que le canon d'un revolver se fiche contre son menton. Il se paralyse, sa respiration se bloque, ses yeux, ronds comme des billes, se braquent vers Edwin qui, imperturbable, lui empoigne le collet.
Je crois que nous avons passé assez de temps dans cet endroit misérable, n'est-ce pas, Adams?
O…Ou…Oui…
Kamina, suivez-moi. Notre hôte s'est décidé à être charmant et à nous montrer le chemin jusqu'à votre frère.
Mais... Lâchez-le !
Aucune réaction si ce n'est un coup d'oeil dédaignant. Ce serait comme tenter de sculpter dans un bloc de plomb avec les ongles.
Pris en otage par l'agent dément, le pauvre patron a perdu son culot et avance au rythme qu'il lui dicte et n'articule avec peine que ce qui lui est autorisé. Mon ordre n'en était pas un, j'm'attendais parfaitement à ce qu'il s'éteigne en tentant d's'enfoncer dans son opaque résolution. C'était, pourquoi ? Lui confirmer que j'le suivais décidément pas dans sa sauvagerie ? Ou tenter le tout pour le tout de me détacher des méthodes du sergent face au pauvre Adams ? Mes pires prévisions tapent une à une toute dans le mille : tour à tour, j'découvre l'emmerdant, l'indignant, l'amoral, et enfin le psychopathe. C'est comme emprunter un ascenseur qui pénètre inexorablement dans son esprit sans que j'parvienne à en arrêter la chute. J'crains finir par découvrir le sadisme terré dans les caves. Le vice des vices.
A l'é-étage. L'étage. L'escalier. Lais-sez moi monter... L'escalier.
Le flingue creuse maintenant dans l'dos du proprio. Qui, marche par marche, sue des ruisseaux, imitant la saison des pluies. Et il garde les mains en l'air, comme si ça pouvait altérer le sort qu'il... lui réserve.
J'déglutis. Et ça m'écharpe la gorge. J'procède mentalement a la rapide extrême-onction du chef trop bien vêtu pour un dernier jour. M'fais pas d'illusion, il est mort, mort. Il a l'air vivant, mais l'est déjà parfaitement mort. Je jure que si ce taré le laisse s'échapper en vie, j'bouffe mes dents.
L'ambiance tamisée laisse place à une atmosphère électrique. Sur le pallier du second, nous voilà accueillis par la clientèle paniquée, qui rampe, se roule par terre ou nous mire fixement tout en baragouinant des questions difformes. C'est à peu de choses près une incursion dans un asile, au sein duquel Plume comme moi trouverions parfaitement nos places. Car j'ai moi aussi l'impression de devenir dingue. Raide dingue. Littéralement. J'ai les muscles pétrifiés. De leurs pierres respectives, peur, colère et impuissance lapident ma cervelle cabossée. IMPUISSANCE ! Les événements m'glissent entre les doigts, mais comme JAMAIS, comme JAMAIS j'ai l'impression qu'la situation m'échappe, gambade autour de moi en me narguant salement.
Et les yeux du Morne s'assombrissent davantage. Impatience ? Excitation ? Un savoureux mix des deux ?
J'espère que vous ne nous faites pas perdre de temps.
Faites pas de conneries ! Le poiscaille m'a payé pour que j'l'héberge quelques jours, j'le connais pas ! Rien à voir avec lui. Rien à voir, 'chier !
Amenez nous à lui et peut-être que je nettoierai votre ardoise, Adams.
Oui, oui. Il est au fond du couloir. Tout-tout à l'heure il pionçait dans la remise, je... je suis sûr qu'il dort encore.
A pas d'éléphants, le vieux plancher de bois moisi couine sous nos bottes.
La lourde porte s'ouvre et un sombre labyrinthe de foutoir s'ouvre à nous. Percer l'obscurité du coin, tenter de distinguer le bleu du frangin. Aucune silhouette si ce n'est celles fallacieuses dessinées par les tas d'objets tordus en tout genre, le tout baigné dans un funeste calme entrecoupé de lamentations d'rongeurs et des craquements suppliants du bois pourri... C'est comme pénétrer dans une église. Une église pour rats. Penser qu'je pose les pattes dans c'qui a été la piaule de Tark me file un frisson, et m'imbibe d'un semblant d'ivresse.
... mon silence se fait religieux et j'me surprends à accabler le ciel de multitudes de prières. Pour Tark, pour moi, pour nous.
T-Tark ? Des visiteurs pour toi...
Il est pas là, hein ?
L'Adams tremblote tandis que Morneplomb, toujours inébranlable, se fraye un chemin à travers le bordel. Des collines de camelote dans lesquelles serpentent des sentiers relativement débroussaillés. J'imagine un instant qu'mon sergent va mettre le nez dans ce bazar pour renifler la piste de Tark, mais il n'en aura pas besoin.
Car au fond du grenier, les volets battants, les gonds fracturés, cette fenêtre là est grande ouverte, accueillant une intense lumière grisâtre, et laisse la douche humidifier et apaiser l'atmosphère diablement étouffante de la fumerie. Le store arraché violemment comme par quelqu'un qui n'avait pas l'temps de s'encombrer de délicatesse. Dans la précipitation, Tark a fait confiance, comme moi, au junkie, et s'est taillé.
Junkie affalé là, sur une pile de coussins poussiéreux, revenu à sa pipe... J'ai réussi. J'ai réussi !
A y est, l'est parti, votre frérot.
Béni soit c'putain de camé, et toute sa descendance ! Et même, tant qu'on y est, bénies soient ses hallucinations.
Eh putain Adams ! Le grand là, il a un flingue ! C'est interdit ici !
Enfoiré ! Enfoiré ! Tu... Tu viens de tuer mon business !
Son visage pétrifié de désespoir, Adams se laisse chuter à genou sur le fragile parquet, le faisant râler -probablement pour l'avant-dernière fois...-.
La bonne nouvelle, c'est qu'Tark court vers la liberté. La mauvaise, c'est que Plume a la confirmation que j'dois prendre cette mission "un peu trop personnellement". Alors que je chute dans un obscur puits de hargne, j'confronte mes mirettes ardentes à ses prunelles glaciales.
Adams se relève. Mais plus aucune paire d'yeux ne s'intéresse à lui.
Eh eh... Non non non ! Vous avez aucune idée d'à qui vous vous attaquez ! Les sept...
Détonation solennelle et il s'agenouille à nouveau, un trou rougeoyant à la place du nombril.
Aucune réaction si ce n'est un coup d'oeil dédaignant. Ce serait comme tenter de sculpter dans un bloc de plomb avec les ongles.
Pris en otage par l'agent dément, le pauvre patron a perdu son culot et avance au rythme qu'il lui dicte et n'articule avec peine que ce qui lui est autorisé. Mon ordre n'en était pas un, j'm'attendais parfaitement à ce qu'il s'éteigne en tentant d's'enfoncer dans son opaque résolution. C'était, pourquoi ? Lui confirmer que j'le suivais décidément pas dans sa sauvagerie ? Ou tenter le tout pour le tout de me détacher des méthodes du sergent face au pauvre Adams ? Mes pires prévisions tapent une à une toute dans le mille : tour à tour, j'découvre l'emmerdant, l'indignant, l'amoral, et enfin le psychopathe. C'est comme emprunter un ascenseur qui pénètre inexorablement dans son esprit sans que j'parvienne à en arrêter la chute. J'crains finir par découvrir le sadisme terré dans les caves. Le vice des vices.
A l'é-étage. L'étage. L'escalier. Lais-sez moi monter... L'escalier.
Le flingue creuse maintenant dans l'dos du proprio. Qui, marche par marche, sue des ruisseaux, imitant la saison des pluies. Et il garde les mains en l'air, comme si ça pouvait altérer le sort qu'il... lui réserve.
J'déglutis. Et ça m'écharpe la gorge. J'procède mentalement a la rapide extrême-onction du chef trop bien vêtu pour un dernier jour. M'fais pas d'illusion, il est mort, mort. Il a l'air vivant, mais l'est déjà parfaitement mort. Je jure que si ce taré le laisse s'échapper en vie, j'bouffe mes dents.
L'ambiance tamisée laisse place à une atmosphère électrique. Sur le pallier du second, nous voilà accueillis par la clientèle paniquée, qui rampe, se roule par terre ou nous mire fixement tout en baragouinant des questions difformes. C'est à peu de choses près une incursion dans un asile, au sein duquel Plume comme moi trouverions parfaitement nos places. Car j'ai moi aussi l'impression de devenir dingue. Raide dingue. Littéralement. J'ai les muscles pétrifiés. De leurs pierres respectives, peur, colère et impuissance lapident ma cervelle cabossée. IMPUISSANCE ! Les événements m'glissent entre les doigts, mais comme JAMAIS, comme JAMAIS j'ai l'impression qu'la situation m'échappe, gambade autour de moi en me narguant salement.
Et les yeux du Morne s'assombrissent davantage. Impatience ? Excitation ? Un savoureux mix des deux ?
J'espère que vous ne nous faites pas perdre de temps.
Faites pas de conneries ! Le poiscaille m'a payé pour que j'l'héberge quelques jours, j'le connais pas ! Rien à voir avec lui. Rien à voir, 'chier !
Amenez nous à lui et peut-être que je nettoierai votre ardoise, Adams.
Oui, oui. Il est au fond du couloir. Tout-tout à l'heure il pionçait dans la remise, je... je suis sûr qu'il dort encore.
A pas d'éléphants, le vieux plancher de bois moisi couine sous nos bottes.
La lourde porte s'ouvre et un sombre labyrinthe de foutoir s'ouvre à nous. Percer l'obscurité du coin, tenter de distinguer le bleu du frangin. Aucune silhouette si ce n'est celles fallacieuses dessinées par les tas d'objets tordus en tout genre, le tout baigné dans un funeste calme entrecoupé de lamentations d'rongeurs et des craquements suppliants du bois pourri... C'est comme pénétrer dans une église. Une église pour rats. Penser qu'je pose les pattes dans c'qui a été la piaule de Tark me file un frisson, et m'imbibe d'un semblant d'ivresse.
... mon silence se fait religieux et j'me surprends à accabler le ciel de multitudes de prières. Pour Tark, pour moi, pour nous.
T-Tark ? Des visiteurs pour toi...
Il est pas là, hein ?
L'Adams tremblote tandis que Morneplomb, toujours inébranlable, se fraye un chemin à travers le bordel. Des collines de camelote dans lesquelles serpentent des sentiers relativement débroussaillés. J'imagine un instant qu'mon sergent va mettre le nez dans ce bazar pour renifler la piste de Tark, mais il n'en aura pas besoin.
Car au fond du grenier, les volets battants, les gonds fracturés, cette fenêtre là est grande ouverte, accueillant une intense lumière grisâtre, et laisse la douche humidifier et apaiser l'atmosphère diablement étouffante de la fumerie. Le store arraché violemment comme par quelqu'un qui n'avait pas l'temps de s'encombrer de délicatesse. Dans la précipitation, Tark a fait confiance, comme moi, au junkie, et s'est taillé.
Junkie affalé là, sur une pile de coussins poussiéreux, revenu à sa pipe... J'ai réussi. J'ai réussi !
A y est, l'est parti, votre frérot.
Béni soit c'putain de camé, et toute sa descendance ! Et même, tant qu'on y est, bénies soient ses hallucinations.
Eh putain Adams ! Le grand là, il a un flingue ! C'est interdit ici !
Enfoiré ! Enfoiré ! Tu... Tu viens de tuer mon business !
Son visage pétrifié de désespoir, Adams se laisse chuter à genou sur le fragile parquet, le faisant râler -probablement pour l'avant-dernière fois...-.
La bonne nouvelle, c'est qu'Tark court vers la liberté. La mauvaise, c'est que Plume a la confirmation que j'dois prendre cette mission "un peu trop personnellement". Alors que je chute dans un obscur puits de hargne, j'confronte mes mirettes ardentes à ses prunelles glaciales.
Adams se relève. Mais plus aucune paire d'yeux ne s'intéresse à lui.
Eh eh... Non non non ! Vous avez aucune idée d'à qui vous vous attaquez ! Les sept...
