La morsure de l'acier. Une langue qui t'ouvre et qui te scinde. Drôle de sensation que de sentir un truc aussi artificiel se frayer un chemin jusqu'à l'intérieur de toi. Tu la sens d'abord piquer ta peau, puis te crever comme une prune trop juteuse. Ça s'enfonce, et ça répand un froid horrible qui te ferait frissonner si la douleur ne te tétanisait pas déjà. C'est comme si une stalagmite de glace venait fondre en toi, dans un long tunnel qu'elle creuse elle-même en saccageant tout sur son passage. Tu te vides, tu te chamboules, des éclats noirs obstruent ta vue alors que tu tangues. Plus que n'importe quel coup avant, celui-là fait mal, terriblement mal. C'est une brèche de trop dans ta défense, et le sang qui s'écoule de cette plaie à gros bouillons n'envisage rien de bon pour toi. Il recommence, puis recommence. Par quatre fois il s'évertue à trouer ton corps et à laisser un peu plus de ce fluide qui te maintient en vie s'écouler vers l'air libre. Tu voudrais faire volte-face, le saisir par le cou et le broyer comme tous ceux qui ont osé te trahir bien avant. Tu voudrais voir son visage ravagé et lui rendre ces coups de poignard de tes mains acérées. Tu voudrais à ton tour lui ouvrir le corps comme un fruit mûr, lui déchirer la carotide, lui saigner le ventre comme un porc. Toutefois, tu ne peux à peine te retourner, tu ne peux que maudire cette blessure de trop. Déjà, tu ne sens plus tes bras, puis tes jambes, leur contrôle t'échappe. Trop fatiguant. Ta rage envers Flist s'évapore elle aussi. Tu n'as plus la volonté de lui en vouloir, tu n'as plus la force de garder en colère ton esprit où sommeille la Bête. D'ailleurs, elle gémit et se recroqueville dans un pan lointain de ton âme, cette Bête effarouchée et effrayée. La blessure de trop. La morsure de l'acier qui badigeonne d'un froid inhumain tous les pans des plaies qu'elle t'a infligées. Ce blizzard s'immisce peu à peu partout en toi. Il prend d'abord naissance à tes extrémités, puis remonte lentement chacun de tes membres jusqu'à les alourdir, de simples poids qui te clouent sur place. Tu tombes, mais ne ressens pas l'impact de ta chute. Tu te vois tomber face contre terre, mais ne goûte pas le sable et la poussière sur ta langue, ne plisse même pas les yeux où des saletés s'infiltrent.
Tu n'es plus qu'amas de rien. La seule chose qui pulse toujours en toi, ce sont ces plaies dans ton dos par lesquelles s'écoule le fleuve de ta vie. Ton enfance y est déjà passée, évaporée dans l'air, loin de toi, souvenir auquel tu n'as déjà plus accès. Ton adolescence. Tes études à l'académie d'ingénierie navale de Luvneel. Un instant tu les revois, ces moments de ta vie. Tu les entraperçois, puis ils s'envolent, drainés par cette blessure qui te vole ton existence. Si tu respires toujours, tu n'en es plus conscient, tu vois simplement des pieds qui bougent sur le sol où tu es étampé, impuissant. Ils ne riment plus à rien, ces silhouettes qui ne font que des mouvements flous, mal décomposés par tes yeux fatigués qui s'assombrissent, petit à petit. Tu n'as plus beaucoup de temps, ça, c'est aussi évident que le voile qui tombe de plus en plus rapidement sur ton regard, comme un rideau qu'on tirerait sur la dernière scène d'un spectacle. Tes souvenirs disparaissent, et si une émotion subsiste toujours en toi, c'est bien la panique. La panique de tout oublier ces choses qui t'ont faites, ces événements, ces rencontres, ces batailles et ces discussions. L'asile. Oui. L'asile, tu dois t'en souvenir. Les meurtres, les tentatives, les années rongées par la vice et la solitude. Les années de folie. La haine de l'Autre, puis la conscience de sa différence. Être détesté par les autres soldats de la Marine. Constamment relocalisé, impossible à garder en place, jusqu'au Léviathan. Tu l'as construit, tu l'as vu naître de tes mains et de tes outils, tu en connais chaque recoin. Il est le seul endroit où tu es chez toi sur tous les océans. Il est ta seule maison en ce monde. Il est là où sont nés tes amours, tes amitiés, tes deuils et tes joies. Il est le berceau de ton existence. Tes amis. Oui.
