- Et surtout vous restez ici, je pars en repérage.
- Hm.
Je n’ai pas beaucoup ouvert la bouche depuis que Ela m’a avoiné. Ma fierté en a pris un coup, ou au moins ce qu’il en reste. La crise de panique par-dessus n’a pas aidé, heureusement qu’il n’y avait que nous deux à bord. Quoique, cet albatros a bien pu aller cafter à des gens pas très recommandables, il faudra que je le surveille. Je sais où il niche, par là-bas dans les bicoques rajoutées à la va-vite sur des pilotis instables, derrière le cœur de Terminus où notre coque de noix vient de toucher quai. Ma matone dénie au bon gars qui se propose le droit d’amarrer le lot. Eh oui, ladre, béquille pour toi ce soir. Ela est d’une ligue bien supérieure à la tienne, elle ne t’a même pas regardé…
À vrai dire, c’est moi qu’elle regarde depuis tout à l’heure, moi mal caché dans ma cabine, sans autorisation de sortir encore. J’opine au moins de la tête, quand même, ça la soulage sans la soulager vraiment et elle file dans un courant d’air qui me force le frisson. Je ne lui ai pas dit que Maman est ici, quelque part, mais elle se doute bien que j’ai encore des arrières-pensées et que la méfiance est de mise. Je pourrais préparer un mauvais coup. On pourrait me préparer un mauvais coup. Le nom de sa cargaison – Tahar Tahgel – a pu fuiter malgré ses précautions et un comité d’accueil pas désintéressé pour un sou, ni pour cinq cents millions en fait, pourrait vouloir me récupérer...
Elle est là, Maman, omniprésente. Par-là, à l’opposé du piaf. J’ai su que c’était elle comme elle saura que c’est moi quand on se croisera. Malgré trente années de distance. Oh, on se croisera, je ne me fais pas d’illusions. Si je ne lis pas vraiment l’avenir je sais du moins comment les histoires sont faites, et elle ne peut pas se trouver ici, sur ma dernière marche, sans être vouée à me servir le dernier plat du condamné. D’autres regrets desquels me nourrir, sans doute, d’autres souvenirs heureux prêts à surgir quand je la verrai, ternis par mon présent indélébile.
Encore que. Des souvenirs heureux ? En ai-je seulement...
Depuis la couchette sur laquelle je suis allongé, je ne vois que le soleil par le hublot, ou plutôt le jaune de son aura. Les cieux sont tranquilles comme les eaux des derniers jours. Grand Line me salue à sa manière et notre traversée sans heurts n’est qu’un signe de plus : les douze univers s’alignent enfin, en fin de mon existence. L’harmonie vient, qui marquera l’ultime arrêt de mon cursus. Même ma jambe malade se refait vigoureuse comme à mes vingt ans. Si je voulais, si je bravais ma promesse à Ela, je pourrais courir tout mon saoûl sur ces pontons mélancoliques dehors, courir comme un jeune chiot plein de vie, pour la première fois depuis bien longtemps, depuis Impel Down, depuis Dead End. Les pontons de Terminus Station... Je me demande qui a trouvé ce nom.
Vingt ans… J’en ai deux fois plus aujourd’hui. Ou hier, qu’importe. Tant de bulles dans l’écume de mes souvenirs, chacune sur le point d’éclater devant mes yeux quand viendra l’heure. Je me prépare, depuis Water Seven. Ela ne s’est jamais plainte pendant le trajet mais je sais que parfois je me suis absenté en plein milieu de conversations qu’on avait. Ce gamin roux de... Prosperity Island, celui que j’ai revu à Impel Down justement, je me suis demandé ce qu’il est devenu alors qu’on parlait de Sar. Et ce broc de lait de chèvre qui s’est brisé à cause d’un petit roulis un peu soudain, ça m’a rappelé le visage de Satoshi Noriyaki à Kage Berg alors qu’on jouait à "je n’ai jamais" un soir de calme plat.
- Je n’ai jamais pensé que je te reverrais vraiment un jour.
- ... Moi non plus, jusqu’aux échos des blessures de la Harpie. À vous de boire.
...
- Tahar, je n’ai jamais jamais cessé de vous ai-Oh. Euh, vous êtes toujours avec moi... ? Allô ?
...
- Colonel ?
- Ah, hm. J’étais loin d’ici... Très loin. Un gratuit pour moi, mettons. Tu disais ?
- ... Je... je n’ai jamais revu Marie-Joie depuis...
Je crois que ça nous épargné un peu de gêne. Sans doute mieux ainsi.
- Les chants...
Nous n’avons pas rejoué, ensuite. Et elle n’a pas rebu une gou-Qu’est-ce que ?!