Détonation solennelle et il s'agenouille à nouveau, un trou rougeoyant à la place du nombril.
Il fait des liens, le Morneplume. À commencer par ce drogué qui n'a rien à faire là, qui devrait plutôt cuver sa déprime ailleurs, dans les brumes de son immoralité. Il revoit sa silhouette, dans la lumière du jour, devant la fenêtre ouverte par Craig. Une silhouette affalée, paresseuse et molle. Une ombre à qui s'est adressé le Lieutenant. Il s'est détourné de la lumière, il s'est tourné vers les ténèbres pour assouvir ses désirs familiaux. Ça, Edwin le comprend, et il le discerne bien mieux à travers les pupilles sombres de Kamina. S'il avait pu se sentir trahit, s'il avait pu se mettre en colère, il l'aurait fait. Ses poings se seraient crispés, ses dents se seraient serrées, ses yeux auraient lancé flammes et éclairs.
Cependant, Edwin Morneplume n'est qu'une pierre. Une pierre qui en aucun cas ne se crispe, ne se serre ou ne déteste. Ses yeux ne font que broyer Kamina, deux lames qui éviscèrent l'homme-poisson sans éprouver autre chose qu'un léger agacement. Tark n’échappera pas à Morneplume, il en a l’intime conviction.
Devrais-je être en mesure de croire à une manigance de votre part, Lieutenant Kamina?
Bien sûr qu’il devrait. À vrai dire, la question aurait bien pu faire office d’accusation, le Sergent n’a que faire de la formulation de ce message intrinsèque. Tandis que, dans son coin, le drogué panique en pointant mollement le corps d’Adams, Edwin range son six-coups et tire une cigarette de sa poche. Allumette, fumée. Il inspire, puis souffle un nuage de fumée vers le plafond du taudis. Il n’a d’autre choix que de se dégourdir un peu s’il veut mettre la main sur Tark. Et ça, peut importe si Kamina s’entête à agir comme un boulet, il doit s’imposer cet obstacle s’il veut ramener – voire traîner – le Lieutenant vers la Lumière. Jamais l’expression « de gré ou de force » n’aura pris un sens aussi clair.
Kamina, vous allez vous rendre directement au port. Maintenant qu’il se sait en danger, votre frère ne cherchera probablement pas à rester sur l’île, il préférera prendre la mer le plus rapidement possible. Je compte sur vous pour lui couper la retraite tandis que je lui donnerai la chasse dans la cité. Je tenterai de le faire battre en retraite vers votre position.
J’assume qu’il n’y a aucune objection, Kamina. Bonne chance.
La cigarette fichée entre les lèvres, Edwin rajuste ses gants immaculés, rajuste son chapeau, puis s’élance d’un bond surprenant à travers la fenêtre par laquelle s’est échappé Tark. L’enfumé le fixe d’un œil hagard, incertain de réellement voir un quinquagénaire se propulser à une telle vitesse. Déjà, Edwin atterri dans la ruelle derrière la remise, les deux pieds plongeant dans une profonde flaque. Il se sait plus rapide que le Requin, bien plus athlétique et svelte, il a une chance de le rattraper.
Il a une chance de couper l’herbe sous le pied de Craig Kamina.
Son ordre sonne creux. Poireauter sur le port en espérant que Tark se jette entre mes fraternelles palmes poisseuses plutôt qu'entre les gros instruments griffus et velus du sergent, c'est me rétrograder spectateur tandis que le vrai drame se tourne en ville. Sa battue a pas d'sens. Si Frangin se sait traqué par un seul homme, alors il l'attendra pour s'en débarrasser. J'ai pas la moindre idée, même pas un vague préjugé, concernant la force tapie en Plume. Assuré, implacable, les symptômes courants d'une puissance énorme. Il pourrait très bien avoir graillé un fruit pervers qui condamne Frangin d'office que j'continuerai quand même à m'débattre contre sa folle résolution. Tout comme il pourrait n'être qu'un morose acrobate trop-plein d'confiance, qui se laissera écrabouiller par les poings forgés d'mon frérot. Il se fait vieux, Plume. L'âge abîme le corps mais bonde la caboche d'expériences. Bah. J'cogite trop. Ça grille mes neurones et déchire mes nerfs.
J'me perds pas en plus de ruminage, j'slalome entre les débris et le malheureux saigné à blanc. Un faible poing vient m'percuter la cuisse, le genre de faiblesse qui déborde d'une profonde tristesse.
V'l'avez tué ! C'à cause de vous !
J'lui ai pas tiré dess...
Si j'avais pas prév'nu votre frangin il serait encore en vie !
Une grimace me déforme la face, ma culpabilité s'dédouble et d'un mouvement brusque qui ressemble à un réflexe de dégoût, j'écarte le drogué, qui s'roule en boule en mirant fixement le cadavre du patron de deux mirettes ovales torves.
Mon coeur se ratatine. C'était lui ou Tark. J'préfère Tark. Mon coeur se regonfle, au bord de l'explosion.
J'me recalibre sur ma mission. Sauver Tark. Et n'pas regarder en arrière.
A mon tour, j'bondis à travers la fenêtre pour faillir m'étaler sur le pavé ciré par l'averse en contrebas. Quelques blasphèmes bien chauds m'glissent en dehors de la bouche, m'permet de faire grimper la température. Un soupir s'incruste dans mes halètements. J'ai de nouveau l'impression que l'affaire me glisse entre les doigts...
La flotte perlant sur mes mirettes m'obstrue la vue, un comble pour un hybride aquatique. J'distingue vaguement une silhouette rebondir au fin fond d'la ruelle, puis disparaître. Me faut un plan B. J'tiendrai pas son rythme dans une cité qui m'est totalement inconnue, cloué au sol comme le plus terrestre des squales et à peine plus rapide que ces escargots qui taggent à la bave le mur du squat. Et le plan B craque soudainement une allumette dans ma cervelle rouillée par une semaine d'oisiveté sous la pluie. Cheval !
Les minutes de liberté d'Tark sont autant comptées que mes ressources. J'sens l'courage céder du terrain à la panique, peu à peu, elle revient. Morneplomb s'approche de Frangin, moi j'm'en éloigne. J'retourne à l'entrée d'la fumerie, dont l'accueil abrite notre cocher, le tristounet curieux. J'imagine qu'il a jeté sa prudence aux caniveaux, et qu'le coup de feu a suffisamment attisé sa curiosité pour qu'il se risque à visiter la fumerie.
Ça m'arrange. La voiture repose sans surveillance là où on l'a laissé. Moi, j'ai besoin que d'un seul de ces canassons. J'mets le larcin que j'm'apprête à commettre sur l'compte d'une bonne cause qui commence à m'inhiber peu à peu toute la conscience. J'suis qu'un putain de robot programmé pour protéger Tark, comme le Morne en est un qui s'évertue à le capturer. A travers le brouillard, j'me faufile. Enfin parvenu au niveau des bestioles, j'grignote les liens de la plus proche. Ils sont sectionnés sec, un boulot chirurgical de crocs acérés comme des scalpels. Le cheval stresse tandis que j'grimpe dessus, et moi aussi. Pourvu qu'il se fasse pas trop récalcitrant. De mes éperons imaginaires, j'lui tapote les flancs et il avance, plus effrayé qu'docile, dans un trot hésitant tandis que j'me dépêtre de la toile de cuir qui recouvre la pauvre bestiole.
Puis au trot, timide, tirant peu à peu sur le galop. Sans que j'lui demande rien. J'ai autant de contrôle sur mon canasson apeuré que sur le destin d'Frangin, c'est dire. Il hennit comme un aliéné, angoisse autant qu'moi, voire plus. La nature écailleuse de son cavalier doit le rendre dingue de trac. Et c'est pas mes murmures saccadés qui parviennent à le rassurer. J'situe pas bien où sont les freins là-dessus, mes bases d'équitation sont autant lointaines que maigres. Et hors-sujets, puisqu'elles valaient sur les dociles hippocampes de la noblesse sous-marine. Tark était mauvais à cet exercice-là, vachement trop exigeant avec les animaux. Vachement trop exigeant avec moi, aussi ? J'sais pas Tark, j'suis pas sûr d'arriver à temps. Il est loin, le port, il est vaste, il est labyrinthique. Prépare-toi au pire, prépare-toi à affronter l'croque-mort. Et faites du boucan, plein de boucan, que j'puisse vous retrouver, pitié !
J'situe pas bien où sont les freins, mais j'ai de toute façon la patte clouée à l'accélérateur. J'ai pas encore trouvé les directions.
Imbibé et coulant, mon blanc manteau vire au gris. Ma tignasse est devenue une grosse méduse noire dont les tentacules dégoulinantes me barrent la vue. J'trace à travers les grandes artères à une vitesse vertigineuse, et ça m'est évident qu'le frangin doit plutôt s'faufiler dans les p'tites veines de cette cité cancéreuse.
Mais l'idée, c'est surtout de m'assurer que le faucheur qui m'sert de coéquipier ne pose pas ses affreuses pattes dessus. J'aperçois vaguement une étrange silhouette descendre explorer les égouts au fond d'la rue, une ombre difforme dotée un long museau sombre qui se détache du brouillard. J'descends brusquement du véhicule encore en marche et me mord le bitume à pleines dents. J'me dis, pas grave, ça repoussera. Poudre de crocs qui neige sur les pavés trempés, le sang coule mais est vite épuré par l'averse. Perçante douleur logée dans les gencives, snobée par ma détermination. Les galops furieux du canasson qui s'éloignent. Et là-bas, tandis qu'je réapprends à marcher, le type a disparu et la plaque d'égouts tinte à travers les battements de la pluie.
Tark a une mince longueur d'avance sur nous.
J'me perds pas en plus de ruminage, j'slalome entre les débris et le malheureux saigné à blanc. Un faible poing vient m'percuter la cuisse, le genre de faiblesse qui déborde d'une profonde tristesse.
V'l'avez tué ! C'à cause de vous !
J'lui ai pas tiré dess...
Si j'avais pas prév'nu votre frangin il serait encore en vie !
Une grimace me déforme la face, ma culpabilité s'dédouble et d'un mouvement brusque qui ressemble à un réflexe de dégoût, j'écarte le drogué, qui s'roule en boule en mirant fixement le cadavre du patron de deux mirettes ovales torves.
Mon coeur se ratatine. C'était lui ou Tark. J'préfère Tark. Mon coeur se regonfle, au bord de l'explosion.
J'me recalibre sur ma mission. Sauver Tark. Et n'pas regarder en arrière.
A mon tour, j'bondis à travers la fenêtre pour faillir m'étaler sur le pavé ciré par l'averse en contrebas. Quelques blasphèmes bien chauds m'glissent en dehors de la bouche, m'permet de faire grimper la température. Un soupir s'incruste dans mes halètements. J'ai de nouveau l'impression que l'affaire me glisse entre les doigts...
La flotte perlant sur mes mirettes m'obstrue la vue, un comble pour un hybride aquatique. J'distingue vaguement une silhouette rebondir au fin fond d'la ruelle, puis disparaître. Me faut un plan B. J'tiendrai pas son rythme dans une cité qui m'est totalement inconnue, cloué au sol comme le plus terrestre des squales et à peine plus rapide que ces escargots qui taggent à la bave le mur du squat. Et le plan B craque soudainement une allumette dans ma cervelle rouillée par une semaine d'oisiveté sous la pluie. Cheval !
Les minutes de liberté d'Tark sont autant comptées que mes ressources. J'sens l'courage céder du terrain à la panique, peu à peu, elle revient. Morneplomb s'approche de Frangin, moi j'm'en éloigne. J'retourne à l'entrée d'la fumerie, dont l'accueil abrite notre cocher, le tristounet curieux. J'imagine qu'il a jeté sa prudence aux caniveaux, et qu'le coup de feu a suffisamment attisé sa curiosité pour qu'il se risque à visiter la fumerie.