Tes amis, tu dois te souvenir d'eux aussi. Le temps presse, tu dois te souvenir d'eux, oui, vite. Vite. Il y a Serena, bouillante indécise, sulfureuse jeune femme rongée par son passé et intimidée par son avenir. Si tu pouvais être à nouveau près d'elle, juste là, à l'instant, tu t'excuserais, tu te désolerais, même, de l'avoir jeté dans la fosse aux lions. Directement dans la source de ses questionnements et de son côté sombre, ce Dark à elle qui la ronge. Il y a Jeska, aussi, dont tu n'as plus de nouvelles, cette ange si ambigüe que tu as laissé aux mains de Jaya. Dieu sait ce qu'il est advenu d'elle. Il y a Wallace, ton ami, ton chaperon, ton conseiller, ton bras droit, ta bouée de sauvetage dans les tempêtes de ton esprit. Craig, à qui tu souhaites de prendre soin de son nez, cet homme avec qui tu as partagé les sésames de tes idéaux, ce fils que tu as ajouté à ta famille déjà si nombreuse. Il y a Rei, que tu n'as pas pu sauver, Sebastian, à qui tu ne peux que te fier, à l'avenir. Il y a tous ceux que tu as perdu et qui, déjà, ne te viennent plus à l'esprit. Se souvenir est un effort dont tu n'as pratiquement plus le luxe. Vas-tu mourir ? Ici ? Toi, Oswald ? Nous, Double Face ? Longtemps tu leur a dis, à nos ennemis: Double Face est immortel. Moi aussi j'y ai cru, du temps où je te dévorais, du temps où je rongeais ton esprit pour en tirer le pire. Peut-être que ce n'était pas si vrai que ça, finalement, à croire que le bras droit d'un empereur peut nous faire revenir sur nos paroles.
C'est ironique, en un sens, de mourir ainsi vaincu par l'acier, alors que le pouvoir-même de notre démon réside en cette matière. Le fruit tailladant. Il est une part de nous, il est ce qui a construit Double Face. Désormais, on peut tourner la page, Double Face n'est plus, ne sera plus. Se souvenir… Se souvenir… Staline, Lénine, Marx, Le Tsar, certains sont en prison, d'autres sont toujours chez les Gris. Une chose est certaine, un jour, tu les reverras. Tu retrouveras les colosses et tu pourras à nouveau échanger une bonne poigne avec eux. Se souvenir, se souvenir… Une image nous échappe. Une image pressante alors que tout est noir. Une dernière lumière avant de partir définitivement. Une pensée, un éclat dans les ténèbres. La raison pour laquelle nous pouvons enfin partir satisfaits. Un iris d'ambre, dans la pénombre. Un reflet roux dans le vide de notre esprit. Double Face s'est accompli, s'est épanoui, et il peut partir. Il l'a trouvé, celle pour qui il a donné sa vie. Il l'a toujours dit, Double Face. Je me sacrifierais pour elle. Mission accomplie. C'est terminé, terminé. Double Face est mort, Oswald. C'était cool, quand même. On a eu des hauts, des bas, mais c'était cool sérieux. On a cassé des gueules, on a pleuré, hurlé, on a vu du pays, on a traversé plus que la moitié d'l'océan l'plus dangereux d'la terre. Y se souviendront de nous j'espère. En tout cas, en lisant ça ils doivent tous paniquer, depuis l'temps où tu sous-entends que tu vas peut-être lâcher c'perso, héhé. On peut s'féliciter d'avoir agit comme des gros bourrins tout le long de l'histoire. Leeroy Jenkins, qu'on s'est dit, Leeroy Jenkins, qu'on a fait. Content d'avoir fait c'bout d'chemin avec toi, l'ami, on aura apprit un tas d'trucs ensemble. Alors, qu'est-ce que t'en dis, on recommence demain ?
Définitivement, l'ami. Double Face est immortel, non ?