Ça m'arrange. La voiture repose sans surveillance là où on l'a laissé. Moi, j'ai besoin que d'un seul de ces canassons. J'mets le larcin que j'm'apprête à commettre sur l'compte d'une bonne cause qui commence à m'inhiber peu à peu toute la conscience. J'suis qu'un putain de robot programmé pour protéger Tark, comme le Morne en est un qui s'évertue à le capturer. A travers le brouillard, j'me faufile. Enfin parvenu au niveau des bestioles, j'grignote les liens de la plus proche. Ils sont sectionnés sec, un boulot chirurgical de crocs acérés comme des scalpels. Le cheval stresse tandis que j'grimpe dessus, et moi aussi. Pourvu qu'il se fasse pas trop récalcitrant. De mes éperons imaginaires, j'lui tapote les flancs et il avance, plus effrayé qu'docile, dans un trot hésitant tandis que j'me dépêtre de la toile de cuir qui recouvre la pauvre bestiole.
Puis au trot, timide, tirant peu à peu sur le galop. Sans que j'lui demande rien. J'ai autant de contrôle sur mon canasson apeuré que sur le destin d'Frangin, c'est dire. Il hennit comme un aliéné, angoisse autant qu'moi, voire plus. La nature écailleuse de son cavalier doit le rendre dingue de trac. Et c'est pas mes murmures saccadés qui parviennent à le rassurer. J'situe pas bien où sont les freins là-dessus, mes bases d'équitation sont autant lointaines que maigres. Et hors-sujets, puisqu'elles valaient sur les dociles hippocampes de la noblesse sous-marine. Tark était mauvais à cet exercice-là, vachement trop exigeant avec les animaux. Vachement trop exigeant avec moi, aussi ? J'sais pas Tark, j'suis pas sûr d'arriver à temps. Il est loin, le port, il est vaste, il est labyrinthique. Prépare-toi au pire, prépare-toi à affronter l'croque-mort. Et faites du boucan, plein de boucan, que j'puisse vous retrouver, pitié !
J'situe pas bien où sont les freins, mais j'ai de toute façon la patte clouée à l'accélérateur. J'ai pas encore trouvé les directions.
Imbibé et coulant, mon blanc manteau vire au gris. Ma tignasse est devenue une grosse méduse noire dont les tentacules dégoulinantes me barrent la vue. J'trace à travers les grandes artères à une vitesse vertigineuse, et ça m'est évident qu'le frangin doit plutôt s'faufiler dans les p'tites veines de cette cité cancéreuse.
Mais l'idée, c'est surtout de m'assurer que le faucheur qui m'sert de coéquipier ne pose pas ses affreuses pattes dessus. J'aperçois vaguement une étrange silhouette descendre explorer les égouts au fond d'la rue, une ombre difforme dotée un long museau sombre qui se détache du brouillard. J'descends brusquement du véhicule encore en marche et me mord le bitume à pleines dents. J'me dis, pas grave, ça repoussera. Poudre de crocs qui neige sur les pavés trempés, le sang coule mais est vite épuré par l'averse. Perçante douleur logée dans les gencives, snobée par ma détermination. Les galops furieux du canasson qui s'éloignent. Et là-bas, tandis qu'je réapprends à marcher, le type a disparu et la plaque d'égouts tinte à travers les battements de la pluie.
Tark a une mince longueur d'avance sur nous.
Éclaboussures. Il patauge quelques instants dans les ténèbres, s'habituant graduellement au faible éclairage de l'égout. Décidément, ses chaussures sont foutues, les poisseux résidus du fond du tunnel s'étant infiltré à travers le cuir. La bouche d'égout qu'il a tiré pour descendre n'est pas totalement close, agissant à la manière d'une petit puits de lumière dans le long canal d'égout. Négligemment, Edwin s'allume une cigarette, écoutant en silence le bruit régulier de l'écoulement des eaux fluviales et usées.
Il souffle une bouffée, puis guette les environs, à l'affut d'un mouvement pouvant trahir sa cible. Son instinct lui souffle que Tark n'a pas pu filer bien loin. S'il a écarté Kamina, c'est parce qu'il sait qu'il peut rattraper le traître sans avoir son frère dans les pattes. Aussi bien ne pas s'empêtrer d'un Kamina réticent et vicieux. Il lui fera payer en capturant Tark et en le mettant face au fait accompli. Craig est faible et trop aisément brusqué par des émotions contradictoires, un soldat oscillant sur la frontière entre la Justice et le Mal, constamment soufflé d'un côté ou de l'autre par des convictions dont il a simplement hérité, à défaut d'avoir développé lui-même. Il sait l'homme-poisson déchiré entre son devoir, ses idéaux, et sa famille. En faisant confronter Craig à son frère, il recasera facilement le Lieutenant réticent dans les rangs des hommes serviles.
Tu bouges plus, chien d'la Mouette.
Le cliquetis d'un chien de fusil qu'on relève fait écho dans le tunnel, juste derrière Edwin. Il inspire, puis souffle une longue bouffée de cigarette en l'air. Dans son dos, il sent la bouche d'un pistolet s'enfoncer sous son omoplate, il vise le cœur.
Je vois que vous avez choisi de cesser cette embêtante poursuite, Kamina.
Car dans son dos, c'est bien le frère de Craig, qui, le feu dans les yeux, serre les dents, les deux mains crispées sur son arme. Morneplume arrive même à sentir dans son dos les soubresauts qui éprennent l'arme. Il tremble, le jeune et fougueux révolutionnaire.
Vous allez tirer, Tark? Vous croyez-vous capable de mettre fin aux jours d'un vieux Sergent?
T… Tu vas me laisser filer! Tu bouges pas sinon je te vide ma poivrière en plein cœur!
Désolé Tark, mais je préfère de loin mourir que de vous laisser piteusement quitter cette île. Ce serait tout à fait indigne de moi, et irréaliste.
M...m…mais t'es complètement fou?! Laisses tomber ou j'te tue! Tu comprends pas?! Tu vas mourir!
Cinq millions de prime… Vous devez être un véritable félon pour avoir une telle somme sur votre tête, Tark.
J'vais tirer!
Oh, mais ne vous gênez pas.
Barboter dans la merde, c'est ma spécialité. J'draine les eaux usées, à grands pas défiants la fange charriée par un courant glacial alimenté par l'averse. J'adopte la plus plate indifférence à l'idée de risquer d'me retrouver coincé par des masses d'eau folle à m'en condamner les branchies si j'venais à en respirer la crasse. Mes pattes sont congelées. Mais ne se brisent pas. Rien de comparable à l'incandescent frisson qui possède un corps focalisé sur le sauvetage de la seule personne pour qui il vendrait son âme.
J'passe mes palmes sur mon front, espérant lui offrir un peu d'fraîcheur humide qui l'empêcherait de devenir un four dans lequel ma cervelle engourdie serait enfermée. Mais mes mains sont devenues putrides, elles n'parviennent pas à inhiber la fièvre qui me hante, au contraire, elles l'amplifient. Un terrible trac qui m'troue les tripes. Hanté, c'est l'mot. Mes mirettes contaminées distinguent des Tark parmi toutes les ombres, et l'étroite silhouette de Plume se répercute à l'infini dans l'obscurité. Tandis que j'me débats avec cet égout, j'n'oublie pas d'opposer quelques résistances à la folie qui me guette. Pas le moment d'perdre les pédales alors que j'm'engage sur une pente aussi raide.
Mes esgourdes, alertes et précises comme un sonar, font d'elles-même le tri parmi la foule de sons parasites. Tout c'qui pourrait m'amener à de la vie est bon à prendre. Les catacombes de rouille et de bourbe de Manshon sont une gueule grande ouverte et bondée d'aphtes débouchant directement sur tous les organes secrets d'cette cité purulente. C'est ça, Manshon grignote mes espoirs. De justice. D'action. De reconnaissance. Elle se met à table pour grailler désormais mon frangin.
Il mérite pas ça. Il doit pas se faire enfermer puis oublier par un monde qu'a pas cherché à l'comprendre.
Tu vas mourir !
Mes oreilles se dressent à en frétiller. Mon attention plus que jamais rallumée. Il est dans l'coin.
Les ténèbres me dévorent vivant tandis que j'me précipite en leur gosier. J'mets les bouchées doubles et lève des trombes de boue, faisant participer mes palmes pour tenter des brasses dans le marais.
Les silhouettes que j'aperçois au détour d'un conduit sont bien réelles, cette fois. La massive rectangulaire tournant le dos à celle poiscailleuse, j'imagine bien vite à quel genre de scènes Tark se livre avec le morne.
Et j'ai raison.
Tark !
Dans la seconde qui suit le dessin d'la surprise sur la tête du frangin qui se tourne, Plume s'écarte du canon pour dégainer le sien. Vissé sur. Le crâne de Tark. La surprise ne quitte pas son visage, mais la frousse et la déception viennent la teinter.
Ne faites pas de bêtises, nous avons besoin de vous, Kamina. Lâchez votre arme.
J'm'égosille en silence, la gueule grande ouverte. Pas le moindre son n'en sort, si ce n'est un souffle saccadé. L'horreur m'enserre, mon coeur capitule face à ses propres pulsations. Mon esprit se révolte face à sa propre impuissance mutée en terreur. La bouche de fer embrasse les tempes de mon frère. On pénètre ensemble un peu plus profondément dans les entrailles de ce cauchemar.
J'pourrais tout de suite vous laisser m'exploser la caboche, ça m'épargnera l'interrogatoire.
Vous ne ferez pas ça devant votre jeune frère.
L'argument fait à Tark l'effet d'une claque. Tes deux yeux ardents se braquent sur moi. Hypnotisé, foudroyé, paralysé, j'y reste accroché.
Tu laisses tomber ton mousquet dans la boue, qui s'y enfonce en un clapotement sinistre. Des montagnes de questions s'entassent en moi, dont une me pèse particulièrement sur la conscience : si j'avais pas été là, tu te serais vraiment suicidé ? La réponse est une putain d'amère évidence, aussi limpide que les ténèbres dans lesquelles je baigne sont opaques : si j'avais pas été là, tu aurais tenu le morne en joue, tu aurais gardé la main. Après, le destin de la gâchette, et si oui ou non, tu te serais résolu à souiller les égouts du corps du croque-mort, ça ne m'aurait pas atteint.
Parce que ton futur serait resté sauf.
Ma faute. J'ai tout foiré.
Lieutenant, passez lui les menottes.
L'ordre m'abat. Mes pattes, plantées comme deux colonnes de glace dans la vase froide, sont totalement immuables. J'leur ordonne de se soulever, elles en restent de marbre. Ne me répondent pas. J'insiste pas. Derrière mes mirettes écarquillées, des larmes hésitent à faire le grand saut. La pisse de ma dignité. De notre dignité. J'ai peur pour toi, si peur que j'me ressasse les gentils souvenirs où j'avais l'occasion d'te voir en vie, heureux, et plein d'avenir, comme si, pardonne-moi, comme si ton sort était déjà scellé. J'relâche mes pensées, qui s'écoulent de mes lèvres.
P-Pardon. Pardon.
J'ose espérer que c'est à moi que vous adressez vos excuses...
Il enchaîne laborieusement mon frère, n'éloignant pas son arme de sa tête. Dans une violence qu'on ne ferait même pas subir à du bétail, il brutalise ces palmes qui ont tant fait pour moi autrefois.
Tark ne tente rien, ne pipe mot, n'est plus qu'un pantin entre ses mains. J'crois qu'tu as toi aussi chuté dans tes songes. Qu'est-ce que tu peux penser d'moi, putain ? Où est notre lien ? C'est quoi, ce regard ? De la vraie haine corrosive pour me pourrir la culpabilité jusqu'aux racines ? Ou une forme de déception qui s'veut rassurante, "t'inquiètes, Craig, t'avais pas le choix" ? Deux ans et nous voilà déjà si énigmatiques l'un pour l'autre ? Où est le lien ? Qu'est-ce que j'ai fais ?
On a perdu. Je t'ai perdu, Tark. J'suis désolé. J'suis désolé.
J'suis tellement désolé.
J'passe mes palmes sur mon front, espérant lui offrir un peu d'fraîcheur humide qui l'empêcherait de devenir un four dans lequel ma cervelle engourdie serait enfermée. Mais mes mains sont devenues putrides, elles n'parviennent pas à inhiber la fièvre qui me hante, au contraire, elles l'amplifient. Un terrible trac qui m'troue les tripes. Hanté, c'est l'mot. Mes mirettes contaminées distinguent des Tark parmi toutes les ombres, et l'étroite silhouette de Plume se répercute à l'infini dans l'obscurité. Tandis que j'me débats avec cet égout, j'n'oublie pas d'opposer quelques résistances à la folie qui me guette. Pas le moment d'perdre les pédales alors que j'm'engage sur une pente aussi raide.
Mes esgourdes, alertes et précises comme un sonar, font d'elles-même le tri parmi la foule de sons parasites. Tout c'qui pourrait m'amener à de la vie est bon à prendre. Les catacombes de rouille et de bourbe de Manshon sont une gueule grande ouverte et bondée d'aphtes débouchant directement sur tous les organes secrets d'cette cité purulente. C'est ça, Manshon grignote mes espoirs. De justice. D'action. De reconnaissance. Elle se met à table pour grailler désormais mon frangin.
Il mérite pas ça. Il doit pas se faire enfermer puis oublier par un monde qu'a pas cherché à l'comprendre.
Tu vas mourir !
Mes oreilles se dressent à en frétiller. Mon attention plus que jamais rallumée. Il est dans l'coin.
Les ténèbres me dévorent vivant tandis que j'me précipite en leur gosier. J'mets les bouchées doubles et lève des trombes de boue, faisant participer mes palmes pour tenter des brasses dans le marais.
Les silhouettes que j'aperçois au détour d'un conduit sont bien réelles, cette fois. La massive rectangulaire tournant le dos à celle poiscailleuse, j'imagine bien vite à quel genre de scènes Tark se livre avec le morne.
Et j'ai raison.
Tark !
Dans la seconde qui suit le dessin d'la surprise sur la tête du frangin qui se tourne, Plume s'écarte du canon pour dégainer le sien. Vissé sur. Le crâne de Tark. La surprise ne quitte pas son visage, mais la frousse et la déception viennent la teinter.
Ne faites pas de bêtises, nous avons besoin de vous, Kamina. Lâchez votre arme.
J'm'égosille en silence, la gueule grande ouverte. Pas le moindre son n'en sort, si ce n'est un souffle saccadé. L'horreur m'enserre, mon coeur capitule face à ses propres pulsations. Mon esprit se révolte face à sa propre impuissance mutée en terreur. La bouche de fer embrasse les tempes de mon frère. On pénètre ensemble un peu plus profondément dans les entrailles de ce cauchemar.
J'pourrais tout de suite vous laisser m'exploser la caboche, ça m'épargnera l'interrogatoire.
Vous ne ferez pas ça devant votre jeune frère.
L'argument fait à Tark l'effet d'une claque. Tes deux yeux ardents se braquent sur moi. Hypnotisé, foudroyé, paralysé, j'y reste accroché.
Tu laisses tomber ton mousquet dans la boue, qui s'y enfonce en un clapotement sinistre. Des montagnes de questions s'entassent en moi, dont une me pèse particulièrement sur la conscience : si j'avais pas été là, tu te serais vraiment suicidé ? La réponse est une putain d'amère évidence, aussi limpide que les ténèbres dans lesquelles je baigne sont opaques : si j'avais pas été là, tu aurais tenu le morne en joue, tu aurais gardé la main. Après, le destin de la gâchette, et si oui ou non, tu te serais résolu à souiller les égouts du corps du croque-mort, ça ne m'aurait pas atteint.
Parce que ton futur serait resté sauf.
Ma faute. J'ai tout foiré.
Lieutenant, passez lui les menottes.
L'ordre m'abat. Mes pattes, plantées comme deux colonnes de glace dans la vase froide, sont totalement immuables. J'leur ordonne de se soulever, elles en restent de marbre. Ne me répondent pas. J'insiste pas. Derrière mes mirettes écarquillées, des larmes hésitent à faire le grand saut. La pisse de ma dignité. De notre dignité. J'ai peur pour toi, si peur que j'me ressasse les gentils souvenirs où j'avais l'occasion d'te voir en vie, heureux, et plein d'avenir, comme si, pardonne-moi, comme si ton sort était déjà scellé. J'relâche mes pensées, qui s'écoulent de mes lèvres.
P-Pardon. Pardon.
J'ose espérer que c'est à moi que vous adressez vos excuses...
Il enchaîne laborieusement mon frère, n'éloignant pas son arme de sa tête. Dans une violence qu'on ne ferait même pas subir à du bétail, il brutalise ces palmes qui ont tant fait pour moi autrefois.
Tark ne tente rien, ne pipe mot, n'est plus qu'un pantin entre ses mains. J'crois qu'tu as toi aussi chuté dans tes songes. Qu'est-ce que tu peux penser d'moi, putain ? Où est notre lien ? C'est quoi, ce regard ? De la vraie haine corrosive pour me pourrir la culpabilité jusqu'aux racines ? Ou une forme de déception qui s'veut rassurante, "t'inquiètes, Craig, t'avais pas le choix" ? Deux ans et nous voilà déjà si énigmatiques l'un pour l'autre ? Où est le lien ? Qu'est-ce que j'ai fais ?
On a perdu. Je t'ai perdu, Tark. J'suis désolé. J'suis désolé.
J'suis tellement désolé.
Bonjour, Tark Kamina.
Il est affalé sur lui-même, ligoté à une chaise trônant au milieu de cette pièce vide. Edwin jette un œil vers la vitre teintée d'où les bureaucrates du QG notent chaque paroles et enregistrent chaque silences. Là où il devine que Craig s'est probablement collé les palmes et le nez contre le verre, désespéré. Edwin a réussi. Il a su faire d'une pierre deux coups en recasant Craig et en offrant à la Justice son frère rebelle. Le coup de grâce s'annonce officiellement, en ce faste jour, il aura gonflé les rangs du Bien au détriment des dévots du Mal. Il tuera dans l'œuf la fraternité qui unie les deux hommes-poissons.
Relevez donc la tête, Tark, restons polis.
Son museau de requin se redresse, plissé par la hargne et la haine. Les yeux de Tark foudroient Edwin qui ne bronche pas d'un pouce, contre-attaquant de son regard froid. Ses crocs apparaissent à la commissure de ses lèvres, il a l'air épuisé, las, les cernes sous ses yeux laisseraient presque croire qu'il a pleuré.
Pourquoi vous faites ça, hein?
Plait-il?
Pourquoi vous avez mis mon frère sur ma trace? Vous êtes sadique ou quoi?!
Oh, mais n'abusez pas mon cher Tark, je n'ai rien d'un sadique. Je ne suis qu'un homme qui tente d'appliquer la Justice dans ce monde corrompu.
Il s'excite sur sa chaise, met à l'épreuve les liens qui l'entravent suite à la tirade désintéressée d'Edwin. Il ne peut rien ici, il est la proie de Morneplume depuis le tout début. Clac! La gifle du Sergent n'a pour effet que faire rager le révolutionnaire qui ne se débat que de plus belle. Il grogne et fait claquer sa gueule de squale sous le regard impassible d'Edwin. Toujours calme, le Sergent lève soudainement la jambe et écrase son talon dans l'abdomen de Tark. Le choc est assez violent pour couper le souffle de Tark et pour renverser sa chaise. Le crâne de Kamina percute le sol. Tâche de sang. Gémissement.
Calmons-nous donc, Tark. Je tiens à ce que tout cela se passe dans le meilleur des respects, ne me forcez pas à abuser de ma position.
Edwin profère ses mots en abattant sa chaussure contre le visage de Tark, lui clouant la gueule tout en broyant son crâne entre sa semelle et le béton du sol.
Je n'ai même pas encore eu la chose de vous poser ne serait-ce qu'une seule question… Néanmoins, je vais tout de même prendre ce moment de répit que vous m'offrez pour préciser quelque chose par rapport à vos accusations de tout à l'heure…
Tark inspire avec véhémence par le nez, tendu comme jamais, cessant de se débattre, mais braqué comme un animal qu'on vient d'abattre. Edwin, lui, parle, tout en jetant un long regard vers la vitre teintée, défiant Craig par sa mimique et par ses paroles.
Je suis peut-être responsable de votre capture, mais celui qui l'a planifiée - et de son plein gré, c'est votre frère lui-même.
Kamina...
Kalou s'en fait pour moi. Peut-être est-ce ma grimace distordue qui l'inquiète. Elle a un faux air de paralysie faciale aggravée, comme si tout mes nerfs désertaient ma grise mine. Ou tout simplement mes lents mouvements d'crâne qui envoient à des intervalles aussi mous et dépressifs que la pluie, ma tête, contre la vitre. Pom. Pom. Pom.
Il ment. J'ai rien planifié.
Il sait. C'est simplement un bobard pour déstabiliser le... le suspect.
Ça marchera pas. Tark croira jamais ça. Il faut que je rentre.
Gardez votre calme ! Attendez !
Attendre ? Je n'ai fais qu'attendre depuis le début d'cette journée cauchemardesque. Attendre le twist scénaristique du frangin cogné derrière une vitre sans teint sous mes mirettes grandes humides. T'sais dans quoi j'dois puiser pour trouver la force d'attendre ?! Dans cette putain de haine que je séquestre en moi depuis tant d'années ! Ses chaînes se fissurent. J'sens la frustration et l'angoisse enrager le monstre qui pionçait en moi.
J'aplatis lourdement mes palmes contre la vitre, la faisant vibrer sous l'impact. Retire tes sales bottes de la tronche de Tark. Retire les. Retire les. Le défigure pas. Le change pas. Le dénature pas. Arrête de mordiller mes nerfs. Il y prend du plaisir. Si on creusait sous ce tas d'obéissance digne d'un bouledogue repu, on dénicherait du sadisme ! Il me la fera pas. Il aime son job. Son septième ciel doit se situer juste au-dessus de la satisfaction du travail bien fait.
_________
L'arôme du sale cuir s'éloigne de ma gueule. D'un geste vif, le bourreau s'écarte d'un pas, puis de deux. La tiède lumière de l'ampoule malade nous surplombant ricoche sur mes crocs exposés, teintés d'un rouge pétant glissant lentement sur mon ivoire. La tête pesant quelques tonnes d'idées noires, l'être entier tremblant de haine, de peur, et de froid aussi. J'espère que ces reflets sur mes crocs lui pourfendent les yeux, j'espère qu'ils lui rappellent que c'est enchaîné qu'un vrai révolutionnaire déploie toute sa hargne.
Y a encore un an, quand on s'est quitté, le frangin était toujours pas capable de me voler la vedette sans se sentir obligé de m'assommer d'excuses. Et tu veux m'faire croire qu'en un an, une force mystérieuse l'aura poussé à en vouloir à ma liberté ? Tout à l'heure, dans les égouts, il avait ce regard qu'il n'a jamais cessé d'entretenir. Chargé de hontes et de doutes envers ce qu'il fait. Désarmé de toute forme de confiance. Et tu veux m'faire croire, connard, qu'aujourd'hui il prend son pied à m'voir confiné entre ces quatre murs ?
Te bouffer. Te bouffer pour tes tentatives de sectionner à la tenaille aussi grossièrement le lien qui me relie à Craig. Pour le drama que tu nous imposes à tous les deux. Pour la funeste augure que tu me laisse miroiter dans le creux de tes mirettes délavées de tout sentiments. Je veux t'bouffer. Mobiliser mes dernières forces là-dedans. Un p'tit bout, juste ça. Peu importe que ça choque Craig, peu importe qu'il me le reproche plus tard ! Merde, faut avouer. Avec un ou deux membres en moins, tu ferais carrément moins le fier, enculé.
Tu es de l'espèce de fonctionnaire qui me relance sans arrêt dans mon envie de purifier ce foutu monde. Ne plie pas, Craig. On va se le faire tous les deux ! A l'aube de demain, on s'retrouvera tout deux sur les mers. Loin des uniformes. Loin des masques. Entre frérots qui n'avaient que le mot "héros" à la bouche quand ils étaient petits... Ouais, ouais. Un cauchemar, tu crois ? J'suis sûr que tu te pinces chaque pore de la peau pour tenter de te réveiller. Non, Craig, c'est bien ce que tu vois. Cet espèce d'androïde gâche nos retrouvailles...
Hahaha. Ouais. Te suffit de débouler dans la salle avec un flingue et de fourrer de pruneaux sa pomme pourrie. Tu le feras, j'en suis sûr. J'attends que ça pour relâcher mon stress d'un rire... sincère et... ensuite je t'amènerai aux collègues pour qu'ils nous tirent de cette île. On brûlera ensemble tes galons en remuant des souvenirs, j'te présenterai mes projets, on s'oubliera dans nos espoirs. C'est à ça que ressemblera ton baptême...
... la peur. Ça faisait tellement longtemps qu'elle m'avait pas visité. Ce parasite...
J'espère que vous n'allez pas rester silencieux toute la nuit, Tark. Cela risque de devenir rapidement ennuyeux, autant pour vous que pour moi.
Qu'est-ce que vous voulez savoir ?
J'ai beau fouiller dans ma cervelle éreintée, j'trouve rien dont l'importance justifierait ce que tu nous fais subir.
Tout sur vos amis, tout sur vos agissements, tout sur vos contacts... Tout. Plus vous serez généreux en informations croustillantes, plus vous alimenterez ma bienveillance.
Tu mens. Dès que j'ai compris qui tu étais et ce que tu faisais à Craig, j'me suis résolu à ne plus attribuer aucun crédit au vent putride qui te sort par la bouche.
C'est votre premier interrogatoire ? Pas malin de me frapper le crâne en premier. Je crois que vous m'avez rendu amnésique.
Raide comme un cadavre qui aurait réappris à marcher, il s'avance, s'accroupit, empoigne ma chaise et me redresse, avec toute la délicatesse qui le caractérise. Mon museau fuyant de morve et de sang se retrouve propulsé dans mes genoux, ma nuque s'alourdit d'un torticolis. J'ai des fourmis carnivores dans les jambes, la faute à ma ceinture plus serrée qu'un garrot. Ça entretient l'embargo qui pèse sur ma respiration... Pas moyen de jouer au dur insensible à la douleur alors que j'me sens pétrifié d'appréhension... le gémissement file et trahit mon état.
Ach ! Putain ! Ah bah bravo, j'me rappelle même plus de mon nom, maintenant.
Et votre frère, vous vous en souvenez ?
Encore une fois, j'peste, j'gaspille mes dernières forces en médisant en silence. Cet enfoiré tripote mes ressorts familiaux. Plus que jamais tendus. J'crispe mes poignets, j'frictionne mes chaînes qui emplissent la salle de cliquetis lugubres. Rien. Pas de résultats. Piégé. Avec Craig. Je suis sûr que ce fils de vautour kiffe ce qu'il voit. Pseudo-chasseur à la morale aussi puante et débauchée que cette odeur de clope froide qui sillonnait le QG.
Je veux voir Craig. J'veux que ça soit lui qui m'interroge. Jouez un peu avec moi avant si ça vous chante, et si vous vous croyez capable de me faire craquer avec quelques baffes. Mais j'vous parlerai plus.
Kalou s'en fait pour moi. Peut-être est-ce ma grimace distordue qui l'inquiète. Elle a un faux air de paralysie faciale aggravée, comme si tout mes nerfs désertaient ma grise mine. Ou tout simplement mes lents mouvements d'crâne qui envoient à des intervalles aussi mous et dépressifs que la pluie, ma tête, contre la vitre. Pom. Pom. Pom.
Il ment. J'ai rien planifié.
Il sait. C'est simplement un bobard pour déstabiliser le... le suspect.
Ça marchera pas. Tark croira jamais ça. Il faut que je rentre.
Gardez votre calme ! Attendez !
Attendre ? Je n'ai fais qu'attendre depuis le début d'cette journée cauchemardesque. Attendre le twist scénaristique du frangin cogné derrière une vitre sans teint sous mes mirettes grandes humides. T'sais dans quoi j'dois puiser pour trouver la force d'attendre ?! Dans cette putain de haine que je séquestre en moi depuis tant d'années ! Ses chaînes se fissurent. J'sens la frustration et l'angoisse enrager le monstre qui pionçait en moi.
J'aplatis lourdement mes palmes contre la vitre, la faisant vibrer sous l'impact. Retire tes sales bottes de la tronche de Tark. Retire les. Retire les. Le défigure pas. Le change pas. Le dénature pas. Arrête de mordiller mes nerfs. Il y prend du plaisir. Si on creusait sous ce tas d'obéissance digne d'un bouledogue repu, on dénicherait du sadisme ! Il me la fera pas. Il aime son job. Son septième ciel doit se situer juste au-dessus de la satisfaction du travail bien fait.
_________
L'arôme du sale cuir s'éloigne de ma gueule. D'un geste vif, le bourreau s'écarte d'un pas, puis de deux. La tiède lumière de l'ampoule malade nous surplombant ricoche sur mes crocs exposés, teintés d'un rouge pétant glissant lentement sur mon ivoire. La tête pesant quelques tonnes d'idées noires, l'être entier tremblant de haine, de peur, et de froid aussi. J'espère que ces reflets sur mes crocs lui pourfendent les yeux, j'espère qu'ils lui rappellent que c'est enchaîné qu'un vrai révolutionnaire déploie toute sa hargne.
Y a encore un an, quand on s'est quitté, le frangin était toujours pas capable de me voler la vedette sans se sentir obligé de m'assommer d'excuses. Et tu veux m'faire croire qu'en un an, une force mystérieuse l'aura poussé à en vouloir à ma liberté ? Tout à l'heure, dans les égouts, il avait ce regard qu'il n'a jamais cessé d'entretenir. Chargé de hontes et de doutes envers ce qu'il fait. Désarmé de toute forme de confiance. Et tu veux m'faire croire, connard, qu'aujourd'hui il prend son pied à m'voir confiné entre ces quatre murs ?
Te bouffer. Te bouffer pour tes tentatives de sectionner à la tenaille aussi grossièrement le lien qui me relie à Craig. Pour le drama que tu nous imposes à tous les deux. Pour la funeste augure que tu me laisse miroiter dans le creux de tes mirettes délavées de tout sentiments. Je veux t'bouffer. Mobiliser mes dernières forces là-dedans. Un p'tit bout, juste ça. Peu importe que ça choque Craig, peu importe qu'il me le reproche plus tard ! Merde, faut avouer. Avec un ou deux membres en moins, tu ferais carrément moins le fier, enculé.
Tu es de l'espèce de fonctionnaire qui me relance sans arrêt dans mon envie de purifier ce foutu monde. Ne plie pas, Craig. On va se le faire tous les deux ! A l'aube de demain, on s'retrouvera tout deux sur les mers. Loin des uniformes. Loin des masques. Entre frérots qui n'avaient que le mot "héros" à la bouche quand ils étaient petits... Ouais, ouais. Un cauchemar, tu crois ? J'suis sûr que tu te pinces chaque pore de la peau pour tenter de te réveiller. Non, Craig, c'est bien ce que tu vois. Cet espèce d'androïde gâche nos retrouvailles...
Hahaha. Ouais. Te suffit de débouler dans la salle avec un flingue et de fourrer de pruneaux sa pomme pourrie. Tu le feras, j'en suis sûr. J'attends que ça pour relâcher mon stress d'un rire... sincère et... ensuite je t'amènerai aux collègues pour qu'ils nous tirent de cette île. On brûlera ensemble tes galons en remuant des souvenirs, j'te présenterai mes projets, on s'oubliera dans nos espoirs. C'est à ça que ressemblera ton baptême...
... la peur. Ça faisait tellement longtemps qu'elle m'avait pas visité. Ce parasite...
J'espère que vous n'allez pas rester silencieux toute la nuit, Tark. Cela risque de devenir rapidement ennuyeux, autant pour vous que pour moi.
Qu'est-ce que vous voulez savoir ?
J'ai beau fouiller dans ma cervelle éreintée, j'trouve rien dont l'importance justifierait ce que tu nous fais subir.
Tout sur vos amis, tout sur vos agissements, tout sur vos contacts... Tout. Plus vous serez généreux en informations croustillantes, plus vous alimenterez ma bienveillance.
Tu mens. Dès que j'ai compris qui tu étais et ce que tu faisais à Craig, j'me suis résolu à ne plus attribuer aucun crédit au vent putride qui te sort par la bouche.
C'est votre premier interrogatoire ? Pas malin de me frapper le crâne en premier. Je crois que vous m'avez rendu amnésique.
Raide comme un cadavre qui aurait réappris à marcher, il s'avance, s'accroupit, empoigne ma chaise et me redresse, avec toute la délicatesse qui le caractérise. Mon museau fuyant de morve et de sang se retrouve propulsé dans mes genoux, ma nuque s'alourdit d'un torticolis. J'ai des fourmis carnivores dans les jambes, la faute à ma ceinture plus serrée qu'un garrot. Ça entretient l'embargo qui pèse sur ma respiration... Pas moyen de jouer au dur insensible à la douleur alors que j'me sens pétrifié d'appréhension... le gémissement file et trahit mon état.
Ach ! Putain ! Ah bah bravo, j'me rappelle même plus de mon nom, maintenant.
Et votre frère, vous vous en souvenez ?
Encore une fois, j'peste, j'gaspille mes dernières forces en médisant en silence. Cet enfoiré tripote mes ressorts familiaux. Plus que jamais tendus. J'crispe mes poignets, j'frictionne mes chaînes qui emplissent la salle de cliquetis lugubres. Rien. Pas de résultats. Piégé. Avec Craig. Je suis sûr que ce fils de vautour kiffe ce qu'il voit. Pseudo-chasseur à la morale aussi puante et débauchée que cette odeur de clope froide qui sillonnait le QG.
Je veux voir Craig. J'veux que ça soit lui qui m'interroge. Jouez un peu avec moi avant si ça vous chante, et si vous vous croyez capable de me faire craquer avec quelques baffes. Mais j'vous parlerai plus.
C'est une requête intéressante, Tark.
Déjà plus efficace que d'passer vos nerfs sur moi.
Oh, rassurez-vous, je suis tout à fait calme. Ce que j'applique est simplement une forme de démagogie tout à fait adaptée aux parasites de votre genre.
Ben faudra vous y faire, elle est pourrie.
Vous m'accorderez bien un instant.
Morneplume se relève, quittant sa position accroupie face à Tark. Il ouvre la lourde porte, puis entre dans la salle d'écoute enfumée des émanations de cigarettes. À aucun moment il ne pose un regard sur Craig, préférant se diriger vers les hommes enregistrant textuellement et auditivement l'interrogatoire.
Vous avez tout, jusqu'à présent?
Euh…o…oui, Sergent.
Très bien, nous sommes donc tous, ici présent, à-même de comprendre la demande de Tark Kamina. N'est-ce pas, Kaloupalekis?
Il rive son regard polaire vers le Sous-lieutenant, qui, déstabilisé, déglutit, puis acquiesce péniblement. Interrogation dans la salle. Chaque homme offre un regard interrogateur à son voisin, des coups d'œil rapides sont envoyés vers Kamina pour épier sa réaction. Edwin, lui, reste impassible et préfère plutôt arrêter l'enregistrement en appuyant sur l'escargomagnétophone. Il se saisit d'un micro traînant sur la table et, d'un doigté expert qu'on ne lui aurait pas soupçonné, relie ce dernier au mollusque qui, placide, affiche le même air que le Sergent. Mouvement rapide de la main, l'enregistrement est à nouveau en marche.
Sergent Morneplume… qu'est-ce que v-
C'est un enregistrement vocal spécifique à la salle d'écoute, soldat. Sous-lieutenant Kaloupalekis, pouvez-vous me décrire cet objet?
Il s'approche de Kaloupalekis et de Kamina, fusillant soudain l'homme-poisson du regard. De sa veste, il tire un pistolet qu'il tient respectueusement de ses mains gantées de blanc. Jamais un seul instant il ne détache son regard de Kamina. À travers la vitrine teintée, Tark semble attendre. Calmement.
Euh…eh bien… c'est un… euhm… c'est un Colt "Sogeking" de calibre 51mm…
Je vois que vous êtes toujours un judicieux expert lorsqu'il est question d'application de notions théoriques, Sous-lieutenant. Formidable. Et pourriez-vous, ainsi, décrire ce que je fais, avec cette arme, sous vos yeux?
…Vous la… vous la tendez à… à Kamina?
Exactement. À une nuance près: j'ordonne au Lieutenant Kamina de se saisir de cette arme.
Il tend l'arme à Craig, le transperçant toujours de ses yeux d'acier.
À quoi vous jouez?
Oh, mais nous allons interroger votre frère, mais je ne veux pas vous savoir désarmé dans une situation potentiellement dangereuse.
Il comprend le manège d'Edwin, la lumière se fait dans ses yeux, à cet homme-poisson au bord de l'écartèlement. Ses doigts palmés se referment sur la crosse du revolver en tremblant. Morneplume devine même les mâchoires de Kamina se serrer, même si ce dernier le cache de son mieux.
Soldat?
Sergent?
Reprenez l'enregistrement normal, et gardez-moi cette bobine. Comme la procédure requiert que l'on déclare possession d'arme de façon non-détournée dans le cadre d'un interrogatoire, j'ai cru bon de m'assurer que cette démarche bureaucratique minutieusement suivie. Ainsi, aucune autre déclaration n'étant faite, il va de soit que vous êtes désormais le seul détenteur d'une arme dans cette pièce, Kamina. Ah, cette façon de faire est-elle donc intégralement et officiellement accomplie, Sous-lieutenant? Je me doute que vous devez connaître sur le bout de vos doigts l'article des interrogatoires.
C'est… tout est en ordre… déclare-t-il d'un ton las, réalisant à son tour l'efficacité bornée et calculatrice de Morneplume qui, satisfait, s'assure de la bonne reprise de l'enregistrement.
Il se dirige ensuite vers la porte menant à la salle d'interrogatoire… qu'il avait laissé entrouverte durant l'échange, laissant à Tark le loisir d'écouter la conversation, et ce, à l'insu de ses interlocuteurs, et l'ouvre en grand en montrant cordialement le chemin à Craig.
Si vous voulez bien me suivre, Kamina, votre frère vous attend.
Si ses regards insistants ont sévèrement rogné sur ce qui me restait de confiance, si malgré mes efforts, j'arrive pas à percevoir la finalité de sa manoeuvre et que j'la redoute autant qu'une apocalypse programmée, retrouver ce putain de flingue m'assigne un éventuel échappatoire sanguinolent, et sentir ce câlin de sa crosse froide me pénétrer les côtes me rassure, m'apaise un instant en plein milieu de ma tourmente. Il est le doudou d'un môme paumé dans le noir, ce putain de flingue. Un môme à qui on vole le frérot, en lui exposant scrupuleusement toutes les étapes.
Je rentre avant Plume, qui s'improvise portier. Ça fait sûrement partie de sa mise en scène. Je vois tout ce qu'il fait comme jeu de rôle, désormais.
Quand je l'ai aperçu dans les égouts tout à l'heure, l'obscurité étouffante voilait Tark, comme pour préserver le suspense envers et contre tout, si bien qu'ses traits me restaient inaccessibles. A la lumière de l'ampoule triste, je peux plus qu'admirer ce que la dernière année séparé de moi a fait de lui. Un baroudeur qui a épousé ses idéaux, profondément imprégné de la crasse des causes perdues. Son museau constellé de petites cicatrices arrachées en trophées à ses conquêtes passées, ses yeux jaunes perçants et mordants inspirant la défiance envers un système tellement mécanique que ses engrenages broient des existences sans les sentir entre leurs dents.
Tark est devenu un homme-poisson, un vrai. J'me sens têtard à la queue restée bloquée dans le bide de sa maman, à côté. La honte me soude les lèvres. Je reste planté, présentant mon aileron flasque à Plume, me demandant toujours plus fort ce qu'il peut bien mijoter. J'entends la porte claquer, je me sens taulard. Le coeur dans la cage d'une amère impuissance. Quel rôle abject ce fou furieux va me concocter ?
Puis mes bleues ardents et effrayés attrapent les jaunes mordantes du frangin. Et glissent, retombant à terre. Tandis que ses deux flèches à lui restent, tenaces et accusateurs, les pupilles d'un juge fulminant, fichés dans mon âme. J'relève le museau, le rendant de nouveau exactement parallèle au sien. Grossière témérité : j'frôle sa détermination qui m'laisse partir en vrille et baisser la tête, toisant mes bottes. Mes bottes, la seule bagatelle que j'suis encore capable de dominer. Et sentir son regard forer ma carapace comme si elle n'était qu'une pièce de beurre me devient insupportable. Et c'est toujours sans oser l'observer que j'élève un ton faussement monotone qui n'est qu'un écho de l'orage qui malmène mes propres fondations :
Salut, Tark.
T'en fais pas, ça ira.
Ça pourra aller, probablement car j'suis armé. Est-ce qu'il me pense capable de t'abattre sous ses ordres ? Est-ce qu'il est assez con pour me penser vulnérable à ce point ? Le défilé des scénarios prend la forme d'une séance de films macabres dans ma caboche fatiguée. Il m'ordonne de te tuer, je le tue, on se retrouve tous les deux en prison. Il m'ordonne de te tuer, je refuse, c'est moi qui finit noyé dans mon sang. Il m'ordonne de te tuer, je le tue, je tue tout le monde dans la salle d'à côté pour ne laisser aucun témoin, je m'enfuis avec toi.
Immonde. Malsain. Je touche du bout des doigts la palme osseuse de la Mort. Hésitant à lui serrer franchement. Tout petit, je pensais que le Mal se terrait à l'état brut dans des enveloppes de la carrure de Morneplume, ou dans les petits caïds de l'école. Mais aujourd'hui, je sais ce que je me sens capable de faire lorsque les miens sont en danger.
Commençons. Je vous laisse mener, Lieutenant Kamina.
Il appuie sur "Lieutenant", comme on appuie sur une cicatrice infectée, pour me rappeler douloureusement de quel camp je supporte les couleurs. J'ai bien une armada de questions qui pointent dans ma tête, mais aucune n'a de rapport avec la Révolution.
... Tu faisais quoi dans le coin ?
Ses sourcils chutent, ses yeux s'assombrissent, et un silence très parlant précède ses mots. Ses mots creux.
Rien de dingue. Je suis recherché, je me cache. C'est tout.
Ses mirettes coulissent, scrutent ma veste. J'crois pas que t'aies une vision à rayon X, Frangin, mais tu sais. Qu'Il est là. Et tu te demandes sûrement pourquoi j'm'en sers pas. Et moi de même. Tu vaux plus cher que toutes les carrières de marine du monde, frangin, t'es la bouée qui m'empêchait d'me noyer au fond d'ces infects océans de boue. Devine quoi ? J'osais penser que j'avais appris à nager sans toi, cette année.
Si j'te libère, qu'est-ce que je deviendrai ? On refera route ensemble ? Tout redeviendra comme avant ? Je retomberai dans ton ombre ? Mais j'ai pas le choix, hein ? J'te laisserai pas te faire avoiner par le bourreau de plomb qui s'impatiente derrière moi. J'laisserai pas la machine judiciaire te broyer non plus.
La tension finit par se répandre aussi derrière la vitre teintée.
Euh... Je... Des rapports avec les familles ? ...
Tark me coupe en faisant claquer ses chaînes. Son museau se détourne du mien, ses mirettes creuses se perdent. Planté au milieu d'un nid de sous-entendus et de manigances, j'prends ça comme un signe.
_____
Les clés de mes menottes pendent à la ceinture de ce fumier. Evidemment que c'est un appât. Pas une raison pour ne pas mordre à pleines dents dedans. Les regrets disparaîtront une fois que tu m'auras libéré, Craig...
Les familles, oui. J'en sais autant sur elles qu'elles en savent sur mon groupe. J'dévoilerai rien sans avoir de certitudes sur ce que cette brute fera de moi à la fin de cet interrogatoire, Craig.
J'vais te créer des occasions d'agir, frangin, autant que tu en auras besoin. Ne capitule pas.
Je rentre avant Plume, qui s'improvise portier. Ça fait sûrement partie de sa mise en scène. Je vois tout ce qu'il fait comme jeu de rôle, désormais.
Quand je l'ai aperçu dans les égouts tout à l'heure, l'obscurité étouffante voilait Tark, comme pour préserver le suspense envers et contre tout, si bien qu'ses traits me restaient inaccessibles. A la lumière de l'ampoule triste, je peux plus qu'admirer ce que la dernière année séparé de moi a fait de lui. Un baroudeur qui a épousé ses idéaux, profondément imprégné de la crasse des causes perdues. Son museau constellé de petites cicatrices arrachées en trophées à ses conquêtes passées, ses yeux jaunes perçants et mordants inspirant la défiance envers un système tellement mécanique que ses engrenages broient des existences sans les sentir entre leurs dents.
Tark est devenu un homme-poisson, un vrai. J'me sens têtard à la queue restée bloquée dans le bide de sa maman, à côté. La honte me soude les lèvres. Je reste planté, présentant mon aileron flasque à Plume, me demandant toujours plus fort ce qu'il peut bien mijoter. J'entends la porte claquer, je me sens taulard. Le coeur dans la cage d'une amère impuissance. Quel rôle abject ce fou furieux va me concocter ?
Puis mes bleues ardents et effrayés attrapent les jaunes mordantes du frangin. Et glissent, retombant à terre. Tandis que ses deux flèches à lui restent, tenaces et accusateurs, les pupilles d'un juge fulminant, fichés dans mon âme. J'relève le museau, le rendant de nouveau exactement parallèle au sien. Grossière témérité : j'frôle sa détermination qui m'laisse partir en vrille et baisser la tête, toisant mes bottes. Mes bottes, la seule bagatelle que j'suis encore capable de dominer. Et sentir son regard forer ma carapace comme si elle n'était qu'une pièce de beurre me devient insupportable. Et c'est toujours sans oser l'observer que j'élève un ton faussement monotone qui n'est qu'un écho de l'orage qui malmène mes propres fondations :
Salut, Tark.
T'en fais pas, ça ira.
Ça pourra aller, probablement car j'suis armé. Est-ce qu'il me pense capable de t'abattre sous ses ordres ? Est-ce qu'il est assez con pour me penser vulnérable à ce point ? Le défilé des scénarios prend la forme d'une séance de films macabres dans ma caboche fatiguée. Il m'ordonne de te tuer, je le tue, on se retrouve tous les deux en prison. Il m'ordonne de te tuer, je refuse, c'est moi qui finit noyé dans mon sang. Il m'ordonne de te tuer, je le tue, je tue tout le monde dans la salle d'à côté pour ne laisser aucun témoin, je m'enfuis avec toi.
Immonde. Malsain. Je touche du bout des doigts la palme osseuse de la Mort. Hésitant à lui serrer franchement. Tout petit, je pensais que le Mal se terrait à l'état brut dans des enveloppes de la carrure de Morneplume, ou dans les petits caïds de l'école. Mais aujourd'hui, je sais ce que je me sens capable de faire lorsque les miens sont en danger.
Commençons. Je vous laisse mener, Lieutenant Kamina.
Il appuie sur "Lieutenant", comme on appuie sur une cicatrice infectée, pour me rappeler douloureusement de quel camp je supporte les couleurs. J'ai bien une armada de questions qui pointent dans ma tête, mais aucune n'a de rapport avec la Révolution.
... Tu faisais quoi dans le coin ?
Ses sourcils chutent, ses yeux s'assombrissent, et un silence très parlant précède ses mots. Ses mots creux.
Rien de dingue. Je suis recherché, je me cache. C'est tout.
Ses mirettes coulissent, scrutent ma veste. J'crois pas que t'aies une vision à rayon X, Frangin, mais tu sais. Qu'Il est là. Et tu te demandes sûrement pourquoi j'm'en sers pas. Et moi de même. Tu vaux plus cher que toutes les carrières de marine du monde, frangin, t'es la bouée qui m'empêchait d'me noyer au fond d'ces infects océans de boue. Devine quoi ? J'osais penser que j'avais appris à nager sans toi, cette année.
Si j'te libère, qu'est-ce que je deviendrai ? On refera route ensemble ? Tout redeviendra comme avant ? Je retomberai dans ton ombre ? Mais j'ai pas le choix, hein ? J'te laisserai pas te faire avoiner par le bourreau de plomb qui s'impatiente derrière moi. J'laisserai pas la machine judiciaire te broyer non plus.
La tension finit par se répandre aussi derrière la vitre teintée.
Euh... Je... Des rapports avec les familles ? ...
Tark me coupe en faisant claquer ses chaînes. Son museau se détourne du mien, ses mirettes creuses se perdent. Planté au milieu d'un nid de sous-entendus et de manigances, j'prends ça comme un signe.
_____
Les clés de mes menottes pendent à la ceinture de ce fumier. Evidemment que c'est un appât. Pas une raison pour ne pas mordre à pleines dents dedans. Les regrets disparaîtront une fois que tu m'auras libéré, Craig...
Les familles, oui. J'en sais autant sur elles qu'elles en savent sur mon groupe. J'dévoilerai rien sans avoir de certitudes sur ce que cette brute fera de moi à la fin de cet interrogatoire, Craig.
J'vais te créer des occasions d'agir, frangin, autant que tu en auras besoin. Ne capitule pas.
Morneplume soupire imperceptiblement, suite à la tirade de son détenu. Autant Kamina ne s'est toujours pas décidé à pencher d'un côté comme d'un autre, autant son frère, lui, semble pressé d'agir. Il tire une cigarette de sa veste, craque une allumette, puis souffle une bouffée de nicotine en l'air. La fumée reste en suspension un moment, le regard froid d'Edwin s'y perd, pensif.
S'il a usé de tout ce stratagème pour mener Kamina jusqu'ici, c'est simplement pour pouvoir faire d'une pierre deux coups. Il veut pousser Craig à se ranger officiellement du bon côté, en délaissant son frère au profit de la Justice et du Bien. Edwin sait que Craig n'aura pas le culot de tenter une escapade. Il est trop frêle, un faible doublé d'un couard sentimental, aucune chance que l'homme-poisson ne tente une réelle manœuvre face à lui. En poussant Craig à délaisser son frère, il veut s'assurer de garder le Lieutenant à jamais du côté de l'Ordre, lui faisant perdre l'amour et la confiance de son frère. Tout ce qu'il a à faire, c'est d'attendre que Craig fasse son choix. D'attendre qu'il agisse et qu'il condamne définitivement son frère au bagne.
Tous les instruments sont entre les mains de Kamina. Il n'a plus qu'à jouer son coup. Et Edwin est aux premières loges pour témoigner de son succès. Cependant, Tark reste vicieux et alerte, il pourrait toujours s'avérer imprévisible, même dans une impasse comme celle-ci. Mais Edwin est fort, lui aussi, il pourra toujours résoudre le problème de sa poigne. En attendant, il doit tout de même leur faire gagner du temps, en rassurant le frère de Craig sur ses droits.
Il va de soit que, lorsque nous vous aurons posé assez de questions, vous aurez droit à un procès, Tark. Autant vous dire que vous aurez probablement une place de réservée au premier niveau d'Impel Down, au vue de vos exactions et votre prime. Néanmoins, vous pourrez tout de même défendre votre cause devant un juge impartial du Gouvernement.
Nouvelle bouffée de cigarette.
Kamina, pourrions-nous enchaîner, je vous prie? Je croyais pouvoir m'attendre à une bonne coopération de votre part, comme de la vôtre, Tark.
Humf. Qu'est-ce que j'fais, là, à part coopérer ? J'suis comme un acteur consumé par le trac qui n'a pas appris son texte. Placé face à l'inévitable. Impel. Impel, putain ! Le genre de prison où on laisse crever la tête avant le corps. Frangin, tu peux pas chuter dans cet Enfer. Tu parques pas un esprit rebelle entre trois murs puant la mort et un grillage rouillé, au milieu des terreurs de bacs à sable, c'est confiner un putain d'électron libre dans une putain de pile. J'suis dans une impasse autant sombre, autant crade, autant étriquée que mon trou du cul.
Les pupilles de Tark baignent dans l'aigreur. Celle des chaînes de déceptions, qui torturent même les âmes les plus vaillantes. Lui offrir un panorama sur son sombre avenir était une mauvaise idée. J'ai la gorge nouée, tandis que la sienne doit s'inonder de blasphèmes. J'crache malgré tout avant lui...
Pourquoi tu t'es retourné, dans les égouts, au lieu de continuer à fuir ?
Je déraille. J'sens Plume tiquer derrière moi. Je déraille du protocole. Une question sans intérêt, dont j'connais déjà la réponse.
J'ai toujours préféré me débarrasser de mes ennemis plutôt que simplement les semer. Tu devrais peut-être t'y mettre.
C'est vrai qu'il a toujours préféré arracher les mauvaises herbes à la racine plutôt que simplement les élaguer. C'est en partie pour ça qu'il voulait devenir gris, d'après lui. La marine grattouille la surface, la révo plonge les bras dans la merde...
J'aurais réussi sans toi, d'ailleurs.
Une lame de glace qui m'ouvre le coeur. Le pique subit, pas eu le temps d'm'y préparer, s'est fiché en moi tandis que je baissais ma garde. Une pâte amère sur le palais, la bouche béate quelques secondes qui dégouline de malaise. Une perle s'invite dans mes paupières. Puis d'autres.
Kamina ? Si nous revenions aux familles ?
Attendez.
C'est à moi que Plume s'adressait, il le savait. Tark saisit la perche pour s'insérer entre nous. Bizarre. J't'ai toujours connu aussi subtil que tes crocs. Malin, ouais, parce que c'est dans nos gènes, mais qui ne s'embarrasse pas d'assez de finesse pour verser dans la psychologie d'interrogatoire. La pesanteur redouble tandis que je pane pas où tu vas.
Tu sais comment j'ai obtenu ma prime, frangin ? Meurtre d'un agent du CP. J'avais quelqu'un à protéger, mission accomplie. Durant l'opération, quelques civils sont devenus des... dommages collatéraux, comme ils aiment à appeler les victimes indésirables. Et parce qu'il fallait trouver un grief à me mettre sur le dos pour me faire bouffer d'la prime, et que leur larbin n'avait aucune existence officielle, ils m'ont collé le massacre de quinze innocents sur la tronche. Dur pour un révo' de rester crédible avec ça, mais je fais avec.
Non, non, non. Tu tentes de rentrer dans mon esprit, mais en un an, j'ai eu plus que le temps d'en changer les serrures. M'apitoyer fonctionne bien moins qu'avant. Mater des corps de gosses ouverts, des femmes à genoux dans la cendre orange de leur foyer, des maris qui te haïssent car ils auraient voulu que tu arrives avant, ça te blinde ton squale. T'as rien à prouver, de toute façon, Tark ! J'ai l'habitude, moi, de voir mon frangin surmonté d'un Wanted se promener sur les murs des bases dans lesquelles on m'envoie pourrir ! J'ai cuvé cette honte qui n'en est pas vraiment une, elle a muté en une espèce de fierté. Celle que les Kamina soient toujours unis, même postés des deux côtés de la Loi.
Tu nourris mes doutes... J'savais quand t'es parti que plus rien ne serait jamais comme avant. Me dis pas qu'un an de secousses ait pu dévaster ce qu'on avait mis plus de vingt ans à bâtir ensemble ?
Ecoute le parler de justice, ton sergent. C'est comme s'il n'était plus capable de penser par lui-même. C'est le métier qui rentre, et l'âme qui sort.
Plus que dérailler, l'interrogatoire se mange un mur. Tu l'as retourné, complètement. Et j'ai rien vu venir. J'entends pas Plume s'échauffer, derrière moi, normal, un iceberg ne brûle pas facilement. Mais j'ose espérer qu'il se fissure un peu... J'laisse le silence le grignoter. Pendant que mes yeux squattent tes pupilles, Tark, dans lesquelles je lis toujours plus de peine. J'ai les entrailles froissées. Les crocs qui grincent. La salive amère de laquelle aimeraient surgir des hordes d'excuses.
Mais encore, rien ne sort. Parce que j'déambule sur un terrain miné, parce que j'sais même plus où sont mes pieds. Morne me grille la priorité, j'suis certain qu'il en mourrait d'envie.
Je vais prendre le relais, Lieutenant.
Il m'écarte dans l'même temps, dans un mépris toujours aussi protocolaire, le soupir furtif qui vient me mordre les esgourdes, la confirmation que j'passe pour un empoté complet attaché à l'aileron d'son frangin. J'ai la crosse qui m'démange, le canon qui repose sous ma veste a envie de cracher du feu. Ouais, j'ai la haine. La Haine. La plus vorace des émotions, celle que j'connais le moins, celle que j'ai jamais appris à dompter. Et j'crains le pire, et la prudence se laisse ronger. Peu à peu. Plume. Me. Pousse à. Bout. Frangin. J'atteins le point de non-retour. Je le sens. Si la tension se relâche, je fondrai en larmes. Si elle redouble. Je tuerai. Je le sens.
Cette année, j'ai exploré les abysses. J'ai entraperçu le spectre du suicide. J'ai été gavé de peine à en dégueuler dans tous les coins. J'ai perdu de vue une à une les belles âmes qui m'extirpaient de la solitude. Et cet été, on m'a redonné de l'espoir. C'était pour mieux me le revoler !
Est-ce que tu veux. Me prendre mon frère, Plume ? Est-ce que tu voudrais pas m'amputer de tout mes membres des fois, par la même occasion ? Connard.
Je sens les nuages de colères obscurcir mon regard pour mieux me trahir.
Je respire et pense comme un psychopathe.
Je vibre au rythme de ce coeur qui réclame Revanche.
Les pupilles de Tark baignent dans l'aigreur. Celle des chaînes de déceptions, qui torturent même les âmes les plus vaillantes. Lui offrir un panorama sur son sombre avenir était une mauvaise idée. J'ai la gorge nouée, tandis que la sienne doit s'inonder de blasphèmes. J'crache malgré tout avant lui...
Pourquoi tu t'es retourné, dans les égouts, au lieu de continuer à fuir ?
Je déraille. J'sens Plume tiquer derrière moi. Je déraille du protocole. Une question sans intérêt, dont j'connais déjà la réponse.
J'ai toujours préféré me débarrasser de mes ennemis plutôt que simplement les semer. Tu devrais peut-être t'y mettre.
C'est vrai qu'il a toujours préféré arracher les mauvaises herbes à la racine plutôt que simplement les élaguer. C'est en partie pour ça qu'il voulait devenir gris, d'après lui. La marine grattouille la surface, la révo plonge les bras dans la merde...
J'aurais réussi sans toi, d'ailleurs.
Une lame de glace qui m'ouvre le coeur. Le pique subit, pas eu le temps d'm'y préparer, s'est fiché en moi tandis que je baissais ma garde. Une pâte amère sur le palais, la bouche béate quelques secondes qui dégouline de malaise. Une perle s'invite dans mes paupières. Puis d'autres.
Kamina ? Si nous revenions aux familles ?
Attendez.
C'est à moi que Plume s'adressait, il le savait. Tark saisit la perche pour s'insérer entre nous. Bizarre. J't'ai toujours connu aussi subtil que tes crocs. Malin, ouais, parce que c'est dans nos gènes, mais qui ne s'embarrasse pas d'assez de finesse pour verser dans la psychologie d'interrogatoire. La pesanteur redouble tandis que je pane pas où tu vas.
Tu sais comment j'ai obtenu ma prime, frangin ? Meurtre d'un agent du CP. J'avais quelqu'un à protéger, mission accomplie. Durant l'opération, quelques civils sont devenus des... dommages collatéraux, comme ils aiment à appeler les victimes indésirables. Et parce qu'il fallait trouver un grief à me mettre sur le dos pour me faire bouffer d'la prime, et que leur larbin n'avait aucune existence officielle, ils m'ont collé le massacre de quinze innocents sur la tronche. Dur pour un révo' de rester crédible avec ça, mais je fais avec.
Non, non, non. Tu tentes de rentrer dans mon esprit, mais en un an, j'ai eu plus que le temps d'en changer les serrures. M'apitoyer fonctionne bien moins qu'avant. Mater des corps de gosses ouverts, des femmes à genoux dans la cendre orange de leur foyer, des maris qui te haïssent car ils auraient voulu que tu arrives avant, ça te blinde ton squale. T'as rien à prouver, de toute façon, Tark ! J'ai l'habitude, moi, de voir mon frangin surmonté d'un Wanted se promener sur les murs des bases dans lesquelles on m'envoie pourrir ! J'ai cuvé cette honte qui n'en est pas vraiment une, elle a muté en une espèce de fierté. Celle que les Kamina soient toujours unis, même postés des deux côtés de la Loi.
Tu nourris mes doutes... J'savais quand t'es parti que plus rien ne serait jamais comme avant. Me dis pas qu'un an de secousses ait pu dévaster ce qu'on avait mis plus de vingt ans à bâtir ensemble ?
Ecoute le parler de justice, ton sergent. C'est comme s'il n'était plus capable de penser par lui-même. C'est le métier qui rentre, et l'âme qui sort.
Plus que dérailler, l'interrogatoire se mange un mur. Tu l'as retourné, complètement. Et j'ai rien vu venir. J'entends pas Plume s'échauffer, derrière moi, normal, un iceberg ne brûle pas facilement. Mais j'ose espérer qu'il se fissure un peu... J'laisse le silence le grignoter. Pendant que mes yeux squattent tes pupilles, Tark, dans lesquelles je lis toujours plus de peine. J'ai les entrailles froissées. Les crocs qui grincent. La salive amère de laquelle aimeraient surgir des hordes d'excuses.
Mais encore, rien ne sort. Parce que j'déambule sur un terrain miné, parce que j'sais même plus où sont mes pieds. Morne me grille la priorité, j'suis certain qu'il en mourrait d'envie.
Je vais prendre le relais, Lieutenant.
Il m'écarte dans l'même temps, dans un mépris toujours aussi protocolaire, le soupir furtif qui vient me mordre les esgourdes, la confirmation que j'passe pour un empoté complet attaché à l'aileron d'son frangin. J'ai la crosse qui m'démange, le canon qui repose sous ma veste a envie de cracher du feu. Ouais, j'ai la haine. La Haine. La plus vorace des émotions, celle que j'connais le moins, celle que j'ai jamais appris à dompter. Et j'crains le pire, et la prudence se laisse ronger. Peu à peu. Plume. Me. Pousse à. Bout. Frangin. J'atteins le point de non-retour. Je le sens. Si la tension se relâche, je fondrai en larmes. Si elle redouble. Je tuerai. Je le sens.
Cette année, j'ai exploré les abysses. J'ai entraperçu le spectre du suicide. J'ai été gavé de peine à en dégueuler dans tous les coins. J'ai perdu de vue une à une les belles âmes qui m'extirpaient de la solitude. Et cet été, on m'a redonné de l'espoir. C'était pour mieux me le revoler !
Est-ce que tu veux. Me prendre mon frère, Plume ? Est-ce que tu voudrais pas m'amputer de tout mes membres des fois, par la même occasion ? Connard.
Je sens les nuages de colères obscurcir mon regard pour mieux me trahir.
Je respire et pense comme un psychopathe.
Je vibre au rythme de ce coeur qui réclame Revanche.
Edwin est fort, il pourra toujours régler le problème de sa poigne. Même si le frère de Craig s'avère à jouer les vicieux, même s'il trouve moyen de mettre l'interrogatoire sans dessus-dessous. Alors tout en écartant Kamina, Edwin tend le bras vers Tark et lui oppresse le cou sans ménagement.
Sachez, Tark, que ce métier ne pourra jamais faire obstacle à mon âme, car c'est justement pour le salut de cette dernière que je vous assure une place bien confortable au fond du pire pénitencier sur Terre.
Les longs doigts noueux d'Edwin se crispent de plus belle sur le coup de Tark. Les traits d'Edwin se durcissent momentanément alors qu'il soulève de terre l'homme-poisson et la chaise à laquelle il est entravé. Tark suffoque, n'émettant que des sifflements rauques qui se veulent probablement des insultes. Ses yeux s'injectent de sang, son visage se boursouffle petit à petit alors que la peur s'imprime sur son visage. Il se transforme peu à peu en macchabée, pendu au bout de l'immuable potence qu'est le bras de Morneplume.
Nous pourrions parler de Justice des heures durant, Tark, et ce serait très certainement une expérience enrichissante et pédagogique sans précédent, mais il se trouve que vous êtes un criminel. Il se trouve que vous savez des choses que j'apprécierais énormément connaître. Il se trouve finalement que je suis l'homme ayant mené l'enquête pour vous débusquer, Tark, et que je suis le seul ici à même de pouvoir faire pencher la balance en votre faveur durant le procès.
La sueur s'accumule sur le visage de l'homme-poisson, la tension gagne plusieurs tonnes à chaque seconde. Dans la salle d'enregistrement, c'est la débandade, ils sont trois soldats à hurler à Kaloupalekis de réagir. Toutefois, ce dernier reste stupéfait, paralysé par le regard de glace d'Edwin qui poignarde à multiple reprises le corps aux allures de chiffon de Tark. Morneplume serre de plus belle.
Il pourrait lui briser le cou. Ici. Maintenant. Et s'en serait finit de Tark Kamina.
Mais il attend toujours la réaction de Kamina, qui, derrière lui, est sûrement sidéré.
Allons, Tark, vous êtes quelqu'un de raisonnable, non?
Sidéré. Comme jamais. Mon coeur est pris de soubresauts. La panique et la haine le transforme en un tambour de guerre qui annonce le sang à venir.
La guerre est déclarée ouais. J'crains plus que la situation ne puisse se débloquer que par le sang, j'y suis résigné. Je hisse aussitôt le pavillon noir, sans le laisser plus longtemps profaner Frangin. Le flingue s'échappe de lui-même de ma veste pour partir s'enfoncer dans la colonne de cet enfoiré. Ma colère, intraduisible, s'entasse vulgairement dans ma gorge brûlante et s'écoule par ma bouche avec la fluidité et l'élégance d'un fleuve de lave dégueulasse.
Lâche-le. Lâche-le.
Putain. A ce compte-là, j'peux tout aussi bien laisser ce flingue se faire mon porte-parole.
J'ai la broyeuse qui grince, m'sens prêt à mordre Mornepute pour permettre à Tark de continuer à croquer sa vie. J'l'entends respirer, de nouveau, d'un vent rauque et saccadé qui s'exfiltre de sa gorge en compagnie de quelques gémissements ! L'étreinte s'est desserrée, pas suffisamment à mon goût. J'ai l'impression que l'avenir de l'univers se joue dans cette minuscule cellule et que tout ce qui n'est pas contre moi n'est que décor. Ce qui est contre moi s'exposera aux sharpnels que ma rage va répandre autour d'elle en explosant.
C'est la débandade derrière la vitre sans teint. Je les sens bouillir dans mon dos, j'entends Kalous blasphémer. Et merde ! Il est le genre de type que j'aurais voulu ne jamais exposer à mes orages personnels. Un dommage collatéral.
La faute à Plume.
La vengeance est un plat qui se bouffe chaud bouillant. Je savoure l'instant. Au fond du flingue, la balle attend son heure, impatiente. Autant que moi, je suis impatient qu'il lâche Tark. On m'a toujours pris pour un con, on a toujours pensé que mon âme n'était qu'une perle de lumière perdue en un torrent de ténèbres, emportée par des courants qui la dépassaient complètement, diluant son potentiel dans la peur et la paresse. On a jamais perdu son temps à scruter en moi vérifier si tout y était bien aussi limpide que j'semblais être. Je suis bourré de zones d'ombres. Les ombres m'habitent, oui, les vices se taisent mais sont bien présents, ils grignotaient jusqu'à il y a encore bien peu de temps mes idéaux. Comment j'ai pu me prétendre capable de dompter les monstres du monde alors que je suis incapable d'apaiser les miens ? A force de les enfermer, de les ignorer, de les refouler, ils deviennent affamés, enragés. Si Plume voulait sans ménagement m'encastrer la gueule dans la vérité, il a réussi.
Je n'ai plus peur du monde. J'ai jamais ressenti ça avant. Je voudrais que ça soit le monde qui ait peur de moi. Exorciser un instant le démon en en devenant un.
A commencer par ce sergent. Les mirettes de Tark s'évident, entrouvertes, braquées sur moi comme deux projecteurs grésillants. On torture mon grand frère, devant moi. Rien que ça. On ne m'aura rien épargné.
Mon pouce embrasse lentement la percussion du flingue, qui crisse sinistrement en guise de semonce, la seule occasion que j'lui offrirai pour relâcher Tark. J'suis pas un tueur de sang froid, au contraire. Quand je tue, c'est consumé par un brasier d'émotions brûlantes. Et ici, il est bien là, le brasier, alimenté par la haine. Et par l'amour. Pour la première fois, je sens ces deux-là collaborer dans le même dessein.
Tout de suite, ou je tire.
Faire fondre mes chaînes.
La guerre est déclarée ouais. J'crains plus que la situation ne puisse se débloquer que par le sang, j'y suis résigné. Je hisse aussitôt le pavillon noir, sans le laisser plus longtemps profaner Frangin. Le flingue s'échappe de lui-même de ma veste pour partir s'enfoncer dans la colonne de cet enfoiré. Ma colère, intraduisible, s'entasse vulgairement dans ma gorge brûlante et s'écoule par ma bouche avec la fluidité et l'élégance d'un fleuve de lave dégueulasse.
Lâche-le. Lâche-le.
Putain. A ce compte-là, j'peux tout aussi bien laisser ce flingue se faire mon porte-parole.
J'ai la broyeuse qui grince, m'sens prêt à mordre Mornepute pour permettre à Tark de continuer à croquer sa vie. J'l'entends respirer, de nouveau, d'un vent rauque et saccadé qui s'exfiltre de sa gorge en compagnie de quelques gémissements ! L'étreinte s'est desserrée, pas suffisamment à mon goût. J'ai l'impression que l'avenir de l'univers se joue dans cette minuscule cellule et que tout ce qui n'est pas contre moi n'est que décor. Ce qui est contre moi s'exposera aux sharpnels que ma rage va répandre autour d'elle en explosant.
C'est la débandade derrière la vitre sans teint. Je les sens bouillir dans mon dos, j'entends Kalous blasphémer. Et merde ! Il est le genre de type que j'aurais voulu ne jamais exposer à mes orages personnels. Un dommage collatéral.
La faute à Plume.
La vengeance est un plat qui se bouffe chaud bouillant. Je savoure l'instant. Au fond du flingue, la balle attend son heure, impatiente. Autant que moi, je suis impatient qu'il lâche Tark. On m'a toujours pris pour un con, on a toujours pensé que mon âme n'était qu'une perle de lumière perdue en un torrent de ténèbres, emportée par des courants qui la dépassaient complètement, diluant son potentiel dans la peur et la paresse. On a jamais perdu son temps à scruter en moi vérifier si tout y était bien aussi limpide que j'semblais être. Je suis bourré de zones d'ombres. Les ombres m'habitent, oui, les vices se taisent mais sont bien présents, ils grignotaient jusqu'à il y a encore bien peu de temps mes idéaux. Comment j'ai pu me prétendre capable de dompter les monstres du monde alors que je suis incapable d'apaiser les miens ? A force de les enfermer, de les ignorer, de les refouler, ils deviennent affamés, enragés. Si Plume voulait sans ménagement m'encastrer la gueule dans la vérité, il a réussi.
Je n'ai plus peur du monde. J'ai jamais ressenti ça avant. Je voudrais que ça soit le monde qui ait peur de moi. Exorciser un instant le démon en en devenant un.
A commencer par ce sergent. Les mirettes de Tark s'évident, entrouvertes, braquées sur moi comme deux projecteurs grésillants. On torture mon grand frère, devant moi. Rien que ça. On ne m'aura rien épargné.
Mon pouce embrasse lentement la percussion du flingue, qui crisse sinistrement en guise de semonce, la seule occasion que j'lui offrirai pour relâcher Tark. J'suis pas un tueur de sang froid, au contraire. Quand je tue, c'est consumé par un brasier d'émotions brûlantes. Et ici, il est bien là, le brasier, alimenté par la haine. Et par l'amour. Pour la première fois, je sens ces deux-là collaborer dans le même dessein.
Tout de suite, ou je tire.
Faire fondre mes chaînes.